« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 23 mars 2014

L'arrêt Öcalan II, ou le refus de la peine perpétuelle

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu le 18 mars 2014 son second arrêt Öcalan c. Turquie. Le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan avait déjà suscité une première décision, le 12 mai 2005. Les autorités turques avaient alors été sanctionnées pour sa condamnation à mort prononcée à l'issue d'un procès inéquitable. La peine avait ensuite été commuée en prison à perpétuité, après que la Turquie ait aboli la peine de mort en temps de paix, en 2002. 

Aujourd'hui, la Turquie est une nouvelle fois condamnée pour violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme, disposition qui interdit les traitements inhumains et dégradants. Les juges analysent l'ensemble des conditions de détention du requérant, et sanctionnent les autorités turques pour le caractère incompressible de la peine infligée.

Les conditions de détention


La Cour examine les conditions de détention d'Abdullah Öcalan, pour la période suivant son arrêt de 2005. Dans cette première décision en effet, elle s'était déjà prononcée, estimant que ces conditions, même sévères, n'avaient pas atteint un seuil de gravité suffisant pour constituer un traitement inhumain et dégradant. Ce jugement était cependant accompagné d'une certaine forme de mise en garde. S'appuyant sur un rapport du Comité européen pour la prévention de la torture (CPT) de 1999 portant sur les conditions de détention du requérant, la Cour avait insisté sur les effets négatifs de l'isolement dans lequel était maintenu le requérant. Elle considérait en conséquence "que les effets à long terme de l'isolement social" qui lui était imposé "devraient être atténués par son accès aux mêmes commodités que les autres détenus dans les prisons de haute sécurité en Turquie".

L'arrêt de 2014 se présente donc comme un bilan de l'effort des autorités turques pour "normaliser" les conditions de détention d'Abdullah Öcalan. Sur ce point, la Cour dispose d'un certain nombre d'éléments concrets, puisque le CPT a effectué deux autres inspections, en 2007 et en 2010, sur l'île d'Imralt, où est située la prison de haute sécurité dans laquelle l'intéressé est détenu. Les dernières observations du Comité ont été transmises à la Cour en mars 2012. 

Pour tomber sous le coup de l'article 3 de la Convention, un mauvais traitement doit atteindre un seuil de gravité dont l'appréciation dépend de l'ensemble des données de la cause. Autrement dit, la Cour utilise la méthode du "faisceau d'indices", bien connue du droit français. Les juges européens examinent de manière très concrète la taille de la cellule, l'accès à la lumière du jour, la possibilité d'utiliser une salle de sport ou de loisirs, de lire des livres ou des journaux, la fréquence des visites de la famille et des avocats etc... A la lumière de ces éléments, la Cour européenne apprécie ensuite si la souffrance ou l'humiliation infligée au prisonnier va au-delà de celles que comporte inévitablement le fait de purger une peine pénale de longue durée. Selon la jurisprudence de la Cour, il n'est pas nécessaire de prouver que les autorités aient voulu humilier ou rabaisser l'intéressé. Pour qu'il y ait violation de l'article 3, il suffit que les conditions de détention suscitent humiliation ou sentiment de dégradation (CEDH, 16 décembre 1999, V. c. Royaume Uni).

L'essentiel de l'argument du requérant réside dans la persistance de son isolement carcéral. Depuis l'arrêt Messina c. Italie du 28 septembre 2000,  la Cour estime que "l'interdiction de contact avec d'autres détenus pour des raisons de sécurité, de discipline et de protection ne constitue pas en elle-même une forme de peine ou traitement inhumains". En l'espèce, la Cour ne reproche pas à la Turquie de prendre des mesures de sécurité "extraordinaires" concernant Abdullah Öcalan, qui demeure le leader d'un mouvement armé séparatiste et qui communique toujours avec le PKK, notamment par l'intermédiaire de ses avocats. Elle note que les conditions matérielles de détention ont été assouplies après la dernière visite du CPT, le requérant pouvant exercer quatre heures par jour des activités à l'extérieur de sa cellule (salle de sport, bibliothèque etc..). Enfin, la Cour observe que l'isolement du requérant a été quelque peu atténué, la prison d'Imralt accueillant désormais d'autres détenus, et l'accès des avocats et des familles ayant été un peu facilité. La Cour déduit donc qu'il est impossible de considérer que les conditions de détention du requérant sont constitutives d'une violation de l'article 3. 

Observons tout de même que, comme en 2005, la Cour européenne n'hésite pas à formuler une sorte d'avertissement aux autorités turques. Elle énonce que le constat de non-violation de l'article 3 "ne saurait s'interpréter comme une excuse pour les autorités nationales pour ne pas fournir au requérant plus de facilités de communication avec l'extérieur ou alléger ses conditions de détention". Autrement dit, la conformité de la détention à l'article 3 n'est pas une appréciation définitive. Avec le temps, la menace que constitue Abdullah Öcalan devrait s'atténuer, et les autorités devront alors lui accorder davantage de facilités pour rester en conformité avec les exigences de l'article 3. 

Midnight Express. Alan Parker. 1978

La peine perpétuelle


La Cour se montre beaucoup plus sévère dans son appréciation de la condamnation du requérant à une peine perpétuelle, sans possibilité de libération conditionnelle. Pour le requérant, une condamnation à perpétuité qui ne prend pas en compte l'éventuelle bonne conduite d'un détenu ou ses efforts de réhabilitation atteint le seuil de gravité exigé par l'article 3 pour constituer une peine inhumaine. De son côté, le gouvernement turc estime que ces condamnation témoigne de sa mansuétude, puisqu'Abdullah Öcalan avait d'abord été condamné à la peine capitale.

La Cour n'exclut pas qu'une peine de réclusion à vie puisse être prévue par le droit interne des Etats parties à la Convention. Il est même possible que cette peine soit purgée dans son intégralité et que le détenu décède en prison (CEDH, GC 9 juillet 2013, Vinter et autres c. Royaume Uni). La Cour estime cependant que le détenu doit conserver un espoir de libération pour que cette peine ne sont pas constitutive d'un traitement inhumain. Il doit pouvoir demander son élargissement, quand bien même il serait débouté parce que les autorités judiciaires estiment qu'il constitue toujours un danger pour la société. Pour la Cour, la justification du maintien en détention est donc une question qui doit être posée, pour tenir compte de l'évolution de la personne détenue. Dans le cas contraire, "quoi qu'elle fasse en prison, aussi exceptionnels que puissent être ses progrès sur la voie de l'amendement, son châtiment demeure immuable", et c'est précisément cela qui constitue un traitement inhumain. La Cour estime en conséquence que la peine incompressible infligée à Abdullah Öcalan emporte une violation de l'article 3 de la Convention.

Cette jurisprudence suscite la réflexion, si l'on considère qu'un grand nombre d'Etats américains font figurer dans leur code pénal des peines de perpétuité incompressibles. Ces peines sont même présentées comme un progrès par ceux là mêmes qui luttent contre la peine de mort. Sur ce point, on ne peut que constater l'écart entre deux conceptions de la justice. D'un côté, un standard européen des droits de l'homme que la Cour européenne parvient finalement à imposer, et qui repose sur l'idée que l'emprisonnement n'est pas seulement une punition mais aussi une période consacrée à l'amendement à la réhabilitation d'une personne. De l'autre, une conception américaine qui considère la prison comme une vengeance légale offerte aux victimes, l'amendement de la personne n'étant pas une hypothèse prise en considération. 


1 commentaire:

  1. Peut être une petite précision concernant les conditions de détention : si en elles-mêmes elles ne sont pas contraires à l'art. 3, la Cour conclut à sa violation en ce qu'elles n'ont pas été améliorées de 2005 à 2009.

    RépondreSupprimer