« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 16 mars 2013

"Casse toi pôv' con" devant la Cour européenne

L'arrêt de la Cour européenne du 13 mars 2013 Eon c. France n'est pas passé inaperçu, en raison des faits qui l'ont suscité. Souvenons-nous qu'en août 2008, M. Eon, militant altermondialiste, a brandi, sur le passage de Nicolas Sarkozy à Laval, une pancarte où était écrit : "Casse-toi pôv'con". La formule était déjà célèbre puisque le Président lui-même l'avait employée au Salon de l'Agriculture, en février de la même année, à l'adresse d'un visiteur qui refusait de lui serrer la main.

Les déboires de M. Eon devant la justice française

Il n'empêche que le militant a été poursuivi devant la justice pour offense au Président de la République, délit réprimé par l'article 26 de la célèbre loi sur la presse du 29 juillet 1881. S'il est vrai que la peine prévue peut atteindre 45 000 €, le tribunal correctionnel de Laval a fait le service minimum en prononçant une condamnation à 30 € d'amende, peine assortie du sursis. La Cour d'appel d'Angers a ensuite confirmé la condamnation le 24 mars 2009. Le condamné n'a pu se pourvoir efficacement en Cassation, car l'aide juridictionnelle lui fut refusée au motif que sa requête était dépourvue d'un moyen sérieux. Son avocat, dans un geste aussi loyal que désintéressé, a ensuite renoncé à déposer un mémoire pour contester cette décision, dès lors que, faute d'aide juridictionnelle, il n'était pas rémunéré.

Le requérant a donc finalement saisi la Cour européenne et celle-ci s'est déclarée compétente, estimant que, dans ces conditions, il était possible de considérer que M. Eon avait effectivement épuisé les voies de recours internes. 

Sur le fond, la Cour déclare la peine infligée à M. Eon non conforme à l'article 10 de la Convention européenne, qui garantit la liberté d'expression. De cette décision, la plupart des commentateurs retiennent le ridicule de la situation de l'ancien Président de la République. La Cour, en effet, n'hésite pas à rappeler que le requérant n'a fait que "reprendre à son compte une formule abrupte, utilisée par le Président de la République lui-même, largement diffusée par les médias puis reprise et commentée par une vaste audience de façon fréquemment humoristique". Le comique de la situation ne saurait cependant cacher le fait que la décision est beaucoup moins audacieuse qu'elle aurait pu l'être.


Manifestante du salon de l'agriculture, poursuivie pour offense au Chef de l'Etat

Offense au Chef de l'Etat et diffamation

Le délit d'offense au Chef de l'Etat se distingue de la diffamation par l'absence d'exception de vérité. L'auteur des propos incriminés ne peut s'exonérer de sa responsabilité en prouvant la vérité des faits qu'ils mentionnent, dès lors que ces faits concernent le Président de la République. Dans l'affaire Eon, la mise en oeuvre du droit de la diffamation aurait ainsi conduit à une discussion, certainement fort intéressante, sur le point de savoir si Nicolas Sarkozy était, ou non, un "pôv' con". On comprend, dès lors, que l'existence même du délit d'offense au Chef de l'Etat s'explique par la volonté de ne pas susciter, lors d'un procès, des débats qui auraient pour conséquence de porter atteinte, non pas à l'individu, mais à la fonction présidentielle.

La Cour aurait cependant pu faire observer que la notion d'"offense" n'est pas clairement définie par le législateur. Cette incertitude dans la définition de l'incrimination semble  ainsi aller à l'encontre du principe de légalité des délits et des peines, qui exige, au contraire, une grande précision dans ce domaine. De même, dès lors que la personne poursuivie ne peut s'exonérer par l'exception de vérité, la Cour aurait pu considérer que le principe d'égalité des armes, garanti par l'article 6 § 1 de la Convention n'était pas respecté. C'était d'ailleurs exactement le raisonnement suivi dans l'arrêt Colombani et autres c. France, rendu le 25 septembre 2002, à propos de l'offense à un chef d'Etat étranger. A la suite de cette décision, le délit d'offense à un chef d'Etat étranger avait été purement et simplement abrogé par la loi Perben du 9 mars 2004.

Une décision identique concernant l'offense au président de la République française n'aurait probablement choque personne, d'autant que ce délit n'était plus utilisé depuis la fin de la guerre d'Algérie. Depuis lors, aucune Président n'avait engagé de poursuites sur ce fondement... jusqu'à ce que Nicolas Sarkozy, bien connu pour son attachement à la liberté d'expression, ressuscite l'offense au Chef de l'Etat.

La Cour européenne a pourtant préféré ne pas contester l'existence même de ce délit, considérant implicitement qu'il n'est  pas anormal qu'un système juridique octroie au Chef de l'Etat une protection particulière.

Contrôle de proportionnalité sur la sanction

Elle a préféré exercer son contrôle de proportionnalité à l'égard de la peine infligée à M. Eon.  Elle observe ainsi que sa condamnation s'analyse comme une "ingérence des autorités publiques" dans son droit à la liberté d'expression. Conformément à l'article 10 § 2 de la Convention, cette ingérence peut donc être licite si elle est "prévue par la loi" et "nécessaire dans une société démocratique".

La première condition ne pose aucune difficulté puisque l'offense au chef de l'Etat figure dans l'article 26 de la loi du 29 juillet 1881.  En revanche, la seconde condition est plus problématique. Conformément à sa jurisprudence Chauvy et autres c. France du 29 juin 2004, la Cour recherche si les motifs invoqués par les autorités françaises pour justifier l'ingérence dans la liberté d'expression de M. Eon sont "pertinents et suffisants" et si la sanction est "proportionnée aux buts légitimes poursuivis".

En l'espèce, la Cour admet que le "Casse-toi, pôv'con" de M. Eon est effectivement offensant pour la président de la République, d'autant que ces propos sont parfaitement prémédités et ne répondent pas, à chaud, à un propos blessant du chef de l'Etat. Elle admet également que le requérant ne saurait invoquer la protection de la liberté de presse, contrairement à l'affaire Colombani, dans laquelle l'offense à un chef d'Etat étranger résultait d'un livre mettant en cause l'entourage du roi du Maroc dans le trafic de drogue qui se développe dans ce pays. M. Eon, lui, se borne à exercer sa liberté de manifester, dans une démarche purement individuelle et ne participe donc pas directement au débat public.

La Cour recherche ensuite si la sanction infligée à M. Eon ne porte pas une atteinte excessive aux exigences de la liberté d'expression, et c'est précisément sur ce point qu'elle sanctionne les autorités françaises. D'une part, elle constate que la critique formulée par le requérant est effectivement de nature politique, faisant observer que M. Eon est connu comme militant altermondialiste particulièrement investi dans la défense des sans-papiers. D'autre part, la Cour fait observer "que la satire est une forme d’expression artistique et de commentaire social qui, de par l’exagération et la déformation de la réalité qui la caractérisent, vise naturellement à provoquer et à agiter". Le pamphlet ou la satire font donc l'objet d'une protection particulière, notamment depuis l'arrêt Vereinigung Bildender Künstler c. Autriche du 25 janvier 2007.  Enfin, la Cour fait suavement observer qu'un homme politique, fût-il président de la République, sait qu'il peut être soumis à des critiques parfois virulentes, et qu'il doit faire preuve à leur égard d'"une plus grande tolérance". La Cour parvient donc à la conclusion que la sanction infligée à M. Eon est excessive au regard des nécessités de la protection de la liberté d'expression. 

On peut certes en déduire que Nicolas Sarkozy a raté une occasion de ne pas saisir le juge, mais il n'en demeure pas moins que la décision Eon c. France n'impose pas l'abrogation immédiate du délit d'offense au chef de l'Etat. La Cour n'exclut pas qu'il puisse être utilisé, par exemple dans l'hypothèse d'une injure adressée au président, dans sa vie privée ou familiale. Quoi qu'il en soit, dès lors que le droit positif français a su se passer de ce délit pendant une bonne quarantaine d'années avant que Nicolas Sarkozy le ressuscite, il serait peut être temps de s'interroger sur son maintien dans l'ordre juridique. Cela éviterait au moins aux présidents de la République des années futures de se ridiculiser, ou plutôt de ridiculiser leurs fonctions, dans des actions contentieuses aventurées.


1 commentaire:

  1. Très bon article ! Une remarque cependant, il me semble qu'il est quand même assez rare qu'un arrêt de la Cour impose directement à l’État de changer sa législation. Et je ne suis pas sûr que la décision soit plus "soft" que la décision Colombani, puisque la Cour précise bien que ce qui avait posé problème dans cette affaire était qu'il s'agissait d'allégations et que les incriminés ne pouvaient pas justifier ces allégations par l'exceptio veritatis. Ce raisonnement est tout à fait transposable au délit d'offense au Président : si M. Eon avait été condamné pour avoir publié un article défavorable à M. Sarkozy et non pour une insulte, la Cour aurait certainement repris le même raisonnement.
    A mon avis, cet arrêt marque quand même la fin du délit d'offense au chef de l'état. Même si le texte est toujours là, je vois mal comment on peut encore l'utiliser en pratique, puisque la Cour a considéré que même une sanction symbolique comme en l'espèce allait trop loin...

    Pour mon analyse personnelle de l'arrêt, c'est par ici : http://www.unpeudedroit.fr/droit-penal/tout-fout-lcon/

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