« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 1 octobre 2023

Conseil constitutionnel : Mais où donc est passé le quorum ?


La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 28 septembre 2023 a suscité l'intérêt des médias. Le nom du requérant, même anonymisé, M. François F. ne pouvait les laisser indifférents, d'autant que Nicolas S.  et Thierry H. ont déposé des observations en intervention. Sur le fond, le Conseil abroge une partie de l'article 385 du code de procédure pénale relatif à la purge des nullités en matière correctionnelle, et certains ont immédiatement déduit que M. François F., et surtout M. Nicolas S. pourraient bientôt bénéficier d'un nouveau procès qui, bien entendu, reconnaîtrait, enfin, leur innocence. C'est évidemment une audacieuse anticipation de la future décision de la Cour de cassation, mais il est doux d'espérer.

 

Ils n'étaient que six 

 

La presse, tant elle était occupée à évoquer le sort de François F. et Nicolas S., a toutefois oublié de relever un détail, mais un détail qui pourrait bien avoir son importance dans la suite du contentieux. Il faut se donner la peine de lire la décision jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la toute fin du dispositif : 

"Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 septembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT".

On compte et on recompte, mais ils n'étaient que six. Manquaient à l'appel Alain Juppé, François Pillet et François Seners. Tous se sont déportés parce qu'ils avaient entretenu des liens avec François F. Alain Juppé a exercé à trois reprises des fonctions ministérielles alors qu'il était Premier ministre, François Seners était membre de son cabinet en 2009. Quant au sénateur François Pillet, il avait activement soutenu la candidature de François F. aux primaires de 2016, en vue de l'élection présidentielle de 2017. Autant dire que tous avaient effectivement de sérieuses raisons de se déporter.

Ils n'étaient que six, chiffre qui entraîne une violation de l'article 14 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique ainsi rédigé : 

"Les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal".

Il apparaît donc, très clairement, que la décision QPC du 23 septembre 2023 a été rendue, alors que les membres du Conseil n'avaient pas le quorum indispensable pour rendre une décision. La situation est relativement inédite, et elle suscite de nombreuses questions.

 

 
 Membre du Conseil constitutionnel cherchant le quorum
L'ho perduta, Air de Barberine. Les Noces de Figaro. Mozart
Magali Simard Galdes

 

La question de la force majeure


L'article 14 affirme que ce quorum s'impose "sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal". Certes, mais on observe d'emblée que ledit procès-verbal n'est pas accessible sur le site du Conseil. Il est donc impossible de vérifier l'existence d'une mention au procès-verbal. On doit donc supposer qu'elle existe. 

La mention existe peut-être, mais la force majeure elle-même peut-elle être retenue ? On doit envisager deux hypothèses. 

Dans la première, le Conseil constitutionnel considère que la situation de conflit d'intérêts qui justifie le déport d'un membre serait, en soi, un cas de force majeure. Cela semble peu probable, car les conditions de la force majeure sont loin d'être réunies. Rappelons en effet que la force majeure ne peut être reconnue que si intervient un évènement imprévisible, irrésistible, et s'il est extérieur à la personne en cause. Or, en l'espèce, le conflit d'intérêt n'a rien d'imprévisible dans un Conseil constitutionnel largement composé de personnalités politiques et appelé à se pencher sur une QPC déposée par un ancien homme politique. Il n'aurait rien d'insurmontable si les autorités de nomination renonçaient à nommer au Conseil des amis politiques. Enfin, le conflit d'intérêt n'est pas extérieur aux membres concernés, puisque précisément il est lié à leur carrière politique. Il semble donc bien difficile de considérer que le conflit d'intérêt constitue, en soi, une force majeure.

Reste donc la seconde hypothèse qui consiste à considérer que la force majeure réside dans le fait même que le Conseil ne soit pas en mesure de statuer. L'absence de quorum est alors considérée, en tant que telle, comme un cas de force majeure. Bien entendu, les éléments de la force majeure ne sont pas davantage réunis. L'absence de quorum n'est pas imprévisible dans la mesure où les membres doivent se déporter en cas de conflit d'intérêts. Elle n'est pas davantage extérieure à l'institution puisque, au contraire, elle résulte des conditions de nomination de ses membres. Le Conseil a-t-il considéré que le caractère insurmontable suffisait à caractériser la force majeure ? On peut en douter, car il ne pouvait ignorer que les éléments de la force majeure sont cumulatifs et non pas alternatifs. 

Surtout, la thèse selon laquelle l'absence de quorum suffirait à fonder la force majeure conduit purement et simplement à écarter l'article 14 de la loi organique. L'exigence des sept membres présents est en effet purement et simplement supprimée, dès lors que l'on considère que l'on peut statuer en l'absence de quorum. 

En tout état de cause, on ne voit pas exactement sur quel fondement la force majeure pourrait être invoquée pour justifier ce non-respect des règles imposées par une loi organique.

 

La Cour de cassation

 

Une autre question essentielle se trouve dans les conséquences de cette irrégularité. Il convient de rappeler que la Cour de cassation doit prochainement se prononcer sur le pourvoi déposé par François F., procédure contentieuse durant laquelle a été déposée la QPC du 23 septembre. Mais comment la Cour de cassation peut-elle tenir compte de l'irrégularité qui affecte la décision du Conseil ? Pourrait-elle se référer, au moins implicitement, à la théorie de l'inexistence, qui peut la conduire à écarter une décision grossièrement illégale ? La situation est inédite et il est difficile, à ce stade, de savoir ce que fera la Cour de cassation. 

Il est aussi possible qu'elle ne fasse rien, du moins officiellement. Elle n'est liée que par l'abrogation d'une phrase de l'article 383 du code de procédure pénale, et cette situation ne lui interdit pas de faire ce qu'elle veut du pourvoi déposé par François F.  Dans ce cas elle serait toutefois contrainte de couvrir l'irrégularité grossière de la décision du Conseil constitutionnel.

 

Illustration du caractère politique des nominations


Au-delà du cas particulier de François F., la décision QPC du 23 septembre 2023, avec son absence de quorum, témoigne surtout de la politisation du Conseil constitutionnel. L'absence de quorum est tout simplement due au nombre toujours croissant de nominations politiques, au point que l'institution baigne désormais dans le conflit d'intérêts. Beaucoup de membres sont contraints de se déporter, précisément parce qu'ils ont des liens avec la classe politique ou parce qu'ils ont défendu les lois qu'ils sont appelés à contrôler. 

Rappelons aussi que les anciens Présidents de la République sont membres de droit. Pour le moment, tous ont actuellement renoncé à siéger. Mais n'est-il pas surprenant de constater que Nicolas S. est intervenu dans la présente QPC, alors qu'il demeure membre de droit, et qu'il ne lui est pas interdit de revenir siéger au Conseil quand il le souhaitera ? 

Dans de telles conditions, c'est la crédibilité même du Conseil qui est en cause, et particulièrement en matière de QPC. Ses décisions s'intègrent désormais dans les procédures contentieuses de droit commun, elles sont même suscitées par un renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, et elles sont finalement prises par une assemblée d'anciens politiciens parfois bien peu informés du droit constitutionnel. Cette situation peut-elle durer ?



Le Conseil constitutionnel : Chapitre 3, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet



2 commentaires:

  1. Il est toujours bon de revenir aux textes. Et l'on s'aperçoit que le Conseil constitutionnel aurait peut-être violé une règle importante touchant à son fonctionnement. Nous sommes au Royaume d'Ubu. Quid si la Cour de cassation venait à contester le bienfondé de la QPC du Conseil constitutionnel ? Et nous nous permettons de donner des leçons de droit à la planète toute entière à longueur de temps..

    Sur le plan des principes, de notre modeste point de vue, il n'est pas mauvais que trois membres du Conseil se soient déportés à l'occasion de cette QPC pour d'évidentes raisons. Toutes choses égales par ailleurs, le juge français à la Cour européenne des droits de l'homme devrait suivre cet exemple lorsqu'elle juge des affaires traitées (en dernière instance) par le Conseil d'état dont il est issu. Ce qui n'est pas un cas d'école. Mais, nous n'en sommes pas encore là tant les mauvaises habitudes ont la vie dure, y compris à Strasbourg.

    Votre conclusion - qui n'est pas une nouveauté pour vos fidèles lecteurs - va de soi au pays de Descartes. Quand mettra-t-on en chantier une vaste réforme du Conseil constitutionnel qui en finirait, entre autres, avec sa composition politique ? Cela paraît plus urgent que les projets jupitériens de modification de la Constitution pour octroyer plus d'autonomie à la Corse.

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  2. "Pourrait-elle se référer, au moins implicitement, à la théorie de l'inexistence, qui peut la conduire à écarter une décision grossièrement illégale ?"

    L'inexistence n'est pas distincte de l'illégalité grossière ?

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