« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 3 août 2023

Le Fact Checking de LLC : la détention provisoire des policiers et des autres


La Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence a rendu sa décision le 3 août 2023 : Mis en examen, avec trois de ses collègues, pour violences en réunion par personne dépositaire de l'autorité publique avec usage ou menace d'une arme ayant entraîné une ITT supérieure à huit jours, le policier de la bac, M. C. I., est maintenu en détention provisoire, au moins jusqu'au 31 août. On se souvient que, dans la nuit du 1er au 2 juillet, le jeune Hedi, âgé de vingt-deux ans, avait été hospitalisé dans un état grave, des blessures lui ayant été infligées lors d'une nuit d'émeutes à Marseille. Les quatre policiers sont soupçonnés d'être les auteurs de ces faits. Après avoir nié toute implication, M. C. I. a reconnu, lors d'une audition du 3 août, avoir effectué un tir de lanceur de balles de défense (LBD).


L'affaire politique


Ce placement en détention provisoire, décidé au lendemain des faits, avait suscité l'irritation de la plupart des syndicats de policiers, et provoqué une sorte de grève larvée, sous la forme notamment d'une multiplication des arrêts maladie. Les policiers avaient reçu un soutien sans faille du Directeur général de la police nationale (DGPN). Celui-ci avait déclaré : "Le savoir en prison m'empêche de dormir (...). Avant un éventuel procès, un policier n'a pas sa place en prison", Cette déclaration n'avait pas été désavouée par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin, révélant ainsi l'influence des syndicats de police au sein de cette administration. Les magistrats, de leur côté, dénonçaient l'ingérence de ces autorités dans une affaire en cours.

La décision rendue par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence revêt donc une importance particulière, et elle témoigne de l'indépendance de la magistrature qui, précisément, refuse de céder aux pressions. Mais on ne doit pas s'y tromper. Ce n'est pas la magistrature qui sort vainqueur de ce combat, c'est le principe d'indépendance de la Justice.

Dans les médias, ce débat a été présenté dans des termes très politiques, mais il est intéressant d'observer l'absence totale de rappel des procédures. La détention provisoire n'est pas une décision prise par un magistrat isolé, dans le seul but d'enfermer une personne. Elle répond à des conditions qui doivent être rappelées.

 


 L'anarchiste. Félix Vallotton. 1865-1925

 

A quoi sert la détention provisoire

 

La détention provisoire est une mesure demandée par le juge d’instruction et ordonnée par le juge des libertés et de la détention (JLD). Elle ne peut être décidée qu'après la mise en examen par un juge d'instruction pour un crime ou un délit passible d'une peine d'emprisonnement, à la condition qu'il existe des indices "graves et concordants" permettant de penser que l'intéressé pourrait être l'auteur de l'infraction. Concrètement, la détention permet d'incarcérer une personne non condamnée et donc juridiquement innocente, dans les cas et selon les conditions prévues par la loi. C'est à l’évidence une atteinte très grave à la liberté de circulation, et notamment au principe de présomption d'innocence, surtout si l’on considère que sur 89652 personnes incarcérées au 30 juin 2023, 19991 étaient en détention provisoire. La mise en détention provisoire de M. C. I. a donc été évaluée par ces deux magistrats du siège, et contrôlée par la Chambre de l'instruction de la Cour d'appel.

La mise en détention provisoire donne lieu à une procédure contradictoire qui permet à l'intéressé, et à son conseil, de faire connaître ses arguments pour s'opposer à la détention. De son côté, le JLD doit, dans son ordonnance, exposer les motifs à l'origine de sa décision. 

 

Les motifs de la détention

 

Précisément, les juges ne peuvent pas décider de placer une personne en détention provisoire pour n'importe quel motif. L'article 144 du code de procédure pénale dresse une liste exhaustive de ces motifs, en affirmant que la détention provisoire "ne peut être ordonnée que si elle constitue l’unique moyen"

  • de conserver les preuves et indices matériels ;
  • d’empêcher soit une pression sur les témoins ou les victimes, soit une concertation frauduleuse entre personnes mises en cause ;
  • de protéger la personne mise en examen, de garantir son maintien à la disposition de la justice ;
  • de mettre fin à l’infraction ou prévenir son renouvellement ;
  • de mettre fin au trouble exceptionnel et persistant à l’ordre public provoqué par la gravité de l’infraction (depuis la loi du 5 mars 2007, ce critère ne concerne plus que les crimes).

Même si de tels motifs justifient une détention provisoire, le juge peut choisir une autre procédure pour répondre à ces impératifs, comme le placement sous contrôle judiciaire ou l'assignation à résidence avec surveillance électronique.

Dans le cas du M. C. I., la Chambre de l'instruction confirme le bien-fondé des motifs mentionnés dans l'ordonnance du JLD. 

D'une part, il s'agit de prévenir toute concertation frauduleuse entre les policiers mis en examen, motif mentionné dans les réquisitions de l’avocat général qui avait demandé le maintien en détention. Celui-ci a rappelé que la garde à vue n'avait pas permis d'établir complètement le rôle de chacun des policiers ayant participé aux faits. La Chambre de l'instruction mentionne d'ailleurs "l'incohérence des déclarations initiales" de celui qui a été placé en détention provisoire. Cet élément est d'ailleurs renforcé par des nouvelles déclarations par lesquelles il reconnaît avoir tiré avec un LBD.

D'autre part, l'ordonnance du JLD, confirmée par la Chambre de l'instruction, mentionne le risque de pressions sur les témoins et les victimes. Ce risque devrait évidemment disparaître lorsque les faits auront été clairement établis. Ce n'est manifestement pas encore le cas, puisque l'intéressé a fait tout récemment de nouvelles déclarations qui devront donner lieu à des vérifications. 

 

L'égalité devant la loi

 

On observe que la nécessité de protéger la personne mise en examen n'est pas mentionnée dans l'ordonnance, mais on ne peut s'empêcher de penser que ce motif n'est pas nécessairement absent, même si les deux autres suffisent à justifier la détention provisoire. En effet, nul n'ignore que les forces de police sont trop souvent considérées comme des cibles par des délinquants qui n'hésitent pas à les poursuive jusque dans leur domicile privé. Le policier sur lequel pèse des soupçons de violences volontaires court un risque encore plus grand dans ce domaine.

Quoi qu'il en soit, la décision de la Chambre de l'instruction montre que M. C. I. a été traité par la justice dans les conditions du droit commun. En cela, elle respecte parfaitement le principe constitutionnel d'égalité devant la loi.

L'existence même de ce principe conduit à s'interroger sur les revendications des syndicats de policiers, voire du DGPN et de certains responsables de partis politiques appelant de leurs voeux une loi nouvelle. Elle aurait pour objet de définir un droit spécifique applicable aux seules forces de l'ordre, leurs membres n'étant plus susceptibles d'être placés en détention provisoire. Un tel texte a évidemment peu de chances de passer le cap du contrôle de constitutionnalité, car il emporte une violation du principe d'égalité.

On peut comprendre la fatigue des forces de l'ordre, confrontées à des émeutes particulièrement violentes et qui ont le sentiment que leur travail n'est pas suffisamment reconnu. La solution passe sans doute par la satisfaction de certaines revendications, notamment en matière de temps de travail, sans doute aussi par une revalorisation de certains emplois. Elle passe aussi par la généralisation des caméras-piétons qui devraient permettre d'établir les faits, sans se fier à des images plus ou moins bricolées, prises par des manifestants et immédiatement diffusées sur les réseaux sociaux. Les syndicats de policiers, en refusant les caméras-piétons, s'opposent à une technique qui jouerait sans doute plus souvent à décharge qu'à charge.

Mais la mise en place d'un régime pénal dérogatoire ne saurait permettre de résoudre la crise. Il présenterait les membres des forces de l'ordre comme des individus dotés d'une sorte d'immunité autorisant n'importe quelle dérive. Il encouragerait la suspicion à l'égard de policiers et de gendarmes qui, dans leur écrasante majorité, sont des citoyens respectueux du droit, et qui font leur métier avec compétence et discernement. Ceux qui défilent en criant "la police tue" ne sont qu'une infime minorité, et les forces de l'ordre bénéficient plutôt du soutien de l'opinion. Un régime particulier pourrait détruire cette confiance.


 

1 commentaire:

  1. Dans une affaire aussi sensible politiquement, il est indispensable , comme vous le faites, de rappeler le contenu précis du droit positif applicable en la matière. Ceci étant posé, il n'est pas interdit de poser quelques questions iconoclastes au titre de la disputatio.

    - Entre théorie et pratique. L'on sait d'expérience qu'il existe souvent un fossé entre ce que dit le droit et la manière dont il est interprété par des magistrats. Certains (le Syndicat de la magistrature, par exemple) ont une approche idéologique du droit. Mais, cela ne figure pas dans les motivations de leurs décisions. Nous touchons là au problème de la part de subjectivité (d'opportunité) de toute décision de justice.

    - Entre indépendance et dépendance de la justice. Rappelons que, depuis deux arrêts de la CEDH de 2011, le parquet à la française n'est pas considéré comme indépendant et impartial au sens de la convention européenne des droits de l'homme ! Par ailleurs, qui peut nous affirmer avec certitude que les magistrats du siège n'ont pas reçu d'instructions/incitations à orienter leur choix ? En France, tout est possible, y compris le pire.

    - Entre réel et représentation. Si le traitement subi par le plaignant est intolérable, il n'est pas nécessairement une "oie blanche". Que faisait-il avec une casquette et une capuche au beau milieu d'une manifestation violente ? Pourrait-il être redevable de poursuites au titre de sa "participation" à ces émeutes ? L'application du principe du contradictoire devrait conduire à n'éluder aucune question concernant l'attitude de la police et celle du plaignant. Chacun devant assumer pleinement ses responsabilités.

    En dernière analyse, le divorce, qui semble se confirmer, entre police et politique, voire justice, n'est pas de bon augure pour la suite dans notre pays fragilisé par une suite de crises : gilets jaunes, Covid, émeutes, pouvoir d'achat. Ce n'est pas l'initiative politique d'ampleur annoncée à grand renfort médiatique par le chef de l'état qui risque de changer la donne. Malheureusement ...

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