« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 7 août 2019

Poursuivre les crimes contre l'humanité, ailleurs de préférence

Réprimer les crimes de guerre et les crimes contre l'humanité est une "impérieuse nécessité", quel que soit le lieu où ils ont été commis. Leurs auteurs ne devraient se sentir en sécurité nulle part et pouvoir être jugés partout. Qui n'adhérerait pas à de tels propos ? Et certains éléments largement médiatisés laissent penser que la France est particulièrement active dans cette répression ? N'a-t-on pas créé un pôle "Crimes contre l'humanité" au TGI de Paris ? La France n'est-elle pas représentée au sein des différents comités de l'ONU qui oeuvrent dans ce domaine, à grand renfort de rapports et de délibérations ? 

Il convient toutefois de comparer les idées reçues au droit positif qui, lui, s'élabore plus discrètement. Celui-ci vient d'être modifié avec une nouvelle rédaction de l'article L 689-11 du code de procédure pénale, issue de la toute récente loi Belloubet du 23 mars 2019 (art. 63). Ce texte ne modifie pas les choses de manière substantielle, mais il s'inscrit dans un mouvement continu visant à soustraire le droit français aux obligations de la compétence universelle. Bien entendu, il n'est pas question d'y renoncer formellement, mais de lui tordre le cou, de l'étrangler discrètement par des règles juridiques qui la rendent inapplicable.


La compétence universelle



La première mention de la compétence universelle se trouve dans l'article 5 al.1 de la Convention de 1984 contre la torture, et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants. Il impose à l'Etat signataire de "prendre les mesures nécessaires pour établir sa compétence dans le cas où l'auteur présumé de l'infraction se trouve sur son territoire". La torture, reconnue comme une atteinte aux droits de l'homme par l'ensemble des pays civilisés, doit donc pouvoir être jugée dans n'importe quel Etat. Par la suite, d'autres articles furent ajoutés dans le code pénal, pour pouvoir juger différentes infractions, sur le fondement de traités internationaux tels que la convention pour la répression du terrorisme, celle pour la répression du financement du terrorisme, ou sur les actes illicites de violence dans les aéroports etc.

Avec la signature et la ratification du Statut de Rome, la loi du 9 août 2010 portant adaptation du droit pénal à l'institution de la Cour pénale internationale (CPI), le champ de la compétence universelle est étendu aux crimes relevant de la compétence de cette juridiction. Observons au passage que cet élargissement ne concerne que les infractions commises durant les conflits armés internationaux et non internationaux. Pour être poursuivie en France, la personne suspectée doit y résider habituellement, avoir commis des faits également poursuivis par la loi dans l'Etat où ils ont été commis, et enfin, ne pas être réclamée par un autre Etat ou une juridiction internationale. 

Les chances de passer à travers les poursuites étaient donc déjà fort larges.  Le nouvel article 689-11, issu de l'article 63 de la loi Belloubet, ne simplifie pas les choses en dressant la liste exhaustive des infractions concernées : génocide, crime contre l'humanité, crime et délit de guerre. Seul le crime de génocide n'est pas soumis à la condition exigeant qu'il soit réprimé par l'Etat où il a été commis. Les autres demeurent soumis à cette condition. Le fait de dresser la liste des infractions impose que celles-ci soient poursuivies dans les mêmes termes par l'Etat où elles ont été commises, rédaction probable si, et seulement si, l'Etat est partie au Statut de Rome. 

 Sentimental Bourreau. Boby Lapointe

Les écueils  



Dans l'état actuel du droit, la mise en oeuvre de la compétence des juges français se heurte ainsi à deux écueils.

Le premier est évidemment l'articulation entre les deux compétences. Le droit français n'est compétent que si la CPI ne demande pas l'intéressé. Et la CPI ? L'article 17 du Statut de Rome affirme qu'elle doit se déclarer incompétente si l'affaire fait l'objet d'une enquête ou de poursuites de la part d'un Etat compétent, celui dans lequel les crimes ont été commis. En d'autres termes, le droit français n'est compétent que si la CPI n'exerce pas sa compétence, et la CPI n'est compétente que si un autre Etat n'exerce pas sa compétence. Nous voilà ainsi dans un véritable conflit d'incompétences, qui donne l'impression que l'auteur de crimes graves est une sorte hot potato que personne ne peut, ou ne veut, juger. Rappelons tout de même que, depuis qu'elle a fonctionné, la CPI a tout de même condamné trois personnes pour des crimes de guerre.

Le second écueil se trouve dans l'existence même d'Etats, nombreux, qui n'ont ni signé ni ratifié le Statut de Rome. Dans ce cas, la compétence universelle ne s'applique pas. En effet, l'article 689 du code pénal précise que "les auteurs (...) d'infractions commises hors du territoire de la République peuvent être poursuivis et jugés par les juridictions françaises soit lorsque (...) la loi française est applicable, soit lorsqu'une convention internationale (...) donne compétence aux juridictions françaises pour connaître de l'infraction". Or 123 Etats sont signataires et parties, 32 sont signataires mais n'ont pas ratifié le Statut, et 42 n'ont ni signé, ni ratifié. En l'état actuel du droit, les juges français ne peuvent pas se déclarer compétents si l'Etat dans lequel le crime a été commis n'est pas partie au Statut de Rome. Les auteurs de crimes commis dans d'autres Etats peuvent donc venir en France et y résider tranquillement. Aucune disposition du code pénal ne permet de la poursuivre.

On constate ainsi un recul des poursuites à l'égard de ces crimes particulièrement graves. Dans l'ancienne rédaction du code pénal, à une époque où la convention sur la torture était le fondement des poursuites, le code pénal se bornait à mentionner que "peut être poursuivie et jugée dans les conditions prévues à l'article 689-1 toute personne coupable de tortures au sens de l'article 1er de la convention". On admire la simplicité de rédaction : aucune condition de demande de remise ou d'extradition par un autre Etats, aucune condition de résidence. La simple comparaison est éclairante et l'on sait que ces dispositions ont donné lieu à des condamnations, par exemple celle en 2002 d'un officier mauritanien qui s'était livré à des actes de torture dans son pays avant d'y être amnistié. Hélas, cette compétence a disparu en 2010. La loi de 2010 mettant en oeuvre le Statut de Rome et la loi Belloubet de 2019 s'analysent ainsi non pas comme un progrès de la protection des droits de l'homme, mais comme une régression.

Reste que l'article 5 al. 1 de la Convention sur la torture impose aux Etats parties d'établir leur compétence en cas de torture et autres traitements cruels, inhumains ou dégradants, dès lors que les individus soupçonnés se trouvent sur leur territoire. Ceci, en outre, indépendamment de l'existence d'un conflit armé international ou non international. En ajoutant à cette stipulation très claire une condition supplémentaire, la résidence, le législateur français viole donc la Convention. Se trouvera-t-il un juge qui mette en oeuvre la supériorité du traité sur la loi, ou doit-on comprendre que les restrictions que cette dernière impose ne concernent que la Cour pénale internationale ?



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