« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 31 janvier 2015

L'usurpation d'identité : le faux site de Rachida Dati

Le 18 décembre 2014, le tribunal correctionnel de Paris a prononcé la première condamnation pour usurpation d'identité numérique, délit créé par la loi du 4 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure. Elle introduit dans le code pénal un article 226-4-1 rédigé en ces termes : "Le fait d'usurper l'identité d'un tiers ou de faire usage d'une ou plusieurs données de toute nature permettant de l'identifier en vue de troubler sa tranquillité ou celle d'autrui, ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération, est puni d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". 

En l'espèce, à l'usurpation d'identité s'ajoute le délit de piratage réprimé par l'article 323-3 du code pénal. Les auteurs de ces infractions ont en effet habilement exploité des failles de sécurité du site officiel de Rachida Dati. S'introduisant dans ce site, ils ont ouvert aux internautes la possibilité de publier de faux "communiqués officiels" au nom de Rachida Dati et à son préjudice. Une confusion avec le site officiel était donc créée, d'autant qu'aucun élément satirique ou parodique n'était mentionné. Au contraire l'internaute était invité à déposer un commentaire ("Je vous offre un communiqué") et, à l'issue de la procédure, il était remercié "pour ce geste citoyen". Les auteurs des infractions avaient fait beaucoup de publicité sur les réseaux sociaux, au point que l'équipe de Rachida Dati s'est aperçue de la manoeuvre en constatant la croissance exponentielle du nombre de visites sur le site.

L'auteur du faux site est condamné à 3000 € d'amende, et l'hébergeur à 500 € pour complicité. A dire vrai, les sanctions sont relativement modestes, sans doute parce que les intéressés n'ont tiré aucun bénéfice de l'opération. Il n'en demeure pas moins que l'affaire montre que l'infraction d'usurpation d'identité n'est pas seulement dissuasive, voire symbolique. Elle peut désormais fonder des condamnations. 

Les intentions de l'auteur de l'infraction


Encore faut-il que le délit soit constitué. Le problème est que le délit d'usurpation d'identité emporte nécessairement une appréciation par le juge des intentions de son auteur. En effet, l'usurpation doit être réalisée "en vue de troubler la tranquillité de la victime ou de porter atteinte à son honneur ou à sa considération". Cette formulation n'est pas sans proximité avec l'infraction qui réprime les appels téléphoniques ou les messages réitérés malveillants. Eux aussi doivent été effectués, aux termes de l'article 222-16 c.pén. "en vue de troubler la tranquillité d'autrui".

Sur ce point, la Cour de cassation exige des juges du fond qu'ils établissent le lien entre les faits et le trouble à la tranquillité de la victime. Dans une décision rendue le 17 septembre 2014, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne sur ce point la Cour d'appel de Lyon, précisément dans une affaire de messages réitérés malveillants. Certes M. X. avait envoyé à Mme Y., en une nuit, trente-trois SMS lui expliquant qu'il venait de s'empoisonner, qu'il mourrait pour elle et qu'il l'autorisait à venir le voir à la morgue. Pour la Cour d'appel, l'existence même de ces messages suffit à démontrer la volonté de troubler la tranquillité de la destinataire. Pour la Cour de cassation, cette motivation est insuffisante, et la Cour d'appel aurait dû rechercher si la réception des messages s'accompagnait, ou non, d'un signal sonore. Autrement dit, le trouble à la tranquillité doit être matériellement caractérisé.

Dans le cas de Rachida Dati, le juge déduit l'atteinte à la tranquillité des déclaration mêmes des prévenus lors de l'audience. Ils ont reconnu, en effet, avoir adressé un lien vers le faux site à quatre mille contacts sur twitter et admis avoir pour objet une atteinte à l'honneur et à la considération de l'intéressée. Les commentaires déposés, souvent sexistes ou obscènes, ne laissaient d'ailleurs aucun doute sur cette motivation, les prévenus ne les ayant pas modérés ou retirés.

Cas d'usurpation d'identité. Les Guignols de l'Info. Mars 2014.

Problèmes de preuve


En l'espèce, les éléments de preuve résultent des déclarations des prévenus. Leur défense semble avoir été particulièrement maladroite, relayée d'ailleurs par différents internautes qui n'ont vu dans cette pratique qu'un "humour potache"  ou la simple volonté d'"exploiter une faille de sécurité dans la joie et la bonne humeur". Hélas pour eux, l'humour potache peut être constitutif d'un comportement pénalement sanctionné. 

Reste que la preuve de l'infraction, et surtout l'identification de son auteur, n'est pas toujours aussi simple. Dans bien des cas, les victimes devront s'appuyer sur la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique qui impose aux hébergeurs de conserver les données "de nature à permettre l’identification de quiconque a contribué à la création du contenu ou de l’un des contenus des services dont elles (ces personnes) sont prestataires”. Dans d'autres cas, les poursuites seront compliquées par le fait que la plupart des sites illégaux s'installent à l'étranger, précisément pour se soustraire aux rigueurs du droit français. 

L'avenir dira si ce délit d'usurpation d'identité est effectivement utile pour lutter contre ce type de pratiques. La présente décision ne permet guère de répondre à cette question, les auteurs de l'usurpation se cachant à peine et résidant sur le territoire français. Autant dire qu'ils étaient particulièrement faciles à retrouver, et à sanctionner. 

Reste tout de même à s'interroger sur l'exploitation des failles de sûreté à laquelle ils se sont livrés. C'est même leur seule défense, puisqu'ils expliquent que, si ces failles n'avaient pas existé, les délits d'usurpation et d'identité et de piratage n'auraient pas pu se produire. A l'appui de cette justification, ils peuvent citer l'article 34 de la loi du 6 janvier 1978, qui fait obligation au responsable du traitement de "prendre toutes précautions utiles (...) pour préserver la sécurité des données." Le manquement à cette obligation est puni d'une peine qui peut atteindre cinq années d'emprisonnement t 300 000 € d'amende. Sur ce point, l'existence même du délit d'usurpation d'identité permet de ne plus présenter l'exploitation des failles de sûreté comme une activité ludique, dépourvue de sanction. Désormais, le coupable n'est pas seulement l'informaticien qui a laissé subsister une faille dans son logiciel mais celui qui l'a exploitée dans le but de troubler la tranquillité d'autrui. C'est tout de même plus satisfaisant pour l'esprit.


jeudi 29 janvier 2015

Mariage pour tous : la Cour de cassation et l'économie de moyens

Le 28 janvier 2015, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation a rendu une décision très attendue, décision qui garantit l'effectivité de la loi du 17 mai 2013 ouvrant le mariage aux personnes de même sexe. Elle y fait une application constructive de la convention franco-marocaine relative au statut des personnes et de la famille. 

Son article 1er affirme que "l'état et la capacité des personnes physiques sont régis par la loi de celui des deux Etats dont ces personnes ont la nationalité". Autrement dit, un Marocain résidant en France reste soumis à la loi marocaine, et donc à la prohibition du mariage entre personnes de même sexe. Comment passer outre une telle prohition pour faire prévaloir le droit au mariage ? La Cour de cassation a trouvé la solution en appliquant l'article 4 de cette même convention, qui autorise les juges à écarter une disposition du droit de l'autre Etat partie qui ne serait pas conforme à l'ordre public.

Le traité supérieur à la loi


René X., de nationalité française, et Mohammed Y. de nationalité marocaine mais résidant en France, veulent se marier. L'article 202-1 du code civil , dans sa rédaction issue de la loi de 2013, affirme que "deux personnes de même sexe peuvent contracter mariage lorsque, pour au moins l'une d'elles, soit sa loi personnelle, soit la loi de l'Etat sur le territoire duquel elle a son domicile ou sa résidence le permet". Les étrangers partageant peuvent donc se marier avec un Français ou une Française, quand bien même leur pays d'origine n'autoriserait pas le mariage pour tous. Cette disposition a évidemment pour objet d'assurer le respect du principe non-discrimination devant le mariage. 

Pour les requérants, le problème réside dans le fait que, bien avant la loi du 17 mai 2013, la France avait signé et ratifié une série de conventions bilatérales, dont une avec le Maroc en 1981. Le principe en est simple : lorsqu'un ressortissant marocain veut contracter mariage avec un Français, c'est le droit de son pays d'origine qui s'applique. Ce traité a eu pour conséquence de faire obstacle à la célébration de l'union. Le procureur de la République a fait opposition au mariage, au nom de la supériorité du traité sur la loi.

Aux termes de l'article 34-1 du code civil, les maires célèbrent les mariages sous le contrôle du procureur de la République. René X. et Mohammed Y. ont donc été contraints de demander au juge l'annulation ou la main-levée de cette opposition. Ils ont obtenu satisfaction auprès des juges du fond, mais le parquet s'est pourvu en cassation.

L'article 4 de la Convention


La décision intervenue le 28 janvier 2015 donne le sentiment que la Cour privilégie l'économie de moyens. L'article 4 de la Convention franco-marocaine offre en effet au juge interne une soupape de sûreté. Il précise que la loi d'un des deux Etats désignés par la Convention peut être écartée par les juridictions de l'autre Etat si elle est "manifestement incompatible avec l'ordre public". Tel est le cas, affirme la Cour de cassation, de la loi marocaine qui s'oppose au mariage des personnes de même sexe, puisqu'elle heurte directement le droit français.

Economie de moyens certes, mais cela ne signifie pas que la décision soit sans conséquences. Car la Cour de cassation affirme clairement que le droit au mariage est un élément de "l'ordre public" français.

La Cour ne donne guère de précisions, mais on peut penser qu'elle s'appuie sur la décision du 13 août 1993, par laquelle le Conseil constitutionnel consacre la "liberté du mariage" comme ayant valeur constitutionnelle, car elle est "une des composantes de la liberté individuelle". Dix ans plus tard, le 20 novembre 2003, il la rattache à la "liberté personnelle", et donc aux articles 2 et 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Ce fondement constitutionnel du droit au mariage laisse cependant entrevoir que la Cour de cassation aurait pu s'appuyer sur d'autres arguments. C'est d'ailleurs ce que suggéraient les juges du fond, et la Cour se donne la peine d'opérer une substitution de motifs, allant en quelque sorte du plus solennel au moins solennel, adoptant finalement la solution la plus simple, celle qui trouve son origine dans les termes mêmes de la Convention contestée.

Il convient de revenir brièvement sur les motifs écartés par la Cour, ceux auxquels la décision a en quelque sorte, échappé.
Georges Braque. Le couple. 1963

Les motifs écartés


Le premier motif possible résidait précisément dans ce fondement constitutionnel qui aurait très bien être explicité dans la décision. Depuis sa décision Pauline Fraisse du 2 juin 2000, la Cour reconnaît en effet que "l'article 55 de la Constitution ne s'applique pas dans l'ordre interne aux dispositions de nature constitutionnelle". Autrement dit, la supériorité des traités sur la loi trouve son fondement dans la Constitution, plus précisément dans son article 55. Rien n'interdisait donc de faire prévaloir la norme constitutionnelle sur le traité, et, en l'espèce, d'écarter la convention bilatérale, car elle emporte une violation du droit au mariage et surtout du principe d'égalité devant la loi. La Cour a sans doute préféré un fondement textuel à un fondement jurisprudentiel.

Un autre motif possible consistait à invoquer directement la Convention européenne des droits de l'homme, et le principe de non discrimination qu'elle garantit, pour affirmer sa supériorité sur la convention bilatérale. En l'espèce, la Cour de cassation ne mentionne pas ce motif, peut-être tout simplement parce qu'il n'a pas été soulevé dans le pourvoi. Certains juges du fond n'ont pourtant pas hésité à s'y référer, en particulier le TGI de Rennes, dans sa décision du 26 juin 2014, décision également rendue à propos d'une union franco-marocaine. Il n'en demeure pas moins qu'affirmer la supériorité d'une convention sur une autre, même multilatérale, n'a rien d'évident. On comprend que la Cour ait préféré l'éviter.

Une troisième motif, cette fois formellement écarté, figure dans la formule selon laquelle la convention franco-marocaine "ne heurte aucun principe essentiel du droit français". C'est sans doute l'ambiguité de la formule qui justifie que le motif ne soit pas retenu. Certes la Cour l'a déjà utilisée, dans un avis du 7 juin 2012 interdisant la transcription en France du jugement d'adoption plénière d'un enfant adopté en Grande Bretagne, par un couple homosexuel. La Cour d'appel avait refusé cette transcription, en se fondant sur la violation de l'article 346 du code civil, qui précise que nul ne peut être adopté par plusieurs personnes, si ce n'est par deux époux. La Cour de cassation écarte ce moyen, en affirmant que l'article 346 ne consacre pas un "principe essentiel reconnu par le droit français". Dans cet avis, l'ambiguité était volontaire. La formule permettait à la Cour de ménager la possibilité de transcrire un jugement d'adoption prononcé à l'étranger au profit d'un couple non marié. Il est très probable que, dans sa décision du 28 janvier 2015, la Cour n'a pas voulu considérer le principe de non-discrimination comme un "principe essentiel du droit français", qualification d'ailleurs inutile si l'on considère qu'il a déjà valeur constitutionnelle.


Enfin, quatrième et dernier motif écarté, la Cour mentionne que la convention ne heurte pas davantage "la conception française de l'ordre public international en matière d'état des personnes". La Cour aurait pu s'appuyer sur sa décision du 23 octobre 2013.' S'appuyant sur ce même article 4 de la Convention franco-marocaine, elle avait écarté la loi marocaine autorisant la répudiation de l'épouse par le mari, en invoquant sa contrariété avec la "conception française de l'ordre public international". Le refus d'adapter cette jurisprudence au domaine du mariage des couples de même sexe trouve sans doute son origine dans le fait qu'il n'existe aucun consensus international dans ce domaine. L'existence même de ces conventions bilatérales montre le contraire. Le mariage pour tous est rejeté au  Maroc certes, mais aussi en Pologne, en Tunisie, au Laos, au Cambodge, au Vietnam, en Algérie, à Madagascar, et dans les Etats de l'ex-Yougoslavie.

La substitution de motifs opérée au profit d'un fondement textuel incontestable, l'article 4 de la Convention, présente l'avantage de poser une règle claire. La Cour résiste ainsi aux sirènes du droit naturel, à la tentation de consacrer des principes flous au contenu normatif incertain. L'inconvénient réside dans le fait que pour le moment, la Convention franco-marocaine est écartée, et seulement elle. Car tous les traités bilatéraux passés dans ce domaine n'ont peut-être pas un article 4 aussi commode permettant aux juges français de s'abstraire de systèmes juridiques parfois directement inspirés par la Charia. Il est donc probable que, dans les moins qui viennent, la Cour sera appelée à se prononcer sur d'autres mariages, avec des ressortissants d'autres Etats signataires de ce type de conventions. Elle aura alors à sa disposition toute une série de motifs pour garantir l'égalité devant le mariage, définitivement cette fois.

dimanche 25 janvier 2015

La déchéance de nationalité pour terrorisme

Le 24 janvier 2015, le Conseil constitutionnel a rejeté la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) posée par M. Ahmed S.  Naturalisé en février 2003, le requérant a été condamné en mars 2013 à sept années d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en relation avec une entreprise terroriste. Il était en effet l'un des recruteurs d'Al Qaida dans notre pays, sa mission consistant à envoyer des combattants volontaires en Afghanistan, en Somalie et en Irak.

Compte tenu de la durée de sa détention provisoire, il est libérable fin 2015. Avant la fin de sa peine, un décret du 28 mars 2014 a prononcé à son égard une déchéance de nationalité, sanction qu'il conteste devant le juge administratif. A l'occasion de ce recours, il pose une QPC portant sur la conformité à la Constitution des dispositions de l'alinéa 1er de l'article 25 et de l'article 25-1 du code civil (c.civ.), QPC renvoyée par le Conseil d'Etat le 31 octobre 2014.

La déchéance de nationalité existe dans notre système juridique depuis la première guerre mondiale. La loi du 7 avril 1915, modifiée par celle du 18 juin1917 permettait alors de révoquer la naturalisation des personnes originaires de pays en guerre contre la France, législation qui fut d'ailleurs peu utilisée. La loi du 10 août 1927 a maintenu cette possibilité, cette fois en temps de paix. Depuis cette date, la déchéance de nationalité est demeurée dans notre système juridique, avec quelques évolutions cependant. La plus importante est peut-être celle introduite par la loi du 16 mars 1998 qui interdit de prononcer la déchéance lorsque cette mesure aurait pour conséquence de rendre l'intéressé apatride. Cette disposition trouve son origine dans la Convention de New York du 30 août 1961 qui interdit aux Etats signataires de créer des apatrides.

Question nouvelle, ou pas ?


Le premier problème est celui de la recevabilité de la requête. En principe, la QPC ne peut porter que sur une disposition législative qui n'a pas encore été contrôlée par le Conseil constitutionnel, sauf changement de circonstances de droit ou de fait. Or, le texte de 1996 a été déféré au Conseil qui a rendu sa décision le 16 juillet 1996. Si les dispositions relatives à la déchéance pour terrorisme lui ont bien été soumises, il ne le mentionne pas formellement dans le dispositif de sa décision. Dès lors, le Conseil constitutionnel, comme il l'avait déjà fait dans sa décision du 17 mars 2011 et comme l'a fait le Conseil d'Etat dans sa décision de renvoi, estime que les dispositions en question n'ont pas déjà été jugées conformes à la Constitution. Elles peuvent donc faire l'objet d'un nouvel examen.

La QPC porte à la fois les motifs de la déchéance de nationalité (art. 25 al. 1 c.civ.), et sur le délai durant lequel elle peut être prononcée (art. 25-1 c.civ.). 

Déchéance de la nationalité et terrorisme


La déchéance de nationalité peut être prononcée pour plusieurs motifs. Peuvent être déchues les personnes condamnées, pour un crime ou un délit constituant soit une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation (trahison, violation du secret de la défense nationale..), soit une atteinte à l'administration lorsqu'elle est commise par une personne exerçant une fonction publique. En dehors de toute condamnation pénale, la déchéance peut également être prononcée lorsque sont constatés des "actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France". Cette formule vise les personnes qui se seraient livrées à des activités d'espionnage, quand bien même elles n'auraient jamais été jugées pour de tels faits.

Le recours de M. Ahmed S. porte sur le motif de déchéance énoncé dans l'alinéa 1 de l'article 25, issu de la loi du 22 juillet 1996. Il vise la personne "condamnée pour crime ou délit constituant un acte de terrorisme". Tel est bien le cas du requérant, condamné sur le fondement de l'article 422-2-1 du code pénal (c.pén.). L'association de malfaiteurs en vue d'une entreprise terroriste est en effet un délit passible de dix années d'emprisonnement.


Deux catégories de Français ?


Sur la déchéance pour motif de condamnation pour terrorisme (art. 25 al. 1), il faut bien reconnaître que les moyens du requérant sont faibles. Le principal réside dans l'atteinte au principe d'égalité. Il est vrai que la loi impose, au regard de la déchéance, une différence de traitement entre les Français d'origine et les Français par acquisition de la nationalité. La déchéance ne peut concerner que les seconds, et les avocats du requérant n'ont pas manqué de faire observer que le droit privilégiait les Français "de souche", expression suggérant que le Conseil constitutionnel pourrait être accusé de faire le lit du Front National s'il acceptait une telle distinction...

Au-delà de la rhétorique, le moyen consiste à demander au Conseil de revenir sur sa jurisprudence du 16 juillet 1996. A l'époque, il avait décidé que l'égalité entre les Français d'origine et les Français par acquisition devait être appréciée par rapport à l'objet de la loi.

Au regard du droit de la nationalité stricto sensu, tous les Français sont dans le même situation et l'égalité doit être garantie. Ainsi, le refus d'extrader une personne qui a la nationalité française au moment des faits qui lui sont reprochés repose sur le droit de ne pas être remis à une autorité étrangère, principe rattaché au droit de la nationalité. La différence de situation liée à la date de l'infraction est donc en rapport avec l'objet direct de la loi. Ce principe, affirmé dans la décision QPC du 14 novembre 2014 Mario S., n'est pas remis en cause par celle du 24 janvier 2015. Dans le cas de Ahmed S., le Conseil rappelle que les Français d'origine et les Français par acquisition sont en principe dans la même situation. L'objet de la loi n'est pas cependant de modifier le droit de la nationalité mais de lutter contre le terrorisme. Par voie de conséquence, le droit peut, "pour une durée limitée" et compte tenu de l'objectif poursuivi, autoriser une différence de traitement.

Cette appréciation de l'objet de la loi permet ainsi de maintenir le caractère exceptionnel de la procédure. On n'est pas déchu dans un but d'exclusion de la communauté nationale, mais dans le but de démanteler des réseaux terroristes. Au demeurant, il faut rappeler que la déchéance ne concerne que les personnes qui ont une autre nationalité, et Ahmed S. conserve sa nationalité marocaine.

Les délais


Les moyens articulés à l'encontre de l'article 25-1 c.civ. sont également écartés par le Conseil constitutionnel. Le requérant conteste plus particulièrement deux modifications législatives intervenues postérieurement à la loi de 1996 qui concernent toutes deux des allongements de délai.

Le premier délai est celui de la date des faits à prendre en considération. L'article 25-1 c.civ. prévoit que la déchéance est encourue s'ils se sont produits antérieurement à l'acquisition de la nationalité ou dans un délai de dix ans après celle-ci. Cette possibilité de prendre en considération des faits antérieurs à la naturalisation a été introduite dans le code civil par la loi du 26 novembre 2003, Pour le requérant, cette modification législative conduit à un allongement d'une durée indéterminée, et l'avocat n'hésite pas à considérer qu'il s'agit d'une sorte d'imprescriptibilité. Pour le Conseil constitutionnel, ce délai ne conduit pas à une remise en cause de la date durant laquelle la nationalité peut être remise en cause. Cette disposition est, au contraire, conforme à l'objet de la loi, dès lors que certains réseaux terroristes implantent des "cellules dormantes" dont certains membres s'efforcent d'acquérir la nationalité du pays d'accueil et ne passent à l'action que longtemps après cette date.

Le second délai est celui durant lequel il est possible de prononcer la déchéance, après l'acquisition de la nationalité. La loi du 23 janvier 2006 l'a porté de dix à quinze ans, allongement contesté par le requérant qui estime qu'il porte une atteinte disproportionnée au principe d'égalité. Il établit en effet une durée plus longue lorsque la déchéance est prononcée pour terrorisme que pour d'autres motifs. Là encore, le moyen est écarté car la déchéance ne peut être prononcée qu'après la condamnation pour terrorisme. Or celle-ci est souvent l'aboutissement d'une instruction extrêmement longue, compliquée par l'opacité et le caractère international des réseaux terroristes. Le délai de dix ans risquerait donc de rendre inefficace la possibilité de déchéance et c'est donc la spécificité des poursuites pour terrorisme qui justifie une telle mesure.

Une jurisprudence classique


D'autres moyens sont soulevés comme l'atteinte à la vie privé ou à la sécurité juridique, mais tous sont rapidement écartés. A dire vrai, compte tenu de la clarté de la jurisprudence de 1996, on ne pouvait guère s'attendre à un revirement. Ceux qui pensent que le Conseil constitutionnel a pris sa décision sous la contrainte médiatique, à un moment où le terrorisme est, plus que jamais, considéré comme une menace immédiate, doivent reconsidérer leur position. La décision du 23 janvier 2015 est simplement la mise en oeuvre d'une jurisprudence classique.

S'analyse-t-elle comme une atteinte importante aux libertés publiques ? Certes, la déchéance de nationalité s'accompagne certainement d'arrière-pensées. Ayant perdu sa nationalité française, Ahmed S. sera très probablement expulsé ou extradé au Maroc. Sans doute, mais qui blâmera les autorités d'écarter une personne condamnée pour avoir été un recruteur d'Al Qaida ? En outre, il convient de rappeler qu'Ahmed S. bénéficiera alors de tous les recours ouverts aux personnes dans cette situation.

Les études menées sur la pratique de la déchéance de la nationalité depuis 1996 révèlent  une utilisation extrêmement faible de cette procédure. Dans le rapport parlementaire sur le projet de loi relatif à l'immigration de septembre 2010, Thierry Mariani évoque "moins de dix cas" en dix ans. Lors de la séance du 16 septembre 2014 à l'Assemblée nationale, Bernard Cazeneuve, ministre de l'Intérieur, reconnaît qu'entre 2007 et 2011, il n'y a pas eu de déchéance de nationalité prononcée. Et s'il y en a eu une en 2012, ce n'est pas pour des faits de terrorisme. La déchéance de la nationalité est donc une mesure exceptionnelle, et qui doit le rester. Ce n'est pas pour autant qu'elle est inutile.

jeudi 22 janvier 2015

Le recours de Julien Aubert : les petites affaires posent les grandes questions

Personne n'a oublié cet échange d'importance capitale entre le députés Julien Aubert (UMP) et Sandrine Mazetier (PS), le 7 octobre 2014, alors que la seconde était présidente de séance à l'Assemblée nationale. Le député s'est adressée à elle en l'appelant "Madame le Président" et elle l'a alors repris : «C'est Madame la Présidente, ou il y a un rappel à l'ordre avec inscription au procès verbal». Quelques minutes après, le député ayant récidivé, le rappel à l'ordre était prononcé, entraînant la privation, pendant un mois, du quart de son indemnité parlementaire (soit 1378 €). La sanction était ensuite confirmée par le Bureau de l'Assemblée nationale.

L'affaire rebondit aujourd'hui, Julien Aubert ayant annoncé le 19 janvier 2015 qu'il avait déposé un recours contre cette sanction devant le tribunal administratif de Paris. L'intérêt de ce recours ne réside évidemment pas dans l'affaire qui est à son origine, mais dans le problème qu'il pose : la juridiction administrative est-elle compétente pour apprécier la légalité d'un acte émanant d'une assemblée parlementaire ? Un tel recours porte-t-il atteinte à l'autonomie parlementaire, qui trouve son fondement dans la séparation des pouvoirs, principe garanti dans l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 ?

Incompétence et séparation des pouvoirs


En l'état actuel du droit, le tribunal administratif risque fort de rendre une décision d'incompétence, décision fondée sur le principe d'autonomie parlementaire. Le contenu de cette notion est précisé dans un arrêt du Conseil d'Etat du 4 juillet 2003, par lequel il a rejeté le recours déposé par Maurice Papon contre une décision du collège des questeurs de l'Assemblée nationale qui a suspendu le versement de sa pension d'ancien député. Le règlement de la caisse des pensions et de sécurité sociale des députés prévoit en effet une telle sanction en cas de condamnation à une peine infamante ou afflictive. Pour le Conseil d'Etat, le régime de pensions des anciens députés "fait partie du statut parlementaire, dont les règles particulières résultent de la nature de ses fonctions". Ce statut se rattache "à l'exercice de la souveraineté nationale par les membres du Parlementaire".  

Le juge administratif est, avant tout, le juge de l'administration. Les activités du Parlement échappent donc à son contrôle, quand bien même ces activités présenteraient un caractère administratif. Tel est le cas de la sanction touchant Julien Aubert. Dans son contenu, elle ressemble à une sanction administrative ordinaire. Mais la différence, essentielle, réside dans le fait qu'elle n'est pas prise par une autorité administrative mais par le Président, ou le vice-Président, de l'Assemblée nationale.

Le rejet de la requête de Julien Aubert est donc probable, si l'on considère la jurisprudence Papon. Le juge administratif peut cependant infléchir cette jurisprudence, et se déclarer compétent. il dispose pour cela de deux arguments. 

Les dérogations

 

D'une part, la jurisprudence du juge administratif déroge quelquefois au principe de l'immunité juridictionnelle des actes parlementaires. Dans un arrêt d'assemblée du 5 mars 1999 Président de l'Assemblée nationale, le Conseil d'Etat a considéré que les marchés passés par l'Assemblée sont des contrats administratifs relevant de la juridiction administrative. Cette exception ne peut évidemment s'appliquer au cas de Julien Aubert. 

En revanche, il pourrait peut-être s'appuyer sur la décision Brouant du 25 octobre 2002. Le Conseil d'Etat a alors jugé que le choix du Conseil constitutionnel de définir un régime particulier pour l'accès à ses archives n'est pas détachable des fonctions  qui lui sont confiées par la Constitution. Il s'agit d'une décision négative, mais on peut penser, a contrario, qu'une décision détachable de la mission constitutionnelle du Conseil aurait pu être considérée comme susceptible de recours. C'est d'ailleurs cette dérogation que Laurent Vallée, rapporteur public, proposait d'appliquer dans ses conclusions sur l'arrêt Papon, mais il n'a pas été suivi. 

Julien Aubert, quant à lui, pourrait affirmer que la sanction qu'il conteste constitue un acte détachable de la mission confiée par la Constitution au parlement. Le succès est aléatoire car il repose tout entier le pouvoir d'interprétation du juge administratif. Il peut estimer que la sanction, dont le fondement juridique se trouve dans l'article 71 du règlement de l'Assemblée nationale, vise à assurer la police du débat parlementaire et n'en est donc pas détachable. A l'inverse, il peut considérer qu'une sanction disciplinaire n'a rien à voir avec la fabrication de la loi ou le contrôle du gouvernement et peut donc être considérée comme détachable de la mission constitutionnelle de l'Assemblée.

Cette seconde solution suppose que le juge administratif applique de manière positive le principe de l'acte détachable, ce qu'il n'a pas encore fait. Ce n'est pas impossible, si l'on considère que cette évolution permettrait aussi de mettre fin à une situation très fâcheuse. Dans la situation actuelle, le requérant se voit privé de son droit au recours au seul motif qu'il est parlementaire. 

Honoré Daumier. Les femmes socialistes. 1849

Le droit au recours

 

Le droit au recours est pourtant un principe très solidement ancré dans le droit. Il a été consacré par le Conseil d'Etat lui-même dans son arrêt ministre de l'agriculture c. dame Lamotte du 17 février 1950. Il est également garanti par le Conseil constitutionnel qui le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 dans sa décision du 9 avril 1996. De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme se réfère au "droit d'accès à un tribunal", considéré comme un élément du droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1. 

Elle admet toutefois que des limitations puissent être apportées à ce droit, dès lors qu'elles poursuivent un but légitime et qu'il existe "un rapport raisonnable de proportionnalité entre les moyens employés et le but visé" (CEDH 28 mai 1985, Ashingdane c. Royaume-Uni). En l'espèce, le respect de la séparation des pouvoirs constitue sans doute un but légitime. Mais la condition de proportionnalité peut-elle être remplie lorsque le système conduit à supprimer totalement le droit au recours ? En effet, le député ne peut saisir le juge, mais il ne peut pas davantage bénéficier d'une procédure de recours interne. Si le juge administratif déclare sa requête irrecevable, Julien Aubert aura donc certainement intérêt à saisir la Cour européenne.

Sur le fond, il n'est d'ailleurs pas sans arguments, puisque le règlement de l'Assemblée nationale qui lui est opposé n'impose pas la féminisation des titres. Il en est de même de la Constitution qui ne connaît que "le Président" de l'Assemblée nationale, formulation dont la validité juridique n'est donc pas sérieusement contestable. Si le député a certainement manqué de courtoisie, il n'a pas pour autant violé une norme juridique.

Une justice à la carte ?


La plupart des médias, du moins les quelques uns qui s'y intéressent, voient le recours de Julien Aubert comme le nouvel épisode d'une querelle tragi-comique opposant un parlementaire entêté à une féministe militante. Certes, mais derrière l'anecdote apparaissent d'autres enjeux, et notamment la généralisation du droit au recours, y compris au sein des assemblées parlementaires. 

L'affaire montre aussi que les rapports des parlementaires avec la justice sont marqués par une contradiction permanente. Lorsque la justice les menace, et plus particulièrement la justice pénale, ils cherchent à s'en protéger et invoquent le principe, quasi-sacré à leurs yeux, de l'immunité parlementaire. On a vu ainsi les assemblées refuser la levée de l'immunité de certains de leurs membres, dans le seul but de les protéger d'éventuelles poursuites. A l'inverse, lorsque la justice peut être utile aux parlementaires, et c'est le cas du juge administratif, ils demandent le droit au recours.. Bref, ils voudraient bien une justice à la carte. C'est exactement ce qu'il faut éviter.

lundi 19 janvier 2015

Google et le droit à l'oubli : une jurisprudence en construction

Le juge des référés du TGI de Paris a rendu, le 9 décembre 2014,  une décision enjoignant à Google de respecter le droit à l'oubli. Lorsque le nom de Mme M. était inscrit dans le moteur de recherche, apparaissait immédiatement un lien avec un article du Parisien mentionnant qu'elle avait été condamnée pour escroquerie en 2006. 

Elle demandait à Google de supprimer ce lien, s'appuyant sur le fait que sa condamnation remontait à huit ans et ne figurait plus à son casier judiciaire à la date de la demande. La présence de l'article sur Google lui causait un grave préjudice d'autant plus grave qu'elle était en recherche d'emploi. De son côté, le journal invoquait "l'intérêt du public", notion dépourvue de tout contenu juridique, pour refuser à Mme M. le bénéfice du droit à l'oubli.

Droit à l'oubli ou droit au déréférencement


En réalité, ce nous appelons le droit à l'oubli se traduit, dans le cas présent, par un droit au référencement. En tout état de cause, il n'est pas question que l'article disparaisse des archives du Parisien ni même de la mémoire de Google. Il s'agit seulement de le rendre invisible aux internautes qui utilisent le moteur de recherche.

Le juge donne satisfaction à Mme M. et enjoint à Google de "supprimer ou déréférencer le lien" menant à l'article du Parisien à partir du nom de la requérante. La décision n'a rien de surprenant car elle s'appuie sur la récente de la Cour de justice de l'union européenne (CJUE) du 13 mai 2014 Google Spain SL, Google Inc. c. Agencia espanola de proteccion de datos (AEPD), Mario Costeja Gonzalez. Les faits étaient très proches, et le requérant espagnol se plaignait que le journal La Vanguardia conserve les traces de la vente sur saisie de ses biens immobiliers, vente intervenue en 1998 à une époque où il était lourdement endetté. Il avait depuis assaini sa situation financière, mais les utilisateurs de Google avaient toujours accès à une information qui, aujourd'hui, portait préjudice à sa e-réputation.

Exactitude et pertinence


L'article 6 c) de la directive européenne du 24 octobre 1995. énonce que les données personnelles doivent être " adéquates, pertinentes et non excessives au regard des finalités du fichier (...)". L'article 6 d) précise ensuite qu'elles doivent aussi être "exactes et, si nécessaire, mises à jour (...)." L'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978 est d'ailleurs à l'origine de ce principe, et mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. 

L'exactitude matérielle des données n'est pas contestée : la requérante a effectivement été condamnée pour escroquerie en 2006. En revanche, le litige porte sur l'interprétation de la notion de pertinence. Pour Google, une information est pertinente lorsqu'elle est exacte, interprétation quelque peu simpliste, car on ne voit pas pourquoi la directive utiliserait deux termes différents pour désigner la même chose. Pour la directive, et pour le droit français, une information est pertinente lorsque sa conservation n'est pas "excessive". Autrement dit, le juge exerce un contrôle de proportionnalité entre les nécessités du droit à l'information et celles de la vie privée, dont fait partie le droit à l'oubli. 

Retrouver la mémoire. Sylvie Peyneau.


Les critères du droit à l'oubli


Tout devient alors une question d'espèce et le juge utilise trois critères cumulatifs pour se livrer à cette appréciation du caractère "pertinent" ou non des informations référencées par le moteur de recherche. Le premier est la nature des données conservées. Dans le cas de Mme M. il s'agit de données personnelles qui figurent encore sur le moteur de recherche alors qu'elles ont été effacées du casier judiciaire de l'intéressée. Le juge mentionne que le droit français fixe les conditions dans lesquelles les tiers peuvent avoir connaissance du passé judiciaire d'une personne. C'est précisément l'objet des articles 768 et suivant du Code de procédure pénale (cpp). L'oubli de la condamnation est donc imposé par la loi, et Google ne peut pas prétendre s'en exonérer. Le second critère réside dans les motifs de la demande, et le juge note que la diffusion du passé judiciaire de Mme M. sur internet "nuit à sa recherche d'emploi". Enfin, le dernière critère tient dans le temps écoulé entre les faits et la demande de la demande de déréférencement, en l'espèce huit années durant lesquelles Mme M. s'est efforcée de reconstruire sa vie et sa réputation Ces trois critères permettent donc de considérer comme non pertinentes les informations diffusées par Google.

Les recours contre Google, mais quel Google ?


La décision rendue le 9 décembre 2014 par le TGI définit clairement les critères permettant la mise en oeuvre du droit à l'oubli. Sur ce point, elle précise le jugement antérieur de ce même TGI, jugement rendu le 16 septembre 2014 dans une affaire comparable, le lien proposé par la Google renvoyant à des documents diffamatoires à l'égard des requérants. L'entreprise américaine devra certainement, dans l'avenir, se référer à ces critères lorsqu'elle acceptera ou refusera les demandes de déréférencement. Depuis l'arrêt de la CJUE de mai 2014, Google reçoit environ mille demandes quotidiennes de déréférencement provenant de Français, chiffre important qui dépasse très largement les prévisions initiales. Environ 50 % d'entre elles sont satisfaites par Google, et les refus ne s'accompagnent pas toujours d'une motivation très claire. Le résultat est un afflux de plaintes devant la CNIL, afflux qu'il serait peut-être possible d'éviter si les critères permettant l'exercice de ce nouveau droit étaient appliqués par Google. La décision du 9 décembre 2014 contribue certainement à clarifier ce point, clarification nécessaire si l'on considère que le projet de règlement de l'Union européenne sur la protection des personnes physiques à l'égard du traitement des données à caractère personnel n'est pas encore en vigueur.

Elle rend, en revanche, plus difficiles les recours contentieux. La décision de septembre 2014 admettait en effet les requêtes dirigées contre Google France, filiale de Google Inc., nonobstant le fait que cette filiale française a pour seules fonctions d'acheter et de vendre de l'espace publicitaire, et non de gérer les activités du moteur de recherche. Le requérant était donc opposé à une entreprise française, considérée comme agissant au nom de la société américaine à l'origine de l'irrégularité ou du dommage. La décision de décembre 2014 remet en cause ce libéralisme et exige que le recours soit dirigé contre Google Inc. Pour le juge, Google Inc. est la personne responsable du traitement au sens du droit français, et peut seul être poursuivi pour d'éventuels manquements à ses obligations.

La décision de septembre voulait faciliter les recours en les dirigeant contre une entreprise française, dès lors qu'elle agit au nom de la société américaine responsable du dommage ou de l'irrégularité. Le TGI, dans sa décision du 9 décembre 2014, estime au contraire que Google Inc., l'entreprise américaine, est la personne responsable du traitement au sens du droit français, et peut seul être poursuivi pour d'éventuels manquements à ses obligations. Sans doute, mais le résultat est que l'exécution des décisions des juges français devient plus compliquée. On ne peut qu'espérer que les contentieux qui ne manqueront pas d'intervenir permettront aux juges d'appel et peut-être de cassation de donner une solution définitive à ce problème de compétence.

Heureusement, pour le moment, Google semble désireux d'améliorer ses relations avec les agences européennes de protection des données. Il s'aperçoit sans doute qu'il est plus judicieux, au moins en matière de droit à l'oubli, de respecter le droit des Etats sur le territoire desquels il exerce son activité. Espérons que cette bonne volonté perdurera, car il est peu probable que les juges californiens fassent preuve de la même bonne volonté à l'égard de la demande d'exécution d'un jugement rendu par un juge de première instance français à l'encontre de Google.


samedi 17 janvier 2015

L'interdiction de "Timbuktu" à Villiers-sur-Marne : le ridicule attaque tout mais ne détruit rien

Le maire UMP de Villiers-sur-Marne, Jacques-Alain Bénisti, a annoncé, le 15 janvier 2015, sa décision d'interdire dans sa ville la projection de Timbuktu. Ce film d'Abderrahmane Sissako, présenté au Festival de Cannes en mai 2014 et figurant actuellement parmi les "nominés" pour l'Oscar du meilleur film étranger, raconte l'histoire d'un petit village du nord Mali occupé par un groupe djihadiste et confronté à leur dictature féroce. 

Sans doute le maire n'avait-il pas vu le film, car il a affirmé vouloir éviter que "les jeunes puissent prendre comme modèle les djihadistes". Mieux informé le lendemain, il a effectué une retraite quelque peu désordonnée, transformant son interdiction générale et absolue en une interdiction provisoire. La sortie du film à Villiers-sur-Marne est repoussée d'une quinzaine de jours, le temps d'organiser un débat permettant d'expliquer à la population de la ville le sens et le contenu de la projection.

Sur le plan politique, on pourrait longuement gloser sur la décision d'un maire qui, disons-le franchement, prend ses administrés pour des crétins. Il postule que ces derniers ne sont pas en mesure de comprendre un message pourtant très clair et qu'il convient donc de le leur expliquer longuement avant de les autoriser à voir le film. La démarche semble étrange, d'autant que les administrés en question ne sont tout de même pas suffisamment stupides pour ne pas aller le voir le film dans une commune voisine.

Police générale et police spéciale du cinéma


Sur le plan juridique cependant, un maire détient évidemment le pouvoir d'interdire la projection d'un film. 

Ce pouvoir n'a rien à voir avec la police spéciale du cinéma, police exercée par l'octroi d'un visa d'exploitation délivré par le ministre de la culture, après avis d'une Commission de classification. Ce visa s'analyse comme une autorisation d'exploiter le film dans les salles, autorisation accordée généralement pour "tous publics", mais l'interdisant quelquefois aux spectateurs les plus jeunes. 

Dans le cas du maire de Villiers-sur-Marne, il s'agit plus simplement d'exercer son pouvoir de police générale, pouvoir qu'il détient pour assurer le maintien de l'ordre public sur le fondement de l'article L 2212-2 du code général des collectivités territoriales (cgct). Bien entendu, ce pouvoir de police s'exerce sur le territoire de sa commune, et pas au-delà. Depuis l'arrêt du 18 décembre 1959 Société des Films Lutétia, le Conseil d'Etat admet que ce pouvoir de police peut s'appliquer à la diffusion des oeuvres cinématographiques. L'interdiction de cette diffusion peut être légale "à raison du caractère immoral du film et de circonstances locales".

Immoralité et circonstances locales


Par la suite, quelques films ont donné lieu à de telles interdictions. Le plus connu est sans doute Les liaisons dangereuses de Roger Vadim, interdit en 1963 dans une soixantaine de communes. Les contentieux qui ont suivi ont suscité une jurisprudence nuancée. Dans la plupart des cas, le juge administratif a déclaré l'interdiction illégale, estimant que, si le film était indiscutablement "immoral", les "circonstances locales" ne justifiaient pas une telle mesure. Il a ainsi été interdit à Lisieux, en raison de la pratique régulière des pélerinages, et à Senlis, en raison de la présence dans cette charmante ville de nombreuses institutions religieuses accueillant des jeunes filles... Cinquante ans plus tard, cette jurisprudence semble tout de même un peu datée.

Même au regard des critères de 1963, le film Timbuktu n'a rien d'"immoral", bien au contraire. Il vise  à montrer les traitements barbares infligés à la population d'un village conquis par un groupe djihadiste, pour dénoncer cette situation et attirer la tentation des pays occidentaux sur les atteintes aux droits de l'homme commises dans cette région. Quant aux "circonstances locales", elles ne semblent guère être différentes de celles existant dans un grand nombre d'autres communes urbaines. De toute évidence, le maire ne peut invoquer le fait que des personnes de religion musulmane habitent dans sa commune. Ne serait-ce pas déjà une discrimination d'envisager ainsi le classement de ses administrés en différentes communautés religieuses ? En outre, cela ne suffirait pas à établir une "circonstance locale", dès lors que Villiers-sur-Marne n'est pas la seule commune à compter, parmi ses habitants, des personnes de religion musulmane.

Timbuktu. Abderrahmane Sissako. 2014

Cette notion de "circonstances locales" a d'ailleurs été considérablement modifiée par la suite. Dans un arrêt du 24 janvier 1975 Société Rome Paris Films, l'Assemblée du Conseil d'Etat a fait pénétrer le cinéma dans l'espace de la liberté d'expression. A propos d'une restriction de diffusion visant le film de Jacques Rivette Suzanne Simonin, la Religieuse de Diderot, elle a affirmé que "les seules restriction apportées au pouvoir du ministre sont celles qui résultent de l'absolue nécessité de concilier les intérêts généraux dont il a la charge avec le respect dû aux libertés publiques, et notamment à la liberté d'expression". Conformément à la jurisprudence Benjamin de 1933, la décision est donc l'objet d'un contrôle de proportionnalité.

Cette jurisprudence est aujourd'hui étendue aux mesures de restrictions apportées à la diffusion des films dans le cadre de la police spéciale exercée par le maire. Dans un arrêt du 26 juillet 1985, ville d'Aix en Provence, le Conseil d'Etat a ainsi estimé qu'aucune "circonstance locale" ne justifiait l'interdiction du Pull-over rouge de Michel Drach, même dans les communes de la région où s'était produit le fait divers relaté par le film. Le tribunal administratif de Bordeaux, le 13 février 1990, en a jugé de même à propos de la diffusion de La dernière tentation du Christ à Arcachon. Conformément au droit commun, l'interdiction d'un film par un maire n'est donc légale que si la menace à l'ordre public est impérieuse au point qu'il devient impossible de le garantir, faute par exemple des forces de police nécessaires. Tel n'est évidemment pas le cas à Villiers-sur-Marne, où la diffusion de Timbuktu ne semble pas être à l'origine d'un risque d'émeutes.

L'interdiction provisoire


Certes, M. Bénisti, maire de Villiers-sur-Marne, affirme aujourd'hui qu'il veut seulement repousser la diffusion du film. Quoi qu'il en dise, cette décision s'analyse tout de même comme une interdiction, certes provisoire, mais une interdiction tout de même. Malheureusement pour lui, il existe aussi une jurisprudence dans ce domaine, et qui ne lui semble guère favorable.

L'arrêt d'Assemblée du Conseil d'Etat sieur Chabrol et SA Les Films La Boétie rendu le 8 juin 1979 intervient dans le domaine de la police spéciale exercée par le ministre de la Culture et admet la légalité d'une interdiction provisoire de visa. Mais il intervient dans le cas précis d'un film relatant un fait divers très médiatisé dont les personnages étaient parfaitement identifiables, en dépit de l'usage de pseudonymes. Or, les condamnations des intéressés ont été cassées par la Cour de cassation, et le procès renvoyé devant une Cour d'assises au moment précis où sortait le film. Le Conseil d'Etat a donc estimé légal l'octroi d'un visa d'exploitation dont l'entrée en vigueur serait repoussée jusqu'à ce que l'affaire pénale soit close. On le voit, il s'agit là d'une jurisprudence dont la mise en oeuvre est tout à fait exceptionnelle, liée à une coïncidence fortuite entre la sortie d'un film et le procès pénal concernant l'affaire relatée dans le film.

Jurisprudence exceptionnelle, si exceptionnelle qu'elle est demeurée isolée. Dans le cas de Timbuktu, elle ne saurait évidemment s'appliquer. L'interdiction provisoire décidée par le maire de Villiers-sur-Marne ne repose donc sur aucun fondement juridique.

Le problème pour lui est maintenant de sortir d'une position quelque peu ridicule. Il apparaît en effet aujourd'hui comme un fervent partisan de la censure, ce qui n'est guère satisfaisant, surtout lorsque le censeur n'a pas les moyens de sa politique. Non seulement sa décision est dépourvue de fondement juridique et risque donc d'être rapidement suspendue par le juge administratif, mais elle n'empêche en aucun cas ses administrés d'aller voir le film à Noisy-le-Grand ou Bry-sur-Marne. Il doit aujourd'hui méditer ces propos de Benjamin Constant : "Le ridicule attaque tout, mais ne détruit rien". En tout cas, les auteurs de Timbuktu peuvent le remercier, car il a certainement contribué de manière bénévole et désintéressée à la promotion de leur film.

mercredi 14 janvier 2015

AZF, une catastrophe peut en cacher une autre

Le 21 septembre 2001, une explosion  dans  l'usine chimique AZF  de Toulouse fait 31 morts et 2500 blessés. Les dégâts matériels et immobiliers sont considérables, un quartier de la ville se trouvant totalement rasé. Plus de treize ans après la catastrophe, la Chambre criminelle de la Cour de cassation, dans une décision du 13 janvier 2015, casse l'ensemble de la procédure pénale. La décision de la Cour d'appel de Toulouse rendue le 24 septembre 2012 qui condamnait la société Grande Paroisse (filiale de Total) et son dirigeant coupables d'homicides et blessures involontaires et de dégradations involontaires est donc cassée et l'affaire renvoyée à la Cour d'appel de Paris.

A noter que cette décision suit de quelques jours l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 6 janvier 2015. Dans le cadre de son contrôle de cassation, celui-ci refuse d'engager la responsabilité de l'Etat pour carence fautive des services de l'Etat chargés du contrôle de cette installation classée. 

Le message peut sembler fâcheux et les victimes de la catastrophe vont certainement penser qu'à l'irresponsabilité de l'Etat s'ajoute aujourd'hui celle d'une entreprise qui stockait en vrac dans un entrepôt des produits dangereux dont l'entassement a provoqué l'explosion. Certes, mais l'étude de la décision de la Cour de cassation montre tout de même que la procédure pénale, de l'instruction au procès, s'est révélée également catastrophique. 

L'erreur de droit


Passons rapidement sur l'erreur de droit sanctionnée par la Cour de cassation. Elle observe que la Cour d'appel a fondé ses condamnations sur l'article 322-5 du code pénal (c.pén.) qui punité de 15 000 € d'amende "la destruction, la dégradation ou la détérioration involontaire d'un bien appartenant à autrui par l'effet d'une explosion ou d'un incendie provoqués par manquement à une obligation de prudence ou de sécurité imposée par la loi ou le règlement". Or, la Cour d'appel a fondé sa condamnation sur le manquement aux obligations d'un arrêté préfectoral, arrêté qui ne constitue pas une loi ou un règlement au sens de l'article 322-5 du code pénal. De ce fait, la condamnation manque de base légale. Certes, ceci dit, on aurait peut-être pu considérer que l'arrêté préfectoral a pour première fonction d'appliquer les lois et règlements en vigueur...

Ceci dit, la Cour insiste sur un autre moyen de cassation : le défaut d'impartialité de la formation de jugement. En effet, l'un des magistrats de la Cour d'appel de Toulouse était en même temps vice-président de l'Institut national d'aide aux victimes et de médiation (Inavem). Or, cette association a passé une convention de "partenariat privilégié" avec une autre association dont elle est proche, la Fédération nationale d'aide aux victimes d'attentats et d'accidents collectifs (Fenvac), elle-même partie civile au procès. Autrement dit, le magistrat avait des responsabilités dans un groupement qui assistait les victimes de la catastrophe. On pouvait donc craindre qu'il soit plus favorable aux parties civiles qu'aux accusés. 

White Heat. Raoul Walsh. 1949. James Cagney



Le principe d'impartialité


Le principe d'impartialité a valeur constitutionnelle. Dans sa décision du 29 août 2002, le Conseil constitutionnel le rattache à l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Il rappelle alors que "les principes d'indépendance et d'impartialité sont indissociables de l'exercice de fonctions juridictionnelles". Depuis cette date, sa jurisprudence s'est affinée, et accorde désormais une véritable spécificité au principe d'impartialité. Dans sa décision rendue sur QPC du 8 juillet 2011, il déclare ainsi non conforme à l'article 16 de la Déclaration de 1789 la disposition de l'ordonnance du 2 février 1945 attribuant au juge des enfants à la fois l'instruction et le jugement des affaires pénales concernant les mineurs.

De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme trouve le fondement juridique du principe d'impartialité dans le droit au procès équitable garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, elle précise quelque peu les critères utilisés pour déterminer si une juridiction est impartiale, ou non. Ces critères sont ceux utilisés par la Cour de cassation, dans sa décision du 13 janvier 2015.

Critères de l'impartialité


Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas, l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique). La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes. L'animosité à l'égard de l'accusé doit donc être patente, et sa preuve sauter aux yeux. Tel n'est évidemment pas le cas en l'espèce, et la Cour préfère utiliser le second critère.

Celui-ci est présenté comme "objectif", parce qu'il s'agit de contrôler l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). La Cour de cassation reprend exactement le même principe dans une décision de la Chambre criminelle du 8 avril 2009. Elle y rappelle l'importance de l'impartialité fonctionnelle, qui interdit notamment à un magistrat de connaître d'une affaire pénale, alors qu'il avait déjà eu à juger de son volet civil. Dans ce cas, ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation  judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité.

Dans le cas de l'affaire AZF, la Cour n'affirme en aucun cas que le magistrat exerçant en même temps des fonctions associatives dans un groupement visant à garantir les droits des victimes n'était pas impartial. Cette double fonction a cependant pour effet de semer le doute dans l'esprit des justiciables, et c'est ce doute même que sanctionne la Cour.

Le Conseil d'Etat en retrait


Doit-on en déduire que le principe d'impartialité à la fois constitutionnalisé et garanti par la Convention européenne des droits de l'homme est désormais parfaitement mis en oeuvre dans notre système juridique ?  Certainement pas, car le Conseil d'Etat se place résolument en retrait. Dans un arrêt récent, du 13 novembre 2013, il a ainsi admis la légalité d'une sanction disciplinaire alors même que le directeur général de l'administration du ministère concerné avait pris toutes les décisions relatives à l'intéressé. Il avait ainsi décidé de son changement d'emploi, de la nomination de son successeur. Il avait établi et signé le rapport sur les faits qui lui étaient reprochés et demandant la saisine du Conseil de discipline. Pour faire bonne mesure, il l'avait d'ailleurs présidé lui-même.

Le fondement de la décision ne repose pas sur l'idée que le principe d'impartialité s'appliquerait avec moins de rigueur, voire pas du tout, aux sanctions disciplinaires. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision rendue sur QPC du 25 novembre 2011, le Conseil constitutionnel énonce très clairement que le contraire, en affirmant que le principe d'impartialité s'impose (...) "lorsqu'est en cause une sanction ayant le caractère d'une punition".

En réalité, l'origine de la décision repose sur une conception univoque de l'impartialité, celle qualifiée d'objective. Le Conseil se borne donc à affirmer qu'"il ne ressort pas des pièces du dossier qu'il ait, dans la conduite des débats, manqué à l'impartialité requise ou manifesté une animosité particulière à l'égard de l'intéressé". Cette formule est directement issue d'un arrêt Laniez du 15 mai 1960, tellement oublié qu'il ne figure même plus dans les bases de données recensant le droit en vigueur.

Le principe d'impartialité s'applique donc aujourd'hui avec une intensité variable selon que l'on s'adresse au juge judiciaire ou au juge administratif. Sur ce plan, on doit se réjouir de la décision AZF qui l'applique dans toute sa rigueur. Il n'en demeure pas moins que ce manquement, pas plus d'ailleurs que l'erreur de droit commise, n'aurait jamais dû existé. Comment un juge peut-il siéger alors que le conflit d'intérêts est patent, au point qu'il est susceptible de mettre en doute son impartialité ? Cette légèreté conduit à priver les victimes, celles-là même que les associations concernées se proposaient de protéger, de la réparation à laquelle elles sont en droit de prétendre. Situation paradoxale dans une affaire qui prend l'allure d'une catastrophe, judiciaire cette fois.

dimanche 11 janvier 2015

Le droit au blasphème

Les attentatss terroristes qui ont frappé notre pays les 7 et 8 janvier 2015 témoignent d'un retour de la barbarie. Barbarie à l'égard de l'Etat et de ceux qui en sont les représentants, au premier rang desquels figurent les membres des forces de police. Barbarie antisémite à l'égard des malheureux clients d'un supermarché casher. Barbarie obscurantiste à l'égard des membres de l'équipe de Charlie Hebdo, journal dont la ligne éditoriale repose, depuis sa fondation, sur l'ironie et la dérision. Charlie Hebdo se moque aussi bien des puissances politiques ou financières que religieuses, dans un rejet libertaire de tous les pouvoirs établis.

Derrière la condamnation massive de ces assassinats apparaissent tout de même certaines nuances, il est vrai très minoritaires. On entend dire que les caricaturistes de Charlie se moquaient un peu trop de la religion, faisant preuve d'"irresponsabilité éditoriale". Les commentaires sur internet mentionnent quelquefois qu' "ils l'avaient bien cherché". On est évidemment tenté d'attribuer ces propos à la bêtise, mais on peut aussi y voir un retour du blasphème, blasphème justifiant, aux yeux de certains, des atteintes à la liberté d'expression. Certains n'hésitent pas à affirmer que Charlie Hebdo publiait "les plus ignobles blasphèmes" et que "le blasphème et le sacrilège n'apportent jamais la paix". Disons-le clairement, ce retour du blasphème témoigne d'un retour des intégrismes religieux, retour qui touche aujourd'hui l'ensemble de notre société.

Le blasphème, négation de la laïcité


Le blasphème, considéré comme une infraction pénale, a pour fonction d'apporter la protection judiciaire de l'Etat à une ou plusieurs religions. A cet égard, son incrimination constitue la négation de la séparation des églises et de l'Etat, la négation aussi du principe de laïcité. C'est la raison pour laquelle il relève aujourd'hui de l'analyse purement historique. Les dernières tentatives pour sanctionner pénalement le blasphème en France remontent à la Restauration, plus précisément sous le règne de Charles X.

Une infraction pénale, sous Charles X


Le projet de loi sur le sacrilège, en 1825, prévoyait la condamnation à mort par décapitation, après avoir eu la main coupée, de tout profanateur, notamment lorsque la profanation touchait des hosties consacrées. Après débats, ce châtiment fut finalement adouci en peine de mort, après amende honorable. La loi se heurtait cependant à l'opposition des doctrinaires qui y voyaient une atteinte intolérable à la séparation du temporel et du spirituel. Lanjuinais affirmait que la loi n'a pas à sanctionner les offenses à Dieu, dont lui seul est juge. Quant à Benjamin Constant, de religion protestante, il refusa de la voter au motif qu'elle établissait des incriminations différentes pour le vol d'un vase sacré vide et celui d'un ciboire contenant des hosties consacrées. Il affirmait que ce texte reposait sur une croyance qu'il ne partageait pas, et qu'il avait le droit de ne pas partager. La loi fut finalement votée mais jamais réellement appliquée et elle disparut avec la Révolution de 1830.

Le projet de loi, ironiquement qualifié "de justice et d'amour" de 1827 visait, quant à lui, à museler la presse, en particulier en cas de propos offensants pour la religion. Concrètement, il s'agissait purement et simplement de soumettre toute publication à l'autorisation préalable du ministre de l'intérieur. Il fut voté, mais tellement modifié par la Chambre des pairs que le gouvernement Villèle décida finalement de retirer le texte.  Ce projet de 1827 constitue la dernière tentative du droit français pour sanctionner juridiquement le blasphème. 

 L'article 11 de la Déclaration de 1789


Depuis cette date, le droit français fait prévaloir l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l'Homme : tout Citoyen peut donc parler, écrire, imprimer librement, sauf à répondre de l'abus de cette liberté dans les cas déterminés par la Loi". En l'espèce, "la loi", c'est celle du 29 juillet 1881 relative à la liberté de presse. Elle pose en principe que chacun dispose de sa liberté d'expression dans les médias, sauf à devoir rendre compte d'éventuels abus réprimés a posteriori par le juge pénal.

Comment concilier ce principe avec, par exemple, la loi Gayssot ? C'est que, en l'occurrence, ce qui est sanctionné, c'est la négation d'un fait, le génocide des juifs d'Europe, attesté par l'histoire. Le blasphème n'est pas de même nature puisqu'il met en cause une croyance, un imaginaire, une espérance dont nul ne peut apporter la preuve. La notion de blasphème relève donc fondamentalement de la théologie et non du droit pénal ou administratif, sauf à en faire l'instrument d'une croyance particulière. Les adeptes de toutes les religions ne sont cependant pas sans moyens juridiques pour obtenir la condamnation de propos tenus dans la presse, ou de certains dessins, s'ils peuvent être qualifiés d'injure au sens de la loi de 1881. 

Depuis une vingtaine d'années, les associations catholiques attaquent systématiquement tous les articles de presse, films, ou livres qu'elles estiment injurieux. Leurs recours ont au moins permis de préciser la jurisprudence.

Personne n'est contraint de lire un livre, ou un journal


D'une manière générale, le juge accepte d'interdire ou de restreindre la diffusion de documents qui s'imposent à la vue de tout le monde et peuvent donc heurter la sensibilité de certains croyants. Tel est le cas, par exemple, de l'affiche du film Ave Maria dont le TGI de Paris a interdit la diffusion par un jugement du 23 octobre 1984. Représentant une jeune femme à la poitrine nue attachée à la croix, cette image a été jugée comme une "publicité tapageuse" diffusée "en des lieux de passage public forcé" et constituant "un acte d'intrusion dans le tréfonds intime des croyances". En revanche, l'affiche de Larry Flynt représentant un homme ayant la position d'un crucifié, les reins drapés du drapeau américain et reposant sur un corps féminin ne donne pas lieu à saisie, le même juge notant, dans une décision du 20 février 1997, que la croix n'est pas représentée, et que les autorités ecclésiastiques ne se sont pas jointes au recours. Observons que cette jurisprudence ne repose pas sur une analyse objective d'une image qui serait considérée blasphématoire par telle ou telle religion. Elle s'appuie sur une perspective subjective de l'atteinte à la sensibilité des personnes qui voient cette image, en quelque sorte malgré elles.

Lorsque le recours porte sur un film ou sur un livre, le juge se montre beaucoup moins sensible à ce type de recours. Il fait observer que si l'on ne veut pas être choqué par le film Je vous salue Marie de Jean-Luc Godard, le mieux est encore de ne pas aller le voir (TGI Paris, ord. réf. 28 janvier 1985). Il en est de même des Versets Sataniques de Salman Rushdie, contestés à leur publication en 1989, et que le juge refuse de sanctionner, au motif que personne n'est contraint de lire ce livre. 

Dans son appréciation de l'injure, la jurisprudence se montre d'ailleurs extrêmement nuancée, faisant prévaloir autant que possible la liberté d'expression. On se souvient que Michel Houellebecq fut ainsi relaxé en 2001 pour avoir affirmé dans la revue Lire : " La religion la plus con, c'est quand même l'Islam". Aux yeux du tribunal, de tels propos visaient l'Islam et non les musulmans eux-mêmes. Il n'y avait donc pas injure, au sens juridique du terme.

Les propos qui "heurtent, choquent ou inquiètent"


Cette jurisprudence libérale trouve un écho dans celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui l'a davantage suivie qu'inspirée. Dans son arrêt Otto-Preminger Institut c. Autriche du 20 septembre 1994, celle-ci reconnaît certes un "droit à la jouissance paisible de la liberté de religion", formule qui autorise les Etats membres à poursuivre les injures ou outrages, comme en droit français. La Cour ajoute cependant que les croyants "doivent tolérer et accepter le rejet par autrui de leurs croyances religieuses et même la propagation de doctrines hostiles à leur foi". Bien plus, ils doivent aussi admettre le discours provocateur. La Cour admet en effet que l'article 10 de la Convention, celui-là même qui consacre la liberté d'expression, protège aussi les propos ou les dessins qui "heurtent, choquent ou inquiètent", quel que soit le message considéré (Par exemple : CEDH, 25 juillet 2001, Perna c. Italie). Les dessins de Cabu ou de Wolinski sont donc protégés par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Doit-on pour autant en déduire que ceux qui estiment que Charlie allait trop loin ne sont que les derniers représentants d'une société disparue, celle de l'intolérance et de l'obscurantisme ? Certes non, car on perçoit, hélas, certaines évolutions pour le moins inquiétantes. 

Philippe Geluck. Le Chat.

Le retour du blasphème "modernisé"


La première réside dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme elle-même. Dans sa décision Wingrove c. Royaume-Uni du 25 novembre 1996, elle admet la survivance d'un délit de blasphème dans le droit britannique, susceptible de justifier le refus d'autoriser l'exploitation d'un film. Dans l'arrêt Murphy c. Irlande du 10 juillet 2003, elle précise que l'Irlande peut aussi conserver une loi sur le blasphème, à la condition d'en réserver l'usage aux seuls croyants de la religion chrétienne.

Le problème réside cependant dans les conséquences de cette absence d'engagement de la Cour. Comment ne pas considérer cette jurisprudence comme à la fois attentatoire à la liberté d'expression et discriminatoire ? Attentatoire à la liberté d'expression, puisque le blasphème peut être poursuivi dans certains Etats membres, notamment ceux dotés d'une religion officielle. Discriminatoire, car les lois concernées, notamment en Irlande, ne s'appliquent qu'à une partie de la population définie par son appartenance religieuse. La survivance juridique du blasphème est ainsi attachée à une vision communautaire de la société. En même temps, la jurisprudence de la Cour européenne n'est pas laïque. Elle repose davantage sur le pluralisme des conceptions étatiques des libertés que sur le principe de laïcité.

Au plan universel enfin, on voit apparaître un mouvement identique. Le Conseil des droits de l'homme des Nations Unies a voté le 14 octobre 2008 une résolution "relative à la lutte contre la diffamation des religions" invitant les Etats à intégrer dans leur droit positif des dispositions destinées à lutter contre une telle diffamation. Le Conseil admettait que la nécessité de respecter les religions  peut conduire à restreindre la liberté d'expression, définition modernisée du blasphème. A ce propos, il convient d'observer que le texte vise essentiellement l'Islam et que cette résolution est le fruit de demandes formulées régulièrement par l'Organisation de la Conférence islamique. Heureusement, on doit préciser que la France ne l'a pas votée, estimant précisément qu'elle reflétait une conception communautariste de la société et risquait de susciter des atteintes à la liberté d'expression. 

On voit ainsi apparaître un retour du blasphème, au nom du droit au respect des différentes communautés religieuses. Au moment où la France donne, pour une fois, l'image d'une communauté rassemblée autour de valeurs communes qui sont celles de la République, il convient de se méfier de certains apprentis-sorciers. Derrière un discours en apparence libéral prônant le respect de la liberté religieuse, se cache la recherche d'une segmentation communautaire de la société. Derrière ce respect affiché des communautés religieuses se cache finalement le refus de tout discours déviant ou simplement ironique. L'équipe de Charlie l'avait bien compris, et elle prônait, par son insolence même, le droit au blasphème.