« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mercredi 31 août 2011

EVAFISC, le secret bancaire suisse et la vie privée

Le 24 août 2011, le Conseil d'Etat a rejeté le recours déposé par une filiale suisse de la banque HSBC contre un arrêté du 25 novembre 2009 du ministre du budget, mettant en oeuvre un fichier des comtpes bancaires détenus hors de France par des personnes physiques ou morales. Dénommé EVAFISC, ce nouveau traitement automatisé a pour objet de lutter contre fraude internationale avec les paradis fiscaux, y compris la Suisse. Il est alimenté par les services fiscaux à partir des informations qu'ils détiennent, mais aussi de celles transmises par les services judiciaires et les banques. Ces dernières sont en effet tenues de répondre positivement au droit de communication exercé par les services fiscaux sur le fondement de l'article 81 du Livre des procédures fiscales.

La création de ce fichier, fin 2009, serait passée à peu près inaperçue si, peu après sa création, il n'avait reçu une masse d'informations provenant d'un ancien salarié de la filiale genevoise d'HSBC. A l'époque, Eric de Montgolfier, alors en charge de plusieurs dossiers de fraude fiscale à Nice, avait estimé que ces données permettaient d'identifier 127 000 comptes appartenant à 79 000 personnes, dont 8 231 Français. Le fisc avait ensuite précisé que ces fichiers révélaient une liste de 3000 fraudeurs français présumés. 

Le recours d'HSBC contre le texte créant EVAFISC visait, avant toute autre préoccupation, à protéger le secret bancaire suisse. Ce dernier ne faisant l'objet d'aucune garantie juridique s'imposant aux autorités françaises, il était indispensable d'articuler d'autres moyens juridiques à l'appui du recours. 

Le premier d'entre eux est le droit au respect de la vie privée. S'appuyant sur l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, HSBC avait, dès le 19 avril 2010, saisi le Conseil d'Etat d'un référé demandant la suspension de l'arrêté du 25 novembre 2009 créant EVAFISC.

Vie privée : secret de l'être et transparence de l'avoir

Il est vrai que la vie patrimoniale d'une personne est considérée par une partie de la doctrine classique, P. Kayser en particulier, comme un élément de sa vie privée. A l'appui de cette thèse est invoquée l'idée selon laquelle le patrimoine est une émanation de la personne sur le plan économique. Protéger la personne impliquerait donc la protection de son patrimoine. Le droit de vivre dans la discrétion est en outre perçu comme un élément important du droit au respect de la vie privée, et les citoyens les plus riches ont droit, comme les autres, à cette discrétion. 

Cette thèse est aujourd'hui abandonnée au profit d'une conception plus empirique qui vise à apprécier, au cas par cas, la légitimité des motifs de la divulgation du patrimoine d'une personne. 

Peter de Vos (1490-1567) - Le collecteur d'impôt

Le droit à l'information justifie ainsi  la publication de renseignements d'ordre patrimonial. La Cour de cassation a considéré, dans un arrêt du 20 octobre 1993, que la publication par L'Expansion du classement des 100 personnalités les plus riches de France ne portait pas une atteinte excessive à la vie privée des personnes, dès lors qu'elle ne s'accompagnait d'aucune autre information sur leur mode de vie ou leur personnalité.

Le motif le plus important d'atteinte au secret du patrimoine reste cependant l'ordre public et plus particulièrement la recherche des infractions.C'est précisément cette exception qui est invoquée dans le cas d'EVAFISC et le Conseil d'Etat estime qu'il n'y a pas violation de l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Ses dispositions réservent en effet un droit d'ingérence des autorités publiques dans la vie privée des personnes pour un motif légitime, en l'espèce la nécessité de prévenir et réprimer la fraude fiscale. L'article 38 de la loi du 6 janvier 1978 ne raisonne pas autrement, lorsqu'il estime qu'un traitement automatisé peut porter atteinte à la vie privée pour des motifs d'intérêt général, à la condition toutefois que l'ingérence soit proportionnée à la finalité du fichier et qu'une procédure spécifique soit respectée pour sa création.
Sur ce dernier plan, la banque requérante n'obtient pas davantage satisfaction. Le Conseil d'Etat ne manque pas d'observer que la CNIL a rendu un avis très motivé sur la création d'EVAFISC. La Commission effectue un contrôle très pointilleux de la finalité du fichier, de la durée de conservation des données, ainsi que des garanties techniques de sécurité du stockage. Conformément à l'article 38 de la loi du 6 janvier 1978, elle admet en particulier que les personnes physiques ou morales soient privées du droit de s'opposer à la collecte ou la conservation de ces données bancaires. Dans ce cas, la lutte contre le fraude fiscale légitime donc clairement l'atteinte à la vie privée.





lundi 29 août 2011

La présence de l'avocat durant la garde à vue : toujours plus !

La loi du 14 avril 2011 sur la garde à vue est à peine en vigueur qu’elle se trouve déjà contestée. LLC avait déjà attiré l’attention, en juin dernier, sur une certaine précarité des dispositions prévoyant un « avocat taisant », contraint au silence pendant l'audition, peu compatibles avec le projet de directive européenne et avec le droit issu de la convention européenne.


Aujourd’hui, la contestation s’incarne dans une nouvelle QPC, dont on observe qu’elle n’est pas déposée par une personne gardée à vue, mais par les avocats eux mêmes, en l’espèce le jeune barreau parisien. Ce dernier conteste devant le Conseil d’Etat la légalité de la circulaire du 23 mai 2011, recours  déposé moins de 9 jours après sa publication. C'est à l'occasion de ce recours qu'est déposée une QPC contestant les dispositions de la loi du 14 avril 2011. Autant dire qu’il s’agit pour la profession d’apparaître comme le protecteur unique des droits des citoyens gardés à vue. Et pour les jeunes avocats du Barreau de Paris, très nombreux, peut être trop, la garde à vue constitue une source de revenus non négligeable et qui peut sans doute être encore augmentée.. (voir LLC).

Sur le fond, les jeunes avocats demandent que l’avocat de la personne gardée à vue puisse poser des questions lors des interrogatoires, mais également qu’il ait accès à l’intégralité du dossier et soit présent lors des différentes confrontations et perquisitions.

Alors que la garde à vue suscite de multiples QPC, il est surprenant de noter que la loi du 14 avril 2011 n’a pas été déférée au Conseil constitutionnel. Sur ce point, cette QPC, dernière en date mais sans doute pas ultime, présente au moins l’avantage de provoquer le contrôle de constitutionnalité. 


Pour le moment, la jurisprudence du Conseil constitutionnel ne semble pas s’orienter vers une présence constante de l’avocat durant toutes les phases et toutes les activités liées à la garde à vue. Dans sa célèbre décision du 30 juillet 2010, relative à une précédente QPC , le Conseil affirme que l’absence de l’avocat pendant les interrogatoires constitue une « restriction aux droits de la défense imposée de façon générale ». Il ajoute cependant qu’elle s’impose « sans considérations des circonstances particulières susceptibles de la justifier ». A contrario, on est fondé à en déduire que certaines circonstances pourraient justifier l’absence de l’avocat pendant les interrogatoires, notamment « pour rassembler des preuves ou assurer la protection des personnes ».

Autant affirmer clairement que la présence de l’avocat est une nécessité de principe, mais pas une nécessité absolue et permanente.

La Cour européenne n’est d’ailleurs pas davantage dans une position aussi absolutiste. Dans une décision récente du 19 juillet 2011, Rupa c. Roumanie, elle estime que des déclarations faites par un gardé à vue en dehors de la présence de son avocat commis d’office peuvent être pris en considération dans la suite de la procédure. Le fait que l’avocat ait été peu présent et peu actif durant la garde à vue n’a pas davantage pour effet de porter atteinte à l’exercice des droits de la défense.

La Cour se montre également très réservée sur le droit d’accès au dossier par l’avocat d’une personne gardée à vue. Dans un arrêt Svipsta c. Lettonie du 17 février 2001, elle avait ainsi admis que cet accès, lorsqu’il est reconnu par le système juridique, soit temporairement limité pour des motifs légitimes liés au bon déroulement de l’enquête. La seule contrainte est que l’avocat dispose des pièces indispensables à la contestation de la légalité de la mesure privative de liberté.

On le voit, cette conception extensive de la présence de l’avocat durant la garde à vue ne rencontre, pour le moment, que peu d’écho dans le droit positif. Reste à se demander quelle sera la position du juge constitutionnel sur l’audition libre et sur l'avocat taisant… mais nous en aurons sans doute à en reparler.


lundi 22 août 2011

Le CV anonyme passe à la poubelle

Yazid Sabeg, le commissaire à la diversité et à l'égalité des chances, vient d'annoncer que le CV anonyme ne serait pas généralisé. 

En soi, la nouvelle ne présente pas un intérêt immense, mais le CV anonyme offre tout de même un exemple presque caricatural de ces réformes cosmétiques qui font de la lutte contre les discrimination un objet de communication, et rien d'autre. 

L'abandon de cette réforme n'est pas aussi surprenant que les conditions de son adoption. Car le CV anonyme est une obligation légale depuis la loi du 31 mars 2006 sur l'égalité des chances, qui reprenait alors une idée lancée par Claude Bébéar, dans un rapport de 2004. Le texte introduit dans le code du travail l'article L 1221-7 qui énonce : "Dans les entreprises de cinquante salariés et plus, les informations (…) communiquées par écrit par le candidat à un emploi ne peuvent être examinées que dans des conditions préservant son anonymat". 

Or, cette loi sur l'égalité des chances a été victime d'une sorte de malédiction. On se souvient qu'à la suite de manifestations de grande ampleur, le président de la République, à l'époque Jacques Chirac, avait demandé aux entreprises de ne pas appliquer ses dispositions portant sur le "Contrat  première embauche" (CPE). Dans la foulée, les entreprises en ont sans doute profité pour ne pas appliquer davantage celles relatives au CV anonyme, d'autant que le décret en Conseil d'Etat qui devait en préciser les modalités de mise en œuvre n'a jamais été publié.

Trois ans après le vote de la loi, notre actuel Président de la République a redécouvert le CV anonyme, peut être en lisant le Journal Officiel ? Quoi qu'il en soit, dans un discours à l'Ecole Polytechnique de décembre 2008, il déclare : "Je veux que le CV anonyme devienne un réflexe pour tous les employeurs". Il propose donc une expérimentation, idée fort originale, puisqu'il est peu fréquent de procéder à l'expérimentation postérieurement à la loi.. 

Quoi qu'il en soit, en novembre 2009, 49 entreprises acceptent de mettre en oeuvre pendant six mois le CV anonyme dans leur procédure d'embauche. Personne n'avait entendu parler des résultats … jusqu'à ce que Pôle Emplois se voie confier une nouvelle expérimentation, qui s'est déroulée dans 8 départements. Le bilan en a été confié au CREST qui a communiqué des résultats accablants. On y apprend que les candidats issus de l'immigration ont une chance sur 22 d'obtenir un entretien lorsque leur CV est anonyme, et une chance sur 10 lorsqu'il n'est pas anonyme. Les analystes pensent que les recruteurs sont plus indulgents sur les maladresses d'écriture ou les "trous" dans les CV quand ils connaissent les origines sociales de celui ou celle qui l'a rédigé. En bref, on s'aperçoit que les recruteurs ne sont pas nécessairement tous des vilains racistes.. 

On aurait peut être pu s'en douter et éviter le ridicule de ces expérimentations successives. Mais au-delà de l'anecdote, et avant que le CV anonymes échoue dans les poubelles de l'histoire, nous pouvons peut être tirer quelques leçons de ses péripéties.

D'une part, la lutte contre les discriminations est, avant tout un combat juridique pour l'égalité de traitement. Des textes existent pour sanctionner les employeurs qui pratiquent des discriminations à l'embauche, qu'elles soient fondées sur les origines, le sexe, l'âge ou les orientations sexuelles. C'est aussi un combat culturel, et il est sans doute plus utile d'apprendre aux jeunes postulants à rédiger correctement un CV plutôt que les inciter à l'anonymat. 

Ce CV anonyme est inutile, dans la mesure où il ne fait que repousser l'éventuelle discrimination jusqu'à l'entretien. Il est également dangereux, car il stigmatise ceux qui recourent à cet anonymat, puisque, par hypothèse, ils arrivent dans une procédure de recrutement avec "quelque chose à cacher".  Au lieu de lutter contre la discrimination, il la crée.  Mais le plus grave n'est-il pas de laisser croire aux victimes potentielles qu'il suffit d'un CV anonyme pour rétablir l'égalité ?  

D'autre part, l'aventure du CV anonyme témoigne d'un certain mépris de la loi. En 2006, le parlement est sollicité pour voter l'adoption du CV anonyme. Il participe alors à un "coup médiatique", la promotion d'une idée à la mode. Elle fait l'objet d'une sorte de consensus, illustré par la proposition n° 25 du Projet socialiste pour 2012, qui, lui aussi, propose la généralisation du CV anonyme.

La loi est votée sans que l'on connaisse réellement les conséquences de la réforme ainsi adoptée. C'est si vrai qu'après avoir voté ce texte, on va se préoccuper, trois ans après, de l'expérimenter… pour découvrir finalement qu'il était parfaitement nuisible aux intérêts mêmes qu'il voulait protéger.  Pendant cinq années, on nous a donc vanté les bienfaits d'une technique dont personne ne connaissait l'impact… 

Les bons sentiments ne font décidément pas une bonne législation. 



jeudi 18 août 2011

Le parquet européen, c'est pas demain la veille

Le 14 août 2011, l'Assemblée nationale a adopté une résolution européenne dans laquelle elle "souhaite la création d'un parquet européen compétent, dès l'origine, en matière de lutte contre la criminalité". ..




La "résolution européenne"

Devons nous en déduire que nos honorables parlementaires se sont réunis pendant le grand week end de l'Assomption pour se pencher sur l'approfondissement de l'espace pénal européen ? Certes non, car cette "résolution européenne" a été adoptée selon la procédure précisée dans l'article 151-7 du règlement de l'Assemblée. La Commission des affaires européenne peut en effet proposer des résolutions qui, selon leur thème, sont ensuite examinées par une commission permanente, celle qui est la plus compétente sur le fond. Celle qui nous intéresse, issue d'une initiative de M. Geoffroy (UMP Seine et Marne) et de Mme Karamanli (PS Sarthe) a donc été transmise à la Commission des lois. Celle-ci a alors le choix entre rejeter la proposition, l'inscrire à l'ordre du jour pour qu'un débat soit organisé, ou encore… ne rien faire. C'est cette dernière option qui a été choisie en l'espèce. Dans ce cas, la résolution est considérée comme adoptée à l'issue d'un délai de 15 jours après la transmission à la commission compétente. Et c'est ainsi qu'une résolution est adoptée le 14 août..

Une histoire ancienne...

Le fondement juridique de ce ministère public européen réside dans l'article 86 du traité de Lisbonne, entré en vigueur le 1er décembre 2009. Il prévoit la faculté "pour tout ou partie des Etats membres, d'instituer un parquet européen". Le rapport du Conseil d'Etat publiée en février 2011 sur cette question note cependant que la réflexion sur ce sujet a "près de 40 ans". En substituant les ressources propres des communautés aux contributions financières des Etats, le traité de Luxembourg de 1970 portait déjà en germe l'idée que les intérêts financiers de l'Union justifient la mise en place d'instruments de contrôle spécifiquement européens. Avec la construction de l'espace judiciaire européen, l'idée de créer un procureur européen a fait son chemin, à travers de multiples sommets et de multiples rapports, jusqu'au traité de Lisbonne.

Qui s'opposerait, à part quelques eurosceptiques pathologiques, à une idée aussi excellente ? Un parquet européen permettrait de lutter plus efficacement contre la criminalité transfrontière, qu'elle soit purement financière ou étendue à l'ensemble de la criminalité organisée. Surtout, un parquet européen contribuerait au rapprochement des systèmes pénaux autour de standards européens. A ce titre, il jouerait un rôle unificateur et formateur, surtout au moment précis où l'Union européenne se prépare à adhérer à la Convention européenne des droits de l'homme.

Alors pourquoi en sommes nous toujours à voter des résolutions pour vanter les bienfaits du parquet européen, sans pour autant dépasser le stade déclaratoire ?

Pieter Brueghel. Intérieur d'un cabinet de procureur
Un enjeu de pouvoir

On sait que le droit européen est partagé entre deux traditions. Les communautés européennes, et notamment le droit de la Cour de Justice, se sont construites à partir de la tradition continentale du droit écrit romano-germanique. Peu à peu, le droit de la "Common Law" d'origine anglo-saxonne a été également pénétré le droit européen, à travers notamment le droit pénal et les principes posés par la Cour européenne. De quel système s'inspirera l'institution du parquet eruopéen ? C'est évidemment un enjeu de pouvoir qui conditionne l'ensemble des négociations.

Obstacles juridiques

La réforme rencontre d'abord des obstacles juridiques. Le premier d'entre eux est l'étendue de la compétence de cette structure nouvelle. Le traité de Lisbonne mentionne les infractions portant atteinte aux intérêts financiers de l'Union, mais aussi à la "criminalité grave ayant une dimension transfrontière". Or on sait que la notion de "criminalité organisée" ou de "grande criminalité" n'est pas définie de la même manière par l'ensemble des Etats membres. Ces divergences conduisent à noter l'hétérogénéité des normes et des systèmes qui risque de susciter de grandes difficultés d'articulation entre le parquet européen et les droits nationaux.

Europe intergouvernementale ou intégration ?
Mais la plus grande difficulté est sans doute de nature politique. La création d'un parquet européen est en effet au cœur du débat entre la vision intergouvernementale de l'Union européenne et le souhait d'une intégration plus grande vers un système qui se rapproche du fédéralisme. Dans son rapport, le Conseil d'Etat ne s'y trompe pas, et plaide pour une vision quelque peu étriquée, qu'il appelle "réaliste" du procureur européen. A ses yeux, il est impossible d'envisager une institution unique, centralisée, ayant compétence ratione loci sur l'ensemble du territoire l'Union. Le "parquet réaliste" qu'il propose serait donc une institution collégiale, composée d'un représentant par Etat membre pour la décision d'engager les poursuites. Ensuite, ces poursuites seraient diligentées par des "délégués nationaux" décentralisés dans chaque Etat.

Cette proposition vise en réalité à replacer le procureur européen dans une perspective intergouvernementale, alors qu'il en est la négation même. Par son existence même, il remet en cause l'Europe des Etats pour privilégier l'intégration. Il considère en effet le territoire de l'Union comme un champ de compétence unique, alors que ce que l'on appelle l'"espace de liberté, de sécurité et de justice" initié à Tempere en 1999, s'est essentiellement traduit par la création d'Eurojust, c'est-à-dire d'une organisation intergouvernementale dont on connait par ailleurs la relative inefficacité. On ajoutera, pour faire bonne mesure, que la Grande Bretagne, dont on connaît l'attachement à l'Union européenne, ainsi que l'Irlande ont choisi de ne pas participer à la coopération judiciaire en matière pénale. Par les protocoles 21 et 22, elles ont cependant obtenu de pouvoir participer au Parquet européen, lorsqu'elles le souhaiteront, par une simple demande (clause "opt in").

Devant ces difficultés de la coopération intergouvernementale, on peut s'interroger sur les chances de la procédure d'adoption prévue par l'article 86 al. 1 TFUE. Il précise en effet que le Conseil peut créer le parquet européen "par voie de réglements" adoptés à l'unanimité. Or, les adhésions britannique, irlandaise, et probablement polonaise à cette réforme semblent bien peu probable. Pourquoi alors ne pas utiliser le système des coopérations renforcées, qui est autorisé par l'alinéa 2 de ce même article 86 ? Il permet à 9 Etats "motivés" de créer ce parquet européen… et d'amorcer un véritable espace judiciaire européen, même s'il est géographiquement plus réduit ?

A ce titre, le procureur européen constitue peut être le moyen de faire renaître une "petite Europe" mieux intégrée, dotée d'une gouvernance plus efficace... on rêve..

lundi 15 août 2011

"Omerta dans la police" : l'obligation de réserve des agents publics


Le tribunal administratif de Paris a rejeté, le 13 août, la  demande de suspension en référé de la mesure disciplinaire qui frappe madame Sihem Souid. Le 26 juillet dernier, le conseil de discipline avait proposé de lui infliger une sanction de 18 mois d'exclusion, dont 12 mois ferme, sanction réduite l'après midi même par le ministre de l'intérieur à 6 mois ferme, sans doute pour montrer sa grande clémence... 
L'origine de cette sanction réside dans la publication d'un livre "Omerta dans la police" paru en octobre 2010 aux éditions du Cherche Midi, écrit avec le soutien de Jean Marie Montali, directeur de la rédaction de France Soir. L'auteur y dénonçait un "climat délétère" dans les services de la police de l'air et des frontières (PAF) où elle exerçait ses fonctions, décrivant un univers de travail dominé par le racisme, l'homophobie et le sexisme.
La décision du  juge administratif ne présente, en soi, qu'un intérêt limité, dans la mesure où il ne se prononçait pas au fond, mais seulement sur des mesures d'urgence. Sur ce point, il n'est  pas surprenant qu'il ait refusé la suspension de la sanction. Les avocats de la plaignante avaient eu l'idée étrange d'invoquer le fait qu'elle se trouverait en "grande précarité" du fait de cette exclusion de six mois, alors même que les tirages de son livre sont excellents.
L'intérêt de cette affaire est bien davantage dans le débat qu'elle suscite sur l'obligation de réserve des agents publics. Plusieurs questions doivent être posées pour cerner cette notion.
1ère question : Mme Souid est-elle soumise à l'obligation de réserve ?
La réponse est incontestablement positive. L'article 25 du statut de lafonction publique soumet les fonctionnaires à un "devoir de discrétion" qui implique la non divulgation des faits, informations ou documents dont ils ont connaissance dans l'exercice de leurs fonctions. Ce devoir cède cependant, très logiquement, devant l'obligation de communiquer aux administrés les documents administratifs communicables au sens de la loi du 17 juillet 1978.
La notion de devoir de réserve est quant à elle d'origine jurisprudentielle.  Elle apparaît dès 1935, dans un arrêt du Conseil d'Etat Bouzanquet, pour fonder la sanction frappant un employé à la chefferie du Génie à Tunis, qui avait tenu des propos publics très critiques à l'égard de la politique du gouvernement.  Elle impose à l'agent une certaine retenue dans l'expression, lui interdit  d'utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, par exemple à des fins de propagande politique ou de dénigrement. La réserve apparaît ainsi comme un des instruments juridiques destinés à garantir la neutralité du service public. 

Il est vrai que Mme Souid, contrairement à ce qui été largement repris dans la presse, n'a pas la qualité de fonctionnaire. Elle est "agent de sécurité de la police nationale", ce qui signifie qu'elle a été recrutée avec un contrat de trois ans renouvelable. Elle a ensuite bénéficié de 14 semaines de formation avant de rejoindre les services de la police nationale pour y exercer des fonctions de soutien.
Bien qu'elle ne soit pas soumise au statut de la fonction publique, Mme Souid doit néanmoins respecter l'obligation de réserve. D'une part, la jurisprudence affirme que « le devoir de réserve s'impose à tout agent public. » ( par exemple : Conseil d'Etat, 13 mars 2006, Maison deretraite de Gerbeviller), qu'il soit fonctionnaire ou contractuel. D'autre part, le réglement général d'emploi de la police nationale (RGEPN) rappelle les droits et obligations de tous les personnels concourant aux missions de police, quel que soient leur statut, leur grade ou leur fonction. Signé par le ministre de l'Intérieur, il précise, dans son art. 113-10 que "l'obligation de réserve et de discrétion s'applique à tous les policiers et concerne tous les faits, les informations ou les documents dont ils ont une connaissance directe ou indirecte dans l'exercice ou à l'occasion de leur profession". Ce texte, actuellement l'arrêté du 6 juin 2006, s'impose par la voie hiérarchique à chacun des agents concernés. 

Dans ces conditions, il ne fait donc guère de doute que Mme Siad est effectivement soumise à l'obligation de réserve. 

2ère question : Les faits dont on accuse Mme Souid sont-ils constitutifs d'un manquement à l'obligation de réserve ?
La réponse sur ce point doit être plus nuancée. On peut évidemment considérer, et c'est la position du ministère de l'Intérieur, que le manquement à l'obligation de réserve a une nature purement objective, et serait constitué dès qu'une information concernant le service est divulguée, quelle que soit cette information. Selon cette définition étroite, le manquement à l'obligation de réserve est évidemment constitué.
On doit tout de même observer que cette position extrême n'est pas celle de la jurisprudence. Le juge considère au contraire que l'obligation de réserve ne pèse pas avec la même intensité sur chaque agent public. Ceux qui sont dans une position hiérarchique élevée (ambassadeur, préfet..) ou qui sont placés sous un statut particulier (militaires) y sont soumis de manière plus rigoureuse. En revanche, les agents subalternes et ceux qui disposent d'un mandat syndical bénéficient d'une plus grande liberté de parole (CE 18 mai 1956, Boddaert).
Si on reprend le cas de Mme Souid, on doit constater qu'elle est bien loin d'exercer une fonction supérieure, la mission des ADS relevant du soutien, et n'impliquant aucune participation directe à la mission de lutte contre la délinquance. Il est donc possible de considérer que l'obligation de réserve qui pèse sur elle ne lui interdit pas toute expression. 
Peut être serait il même possible de considérer que le dénonciation de comportements illégaux à laquelle elle se livre dans son livre remplit une mission d'intérêt général assez proche de l'action syndicale ?
3è question : La sanction infligée à Mme Souid est-elle proportionnée à la gravité du manquement à ses obligations ?
On sait que le juge administratif a tendance à accroître l'intensité de son contrôle sur les sanctions disciplinaires. Dans la célèbre affaire Matelly du11 janvier 2011, il a ainsi annulé la révocation d'un officier de gendarmerie, considérée comme "manifestement disproportionnée" par rapport aux faits reprochés à cet officier.
La comparaison entre les deux affaires est précisément très éclairante. Dans la décision Matelly, le manquement à l'obligation de réserve était d'autant plus évident que l'intéressé était soumis au statut des militaires, évidemment plus rigoureuse en ce domaine que le statut de la fonction publique civile. Et l'officier avait signé un article contestant ouvertement la politique du gouvernement en matière de regroupement des forces de sécurité. D'une certaine manière, il critiquait le droit existant, en l'espèce la loi du 3 août 2009 sur la gendarmerie.
Dans l'affaire Souid au contraire, l'intéressée est sanctionnée pour avoir dénoncé des comportements constitutifs d'infractions pénales (discrimination, harcèlement, etc..). Elle ne critique pas le droit existant, mais dénonce au contraire des violations du droit.
La question de la proportionnalité de la sanction est évidemment posée dans une telle situation. Mme Souid fait l'objet d'une exclusion de 18 mois, dont 12 avec sursis, l'une des sanctions les plus lourdes, derrière la révocation et la radiation des cadres.
4è question : Quelles sont les bornes de l'obligation de réserve ?
Se pose alors la véritable question de savoir quelles sont les bornes de l'obligation de réserve. Elle ne saurait évidemment pas contraindre un agent à un silence absolu. Dès lors que les procédures internes ne permettent pas de faire aboutir des plaintes portées contres ces comportements illégaux, doit-on nécessairement considérer comme illicite le fait de les porter sur la place publique ? L'utilisation des médias ne peut il jamais être le moyen de susciter une enquête qu'il a été impossible d'obtenir par d'autres moyens ? Sur ce plan, l'affaire Souid offre peut être au juge l'opportunité de préciser dans quels cas la liberté d'expression doit prévaloir sur l'obligation de réserve. 
La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme devrait inciter le juge à s'interroger sur cette question. En effet, dans une affaireGuja c. Moldavie du 12 février 2008, elle a été amenée à considérer qu'un fonctionnaire, même soumis à l'obligation de discrétion et de réserve, pouvait invoquer l'article 10 de la Convention européenne consacrant la liberté d'expression. Et sa décision est très éclairante : ".
"En ce qui concerne les agents de la fonction publique, qu’ils soient contractuels ou statutaires, la Cour observe qu’ils peuvent être amenés, dans l’exercice de leur mission, à prendre connaissance d’informations internes, éventuellement de nature secrète, que les citoyens ont un grand intérêt à voir divulguer ou publier. Elle estime dans ces conditions que la dénonciation par de tels agents de conduites ou d’actes illicites constatés sur leur lieu de travail doit être protégée dans certaines circonstances (…)". 

La Cour observe cependant que "la divulgation au public ne doit être envisagée qu’en dernier ressort, en cas d’impossibilité manifeste d’agir autrement (...). Dans un système démocratique, les actions ou omissions du gouvernement doivent se trouver placées sous le contrôle attentif non seulement des pouvoirs législatif et judiciaire, mais aussi des médias et de l’opinion publique. L’intérêt de l’opinion publique pour une certaine information peut parfois être si grand qu’il peut l’emporter même sur une obligation de confidentialité imposée par la loi "

Nul doute que si elle n'obtient pas satisfaction devant les juges internes, Mme Souid saura se souvenir de cette intéressante décision de la Cour européenne.. On ne peut s'empêcher de penser toutefois qu'il est tout de même fâcheux de laisser à la jurisprudence européenne le soin de résoudre un problème auquel le législateur devrait s'intéresser.

vendredi 12 août 2011

La citation du jour : Jefferson, les banques et les libertés



I believe that banking institutions are  more dangerous to our liberties than standing armies. If the  American people ever allow private banks to control the issue of  their currency, first by inflation, then by deflation, the banks and  corporations that will grow up around the banks will deprive the  people of all property until their children wake-up homeless on the  continent their fathers conquered.
Thomas Jefferson (Letter to the Secretary of the Treasury Albert Gallatin, 1802)

Marinus van Reymerswaele 1493-1567. Le banquier et sa femme
Traduction française:
« Je pense que les institutions bancaires sont plus dangereuses pour nos libertés que des armées entières prêtes au combat. Si le peuple américain permet un jour que des banques privées contrôlent leur monnaie, les banques et toutes les institutions qui fleuriront autour des banques  priveront les gens de  toute possession, d’abord par l’inflation, ensuite par la récession,  jusqu’au jour où leurs enfants se réveilleront, sans maison et sans toit, sur la terre que leurs parents ont conquis »

jeudi 11 août 2011

Cloud Computing et Patriot Act

Le Cloud Computing est à la mode, et l'entreprise moderne comme le particulier branché sont invités à utiliser cet "informatique dans les nuages". Au-delà de sa terminologie éthérée, le Cloud Computing est une technologie relativement simple : au lieu de stocker nos données sur notre disque dur, nous sommes invités à les confier à des serveurs distants. La technique est très tentante. D'une part, elle met les données à l'abri de l'accident toujours possible qui menace un disque dur. D'autre part, elle les rend accessibles de n'importe quel ordinateur, même peu puissant, connecté à internet. Elle offre enfin des possibilités de travail collaboratif qui dépassent de beaucoup notre bonne vieille communication par courriel. 

Supposons donc nos données les plus précieuses dans l'éther.  Est-il pour autant une zone de non droit ? 

Hélas non, car les fournisseurs de ce type de service sont américains, à commencer par Microsoft qui a sorti, en juillet, une nouvelle suite "Office 365" qui offre aux entreprise un outil de communication et de collaboration hébergé dans le  Cloud. La conséquence directe de cette situation est que Microsoft va acheminer vers ses serveurx et stocker les données de ses clients européens.. 

Or Microsoft, comme n'importe quelle entreprise d'Outre-Atlantique, est soumis au Patriot Act. On sait que ce texte, adopté par le Congrès américain a été voté le 25 octobre 2001, soit six semaines après les attentats du 11 Septembre. Il autorise toute une série d'atteintes à la vie privée, à la présomption d'innocence, au principe de sûreté. Et surtout il permet la communication aux autorités de police et de sécurité, sans aucune autorisation d'un juge, des informations d'une entreprise. En outre, le ForeignIntelligence Surveillance Act de 1978 modifié en août 2007 permet aux services compétents de se passer d'une autorisation judiciaire pour intercepter les communication d'éventuels suspects résidant à l'étranger. Peu importe donc que l'entreprise ait son siège en France, ses données, confiées à Microsoft, sont communicables aux autorités américaines sur la base dut Patriot Act  et du FISA

Inutile de préciser que cette communication aux autorités américaines se fait dans leplus grand secret, car le Patriot Act impose la confidentialité. La directive européenne sur la protection des données qui impose aux dépositaires de données à caractère personnel d'informer les personnes concernées en cas de divulgation n'est ici d'aucun secours. Par hypothèse en effet, elle ne saurait lier les autorités américaines. 

Magritte. L'oeil voit l'invisible

L'Union européenne ne semble d'ailleurs pas hostile à la transmission aux Etats Unis de données européennes. L'accord SWIFT avec les Etats Unis, entré en vigueur le 1er août 2010, donne déjà aux autorités américaines l'accès aux données bancaires européennes stockées sur le réseaux de la société Swift, dans le but de lutter contre le terrorisme. De même, l'accord PNR (Passengers Name Record) signé en 2007, prévoit la transmission aux Etats Unis de toutes les données relatives aux passagers des transports aériens, toujours pour lutter contre le terrorisme. 

On constate ainsi un véritable effet d'aubaine du terrorisme. Il autorise en effet l'administration américaine à entrer en possession des données les  plus sensibles des entreprises européennes… Alors, avant de se précipiter sur le Cloud Computing, les chefs d'entreprise comme les particuliers doivent peut être garder la tête froide, et les pieds sur terre…

lundi 8 août 2011

Facebook, la biométrie et la vie privée

La biométrie a d'abord été définie comme une science, celle qui "étudie, à l'aide des mathématiques, les variations biologiques à l'intérieur d'un groupe déterminé". Aujourd'hui, la biométrie est davantage perçue comme une technique d'identification de la personne à partir de ses caractères physiologiques reconnaissables et vérifiables, qu'il s'agisse de la paume de la main, de l'ADN, de l'identification par l'iris de l'oeil ou encore par la voix. Quant à ses utilisations, elles sont potentiellement d'une extrême diversité, allant de l'authentification des paiements au démarrage d'une voiture, en passant par l'accès des élèves à la cantine ou le contrôle du temps de travail. Ce glissement de la science à la technique a été perçu comme positif, dans la mesure où la biométrie était d'abord un instrument d'accroissement de la sécurité et de la fiabilité de certains échanges.

Aujourd'hui, le danger pour la vie privée apparaît au grand jour, alors que Facebook fait une utilisation de la biométrie qui ne présente qu'un intérêt ludique, voire pas d'intérêt du tout. En l'espèce, il s'agit d'utiliser un logiciel de reconnaissance faciale qui permet d'identifier les visages et d'y associer une identité. En soi, un tel logiciel peut être très utiles, par exemple pour les services de police, lorsqu'ils ont besoin d'identifier un suspect sur des photographies. Mais Facebook ne l'utilise que pour permettre à ses abonnés d'être "reconnus" lorsqu'ils apparaissent sur une photo diffusée sur le réseau social, le cliché étant alors automatiquement envoyé à leurs "amis". Chaque utilisateur de Facebook est présumé avoir accepté ce système de reconnaissance faciale. C'est donc à lui de prendre l'initiative de le désactiver, s'il parvient à trouver l'endroit où il peut cocher cette case…

Cette utilisation de la biométrie constitue une nouvelle incitation à la prudence vis-à-vis des données que nous laissons circuler sur les réseaux sociaux. Mais au-delà de cette observation de bon sens, on doit observer que, en l'état actuel du droit, cette fonction de reconnaissance faciale n'est pas conforme aux standards juridiques des Etats européens.

L'Union européenne

L'Union européenne, en tant que telle, n'éprouve aucune réticence à l'égard de la biométrie, dès lors que les fichiers sont dotés de systèmes de protection des données, et que leurs finalités sont parfaitement précisées . Le réglement du Conseil adopté le 13 décembre 2004 pose ainsi un certain nombre de principes gouvernant l'utilisation des passeports biométriques. De même, l'Union utilise désormais une base de données biométriques pour la gestion des demandeurs d'asile, qui utilise les empreintes digitales (Eurodac). Pour le reste, l'Union européenne considère que l'utilisation de la biométrie relève de la compétence des Etats membres. C'est donc au regard des droits internes des Etats que le reconnaissance faciale de Facebook pose d'abord problème.

L'Allemagne, le précurseur 

L'Allemagne a été le premier pays à manifester son opposition à cet outil nouveau. Ce n'est guère surprenant si on se souvient que la toute première loi au monde sur la protection des données a été votée par le Land de Hesse, en 1970. Depuis cette date, la vie privée est devenu l'objet d'un militantisme associatif particulièrement actif. C'est ainsi qu'une véritable levée de boucliers a accueilli la création, à l'été 2010, du service de cartographie interactive Google Street View, finalement contraint de "flouter" 200 000 bâtiments, à la demande de leurs occupants. A la même époque, des associations allemandes de consommateurs avaient déjà appelé à un boycott de Facebook, accusé de ne pas être suffisamment attentif à la protection de la vie privée.

En ce qui concerne la reconnaissance faciale mise en place par Facebook, son illégalité ne fait guère de doute au regard du droit allemand, ou plus exactement des droits allemands dès lors que la protection de la vie privée relève de la compétence des Länder. Ces législations ont toutes en commun de poser comme principe qu'une information nominative, y compris biométrique, ne peut être collectée qu'avec l'accord des intéressés. Or, Facebook a mis en place un système dans lequel l'utilisateur est présumé avoir donné son consentement, puisqu'il lui incombe, le s'il le souhaite, de désactiver le système.

L'agence de protection des données de la ville de Hambourg a été la première à réagir, et elle demande aujourd'hui à l'entreprise américaine de supprimer les informations collectées sans l'accord des internautes. Facebook dispose de deux semaines pour répondre, et risque une importante amende en cas de refus de modifier le système.



Et la France ? 

Et en France ? L'illégalité ne fait pas davantage de doute, dès lors que l'article 25 de la loi du 6 janvier 1978 soumet la collecte et le stockage de données relatives à la vie privée à autorisation de la CNIL. Et la jurisprudence française considère depuis bien longtemps que le droit à l'image est indissociable du droit au respect de la vie privée.

Une communication de la CNIL, relative à la mise en œuvre de dispositifs de reconnaissance par empreintes digitales pose les principes gouvernant l'utilisation de la biométrie. Pour que la collecte et la conservation de données biométriques soit légale, quatre conditions sont posées :
  1. Une finalité liée à un "enjeu majeur dépassant l'intérêt de l'organisme" (protection de l'intégrité physique des personne ou protection des biens). En l'espèce, on ne voit pas très bien l'"enjeu majeur poursuivi" par la reconnaissance faciale de Facebook, son seul objet étant de permettre des échanges de photographies à des fins de loisirs.
  2. La proportionnalité de la finalité du dispositif par rapport à l'atteinte à la vie privée qu'il implique. Là encore, la condition n'est pas remplie, dès lors que cet outil biométrique porte atteinte au droit à l'image, sans aucun motif d'intérêt général.
  3. L'existence d'un "impératif fort de sécurité", qui, à l'évidence n'existe pas.
  4. L'information préalable des personnes concernées sur les données collectées et stockées. En l'espèce, la technologie commence à fonctionner sans que l'internaute en soit informé.
Dès lors que ces données portent atteinte à la vie privée, le régime légal est donc celui de l'autorisation de l'article 25 de la loi du 6 janvier 1978. La CNIL n'a d'ailleurs pas hésité à refuser certaines autorisations, notamment lorsque l'impératif de sécurité ne lui semblait pas suffisamment "fort". Par une délibération du 26 juin 2008, elle a ainsi refusé à un établissement scolaire l'autorisation d'utiliser les empreintes digitales pour permettre le contrôle de l'accès et de la présence des élèves.


De cet ensemble normatif, on doit déduire que Facebook n'a pas d'autre choix que de faire une demande d'autorisation à la CNIL. A ce jour, il ne semble pourtant pas qu'une telle demande ait été déposée… L'entreprise américaine serait-elle au-dessus de la loi française ?

samedi 6 août 2011

Jurés populaires et justice des mineurs. Oui, mais...

La décision rendue le 4 août par le Conseil constitutionnel est de celles qui peuvent sembler relativement anodines. C'est si vrai que les journalistes ont privilégié une approche "quantitative", notant que le Conseil "n'a censuré que 4 des 54 articles de la loi" ou qu'il a validé "l'essentiel" de la loi. En clair, ce qui a été déclaré inconstitutionnel ne mériterait guère que l'on s'y attarde. Et les journalistes ne s'attardent d'ailleurs pas, d'autant que la décision ne brille pas par sa limpidité. 

Sur les jurés populaire en matière correctionnelle, le Conseil constitutionnel valide le dispositif, ce qui était d'ailleurs attendu, car on ne voit pas trop sur quel fondement il aurait pu déclarer l'inconstitutionnalité d'un système qui existait déjà en matière criminelle. Il précise cependant les conditions dans lesquelles ce "tribunal correctionnel dans sa formation citoyenne" peut  fonctionner.

Trois conditions sont ainsi posées :
                - des garanties appropriées doivent être mises en place, pour satisfaire au principe d'indépendance, "indissociable de l'exercice de fonctions judiciaires" ;
                - l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme de 1789 précise que "tous les citoyens sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents".  Pour le Conseil constitutionnel, ces dispositions imposent un contrôle préalable de la capacité des personnes figurant sur la "liste des citoyens assesseurs".
                - Enfin, les "citoyens assesseurs" doivent demeurer minoritaires dans  les formations correctionnelles de droit commun.

Le juge constitutionnel note que ces conditions sont remplies en l'espèce, puisque la loi confie à la commission mise en place par l'article 262 c.p.p., celle-là même compétente pour les jurys d'assises,  d'examiner la liste préparatoire des citoyens appelés à de telles fonctions. Cette commission peut exclure des personnes "notamment pour des raisons qui font douter de leur impartialité, leur honorabilité ou leur probité".  En outre, ceux qui seront effectivement appelés à exercer ce rôle d'assesseur bénéficieront d'une formation ad hoc dont les modalités seront précisées par un décret en Conseil d'Etat.  Enfin, le caractère minoritaire des "citoyens assesseurs" est garanti par la loi. 

Sur ces plans, la loi est donc parfaitement conforme à la Constitution… Mais le Conseil va plus loin en précisant les limites de la condition de capacité qu'il a lui-même posée. Il censure en effet deux alinéas  mentionnant que les tribunal pourra être réuni en "formation citoyenne" pour les délits relatifs à l'usurpation d'identité et à l'environnement. Pourquoi ceux-là ? Parce qu'ils "sont d'une nature telle que leur examen nécessite des compétences juridiques spéciales qui font obstacle à ce que des personnes tirées au sort y participent". Cette formule laisse donc penser que le "simple quidam" est assez malin pour comprendre un vol à main armée, mais pas assez pour une atteinte à l'environnement… Dès que l'affaire devient un peu compliquée, on exclut donc le "tribunal en formation citoyenne" pour revenir au tribunal correctionnel de papa… Autant dire que le "tribunal en formation citoyenne" relève d'une approche cosmétique de la procédure pénale, et que le Conseil constitutionnel veut sans doute montrer qu'il n'est pas dupe..

12 hommes en colère. Sidney Lumet. 1957
Sur la justice des mineurs, le juge constitutionnel se montre plus direct. Il est vrai que nous étions préparés à sa décision par la QPC du 8 juillet, intervenue à propos de l'état du droit antérieur à la loi qui vient d'être votée.  Le Conseil avait alors estimé que l'ancien article L 251-3 du Code de l'organisation judiciaire, en permettant au juge des enfants qui a instruit l'enquête de présider la juridiction de jugement, portait au principe d'impartialité une atteinte contraire à la Constitution. Moins d'un mois plus tard, il n'est guère surprenant que le Conseil confirme sa position sur ce point. Est également confirmée la date d'entrée en vigueur de cette déclaration d'inconstitutionnalité au 1er janvier 2013.

On se souvient, et LLC s'en était fait l'écho, que cette QPC du 8 juillet avait suscité les inquiétudes des juges des enfants. Ils redoutaient en fait la disparition pure et simple de la justice des mineurs, ces derniers étant finalement punis avec la même sévérité que les adultes.

Le Conseil s'est manifestement efforcé d'apaiser ces craintes. Il rappelle que la loi doit être appréciée par rapport au principe fondamental reconnu par les lois de la République qu'il avait déjà affirmé dans sa décision sur la loi Perben I du 29 août 2002. Ce principe implique "l'atténuation de la responsabilité pénale des mineurs et la recherche de leur relèvement éducatif et moral". En d'autres termes, ce PFLR impose une double contrainte, d'une part garantir la spécificité de la justice des mineurs, d'autre part assurer sa finalité éducative. 

C'est ainsi que le Conseil finit par déclarer inconstitutionnelles des dispositions qu'il juge trop sévères par rapport à ce principe. La possibilité d'assigner à résidence un mineur de 16 ans avec surveillance électronique est ainsi considéré comme "d'une rigueur d'autant moins nécessaire" que la même loi assouplit les  conditions permettant de placer un mineur sous contrôle judiciaire".

En définitive, une décision plus subtile que la manière dont elle a été présentée par les premiers commentateurs. Son importance ne réside sans doute pas dans l'importance des dispositions annulées, mais bien davantage dans l'étendue et  l'intensité du contrôle exercé par le Conseil..



jeudi 4 août 2011

La lettre du Président de la République aux parlementaires et la séparation des pouvoirs


Le 26 juillet dernier, le Président de la République a envoyé à tous les parlementaires une lettre leur demandant de "se rassembler au-delà des intérêts partisans". Après l'adoption du plan d'aide à la Grèce, il s'agissait en fait de faire la promotion de la réforme visant à intégrer le principe d'équilibre budgétaire dans le texte constitutionnel. 

On sait que cette réforme, si elle n'est pas soumise à referendum, devra obtenir la majorité des 3/5è des voix de l'ensemble des parlementaires, députés et sénateurs, réunis en Congrès à Versailles. L'objet de la lettre présidentielle est donc d'abord de mettre l'opposition en situation délicate en faisant peser sur elle la responsabilité de l'échec éventuel d'une réforme présentée comme un instrument essentiel dans la maîtrise des déficits. 

Au-delà de l'utilisation politique du procédé, il convient de revenir sur son utilisation juridique. La question est simple : le Président de la République a-t-il violé la Constitution en envoyant cette lettre aux parlementaires ?

Le sujet n'est pas aussi anodin que certains l'ont affirmé, car le débat porte sur le principe même de la séparation des pouvoirs, consacré par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyende 1789. Selon la lecture parlementaire de ce principe, le Président de la République, constitutionnellement irresponsable, ne doit pas pouvoir faire pression sur le parlement. Sa seule arme à son égard est le droit de dissolution.

On a toutefois admis un "droit de message" du Président, procédure conçue de manière minimaliste depuis la célèbre loi de Broglie de 1873, qui avait pour objet d'interdire à Adolphe Thiers d'intervenir en séance pour faire pression sur les députés. Conformément à la tradition parlementaire, l'article 18 de la Constitution de 1958 n'autorisait donc le Président de la République à s'exprimer que par un message lu par le président de chaque assemblée, et suivi d'aucun débat. La procédure était d'ailleurs relativement rare, 18 utilisations entre 1958 et 2007. 

Portrait de Louis-Adolphe Thiers, Président de la République

Le Président Sarkozy a souhaité étendre ce droit de message. Lors de la révision constitutionnelle de 2008, il a obtenu l'adjonction d'un second alinéa à l'article 18, qui l'autorise désormais à prendre directement la parole devant les assemblée réunies en Congrès. Sa déclaration peut ensuite donner lieu à un débat sans vote, hors de sa présence. Dès le 22 juin 2009, le Président a utilisé ce droit de message pour s'exprimer sur la politique sociale devant les parlementaires. 

Dès lors que le Président avait souhaité cette modification de l'article 18, on aurait pu penser… qu'il l'utiliserait. En juillet dernier, il a au contraire préféré envoyer une lettre à chaque parlementaire, procédure tout à fait inédite de communication entre le Président et les assemblées.

L'inconstitutionnalité du procédé ne fait guère de doute. En effet l'article 18 énonce que le Président "peut" prendre la parole devant le Congrès. La Constitution définit donc les possibilités d'intervention qui lui sont offertes… et l'envoi d'une lettre ne figure pas parmi ces instruments de communication. De toute évidence, l'article 18 est limitatif, comme l'affirme Guy Carcassonne dans "Le Monde". 

Didier Mauss reconnaît, quant à lui,  que cette pratique nouvelle n'est pas conforme à l"'orthodoxie républicaine", concept au contenu juridique très incertain. Il ajoute que "faire revenir les parlementaires fin juillet pour leur faire écouter un texte de cinq minutes n'aurait pas été populaire"…Sans doute, mais les procédures imposées par la Constitution ne sont tout de même pas écartées pendant les vacances ? 

Quoi qu'il en soit, s'il est entendu que les fameuses lettres sont inconstitutionnelles, il reste à se poser la question de l'éventuelle sanction. M. Emmanuelli a saisi le 1er août M. Accoyer, le Président de l'Assemblée, pour demander la saisine du Conseil constitutionnel afin qu'il déclare l'inconstitutionnalité de cette procédure. 

Cette demande a bien peu de chances de prospérer, car les compétences du Conseil constitutionnel sont limitées au contentieux électoral et à l'appréciation de la constitutionnalité des lois. Le seul juge compétent dans ce domaine serait évidemment "le parlement constitué en  Haute Cour", conformément à l'article 68 de la Constitution.. Mais la loi organique qui devait organiser le fonctionnement de cette instance n'a jamais été votée, et la sanction semblerait tout de même très disproportionnée.. 

L'inconstitutionnalité commise par le Président ne peut donc pas être juridiquement sanctionnée… Tant mieux, car l'envoi d'une lettre de propagande ne mérite tout de même pas la Haute Cour.  Mais elle doit tout de même attirer notre attention et susciter notre vigilance. Car le respect des procédures ne porte t il pas témoignage du respect porté aux institutions ?


mercredi 3 août 2011

La loi psychiatrie entre en vigueur... dans la douleur.

La loi a été complétée par un décret du 18 juillet relatif à la procédure de mainlevée ou de contrôledes mesures de soins psychiatriques, et par une circulaire interprétative du 21juillet.  Il s'agit très concrètement d'assurer la mise en œuvre des exigences posées par le Conseil constitutionnel, lors de deux QPC du 26 novembre 2010 et du 9 juin 2011. Il est donc désormais acquis que, conformément à l'article 66 de la Constitution, le juge judiciaire, en l'espèce, le juge des libertés et de la détention, devra systématiquement être saisi en cas d'hospitalisation sans le consentement de la personne concernée. Une décision judiciaire devra être rendue à l'issue d'une période de 15 jours d'hospitalisation complète, puis tous les six mois si le traitement doit être prolongé.
Jérôme Bosch. La Nef des Fous

On pouvait penser que cette intervention du juge judiciaire était de nature à calmer les inquiétudes des soignants en psychiatrie qui reprochaient au texte de "favoriser les internements administratifs". Il n'en est rien et son entrée en vigueur suscite de nouvelles manifestations de mécontentement de certains professionnels du secteur.
Ils  contestent aujourd'hui les modalités d'intervention du juge judiciaire.  Un "Collectif des 39 contre la nuit sécuritaire" estime la loi tout simplement inapplicable.  Il fait observer que, pour respecter des délais très contraints, l'audience aura lieu le plus souvent par vidéo conférence. A leurs yeux, cette procédure, autorisée par la circulaire, ne permettrait pas au patient de s'exprimer dans des conditions satisfaisantes.  Le fait que la loi entre en vigueur un 1er août, à un moment où beaucoup de magistrats sont en vacances n'est évidemment pas de nature à lever ces inquiétudes.
De toute évidence, la procédure n'est pas le centre du problème et ces professionnels ne se satisfont pas des garanties exigées par le Conseil constitutionnel. Ils veulent en fait l'abrogation du texte, car ils contestent le principe même de l'hospitalisation sans consentement, qu'ils accusent d'être un élément de l'actuelle politique sécuritaire. Plus largement, il mettent en cause la spécificité de l'hospitalisation psychiatrique.  A leurs yeux, un patient psychiatrique n'est pas  différent d'un autre. On ne saurait donc lui imposer un traitement, alors que tout individu même atteint d'une pathologie, même grave, a le droit de refuser les soin. 
Les protestataires, parmi lesquels figurent  EELV, le Parti de Gauche ou le syndicat de la magistrature lancent aujourd'hui un appel à la "résistance", incitant les professionnels à ne pas appliquer les dispositions du texte relatives à l'hospitalisation sans consentement.
On peut comprendre leur démarche, dans la mesure où elle s'appuie sur la conviction que la psychiatrie a d'abord pour objet de soigner des patients, et non pas seulement d'enfermer des personnes dangereuses pour la société... Mais ces professionnels ne peuvent pas davantage ignorer qu'un patient psychiatrique peut constituer un danger, d'abord pour lui-même, mais aussi pour les autres, et pour l'ordre public en général.
Or la compétence en matière d'ordre public n'appartient pas aux psychiatres… mais au parlement