« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


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mardi 14 février 2012

La Cour européenne au secours de la presse people

La Cour européenne des droits de l'homme vient de rendre, le 7 février 2012, deux décisions consacrées à cet équilibre toujours si difficile à réaliser entre la liberté de presse et le droit au respect de la vie privée. 

La première décision, Axel Springer AG c. Allemagne, trouve son origine dans un recours d'un organe de presse, en l'espèce le journal Bild, qui avait publié plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévisée récente, très regardée outre-Rhin. Ce dernier a obtenu du tribunal de Hambourg l'interdiction de ces publications, au motif qu'elles portaient atteinte à la "protection de sa personnalité", que l'on peut définir comme le droit à la réputation, considérée comme un élément de la vie privée de la personne. 

La seconde décision, Von Hannover c. Allemagne, trouve à l'inverse son origine dans la requête d'un couple célèbre, composé d'une ressortissante monégasque et d'un ressortissant allemand. Ils se plaignent du refus des tribunaux allemands d'interdire la publication par "Frau Im Spiegel" de photographies qu'ils considèrent comme portant atteinte à leur vie privée et à celle de leur famille.

La prééminence de la liberté de presse

Dans les deux cas, la Cour européenne fait prévaloir la liberté de presse (article 10 de la Convention) sur la vie privée (article 8). 

Dans la décision Axel Springer, elle considère que l'interdiction prononcée à l'encontre de Bild par les tribunaux allemands constituait bien une ingérence dans la vie privée du requérant, mais que cette ingérence n'était pas "nécessaire dans une société démocratique", au sens de la Convention. En effet, le journal, en rappelant les conditions d'arrestation de l'acteur, se bornait à reprendre des informations publiques et même confirmées par le procureur. Rien ne justifiait donc une mesure d'interdiction aussi rigoureuse. Dans le second cas, la Cour constate que les juges allemands ont réalisé un arbitrage équilibré entre les deux libertés en cause, en estimant que les photos litigieuses contribuaient à un "débat d'ordre général".  

Si l'on étudie ces deux décisions au seul regard du droit européen (voir en particulier l'excellente chronique de N. Hervieu dans la lettre ADL), on constate une certaine évolution. Une comparaison s'impose en effet avec un premier arrêt Von Hannover c. Allemagne du 24 juin 2004. La Cour avait alors estimé que la publication de photos, dont certaines prises à l'insu des intéressés, et toujours dans des activités privées constituaient une violation de l'article 8. Aujourd'hui, la Cour estime que la maladie du Prince Rainier n'est pas un élément de sa vie privée et de celle de sa famille, mais relève d'un "débat d'ordre général", notion aux contours suffisamment flous pour justifier beaucoup de publications des tabloïds. 

Les critères de la vie privée

L'arrêt Von Hannover, celui de 2012, n'est pas sans rappeler la naissance même de la notion  de "vie privée" en droit français. En 1858, le tribunal civil de la Seine condamne la publication d'une photo de la comédienne Rachel sur son lit de mort. Le ministère public proclame alors : "Quelque grande que soit une artiste, quelque historique que soit un grand homme, ils ont leur vie privée distincte de leur vie publique, leur foyer domestique séparé de la scène et du forum. Ils peuvent vouloir mourir dans l'obscurité quand ils ont vécu, ou parce qu'il ont vécu, dans le triomphe". Etrange proximité avec l'affaire Von Hannover, dans laquelle les requérants se plaignaient finalement d'être harcelés par des journalistes en quête d'informations sur la maladie du prince monégasque. 

Rachel sur son lit de mort. 1858

En schématisant quelque peu, on peut considérer que la jurisprudence française relative à la protection de la vie privée repose essentiellement sur la notoriété de la personne. La vie privée du simple "quidam" doit être protégée avec davantage de rigueur que celle de la célébrité qui s'expose volontairement à la vue des autres. Cela ne signifie pas que la notoriété conduise à lever toute protection, mais l'atteinte à la vie privée s'apprécie alors selon deux critères.

L'abri de la vie privée

Le premier conduit à s'interroger sur les conditions de divulgation des informations ou des images contestées. Lorsque cette divulgation a lieu à l'insu de la personne, l'atteinte à la vie privée est clairement établie. Dès 1855, le tribunal civil de la Seine avait ainsi jugé "qu'un artiste n'a pas le droit d'exposer un portrait, même au Salon des Beaux-Arts, sans le consentement et surtout contre la volonté de la personne représentée". Il avait alors interdit en référé l'exposition du portrait de la directrice des Soeurs de la Providence. Ce principe repose aujourd'hui sur l'article 9 du code civil ou sur l'article 226-1 du code pénal, selon la voie de droit choisie par le requérant.

Le second critère est plus délicat car il relève d'une appréciation largement psychologique. La victime avait-elle le sentiment d'être à l'abri des regards lorsque la photo a été prise ? Avait elle fait l'effort de cacher aux regards indiscrets les informations confidentielles divulguées ? L'espace privé est, par hypothèse, celui où la personne se sent à l'abri et c'est lui qu'il convient de protéger.

Ces deux critères ne sont pas ignorés de la Cour européenne qui les mentionne dans ses décisions. La première décision Von Hannover de 2004 reposait d'ailleurs entièrement sur le fait que les photos dont les requérants contestaient la publication avaient été prises "de manière clandestine, à une distance de plusieurs centaines de mètres, probablement d'une maison avoisinante". Les requérants étaient alors victimes d'une ingérence dans leur vie privée, alors même qu'ils bénéficiaient d'une "espérance légitime" de pouvoir vivre à l'abri, dans un espace purement privé. L'espace de la vie privée est donc finalement celui où l'on peut espérer être tranquille.

Le critère de "l'intérêt général" au secours de la presse people 

Sur ces poins, les décisions de la Cour européenne rejoignent totalement la jurisprudence française. Il n'en est pas tout à fait de même pour le critère de "l'intérêt général" mis cette fois en avant par la Cour. Dans l'affaire Axel Springer, elle considère que le récit et les photos de l'arrestation d'un acteur célèbre présentent un "certain intérêt général", dès lors qu'il s'agit de rendre compte d'une affaire judiciaire déjà rapportée par le bureau du procureur. Dans l'affaire Von Hannover, les photos de la famille princière en vacances aux sports d'hiver constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que la presse se posait des questions sur l'état de santé du prince Rainier de Monaco.

Ce critère suscite un certain malaise. Est-il désormais suffisant d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux l'état de santé d'une personne ou nuire définitivement à sa réputation, alors même qu'arrêtée, elle demeure juridiquement innocente ? En tout cas, cette appréciation de "l'intérêt général" permet de faire prévaloir la liberté de presse sur la vie privée dans pratiquement tous les cas de figure.

Pour le moment,  les juges français n'ont pas repris ce critère, et on ne peut que s'en réjouir. Il se situe en effet dans la droite ligne d'une jurisprudence très influencée par une conception anglo-saxonne de la liberté d'expression, extrêmement compréhensive à l'égard des atteintes à la vie privée des personnes célèbres. La prolifération des journaux "people" et autres tabloïds en est d'ailleurs la meilleure illustration, hélas.



mercredi 15 janvier 2014

Liberté de presse et vie privée : la Cour européenne impose sa jurisprudence

Le 7 janvier 2014, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux arrêts Ringier Axel Springer Slovakia, A.S. c. Slovaquie, portant sur deux articles publiés dans un journal très lu en Slovaquie, Novy Cas.

Il était reproché au premier d'avoir diffusé l'identité de la victime d'un accident de voiture, en l'occurrence le fils d'un haut magistrat de la région, sans avoir demandé l'autorisation de la famille. Quant au second, il affirmait qu'un candidat au jeu télévisé "Qui veut gagner des millions ?" était soupçonné d'avoir triché, accusation qui s'était révélée sans réel fondement et n'avait suscité aucune procédure ultérieure. Dans les deux cas, les requérants ont obtenu des tribunaux slovaques la condamnation du journal pour atteinte à leur vie privée. Il a été condamné à publier des excuses et à verser à chacune des victimes des dommages et intérêts. Novy Cas a saisi la Cour européenne, voyant dans ces deux condamnations une atteinte à la liberté de presse. Ils ont obtenu satisfaction, la Cour estimant que les juges slovaques n'avaient pas apprécié avec suffisamment de rigueur les intérêts en cause.

Un conflit de normes


Comme bien souvent devant la Cour européenne des droits de l'homme, le problème est celui d'un conflit de normes. D'un côté, le respect de la vie privée des personnes, de l'autre, la liberté d'expression dans la presse garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme et que revendique le journal requérant.

A dire vrai, le journal Novy Cas se plaint surtout du mode de raisonnement suivi par les juges slovaques confrontés à ce conflit de normes. Ces derniers ont en effet procédé à une véritable hiérarchisation des libertés en cause, considérant implicitement que le droit au respect de la vie privée est supérieur à la liberté de la presse. Ils n'ont donc pas mis les deux libertés en balance. C'est ainsi qu'ils n'ont pas recherché si les informations ainsi divulguées étaient, ou non, de nature à nourrir le débat public, conformément à la jurisprudence de la Cour européenne. Ce n'est donc pas tant le fond de la décision qui est contesté que le raisonnement suivi par les juges slovaques pour y parvenir.

Il n'est pas contesté que les deux publications s'analysent comme des ingérences dans la vie privée des personnes. En revanche, les juges de Strasbourg estiment que ceux de Bratislava auraient dû évaluer la proportionnalité de cette ingérence par rapport au débat d'intérêt général que le journal entendait susciter.


Qui veut gagner des Millions ? Les Guignols de l'Info. 2002.

Le nom patronymique, élément de la vie privée


Le nom patronymique constitue, on le sait, un élément du droit à la vie privée et familiale, dans la mesure où il constitue un élément déterminant d'identification personnelle. Ce principe figure  dans les arrêts Johansson c. Finlande du 6 septembre 2007 et Daroczy c. Hongrie du 1er juillet 2008.  Dans la première affaire, la publication du nom de la victime d'un accident, et de celui de son père, constitue donc une ingérence dans la vie privée de ce dernier. Les juges slovaques auraient donc dû se livrer à un contrôle de proportionnalité. Or, ils n'ont fait qu'affirmer que l'accident était particulièrement tragique et que la publication de l'article de Novy Cas, faite sans le consentement de la famille,  ne faisait que raviver sa douleur. Sans doute, mais la Cour européenne fait observer que les juges du fond n'ont pas cherché à savoir si le journal développait un débat public d'intérêt général, en liaison avec l'identité de la victime, et si la publication des noms patronymiques était utile ou non à ce débat. Le contrôle de proportionnalité aurait peut être été favorable aux victimes, mais force est de constater qu'il n'a pas eu lieu.

Dans la seconde affaire, celle du candidat à un jeu télévisé accusé de tricherie, le journal a été condamné pour diffamation. Pour sa défense, il invoque le fait qu'il n'a fait que reprendre un débat largement développé en Slovaquie, en particulier sur les réseaux sociaux, et que l'identité de la personne accusée d'avoir triché était connue dans tout le pays. Dans une précédente décision Ringier Axel Springer c. Slovaquie du 4 octobre 2011, la Cour a rappelé que l'article 10 n'offre pas aux organes de presse une liberté d'expression illimitée.

Le "besoin social impérieux"


Celle-ci doit s'exercer avec le sens du "devoir et des responsabilités", ce qui signifie concrètement que le journal doit être de bonne foi et diffuser une information fiable et pertinente, notamment au regard des sources utilisées (Par exemple : CEDH, 22 février 2007, Standard Verlagsgesellschaft MbH c. Autriche). En cas d'ingérence dans la vie privée des personnes, la Cour exige en outre que celle relève d'un "besoin social impérieux", c'est à dire que cette publication soit indispensable pour développer un débat d'intérêt général. Tel était le cas dans l'affaire Radio Twist A.S. c. Slovaquie du 19 décembre 2006, a propos de la diffusion par une station de radio d'une conversation téléphonique entre deux responsables gouvernementaux, enregistrée par un tiers. Pour la Cour, ce seul fait ne suffit pas à priver l'entreprise de communication de la protection de l'article 10 de la Convention, dès lors qu'il s'agissait de mettre sur la place publique des pratiques grossièrement illégales.

Dans le second arrêt du 7 janvier 2013, la Cour reproche aux juges slovaques de ne pas avoir recherché si l'ingérence dans la vie privée qu'ils ont estimée diffamatoire ne pouvait pas être justifiée par un "besoin social impérieux".  Ne s'agissait-il pas d'engager un débat d'intérêt général sur l'organisation des jeux télévisés ? Là encore, la question demeure sans réponse, faute d'avoir été posée.

Dans tous les cas, la Cour s'assure que les juges internes ont effectivement recherché l'équilibre entre l'atteinte à la vie privée et la liberté d'expression dans la presse. Ils doivent impérativement s'assurer que l'ingérence dans la vie privée ne pouvait être justifiée par les nécessités d'un débat d'intérêt général. La Cour européenne définit ainsi un standard européen qui définit les contours de la liberté d'expression, précise son étendue et ses limites. Dans ce but, la Cour pénètre désormais de plus en plus profondément dans les modes de raisonnement des juges internes qu'elle contrôle directement. Emergence de principes communs organisant le contrôle juridictionnel ou atteinte à la souveraineté des juges internes ? Chacun interprètera cette évolution à l'aune de ses convictions.

lundi 6 novembre 2023

Le droit à l'image des membres des forces de l'ordre

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 31 octobre 2023 Bild GmbH & Co. KG c. Allemagne sanctionne une décision de la justice allemande pour atteinte à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Les juges avaient ordonné à Bild, de retirer de son site des images de vidéoprotection montrant une arrestation musclée faite par la police dans une discothèque de Brême, le visage de M. P., le policier requérant, n'ayant pas été flouté. Aucune faute professionnelle n'avait d'ailleurs été retenue à l'encontre de celui-ci.

 

Droit à l'image et liberté d'expression

 

La décision, comme beaucoup d'autres qui l'ont précédée, a pour objet la recherche d'un équilibre entre la liberté de la presse et le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention. Depuis les arrêts Axel Springer AG c. Allemagne et Von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour utilise un certain nombre de critères dans cette recherche. Elle examine la notoriété de la personne concernée, son comportement antérieur, mais aussi les caractéristiques de la publication, sa forme et ses conséquences, ainsi que son éventuelle contribution à un débat d'intérêt général. Bien entendu, si les juges internes ont effectué eux-mêmes cette opération, le contrôle de la CEDH est moins étendu. Elle affirme alors, dans un arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France,  qu'il lui faut des "raisons sérieuses" pour substituer son appréciation à celle des juges internes.

L'impact de l'image d'une personne est évidemment beaucoup plus important dans les médias audiovisuels qui ont un effet plus immédiat et plus puissant que la presse écrite. C'est encore plus vrai dans le cas d'internet qui multiplie les capacités de conservation et de transmission des informations. Sur ce point, il ne fait aucun doute que l'image d'une personne se rattache à sa vie privée. Dans une décision de Grande Chambre Lopez Ribalda et autres c. Espagne du 17 octobre 2019, la Cour affirme ainsi que la personne a non seulement le droit de s'opposer à la publication de son image, mais encore celui de s'opposer à son enregistrement, sa conservation et sa reproduction.

Précisément, dans l'affaire Bild du 31 octobre 2023, la CEDH sanctionne la justice allemande, non pas parce qu'elle a ordonné le retrait de l'image de M. P., mais parce que sa décision ne parvenait pas à un équilibre satisfaisant, le débat d'intérêt général sur l'action de la police étant, lui aussi, supprimé.



Out of focus

Deconstructing Harry. Woody Allen. 1997


Les critères de la jurisprudence Springer / Von Hannover

 

La CEDH reprend les critères dégagés par la jurisprudence Springer / Von Hannover. Elle commence par affirmer que la publication contribue à un débat d'intérêt général. Le but n'est pas de dénoncer l'action du policier requérant, mais bien davantage de s'interroger sur la manière dont l'institution policière remplit sa mission. En l'espèce, l'absence de floutage était d'autant plus injustifié que le policier n'avait commis aucune faute. 

Le critère tiré de sa notoriété et de son comportement antérieur ne pose aucun problème puisque, précisément, M. P. est un policier lambda, totalement inconnu. Or la CEDH distingue clairement, notamment dans l'arrêt Kapsis et Danikas c. Grèce du 19 janvier 2017, entre la personne qui par ses actes ou fonctions est entrée dans la sphère publique et le simple quidam qui entend rester anonyme. De fait, le droit à l'image est nécessairement davantage protégé lorsque la victime ne recherche pas l'attention du public. Sur ce point, la Cour observe qu'il n'existe aucune règle dérogeant à ce principe dans le cas particulier des policiers, même si leur activité relève du débat d'intérêt général. Au contraire, la diffusion de données identifiables, dont la photo de leur visage, peut avoir des conséquences négatives sur leur vie privée et familiale.

Reste le critère lié à la publication elle-même. La CEDH donne acte que les images en litige ont été filmées dans un lieu public et que leur authenticité n'est pas contestée. Mais elles ont, en quelque sorte, été mises en scène, avec en commentaire une voix off présentant le requérant comme un individu violent et oubliant de mentionner que la police avait été appelée pour rétablir l'ordre dans l'établissement. De fait, il s'agissait de dénoncer un usage excessif de la force, ce qui n'était pas établi en l'espèce. La CEDH rappelle, dans une décision de Grande Chambre Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017, que les journalistes et les organes de presse doivent agir de manière responsable, conformément aux règles déontologiques définies dans leur pays. La manipulation des images est généralement contraire à ces règles, comme d'ailleurs l'absence de floutage.

En l'espèce, les juges allemands ont omis de rechercher si le commentaire tendancieux et l'omission de certains éléments étaient de nature à être pris en considération dans la recherche d'un équilibre entre la liberté d'expression et celle de la vie privée. Surtout, ils ont donné injonction à Bild de retirer du site les images litigieuses, en s'appuyant sur le fait que le consentement du requérant n'avait pas été sollicité. Toute publication ultérieure devenait donc impossible, car il est bien peu probable que le policier accorde son consentement. De fait, en prenant une injonction de retrait des images, les juges allemands sont allés trop loin, en supprimant toute possibilité de débat d'intérêt général sur l'action de la police.

La recherche d'un équilibre est toujours une opération délicate, et la décision en apporte un nouvel exemple. On doit en déduire que l'action des forces de l'ordre conduit, presque nécessairement, à une décision de floutage de leur visage. C'est en effet la seule solution pour protéger à la fois le droit à l'image et la liberté d'expression. 

Le problème est que la diffusion du visage d'un policier est rarement le fait d'un organe de presse, au sens juridique du terme. En France, un certain de nombre de sites politiquement très actifs, à l'affût de tout ce qui pourrait être présenté comme une violence policière et nourris par des militants qui se présentent volontiers comme des journalistes, se font une spécialité de diffuser les images des policiers. De la même manière, des réseaux de trafiquants de drogue font de même, pour clouer au pilori les policiers qui entravent leur activité. Dans les deux cas, il s'agit de susciter des violences à l'égard d'une personne que l'on rend volontairement identifiable. S'il est vrai que le droit de la presse se dote de pratiques relativement protectrices, il n'en est pas de même de ce type de délinquance. 

 

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4


 


mercredi 4 juillet 2018

CEDH : Les limites du droit à l'oubli

Dans un arrêt du 28 juin 2018 M. L et W. W. c. Allemagne, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) fait prévaloir la liberté de presse sur le droit à l'oubli. Les requérants, deux demi-frères, ont été condamnés à une peine d'emprisonnement à perpétuité en 1993, pour l'assassinat, en juillet 1990, d'un acteur très populaire en Allemagne. Ils ont toujours protesté de leur innocence et ont sollicité, à plusieurs reprises, la révision de leur condamnation, toujours sans succès. Ils ont finalement été remis en liberté avec mise à l'épreuve, l'un en août 2007 et l'autre en janvier 2008. 

M. L. et W. W. vont alors engager des procédures contre plusieurs médias allemands, parmi lesquels la radio publique Deutschlandradio, le magazine Der Spiegel et le quotidien Mannheimer Morgen. Tous trois se voient reprocher d'avoir laissé subsister dans leurs archives émissions et articles relatifs à cet assassinat mentionnant leur nom. L'article du Mannheimer Morgen remontait à l'époque des faits, celui de la radio de juillet 2000, et celui du Spiegel à 2001, à un moment où les tribunaux allemands refusaient la requête en révision. Les requérants estiment que l'accessibilité de ces documents les stigmatisent de manière permanente, alors qu'ils ont purgé leur peine et désirent se réinsérer dans la société. Les juges du fond ont, dans un premier temps, accueilli leur demande, estimant que le droit à l'oubli l'emportait sur le droit du public à être informé. Mais la Cour fédérale de justice cassa ces décisions qui, à ses yeux, ne prenait pas suffisamment en considération le droit à la liberté d'expression des médias et l'intérêt de l'information du public. 

La CEDH ne substitue pas son appréciation à celle des tribunaux allemands. Elle se borne à dire que leur décision ne porte pas atteinte à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Elle laisse ainsi aux Etats un large pouvoir d'appréciation de l'équilibre entre le respect de la vie privée auquel se rattache le droit à l'oubli et la liberté de presse, élément de la liberté d'expression.  

La vie privée


Il n'est pas contesté qu'une atteinte au droit à la vie privée, et donc à l'article 8 de la Convention, peut intervenir lorsque des informations contenant des données personnelles ont été mises à la disposition du public (CEDH, 27 juin 2017, Satakunnan Markkinapörsi Oy et Satamedia Oy c. Finlande). Depuis l'arrêt Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012, la CEDH précise que l'atteinte à la réputation personnelle doit, pour être sanctionnée au titre de l'article 8, atteindre un certain niveau de gravité et causer un préjudice réel à la jouissance du droit au respect de la vie privée.

Archives et liberté de presse



Il n'est pas davantage contesté que la liberté de presse, garantie par l'article 10 de la Convention, joue un rôle essentiel de "chien de garde" dans une société démocratique, formule employée depuis la décision Goodwin de 1996. Certes, la liberté de presse comporte d'abord le droit de communiquer des informations, y compris sur les affaires judiciaires. Mais, précise la Cour, l'article 10 protège également le droit du public de  recevoir ces informations qui participent au débat d'intérêt général. Dans la décision M. L. et W. W. , la CEDH ajoute que la constitution d'archives mises à la disposition du public peut s'analyser comme une fonction accessoire de la presse mais qu'elle est "néanmoins d'une importance certaine". Reprenant une formule déjà présente dans l'arrêt Times Newspapers Ltd c. Royaume-Uni du 10 mars 2009, elle affirme ainsi que "les archives numériques constituent en effet une source précieuse pour l’enseignement et les recherches historiques, notamment en ce qu’elles sont immédiatement accessibles au public et généralement gratuites". Le droit de constituer des archives n'est donc pas seulement un élément de la liberté de presse mais aussi une activité d'intérêt général qui conduit à préserver l'intégrité des informations conservées. 

Dans ces conditions, il appartient aux Etats de définir les principes permettant de garantir le respect de la vie privée et du droit à l'oubli des individus, sans pour autant porter atteinte au débat d'intérêt général que la presse a pour mission d'animer et à sa mission d'archivage des informations. Pour apprécier si le droit allemand réalise un équilibre équitable entre ces différentes nécessités, la CEDH, met en oeuvre un certain nombre de critères déjà énoncés dans l'arrêt  Satakunnan Markkinapörsi Oy et Satamedia Oy c. Finlande.

Bourvil. Le bal perdu.  1961

Le débat d'intérêt général

La contribution à un débat d'intérêt général est le premier d'entre eux. Les deux requérants ont été accusés de l'assassinat d'un acteur connu, et la gravité des faits comme la notoriété de la victime ont suscité une large couverture médiatique de l'affaire judiciaire. Le débat a d'ailleurs continué après la double condamnation, notamment à l'occasion des requêtes en révision. La question spécifique posée par l'arrêt du 28 juin 2018 est celle de l'anonymisation, car les requérants ne demandent pas la suppression des documents et enregistrements archivés, mais seulement la suppression de leur nom. En l'espèce, la CEDH rappelle que le choix des éléments qui doivent figurer dans un article de presse, ou dans une émission de radio, relève de la liberté du journaliste, conformément aux règles déontologiques de la profession. Dans un arrêt Fuchsmann c. Allemagne du 19 octobre 2017, la Cour a même précisé que cette liberté s'étend au choix de faire figurer des éléments nominatifs dans un reportage. En l'espèce, la Cour note qu'il s'agit d'une affaire judiciaire ayant suscité un très grand intérêt dans l'opinion, intérêt qui n'a pas disparu au moment où les deux requérants retrouvent leur liberté.

La notoriété des requérants et leur comportement antérieur


Le second critère est lié aux requérants eux-mêmes. D'une manière générale, la CEDH, comme d'ailleurs les juges internes, protège avec davantage d'intensité le simple quidam que la personne connue et déjà médiatisée. Dans deux arrêts du 14 janvier 2014 Ruusunen c. Finlande et Ojala et Etukeno Oy c. Finlande, la Cour admet ainsi que le livre rédigé par l'ancienne maîtresse du Premier ministre finlandais et racontant leur liaison torride relève du débat d'intérêt général. Une personnalité publique doit s'attendre à ce que ses actions soient relatées dans la presse. 

Il en est de même en matière judiciaire et l'affaire Axel Springer de 2012 porte précisément sur l'arrestation largement médiatisée d'un acteur connu, pour détention et consommation de cocaïne. La Cour précise alors qu'une personne  inconnue des médias peut prétendre à une protection plus importante de sa vie privée, et donc de son droit à l'oubli. Dans la décision du 28 juin 2018, M. L. et W. W. étaient dans le plus parfait anonymat, jusqu'à ce qu'ils soient accusés d'avoir assassiné à un acteur célèbre. Mais leur droit à l'oubli demeure limité, car ils ont eux-mêmes largement utilisé les médias, en particulier lorsqu'ils demandaient la révision de leur procès. Pour la CEDH, on ne peut donc à la fois utiliser les médias et refuser la médiatisation.

La publication

 Le troisième et dernier porte enfin sur la publication elle-même. La Cour considère ainsi comme attentatoire à la vie privée un article non objectif, reposant par exemple sur des rumeurs. Dans son arrêt Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne du 16 juillet 2013, la Cour voit ainsi une violation de l'article 8 dans un article mettant en cause deux avocats polonais accusés, sans preuve, d'avoir fait fortune en participant à un système de corruption. Une même sanction peut viser un article laissant apparaître une véritable intention de nuire ou de déprécier la personne aux yeux de l'opinion (CEDH, 16 janvier 2014, Lillo Stenberg et Saether c. Norvège). En l'espèce, M. L. et W. W. n'ont pas été spécialement maltraités par les médias qui se sont bornés à rendre compte honnêtement de l'affaire judiciaire.

La Cour refuse donc l'exercice du droit à l'oubli. Derrière sa décision, le sentiment existe sans doute que le dommage causé aux requérants demeure relativement modeste. En effet, les différents articles et émissions sont désormais archivés et n'y ont accès que ceux qui font une recherche en ce sens, ceux que l'affaire intéresse encore. Rien ne leur interdit par ailleurs de faire une demande de déréférencement à Google, pour empêcher que ces données soient accessibles à partir du moteur de recherches. Surtout, la Cour fait prévaloir le droit du plus grand nombre, en l'espèce le droit d'accéder librement à des archives dont l'intégrité est garantie, sur le droit des individus. Il n'en demeure pas moins que le risque existe d'une certaine confusion entre l'intérêt public et l'intérêt du public et qu'à terme l'existence même du droit à l'oubli peut être menacée. N'est-il pas toujours un droit individuel confronté au droit du public à l'information ?

mardi 16 juillet 2013

Diffamation et droit à l'information

L'arrêt Wegrzynowski et Smolczewski c. Pologne rendu le 16 juillet 2013 par la Cour européenne des droits de l'homme permet de préciser l'articulation entre la diffamation et le droit à l'information. En mai 2002, il y a plus de onze ans, deux avocats polonais de Katowice ont eu quelques problèmes avec le journal Rzeczpospolita. Celui-ci a publié un article affirmant qu'ils ont fait fortune en aidant des hommes politiques à mener à bien des transactions commerciales douteuses, en tirant de substantiels bénéfices de la liquidation d'entreprises publiques en faillite. A l'époque, les deux avocats avaient saisi la justice, et le tribunal avait condamné le journal, car l'article litigieux reposait sur des rumeurs non vérifiées. La condamnation, obtenue en avril 2003, reposait sur la diffamation, les journalistes n'ayant pu apporter la preuve de la vérité de leurs allégations. Le rédacteur en chef avait donc dû payer une amende sous forme d'un versement à une oeuvre caritative et publier des excuses dans Rzeczpospolita.  

En juillet 2004, les deux avocats s'aperçoivent cependant que l'article litigieux est toujours librement accessible en ligne dans les archives du journal, et même parfaitement référencé par Google. Ils saisissent donc de nouveau la justice, pour demander le retrait de cette publication du site de Rzeczpospolita ainsi que la publication de nouvelles excuses. C'est le refus des juges polonais de donner suite à cette double demande qui est à l'origine de la présente décision.

Observons d'emblée que M. Smolczewski a vu son recours déclaré irrecevable, car il l'avait introduit après l'expiration du délai de six mois après la dernière décision de justice rendue par les juridictions polonaises. L'autre requérant, M. Wegrzynowski, voit en revanche, sa requête examinée au fond et rejetée. Cette solution était loin d'être acquise. La Cour européenne aurait pu estimer que la diffamation n'avait pas cessé, puisque l'article n'avait pas été rendu inaccessible. Au contraire, la Cour considère comme fondée la décision des juges polonais qui ont accepté d'examiner la seconde requête, mais ont estimé que l'atteinte aux droits du requérant ne justifiait pas que soit ordonnée la suppression de l'article. 

Le droit au juge et la règle "non bis in idem"

La Cour reconnaît que le droit au juge a été parfaitement respecté. Les juges polonais ont en effet considéré que la règle "non bis in idem"ne s'appliquait pas en l'espèce, l'article sur internet créant un préjudice distinct de la première diffamation. Les recours ont donc été déclarés recevables, et les juges se sont penchés sur le fond de la question, c'est à dire sur l'équilibre entre les droits de la personne diffamée et le droit à l'information. 

Jean Hélion. Le journaliste. 1947


L'équilibre entre l'article 8 et l'article 10

Les droits de la personne diffamée relèvent de l'article 8 de la Convention qui protège l'individu dans sa vie privée. Certes, ces dispositions sont habituellement utilisées pour protéger les droits de la personnes des ingérences de l'Etat dans ce domaine. Mais l'article 8 peut aussi être invoqué lors d'une ingérence d'une personne privée, lorsque l'Etat a manqué à son obligation de prendre des mesures législatives et réglementaires de nature à assurer le droit au respect de la vie privée (par exemple : CEDH, 26 mars 1985, X et Y c. Pays Bas). L'Etat conserve néanmoins une certaine autonomie dans ce domaine, lorsqu'il s'agir d'assurer l'équilibre entre l'article 8 qui protège la vie privée et l'article 10 de cette même Convention européenne qui garantit la liberté d'expression (CEDH, 26 avril 2009 Karako c. Hongrie).

La Cour européenne contrôle cette adéquation entre l'article 8 et l'article 10 opérée par les Etats. Dans une affaire Axel Springer AG c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour reconnaît aux journaux allemands le droit de publier plusieurs articles relatifs à l'arrestation pour détention et consommation de cocaïne d'un acteur célèbre, incarnant un commissaire de police dans une série télévision très célèbre Outre-Rhin. Alors même que l'intéressé n'avait pas été jugé, et était donc juridiquement innocent, et que l'atteinte à sa réputation était irréparable, la liberté de presse est considérée comme supérieure à la fois à sa vie privée et au respect de la présomption d'innocence. Il en est de même dans une décision du même jour Von Hannover, à propos d'un journal ayant publié des photos du prince de Monaco très malade. Alors même que ces clichés portaient atteinte à sa vie privée en montrant un homme âgé diminué par la maladie, la liberté de presse l'a une nouvelle fois emporté. Dans les deux cas, la Cour se réfère aux nécessités du "débat public" qui justifient, à ses yeux, l'ingérence dans la vie privée des personnes. 

En l'espèce, la Cour évalue l'équilibre réalisé par les juges polonais entre le droit du requérant de ne pas être diffamé, et le droit à l'information du journal. Elle estime que le maintien de l'article jugé diffamatoire il y a dix ans dans les archives du journal conservées sur internet ne porte pas une atteinte excessive aux droits du requérant. Sur ce point, la Cour prend en considération la spécificité des archives dont la conservation repose sur la volonté de permettre les recherches futures. Elle reconnaît que l'intérêt légitime du public à accéder aux archives de la presse est protégé par l'article 10 de la Convention. Pour la Cour, il ne saurait être question de modifier des archives, de réécrire l'histoire pour la modifier. 

On pourrait évidemment considérer que ce respect des droits des chercheurs, louable en soi, est consacré au détriment de la vie privée des personnes. En réalité, la Cour sanctionne une erreur grossière des requérants. Au lieu de demander la suppression de l'article litigieux, ou à titre subsidiaire, ils auraient dû demander au juge d'ordonner au journal de mentionner la condamnation sur l'article archivé. Tout lecteur de cette archive était ainsi informé que l'article avait été jugé diffamatoire lors de sa publication, avertissement qui réduisait évidemment la crédibilité des accusations qu'il contenait. Les requérants ont omis cette précaution élémentaire, omission particulièrement surprenante si l'on considère qu'ils exercent la profession d'avocat. Rien ne dit cependant qu'ils ne puissent pas faire un nouveau recours, dans l'unique but cette fois de demander au juge d'enjoindre au journal de mentionner la condamnation lors de toute consultation de cette archive.

Après les affaires Axel Springer et Von Hannover du 7 février 2012, la décision du 16 juillet 2013 vient, une nouvelle fois, faire prévaloir la liberté de la presse sur les droits de l'individu. La Cour européenne semble ainsi s'inspirer assez largement du droit américain, qui fait du Premier Amendement relatif à la liberté d'expression une garantie presque absolue. On ne peut que s'en réjouir, même s'il convient désormais de développer d'autres techniques juridiques de nature à protéger les droits des personnes dans ce domaine, en particulier le droit de réponse et le droit de joindre un jugement de condamnation à toute pièce conservée en archive.


mardi 9 décembre 2014

La Cour européenne face aux parlementaires corrompus

Membre du parti travailliste britannique, Geoffrey Hoon est élu à la Chambre des Communes en 1992, puis réélu à trois reprises. De 1997 à 2009, il exerce des fonctions ministérielles, et devient finalement Secrétaire d'Etat à la défense. Lorsqu'il quitte ses fonctions en 2009, il devient l'un des douze conseillers spéciaux auprès du Secrétaire général de l'OTAN.

Cette magnifique carrière est interrompue par une conversation avec une personne qui prétend représenter une agence de communication américaine. G. Hoon profite de cette opportunité pour faire quelques offres de service, affirmer qu'il est prêt à monnayer son expertise parlementaire pour promouvoir certains intérêts économiques, en particulier en matière de défense et d'armement. Hélas, son interlocutrice se révèle être une journaliste et ses propos sont largement diffusés sur Channel Four et dans le Sunday Times.

A la suite du scandale, G. Hoon fait l'objet d'une enquête du Parliamentary Commissionner for Standards saisi par des membres du parlement. Dans son rapport de 2010, celui-ci conclut que le requérant a violé le Code de conduite des parlementaires. Ce texte, approuvé par la Chambre des Communes en 2009, définit un certain nombre de règles en matière de déclaration du patrimoine et de comportement à l'égard des lobbies. A la suite de ce rapport, le Standard and Privileges Committee  propose de condamner le requérant à présenter ses excuses à la Chambre des Communes et à une interdiction de pénétrer dans l'enceinte parlementaire pendant cinq années. Ces propositions sont approuvées par une résolution de la Chambre des Communes de décembre 2010.

C'est précisément cette sanction que G. Hoon a contestée devant la Cour européenne. Dans son arrêt Hoon c. Royaume-Uni du 4 décembre 2014, celle-ci rejette son recours.

Le droit au juste procès


Le premier intérêt de la décision de la Cour est de porter sur une procédure disciplinaire spécifiquement parlementaire. La sanction prononcée à l'encontre de G. Hoon n'est pas susceptible de recours devant les juges, et G. Hoon y voit une atteinte au droit au juste procès garanti par l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Aux termes de ces dispositions, le droit au juge est garanti lorsque le contentieux porte "soit (sur) des contestations sur les droits et obligations de caractère civil", soit sur le "bien-fondé de toute accusation en matière pénale". Il est évident que la procédure parlementaire diligentée contre le requérant n'a rien à voir avec une procédure pénale puisqu'elle est uniquement parlementaire. Porte-t-elle pour autant sur des "droits et obligations de caractère civil" ? Pour la Cour européenne, la réponse est négative. Depuis son arrêt Christian Estrosi c. France du 30 juin 1995, elle estime que le droit de participer aux élections et de conserver son siège est un droit politique et non pas civil. La procédure parlementaire diligentée à l'encontre de G. Hoon n'est donc pas soumise aux dispositions de l'article 6 § 1. Le requérant ne peut donc invoquer le non respect du droit au juge.

 
Charles Froment. Singe au pot de confiture. 1882


 Le droit à la réputation


Le moyen essentiel développé par le requérant réside dans la violation de l'article 8 de la Convention. Il considère que la diffusion de sa conversation avec la soi-disant représentante d'une entreprise américaine constitue une atteinte à sa vie privée. Il y évoquait, en effet, son avenir professionnel et personnel avec une liberté qui ne peut exister que dans une conversation que l'on considère comme privée. La diffusion dans les médias de cet entretien constitue, à ses yeux, une atteinte à sa réputation.

L'argument n'est pas sans fondement. La réputation d'une personne constitue en effet un élément de sa vie privée, au sens de l'article 8 (CEDH 15 novembre 2007, Pfeifer c. Autriche). Dans une décision Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour a ainsi considéré que la publication d'un article consacré à la détention et à la consommation de drogue par un acteur particulièrement célèbre pour ses rôles de policier constitue à l'évidence une ingérence dans son droit au respect de sa réputation. Mais ce droit à la réputation peut céder devant les nécessités du "débat d'ordre général". Dans le cas de l'affaire Springer, les informations relatives à une procédure pénale en cours, surtout visant un acteur bien connu, sont considérées comme relevant de ce "débat d'ordre général".


Il en est de même dans le cas de Geoffrey Hoon. La Cour opère un contrôle de proportionnalité entre le droit à la réputation du requérant et le "légitime intérêt du public" qui a le droit d'être informé des procédures en cours au sein du parlement. Elle fait observer que l'affaire avait déjà été médiatisée avant la saisine du Standard and Privileges Committee. Pour protéger sa réputation, le requérant disposait donc de voies de recours devant les tribunaux contre Channel Four et le Sunday Times. Quant à la sanction finale prononcée par la Chambre des communes, elle a été précédée d'un débat prenant durant lequel le requérant a pu présenter sa défense. Certes, la décision Hoon est une décision d'espèce. Il n'en demeure pas moins qu'en consacrant la primauté du "débat d'ordre général", la Cour affirme que la lutte contre la corruption ne peut se développer que dans un processus transparent.

Une comparaison accablante


A sa manière, la Cour donne une caution à un système britannique construit sur une collaboration informelle entre la presse d'investigation et le contrôle du parlement sur l'activité de ses membres. La première instruit en quelque sorte les dossier au profit du second. Certes, il s'agit d'un système imparfait et l'affaire Hoon n'empêchera certainement pas les lobbies de continuer leur activité auprès des parlementaires britanniques. Il a cependant le mérite d'exister et donner du parlement britannique une image positive.

La comparaison avec le système français a sur ce point quelque chose d'accablant. Si la presse d'investigation existe, le parlement ne fait pas sa propre police. Il confie cette dernière à deux institutions. La première est le pouvoir judiciaire, que le Parlement empêche de remplir sa mission. En effet, un juge ne peut entendre ou poursuivre un député ou un sénateur que si l'assemblée concernée accepte préalablement de lever l'immunité de l'intéressé. Et on constate que cette immunité est bien rarement levée. La seconde est l'institution du déontologue. Il ne dispose d'aucun moyen d'investigation. S'il a connaissance d'un conflit d'intérêt, il peut seulement "faire au député les préconisations nécessaires". Au pire, le Bureau constatera le manquement aux règles de déontologie et demandera au député de "prendre toutes les dispositions pour faire cesser le manquement". De quoi dissuader toutes les formes de corruption.

lundi 2 mars 2015

Le prénom et la liberté d'expression publicitaire

Le 19 février 2015, la Cour européenne des droits de l'homme a rendu deux décisions, Dieter Bohlen c. Allemagne et Ernst August von Hannover c. Allemagne, portant sur l'utilisation du prénom d'une personne célèbre dans une campagne publicitaire diffusée en Allemagne par la marque British American Tobacco. Les deux requérants, considérant que leur prénom a été utilisé à des fins commerciales sans leur consentement, demandent d'une part une indemnité et d'autre part l'équivalent monétaire d'un contrat commercial, comme si celui-ci avait existé en droit. La Cour européenne ne revient pas sur la cessation de la campagne publicitaire déjà imposée par les juges allemands, et se prononce sur le fond, c'est-à-dire sur la dimension financière des requêtes. Dans les deux cas, elle exclut les compensations financières

Le premier requérant, Dieter Bohlen, est célèbre outre-Rhin pour avoir publié un livre intitulé "Dans les coulisses", livre qui donna lieu à tant de recours qu'il est sorti largement caviardé. La publicité litigieuse montre deux paquets de Lucky Strike accompagnés de la légende suivante : "Regarde, Cher Dieter, comment on écrit facilement des super livres". Les mots "chers", "facilement" et "super" sont maladroitement caviardés, de manière à ce que la lecture reste possible.

Le second requérant est Ernst August de Hanovre, déjà très habitué du prétoire strasbourgeois. Il est doublement célèbre pour être l'époux de la princesse Caroline de Monaco et pour différentes altercations allant du coup de parapluie asséné à un cameraman à l'uppercut infligé au gérant d'une discothèque. Cette fois, la publicité montre un paquet de Lucky Strike couché et largement cabossé accompagné de ces mots : "Etait-ce Ernst ? Ou August ?"


La campagne Lucky Strike était destinée à faire rire, et elle y est parvenue, ce que n'ont pas apprécié les requérants. Tous deux ont facilement obtenu des juges du la suspension de la campagne litigieuse. Mais cela ne leur suffit pas et ils demandent aussi l'octroi d'une "licence fictive" c'est-à-dire une somme qu'ils estiment à 100 000 €, correspondant à celle qui leur aurait été allouée si un contrat avait été passé avec British American Tobacco autorisant l'usage de leur nom.  Les juridictions suprêmes allemandes ont refusé l'octroi de cette licence fictive, et c'est ce que contestent les requérants devant la Cour européenne. Ils se fondent essentiellement sur la violation de l'article 8 de la Convention, estimant que l'utilisation de leur prénom emporte une atteinte au respect de la vie privée.


Le prénom, élément de la vie privée



La Cour européenne affirme que le prénom est un élément de la vie privée, mais seulement dans certaines hypothèses. 

Dans un arrêt Guillot c. France du 24 octobre 1996, elle estime d'abord que le choix du prénom relève de la vie privée et familiale, dès lors qu'il comporte "un choix intime et affectif". Elle ajoute cependant que si le refus du prénom "Fleur de Marie" par l'état-civil français constitue une ingérence dans la vie privée de la famille, cette ingérence est justifiée par l'intérêt de l'enfant.

Dans les deux décisions du 19 février 2015, la Cour définit une seconde hypothèse d'ingérence dans la vie privée, lorsque le prénom permet d'identifier la personne. Tel est bien le cas dans chacune des affaires étudiées, dès lors que la publicité donne des éléments contextuels permettant d'identifier à coup sûr Dieter Bohlen et Ernst August von Hannover.

La liberté d'expression publicitaire


En l'espèce, les requérants ne se plaignent pas d'une action de l'Etat, mais plutôt d'une abstention, puisque les autorités judiciaires allemandes ne sont pas parvenues, du moins à leurs yeux, à les protéger contre l'utilisation de leur prénom par une entreprise privée. La Cour européenne doit donc apprécier l'équilibre entre le droit au respect de la vie privée du requérant, garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme, et la liberté d'expression de l'entreprise qui repose sur l'article 10 de cette même Convention. 

Une jurisprudence constante affirme que l'expression commerciale est protégée par l'article 10. Tel est le cas de l'expression dans un journal professionnel, depuis l'arrêt Markt Intern Verlag GmbH et Klaus Beermann c. Allemagne du 20 novembre 1989. L'expression publicitaire n'est donc pas exclue du champ de l'article 10. 

Paul Eluard. Les affiches sur la palissade. 1912


L'équilibre entre liberté d'expression et droit au respect de la vie privée


L'équilibre entre liberté d'expression et droit au respect de la vie privée, entre l'expression publicitaire de la campagne Lucky Strike et les droits des requérants identifiés par leur prénom, est appréciée par la Cour européenne, à partir de certains critères définis dans les arrêts von Hannover (II) et Axel Springer c. Allemagne du 7 février 2012

Le premier d'entre eux est la référence au "débat d'intérêt général", débat auquel participe l'expression jugée attentatoire à la vie privée. Sur ce point, la Cour européenne développe une conception très large de l'intérêt général. Elle affirme ainsi que relèvent du "débat d'intérêt général" des photos, prises à l'insu de l'intéressé et de sa famille, montrant le Prince Rainier de Monaco, alors très âgé et malade. Aux yeux de la Cour, la presse people développe ainsi  un "débat d'intérêt général". 

Dans le cas des arrêts Bohlen et Von Hannover du 19 février 2015, la Cour adopte une jurisprudence tout aussi compréhensive. Elle considère que le débat d'intérêt général est bien présent, dès lors que la publicité Luky Strike peut être considérée comme une satire que la Cour reconnait comme une forme d'expression qui doit être protégée. Dans son arrêt du 20 octobre 2009 Alves da Silva c. Portugal du 20 octobre 2009, la Cour était ainsi saisie du cas d'un citoyen qui, profitant du défilé du carnaval, pour promener dans sa camionnette l'effigie du maire du village accompagné de la pancarte ainsi rédigée : "Donne moi ton vote, ton épouse aura un emploi, pas besoin de diplôme ; ton fils aussi, il sera employé municipal". Elle a estimé que cette "mise en boîte" satirique relevait de la liberté d'expression. A ses yeux, il en est de même de la campagne Lucky Strike.

La notoriété du requérant constitue le deuxième élément d'appréciation utilisé par la Cour. Comme le droit interne français, la Cour européenne considère que les personnes jouissant d'une forte notoriété ne peuvent pas prétendre à la même discrétion que le "simple quidam". En l'espèce, la Cour fait observer que le fait que les requérants soient identifiables par le seul prénom et quelques éléments contextuels suffit à attester de leur notoriété. Ces éléments contextuels ont d'ailleurs été largement relayés dans la presse, et les citoyens allemands n'ignorent rien des déboires auxquels s'est heurté le livre de Dieter Bohlen et de la tendance de Ernst August de Hanovre à user d'une certaine violence. Les éléments ainsi mis en lumière par la campagne d'affichage n'apportent donc rien qui ne soit déjà connu.  Sur ce point, la Cour se réfère à sa jurisprudence Hachette Filipacchi Associés c. France du 23 juillet 2009, qui estime qu'un article faisant figurer, à côté de la photo Johny Halliday, d'autres clichés des produits et des marques qui ont utilisé son image, ne porte pas atteinte à la vie privée du chanteur. 

Enfin, le dernier élément d'appréciation vise la publicité elle-même, son contenu, sa forme et ses effets. La Cour se borne à faire observer que les juges allemands ont déjà conclu que la publicité n'était pas dévalorisante du seul fait qu'elle faisait la promotion du tabac, promotion parfaitement licite en droit allemand. Au demeurant, rien ne montrait une quelconque identification entre les requérants et le produit.
 
Les deux décisions du 19 février 2015 se situent dans la ligne d'une jurisprudence extrêmement libérale de la Cour européenne, jurisprudence qui fait toujours davantage prévaloir la liberté d'expression sur les autres droits garantis par la Convention. Sur ce point, on ne peut s'empêcher de penser que la Cour cherche son inspiration davantage aux Etats Unis, et plus précisément dans la jurisprudence interprétant le Premier Amendement de la Constitution américaine, que dans le droit continental. L'inconvénient réside sans doute dans le risque d'adopter finalement une conception plus étroite de la vie privée, également inspirée du droit américain. L'avantage en revanche est d'affirmer l'existence d'une liberté d'expression publicitaire. Au moment où certains partisans de l'ordre moral contestent la campagne d'affichage du site de rencontres Gleeden, ce rappel n'est sans doute pas inutile.