« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 31 octobre 2024

Le principe de dignité s'invite à la Toussaint


Cette fin de semaine sera marquée, dans la religion catholique, par la fête de la Toussaint immédiatement suivie, le lendemain, par la commémoration des fidèles défunts. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 31 octobre 2024 M. Michel B., rappelle donc fort opportunément le respect dû aux défunts. En se référant au principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine, qu'il n'invoque que très rarement, il annule les dispositions législatives relatives à la crémation des restes des défunts inhumés dans le cimetière, en cas de reprise de la sépulture par la commune.


La reprise de la sépulture


Ces dispositions figuraient dans l'article L 2223-4 du code général des collectivités locales, dans sa rédaction issue de la loi du 17 mai 2011 de simplification et d'amélioration de la qualité du droit. La simplification est incontestable, au point que la procédure apparaît quelque peu expéditive. Lorsque l'espace devient trop étroit, et que les concessions "à perpétuité" semblent abandonnées, se pose la question de faire "place aux jeunes en quelque sorte", comme le chantait Georges Brassens. La procédure est alors celle de la reprise de la sépulture par la commune, à la condition que la concession soit en état d'abandon, et qu'elle ait plus de trente ans. Le maire a le choix entre deux solutions. Soit il décide la création d'un" ossuaire à perpétuité où les restes exhumés sont aussitôt réinhumés", soit "il fait procéder à la crémation des restes exhumés en l'absence d'opposition connue ou attestée du défunt". Concrètement, les mots qui font l'objet de la QPC sont précisément les derniers de cette phrase, "en l'absence d'opposition connue ou attestée du défunt".

Si la procédure prévoit l'éventuelle opposition du défunt à la crémation, elle ne prévoit pas l'information de ses proches. Le requérant a ainsi été mis devant le fait accompli, en l'absence d'information par la commune. A dire vrai, le caractère choquant de cette procédure ne fait guère de doute et l'on peut se demander comment le législateur de 2011 a pu voter des dispositions aussi peu respectueuses des volontés des personnes disparues et de leurs proches. 

Mais quel fondement peut être utilisé pour déclarer inconstitutionnelle cette disposition ? Le requérant invoquait, pêle-mêle, le droit au respect de la vie privée et la liberté des conscience des personnes décédées ainsi que le principe de sauvegarde de la dignité de la personne humaine. 



Skeleton Dance. Silly Symphony. Walt Disney. 1929


La dignité, après la mort


Observons d'emblée que le droit au respect de la vie privée comme la liberté de conscience ne pouvaient être considérés comme des fondements susceptibles d'être invoqués. Les droits disparaissent en effet avec leur titulaire. Ne restait donc que le principe de dignité du défunt, principe qui permet de le considérer comme l'objet d'un droit dont ses ayants-droits seraient les gardiens.

Sur ce point, le Conseil constitutionnel s'est évidemment inspiré de la jurisprudence de la Cour de cassation. A propos de la diffusion dans les journaux de la photographie de François Mitterrand sur son lit de mort, la chambre criminelle, le 20 octobre 1998 a ainsi considéré que le droit à la dignité du défunt subsistait après son décès que son non-respect pouvait donner lieu à une sanction pénale. Des jurisprudences comparables ont suivi, à propos de l'image du préfet Érignac assassiné dans un arrêt de la première chambre civile, du 20 décembre 2000,  ou encore à propos des victimes de l'attentat de Nice en 2017

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) tenait un raisonnement comparable dans sa décision Société de conception de presse et d'édition c. France du 25 février 2016. Etait alors jugée contraire à la dignité de la personne la publication d'une photo d'Ilan Halimi, horriblement torturé, avant son exécution par le Gang des Barbares. A l'époque, la CEDH avait considéré que l'atteinte à la dignité du défunt était d'autant plus évidente que cette publication intervenait plusieurs années après les faits, à l'occasion du procès de leurs auteurs. Elle n'avait donc aucun intérêt informationnel et avec pour seule conséquence de raviver la douleur de la famille de la victime.

Le bilan de cette jurisprudence montre que le principe de dignité est surtout utilisé par les juges lorsqu'il n'existe pas d'autre solution, le décès du principal intéressé faisant obstacle à ce qu'il soit considéré comme titulaire de droit. Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 31 octobre 2024, en fait un usage identique.


Un élargissement du principe de dignité


Il s'y est référé, pour la première fois, dans sa décision du 29 juillet 1994, à propos de la première loi de bioéthique. Il était alors invité à apprécier la constitutionnalité du nouvel article 16 que ce texte introduit dans le code civil : "La loi assure la primauté de la personne, interdit toute atteinte à la dignité de celle-ci et garantir le respect de l'être humain dès le commencement de la vie". Pour affirmer sa constitutionnalité, le Conseil se fonde sur le Préambule de la constitution de 1946, dont on sait qu'il s'ouvre par ces mots : "Au lendemain de la victoire remportée par les peuples libres sur les régimes qui ont tenté d'asservir et de dégrader la personne humaine". De ces dispositions, il fait une interprétation constructive, en affirmant que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation est un principe à valeur constitutionnelle".

Par la suite, le Conseil constitutionnel a utilisé le principe de dignité avec parcimonie, essentiellement pour garantir la protection des personnes particulièrement vulnérables, en particulier les personnes détenues. Dans une QPC du 25 avril 2014, il abroge ainsi une disposition relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues. Par la suite, la décision QPC du 16 avril 2012, Section française de l'Observatoire des prisons, sanctionne l'absence de recours directement ouvert aux personnes en détention pour protéger leur droit à la dignité.

La décision du 31 octobre 2024 emporte ainsi un élargissement très sensible du champ d'application du principe de dignité. En affirmant que la dignité du défunt ne s'éteint pas avec son décès, mais peut toujours être protégée à l'initiative de ses proches, le Conseil juge que la procédure prévue par le code des collectivités territoriales devrait permettre de connaître sa volonté, et son éventuel refus de crémation. Or les seules personnes en mesure d'informer l'élu sur cette volonté sont précisément les proches, ceux-là mêmes dont la la loi ne prévoit même pas l'information.

L'abrogation de la disposition est donc prononcée, mais le Conseil observe qu'elle ne saurait avoir des conséquences immédiates. En effet, si l'on supprime de l'article 2223-4 les mots  "en l'absence d'opposition connue ou attestée du défunt", il reste : " (le maire) fait procéder à la crémation des restes exhumés". Autrement dit, l'abrogation immédiate conduirait, paradoxalement, à autoriser les élus à procéder à des crémations sans tenir aucun compte de la volonté du défunt, ce qui irait directement à l'encontre du principe posé par le Conseil. Celui-ci reporte donc l'abrogation à la fin de l'année 2025, ce qui laisse le temps au législateur de voter de nouvelles dispositions, plus respectueuses de la dignité des défunts.

Le Conseil constitutionnel a évidemment raison de rappeler le respect dû aux défunts. On peut tout de même déplorer qu'il soit contraint de le rappeler. Il est tout de même surprenant que des élus décident de reprendre une sépulture, et de procéder à la crémation des restes du défunt, sans même chercher à joindre ses proches, comme s'il s'agissait d'un geste anodin. On apprécierait qu'une telle désinvolture suscite l'arrivée d'un nombre conséquents de fantômes venant hanter la mairie à grand renfort de bruits de chaines. N'oublions pas que la Toussaint suit immédiatement Halloween. 


Le principe de dignité : chapitre 7, introduction, du manuel de libertés publiques sur Amazon


 





dimanche 27 octobre 2024

Le Conseil constitutionnel contre l'"engrillagement"


L'"engrillagement" peut être défini comme la pose de clôtures, par des propriétaires privés, dans des espaces naturels. Des sociétés de chasse, entreprises privées, empêchent ainsi la libre circulation des animaux, et notamment des grands et petits cervidés et des sangliers, qui peuvent ainsi être chassés plus facilement au sein de véritables réserves. La loi du 2 février 2023 est intervenue pour limiter une pratique qui s'est généralisée, notamment en Sologne. Votée pratiquement à l'unanimité (seulement deux voix contre à l'Assemblée nationale), elle n'a pas été immédiatement déférée au Conseil constitutionnel. C'est donc par une question prioritaire de constitutionnalité qu'il a finalement été saisi. Sa décision du 18 octobre 2024 Groupement forestier Forêt de Teillay et autres constitue un revers pour les sociétés de chasse, car le Conseil valide la loi.

Disons honnêtement que cette décision ne vise pas l'ensemble des chasseurs. Certaines associations sont, au contraire, intervenues en défense de la loi devant le Conseil, rejoignant sur ce point des associations écologistes ou d'amateurs de randonnées en forêt. A leurs yeux, une chasse qui se déroule sur une parcelle engrillagée dans laquelle les animaux sont prisonniers et se font massacrer par des chasseurs souvent juchés sur des miradors n'a rien à voir avec l'activité qu'ils pratiquent. Sur ce point, il n'est pas sans intérêt de regarder la vidéo de l'audience, et de voir les avocats défenseurs des propriétaires concernés contester la constitutionnalité de la loi sans jamais prononcer le mot "chasse". et en invoquant la liberté d'entreprendre. Pour eux, la chasse n'est pas un loisir mais une entreprise commerciale.

Quoi qu'il en soit, les sociétés de chasse, car ce sont bien elles les requérantes même si elles avancent masquées, contestent plusieurs dispositions de la loi du 2 février 2023, intégrées au code de l'environnement. Les deux moyens principaux invoqués devant le Conseil sont écartés, sans surprise.



La chasse à la galinette cendrée. Les Inconnus. Extrait

Article 17 de la Déclaration de 1789


L'article L 372-1 du code de l'environnement interdit la pose de nouvelles clôtures. Quant aux propriétaires qui ont déjà posé une telle installation depuis moins de trente ans, il ne leur impose de la supprimer mais les oblige à en modifier les caractéristiques. Alors que la Sologne est hérissée de clôtures de plus de deux mètres de haut en fil de fer barbelé, enterrées en profondeur, doivent désormais être plantées des clôtures posées 30 cm au dessus du sol et limitées à 1, 20 mètre de hauteur. On l'a compris, il s'agit de permettre aux petits animaux de passer dessous, et aux gros de sauter par dessus.  Les matériaux naturels définis par un schéma régional doivent se substituer aux barbelés, ce qui évitera aux animaux de se blesser et aux promeneurs d'avoir l'impression de longer un camp de concentration. En tout état de cause, les propriétaires ont jusqu'au 1er janvier 2027 pour se mettre en conformité, étant entendu que les clôtures historiques, par exemple les murs du parc d'un chateau ne sont pas concernées par cette obligation.

Les groupements requérants voient dans cette contrainte une double atteinte à l'article 2 et à l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, deux dispositions qui garantissent le droit de propriété.

L'article 17 affirme que "nul ne peut être privé de sa propriété, si ce n'est lorsque la nécessité publique légalement constatée l'exige évidemment et sous la condition d'une juste et préalable indemnité". Les avocats des associations requérantes ont plaidé, et affirmé avec aplomb que les dispositions contestées ont pour conséquence des les priver de leur propriété. Ils n'ont évidemment pas été suivis. Les propriétaires ne sont pas privés de leur terrain et, au contraire, la loi prévoit une contravention à l'encontre des promeneurs qui y pénétreraient illégalement. De même, ils demeurent propriétaire de leur clôture qui n'est pas confisquée, mais ils doivent seulement modifier les caractéristiques. 

Cette analyse est le fruit d'une jurisprudence constante. Depuis sa décision du 17 juillet 1985, le Conseil constitutionnel estime que les garanties de l'article 17 ne sont applicables que si tous les droits portant sur le bien, usus abusus et fructus, ont été transférés. Dans sa décision QPC du 14 novembre 2014 Alain L. , il considère ainsi comme une dépossession la "rétention" qui permet à l'État de se porter acquéreur, dans un certain délai, d'une oeuvre d'art que son propriétaire désire exporter. Durant cette période, le propriétaire n'a plus vraiment de droits sur son bien. Tel n'est pas le cas des propriétaires d'une réserve de chasse qui se voient seulement contraints d'en modifier la clôture. 

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 18 octobre 2024, affirme d'ailleurs clairement qu'il "résulte du droit de propriété le droit pour le propriétaire de clore son bien foncier". On ne peut affirmer plus clairement que la substance du droit de propriété n'est pas atteinte.


L'article 2 de la Déclaration de 1789


Ne reste donc que l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, le seul invocable en l'espèce. Il prévoit en effet que "les atteintes portées au droit de propriété doivent être justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi". En l'espèce, l'atteinte au droit de propriété n'est pas contestable dès lors que le propriétaire ne peut plus clôturer son bien en toute liberté, mais doit se soumettre à certaines contraintes imposées par la loi.

Précisément, le Conseil énumère un certain nombre d'objectifs d'intérêt général justifiant la restriction. Le premier d'entre eux est l'objectif constitutionnel de protection de l'environnement consacré dans sa décision du 31 janvier 2020. Le législateur a entendu permettre la libre circulation des animaux sauvages dans les milieux naturels afin de prévenir les risques sanitaires liés au cloisonnement des populations animales, de remédier à la fragmentation de leurs habitats et de préserver la biodiversité. Est également mentionnée la lutte contre la dégradation des paysages et les nécessités du passage des services d'incendie, particulièrement impérieuses dans la forêt des Landes, également concernée par l'engrillagement.

L'atteinte à la propriété est d'autant plus proportionnée que le législateur a pris soin d'autoriser les clôtures, cette fois d'une hauteur laissée au libre arbitre du propriétaire, à 150 mètres de l'habitation. Il s'agit cette fois d'assurer une protection particulière du domicile, abri naturel de la vie privée.

Les autres moyens développés n'ont guère d'intérêt. Ainsi les requérants dénonçaient le caractère rétroactif d'un texte imposant une contrainte aux propriétaire ayant enclos leur propriété depuis moins de trente ans. Sur le plan pratique, l'argument permettait d'espérer que le Conseil affirmerait que la loi devrait s'appliquer uniquement pour l'avenir, laissant ainsi la Sologne dans l'état d'engrillagement où elle se trouve. Mais le Conseil n'est pas entré dans ce raisonnement. Il est difficile d'invoquer la rétroactivité en matière civile, et encore un plus difficile d'invoquer le droit de propriété comme droit acquis à l'issue de ce délai. Car les propriétaires en question l'étaient déjà il y a trente ans. 

Il ne reste plus qu'à espérer que le gouvernement actuel et ceux qui lui succéderont ne céderont pas au lobby de la chasse, et mettront en oeuvre la loi de 2023, en imposant le respect de la date du 1er janvier 2027. Ce sera une belle journée pour les animaux et pour les promeneurs qui ne verront plus de malheureuses bêtes agonisant dans des barbelés, pour avoir voulu sauteur vers la liberté.



jeudi 24 octobre 2024

Le lagopède alpin au Palais Royal


La protection de l'environnement pénètre de plus en plus profondément dans le champ des libertés publiques. Une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 18 octobre suspend ainsi la chasse au lagopède alpin en invoquant le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité, fait donc partie de cet environnement sain.


Irruption du lagopède dans la jurisprudence


C'est sans doute la première fois que le lagopède alpin fait irruption dans la jurisprudence administrative. Nul n'ignore, bien entendu, qu'il s'agit d'un oiseau, aussi appelé perdrix des neiges, et qui a la particularité de pratiquer avec aisance l'art du camouflage, en adoptant un plumage immaculé pendant l'hiver. Hélas, ce talent n'a pas été suffisant pour le protéger. Son taux de fécondité est très bas et l'action des chasseurs contribue à faire du lagopède alpin un espère en voie d'extinction.

Dans le cas présent, notre lagopède alpin est plutôt ... pyrénéen. Alors que les préfets des départements alpins ont fixé à zéro le taux de prélèvement autorisé concernant cet oiseau, interdisant de facto de le chasser, le préfet de l'Ariège a autorisé les chasseurs à "prélever", c'est à dire à tuer, dix lagopèdes durant une période de chasse qui ne dépasse pas trois semaines, entre septembre et octobre. 

Alors que la chasse avait déjà commencé, et que l'on déplorait déjà la mort d'un oiseau, différentes associations dont One Voice, ont saisi le juge des référés du tribunal administratif de Toulouse, en lui demandant de suspendre l'arrêté préfectoral, ce qu'il a fait dans une ordonnance du 4 octobre 2024. Comme bien souvent, la ministre de la transition écologique, en principe chargée de la protection de l'environnement, a fait appel de cette décision. Les fédérations de chasseurs étaient sans doute parvenues à la convaincre que la chasse au lagopède relevait de la protection de l'environnement.



Let's sing a gay little spring song. Bambi. Walt Disney. 1942


Le référé-liberté


La procédure engagée par l'association requérante est un référé-liberté.  L'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l'exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. De fait, le juge administratif dresse une liste des libertés qu'il considère comme fondamentales, et donc de nature à justifier un référé. Il a même publié cette liste sur son site.

Parmi ces libertés fondamentales figurent la liberté d'aller et de venir , consacrée la première par un référé du 9 janvier 2001, le droit de se marier consacré en 2003,  ou encore la liberté de manifestation en 2007. On en dénombre aujourd'hui exactement 39 et, précisément, la dernière en date est le "droit de chacun de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé", consacré dans une ordonnance du 20 septembre 2022 et directement fondé sur la Charte de l'environnement.


Une évolution en deux temps


Nul n'ignore que les avancées jurisprudentielles du Conseil d'État sont généralement réalisées en deux temps. Le juge commence par affirmer un concept nouveau pour l'écarter en l'espèce et rejeter la requête. Ensuite, il reprend le concept de manière positive cette fois, et donne satisfaction au requérant.

Dans la décision du 20 septembre 2022, le Conseil d'État avait refusé de suspendre une décision de création d'une piste cyclable sur une route départementale, estimant qu'il n'était pas démontré que ces travaux portaient une atteinte grave au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé. Il est vrai que les requérants, propriétaires d'un laboratoire dénombrant les espèces protégées dans la région, n'avaient pas réellement donné d'éléments démontrant l'impact des travaux sur ces espèces. Quoi qu'il en soit, le droit de vivre dans un environnement équilibré était désormais susceptible de donner lieu à référé. C'était donc la première étape de l'évolution jurisprudentielle. 

L'ordonnance du 18 octobre 2024 fait bénéficier le lagopède alpin de la seconde étape de l'évolution. Pour le Conseil d'État, la décision d'autoriser la chasse de l'oiseau, alors qu'il est gravement menacé de disparition porte atteinte au droit de vivre dans un environnement équilibré. La protection des espèces, élément essentiel de la biodiversité,  fait donc partie de cet environnement sain.

On doit se réjouir de cette intégration de la biodiversité dans les préoccupations du juge. La protection des espèces est une nécessité et la décision paraît d'autant plus juste que le Conseil fait observer que les chasseurs ont fourni des statistiques sur le coefficient de reproduction du lagopède très différentes de celles fournies par des laboratoires universitaires. Sur ce point, la défense de l'administration, reposant uniquement sur les chiffres des chasseurs a sans doute un peu agacé le juge, qui sanctionne ce qui ressemble bien à une connivence entre les fédérations de chasseurs et la ministre en charge de l'écologie.

Quoi qu'il en soit, le lagopède alpin est heureux et nous sommes heureux pour lui.

dimanche 20 octobre 2024

Voyage en Absurdie


L'ordonnance de référé rendue par le Conseil d'État le 8 octobre 2024 n'a guère suscité l'intérêt des spécialistes de droit constitutionnel et de droit administratif. Le juge refuse pourtant d'enjoindre au Président de la République de nommer un Premier ministre "issu du Nouveau Front Populaire", ce qui n'est pas rien. Conformément à sa jurisprudence classique, il se déclare incompétent pour connaître d'un acte de gouvernement.

Et si, pour une fois, on s'amusait un peu ? Imaginons un instant, rien qu'un instant que le juge des référés du Conseil d'État, d'humeur facétieuse ce jour-là, ait décidé de donner satisfaction aux requérants. Il aurait donc enjoint au Président de la République de nommer Lucy Castets comme Premier ministre, faisant fi du fait que Michel Barnier avait déjà posé ses valises à Matignon. 

Imagine-t-on le bruit causé par une telle décision ? Certes, les militants LFI auraient probablement célébré la victoire Place de la République. Mais pense-t-on aux chroniqueurs des chaînes d'information muets de sidération au point de provoquer un sentiment de relaxation chez le téléspectateur, aux auteurs des Grands Arrêts écrasés par l'ampleur de l'actualisation, aux étudiants en droit constitutionnel sombrant dans la déprime... Même le journaliste de Libé en charge de la politique française mérite notre compassion. N'est-il pas pris de cours par ce succès inattendu, et contraint de s'initier rapidement aux beautés du droit administratif ?

Aidons donc ces malheureuses victimes de l'actualité contentieuse à comprendre l'importance du revirement.


L'acte de gouvernement : RIP


En enjoignant au Président de la République de nommer un Premier ministre issu du NFP, le juge des référés du Conseil d'État mettrait fin  à une jurisprudence inaugurée par un arrêt Prince Napoléon de 1875. A l'époque, le Conseil d'État s'était reconnu pour requalifier en acte administratif une décision que l'administration présentait comme purement politique, et donc insusceptible de recours. Aujourd'hui, ces actes de gouvernement concernent essentiellement les relations internationales et les  rapports entre les pouvoirs publics institutionnels.

Certes, le champ des actes de gouvernement s'est réduit dans le domaine des relations internationales. C'est ainsi que, depuis un arrêt du 15 octobre 1993, un décret d'extradition ne peut plus jamais être considéré comme un acte de gouvernement. En revanche, constitue un acte de gouvernement la décision que le juge ne saurait contrôler sans s'immiscer dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014, le juge estime ainsi que n'est pas susceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Cette décision n'est pas considérée comme détachable du Statut de Rome qui crée la CPI.

En matière de relations entre les pouvoirs publics, la notion d'acte de gouvernement tient mieux le coup, si l'on ose parler ainsi. Sont ainsi concernés les actes qui relèvent de la fonction exécutive, par apposition à la fonction administrative. On peut citer, pêle-mêle, la décision de soumettre à référendum un projet de révision constitutionnelle ou la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel. Le 20 juin 2024, le Conseil d'État avait même osé considérer comme un acte de gouvernement le décret de dissolution de l'Assemblée nationale. Surtout, par une décision du 29 décembre 1999, le juge administratif s'était déclaré incompétent pour apprécier la légalité d'un décret portant composition du gouvernement. 

Notre journaliste pourrait donc célébrer un énorme revirement de jurisprudence par rapport à une jurisprudence constante, dont la dernière occurrence n'a pas quatre mois.



Sur un mur à Honfleur. circa 2008. Collection particulière


L'injonction au Président de la République


Autre innovation, et de taille : Le juge des référés donne une injonction adressée directement au Chef de l'État. Cette fois, c'est la Constitution qui est directement atteinte. L'immunité du Président consacrée dans l'article 67 de la Constitution s'étend en effet à tous les actes de procédure, qu'ils soient prononcés par un juge ou par toute autre autorité. Ainsi Jacques Chirac a-t-il refusé de témoigner dans l'affaire Clearstream pour des faits qui se sont déroulés durant son mandat. De même, Valéry Giscard d'Estaing avait refusé d'être auditionné par une commission d'enquête parlementaire sur les avions renifleurs. En termes simples, le Président en fonction n'est pas lié par les actes qui le visent, qu'il s'agisse des actes des juridictions ou du parlement. 

De fait, par cette injonction, le juge des référé interviendrait directement dans le pouvoir de nomination du gouvernement. 

Notre journaliste devrait alors louer une décision qui remet en cause la Constitution elle-même. Le juge administratif deviendrait le coauteur des décrets présidentiels, en se permettant de dicter au Président leur contenu. Or, l'article 8 de la Constitution énonce que la nomination du Premier ministre est un pouvoir propre du Président, pouvoir que, par définition, il ne partage avec personne. 

Article 67, article 8, et, d'une manière générale, tous les articles de la Constitution prévoyant l'exercice par le Président d'une compétence sans contreseing du Premier ministre, notre commentateur pourrait constater une sorte de destruction de la Constitution par un juge, qui est pourtant censé être lié par ses dispositions.

Mais la révolution n'a pas eu lieu. Le recours déposé par les soutiens de Lucie Castets s'est effondré devant la réalité de la jurisprudence et il faut bien reconnaître qu'il n'avait pas la moindre chance de prospérer. Il reste à se demander pourquoi un tel recours a été déposé et comment un avocat a pu conseiller à ses clients de se lancer dans une telle aventure. Sur ce point, nous n'avons pas de réponse. Sans doute s'agissait-il d'une manoeuvre politique visant à affirmer l'absence de légitimité du gouvernement Barnier, visant aussi à maintenir la mobilisation de militants ? Même si l'on a bien ri, il est tout de même un peu fâcheux d'instrumentaliser le juge administratif pour transformer le prétoire en tribune politique. Ceci dit, il a l'habitude, et on peut penser que lui aussi, il a bien ri. 


mercredi 16 octobre 2024

L'honneur d'un condamné


La décision rendue par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 15 octobre 2024 peut être présentée comme historique. Elle refuse en effet la demande de "rétablissement de l'honneur" d'un condamné à mort, Jacques Fesch.

En 1954, celui-ci, alors âgé de vingt-trois ans, avait besoin d'argent pour acheter un voilier, afin de faire le tour du monde. Il a fait un hold up chez un changeur auquel il a volé 300 000 francs après l'avoir menacé avec un pistolet dérobé à son père. Il s'est ensuite enfui, poursuivi par le changeur et par un gardien de la paix qu'il a tué, avant de tirer de nouveau sur des passants. L'un d'entre eux a été blessé, avant que Jacques Fesch soit maîtrisé et désarmé, précisément par d'autres passants. Déclaré coupable de ces meurtres, il a été condamné à mort par la Cour d'assises de la Seine en avril 1957, son pourvoi a été rejeté par la Cour de cassation en juillet, et le président Coty a écarté le recours en grâce en septembre. Fesch est exécuté le 1er octobre. 

Entre le moment où il est incarcéré et son exécution, Jacques Fesch va se présenter comme un exemple de rédemption par la foi catholique. Les lettres écrites pendant son incarcération sont publiées, et une procédure de béatification est même engagée. C'est sur ce fondement que ses héritiers ont déposé des requêtes visant à obtenir, d'abord sa réhabilitation ensuite le rétablissement de son honneur.


Procédure de réhabilitation


Dans le cas de Jacques Fesch, la procédure de réhabilitation judiciaire s'est heurtée à une irrecevabilité manifeste. L'article 786 du code de procédure pénale conditionne en effet sa  recevabilité, en matière criminelle, au respect d'un délai d'épreuve de cinq ans à compter de l'expiration de la sanction subie. Cette condition conduit à priver les proches d'un condamné à mort dont la peine à été exécutée d'une requête en réhabilitation, alors que ceux d'un condamné qui a bénéficié d'une grâce peuvent déposer une telle requête. 

Le fils de Jacques Fesch a déposé une QPC portant sur la constitutionnalité de ces dispositions mais elle a été écartée par le Conseil constitutionnel dans une décision du 28 février 2020. Aux yeux du Conseil, ce texte n'est pas inconstitutionnel, notamment dans la mesure où la réhabilitation repose sur les "gages d'amendement" donnés par l'intéressé dans les cinq ans qui ont suivi la condamnation. Il est évident qu'un condamné à mort ne dispose pas d'un tel délai. C'est regrettable, surtout si l'on considère que la peine de mort n'est plus conforme à l'ordre public français, mais il est clair que le législateur a voulu définir la réhabilitation aux condamnés qui ont vécu et qui, par leur comportement, ont pu témoigner de leur volonté de réhabilitation.

A cette décision sévère, le Conseil ajoute tout de même un obiter dictum, selon lequel "le législateur serait fondé à instituer une procédure, ouverte aux ayants-droits d'un condamné à mort, "tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir". 



L'assassin assassiné. Julien Clerc. 1981


Procédure de rétablissement de l'honneur


Le législateur a tenir compte de cet obiter dictum. La loi du 24 décembre 2020  modifie ainsi la loi d'abolition de la peine de  mort du 9 octobre 1981, en lui ajoutant un nouvel article 2. Il institue une procédure ad hoc permettant aux ayants-droits des personnes condamnées à mort et exécutées de saisir la chambre criminelle d'une requête "tendant au rétablissement de l'honneur de cette personne à raison des gages d'amendement qu'elle a pu fournir". La formule n'est pas d'une grande clarté, et l'on peut se demander quelle est la définition juridique de l'honneur, notion plus ou moins gazeuse, pas très éloignée de la réputation ou de l'oubli, mais néanmoins distincte.

La décision rendue par la chambre criminelle le 15 octobre 2024 constitue ainsi la première mise en oeuvre de ce texte et elle présente l'intérêt d'offrir un cadre juridique à cette notion. La Cour nous éclaire donc sur ces "gages d'amendement" qui, cette fois, peuvent intervenir dans le cas d'un condamné à mort dont la peine a été exécutée.

On sait que, dans ce cas, la Cour de cassation n'exerce précisément pas un contrôle de cassation. Elle est juge en premier et dernier ressort de l'honneur du condamné. La Cour précise ainsi que ces "gages d'amendement" sont "appréciés au regard de la gravité des faits, ainsi qu'en tenant compte de l'évolution de la personnalité et du comportement de la personne condamnée, depuis le jour auquel elle a commis les faits".

Sur ce point, la Cour s'inspire des "gages d'amendement" tels qu'ils sont définis pour la procédure de réhabilitation. Dans sa décision du 12 février 1963, elle jugeait ainsi que peut bénéficier de cette mesure de bienveillance la personne dont le comportement, durant les cinq années d'épreuve, autorise à la "replacer dans l'intégralité de son état ancien". Dans une telle situation, le maintien de la condamnation n'est plus nécessaire et proportionné, et son effacement est alors justifié. Ce principe a été mis en oeuvre récemment, dans un arrêt du 6 septembre 2023 intervenu, il est vrai, pour effacer des condamnations en matière correctionnelle.


Les "gages d'amendement"


Il ressort de cette jurisprudence la nécessité d'un contrôle approfondi du dossier communiqué au juge, l'appréciation de ce dernier exprimant un degré d'exigence très élevé. En l'espèce, le dossier déposé par le fils de de Jacques Fesch n'a pas semblé tout-à-fait satisfaisant.  

Certes, la cour met au crédit du condamné son bon comportement durant son incarcération ainsi que les regrets qu'il a exprimés, en particulier dans ses écrits. En revanche, elle fait observer que la réalité de l'indemnisation des victimes ne ressort pas du dossier. Surtout, elle écarte l'argument reposant sur la démarche religieuse du condamné, dont évidemment il est difficile d'apprécier la sincérité. Pour la Cour, il ne s'agit pas d'un gage d'amendement. Quant à la diffusion de ses écrits, largement assurée par les milieux proches de l'Église catholique, elle est postérieure à son décès et même indépendante de sa volonté. Elle ne saurait donc davantage être considérée comme un gage d'amendement.

La requête est donc rejetée, mais elle éclaire sur ce que la Cour considère comme "rétablissement de l'honneur d'un condamné". D'une part, l'appréciation repose à la fois sur les regrets exprimés et leur sincérité, mais aussi et surtout sur leur traduction dans les faits, en particulier l'indemnisation des victimes. D'autre part, cette appréciation s'appuie exclusivement sur le comportement personnel du condamné, quel que soit le soutien apporté par des institutions qui lui sont extérieures. En l'espèce, l'affichage d'un retour à la foi religieuse, la mobilisation de l'Église par la diffusion des écrits du condamné et par la procédure de béatification sont mentionnés comme étant sans effet sur la procédure judiciaire. La Cour de cassation protège ainsi son indépendance, et empêche que le rétablissement de l'honneur d'un condamné soit le résultat d'une sorte de lobbying quelque peu malsain.


La peine de mort : chapitre 7, section 2 § 1 B du manuel de libertés publiques sur Amazon

dimanche 13 octobre 2024

Demandeurs d'asile : les reconduites collectives sous contrôle de la CEDH


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne, dans un arrêt M. A. et Z. R. c. Chypre rendu le 8 octobre 2024, la procédure chypriote de renvoi vers le pays de départ des étrangers arrivant dans les eaux territoriales. L'emploi du terme générique "étrangers" est volontaire, car précisément, l'une des questions posées par la décision réside dans le statut juridique des deux requérants. La question de savoir s'ils sont migrants économiques ou demandeurs d'asile est évidemment importante.

Tous deux affirment avoir fui la Syrie en 2016 pour rejoindre le Liban, où ils ont vécu dans des camps gérés par le Haut-Commissariat des Nations Unies pour les réfugiés (HCR). N'ayant aucune perspective d'emploi, ne bénéficiant pas des soins de santé ni de la liberté de circulation, ils ont payé un passeur pour se rendre à Chypre, en septembre 2020. Mais en arrivant dans les eaux territoriales le soir du 7 septembre, le bateau a été intercepté par les garde-côtes chypriotes. Contraints de monter sur un autre bateau, sur lequel se trouvaient des membres de la police chypriote et d'autres migrants, ils ont été ramenés au Liban dès le 8 septembre, sans avoir mis le pied sur l'île.


Le droit à une procédure de demande d'asile


Les requérants se fondent sur l'article 3 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui prohibe les traitements inhumains ou dégradants. En l'espèce, ils se plaignent de n'avoir pas pu déposer une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils n'ont pas été traités comme des demandeurs d'asile, mais comme des migrants économiques irréguliers, susceptibles d'être refoulés. Il est exact qu'une avocate, saisie le 7 septembre, avait demandé à la CEDH de prendre une mesure conservatoire pour empêcher le renvoi des intéressés au Liban. Mais la CEDH a demandé des éléments complémentaires pour démontrer les persécutions dont ils risquaient d'être victimes, notamment un éventuel renvoi en Syrie... De fait, les requérants se sont retrouvés au Liban avant que ces pièces aient pu être envoyées à la Cour.

En l'espèce, il faut reconnaître que nul ne sait si les requérants avaient ou non formulé une demande d'asile auprès des autorités chypriotes. Ils prétendent l'avoir fait, oralement, sur le bateau, mais il n'existe évidemment aucune trace des ces échanges. La CEDH note toutefois que le droit des réfugiés n'impose aucune forme particulière à la demande d'asile, principe rappelé dans l'arrêt de Grande Chambre t N. D. et N. T. c. Espagne du 13 février 2020. Dans cette affaire, la Cour admet la reconduite forcée d'un groupe de migrants qui avait pénétré de force à Mellila, en forçant la frontière. En effet, des procédures d'entrée sur le territoire espagnol existaient et permettaient le dépôt d'une demande d'asile. En forçant la frontière en groupe, les requérants ont ainsi justifié qu'ils soient aussi reconduits en groupe.

Contrairement au cas espagnol, les autorités chypriotes n'ont même pas autorisé les migrants à débarquer pour déposer une demande d'asile et aucune procédure de ce type n'était organisée sur le bateau. Les autorités ne démontrent d'ailleurs pas la mise en place d'un quelconque guichet permettant de demander l'asile. De fait, quand bien même la demande des requérants n'est pas démontrée, elle semble probable, d'autant que de nombreux rapports de différentes ONG insistent sur cette absence de procédure.

C'est donc ce défaut de procédure qui est constitutif d'un traitement inhumain et dégradant. Les observations des autorités chypriotes montrent en effet qu'aucun guichet n'était prévu pour déposer une demande d'asile et que les conséquences du renvoi au Liban pour la personne n'étaient pas envisagées.




Ellis Island. 1913


Le caractère collectif de l'expulsion


L'article 4 du Protocole n° 4 à la Convention européenne des droits de l'homme affirme clairement : "Les expulsions collectives d'étrangers sont interdites". Observons que le mot "expulsion" désigne ici toute forme de reconduite, et pas seulement, comme en France, celle qui repose sur la menace pour l'ordre public que la présence de l'étranger sur le territoire représente. Ce principe a été affirmé par la Cour dès sa décision Hirsi Jamaa et autres c. Italie du 23 février 2012.

Aux termes de cette jurisprudence, réaffirmée notamment dans l'arrêt de Grande Chambre Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016, une expulsion collective est définie comme contraignant les étrangers, "en tant que groupe, à quitter un pays", sauf dans le cas où la mesure est prise après examen particulier de la situation personnelles de chaque membre du groupe. Cette disposition n'a rien d'exceptionnel et existe en droit interne. Une mesure administrative peut en effet s'appliquer à plusieurs personnes, dès lors que chacune a pu bénéficier de l'examen particulier de son dossier.

Bien entendu, cette exigence n'a pour effet d'interdire les éloignements en nombre, et l'affaire de Mellila a montré qu'elles devenaient possibles si les étrangers s'étaient conduits de manière agressive pour pénétrer sur le territoire, ignorant précisément des procédures de demande d'asile qui existaient. Dans le cas chypriote, la situation est bien différente. Les migrants n'ont jamais fait preuve d'agressivité et les autorités n'ont pas été en mesure de démontrer l'existence d'une procédure d'examen des dossiers. Non seulement elle n'était pas prévue, mais elle n'a même pas été improvisée sur le bateau, le seul but étant de ramener les migrants au Liban, avant que la Cour ait pu prendre des mesures conservatoires.

Les autorités chypriotes sont donc condamnées à la fois pour avoir privé les requérants de déposer une demande d'asile et pour les avoir renvoyés au Liban sans examiner la situation de chacun d'entre eux. Il reste tout de même une question intéressante, soulevée par l'État défendeur. Il mentionne en effet l'existence d'une convention bilatérale avec le Liban prévoyant la réadmission, sans formalité, des personnes entrées illégalement à Chypre. Certes, les États ont tout à fait la possibilité de passer des conventions pour organiser ce type de retour. Mais, observe la Cour, "ils ne sauraient se soustraire à leur propre responsabilité en invoquant des obligations découlant d'accords bilatéraux". En d'autres termes, les normes issues de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être écartées par des traités bilatéraux. 

Cette jurisprudence de la Cour permettra-t-elle de dissuader les États qui entendent désormais, de plus en plus, se soustraire aux dispositions du droit européen pour gérer les questions migratoires ? Du côté français, il faudra attendre la future loi immigration prévue pour 2025 pour avoir un début de réponse à cette question.


L'expulsion des étrangers : chapitre 5, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur Amazon