La révision de condamnations pour crimes de guerre peut être contestée devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), même si les crimes eux-mêmes, commis bien avant que soit signée et ratifiée la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, ne peuvent plus être sanctionnés par cette même Cour. Les faits de l'espèce portent sur l'Holocauste, les pogroms et déportations qui se sont produits en Roumanie.
Dans l'arrêt Zaicescu et Falticineanu c. Roumanie, rendu le 23 avril 2024, les requérants sont âgés, l'un de 97 ans, l'autre de 95 ans. M. Zaicescu est un survivant du pogrom de Iasi où furent tués un bon nombre de membres de sa famille. Embarqué dans un train pour Podul Iloaiei, il fit partie des 20 % de passagers qui parvinrent à survivre. Quant à Mme Falticineanu, alors âgée de douze ans, elle fut déportée dans un ghetto de Transnitrie, d'où elle parvint à s'évader. Elle survécut elle aussi, cachée pendant trois ans dans la maison d'un proche.
Après la guerre, les tribunaux roumains ont poursuivi les auteurs de crimes contre l'humanité, parmi lesquels R. D. et son subordonné G. P., tous deux membres de l'armée roumaine et qui avaient participé aux déportations des Juifs de Bessarabie. Ils furent respectivement condamnés à quinze et dix ans de travaux forcés. Mais les choses ont changé avec la fin du régime communiste. La Roumanie s'est alors employée à réviser les condamnations des officiers de l'armée, au motif qu'ils n'avaient fait qu'exécuter les ordres des autorités allemandes. R. D. et G. P., pourtant décédés, ont bénéficié d'un acquittement par cette procédure de révision en 1999. Les requérants n'en ont été informés qu'a posteriori et fortuitement. Après avoir vainement tenté d'obtenir l'annulation de cette procédure de révision devant les juges roumains, ils se tournent vers la CEDH.
L'article 3 et les crimes de guerre
Ils invoquent d'abord une violation de l'article 3. La procédure de révision des condamnations pour crimes de guerre et participation à l'Holocauste de R. D. et G. P., ainsi que le fait qu'ils n'en aient pas été informés, révèle, à leurs yeux, une carence de l'État roumain qui n'a pas enquêté sur les traitements inhumains ou dégradants dont ils ont été victimes durant la seconde guerre mondiale.
La CEDH oppose une incompétence ratione temporis, en rappelant que le massacre de Katyn a eu lieu en mai 1940, soit 58 ans avant la ratification de la Convention européenne par la Russie, en 1998. Il est donc juridiquement impossible de condamner la Russie sur le fondement d'un traité à laquelle elle n'était pas partie au moment des faits, et qui d'ailleurs ne sera signée que dix ans plus tard.
Cette "date critique", c'est-à-dire la date à partir de laquelle l'État est lié par la Convention, peut néanmoins être envisagée avec une certaine souplesse, lorsque des actes de procédure liés aux évènements antérieurs, ont été engagés après la ratification. Autrement dit, la Cour exige une certaine continuité, un "lien véritable" entre les évènements constitutifs du crime et l'enquête qui va suivre, ce qui signifie que l'intervalle entre ces faits et l'enquête doit être raisonnable. En l'espèce, aucun "lien véritable" ne peut raisonnablement être observé. La Cour ne conteste évidemment pas que les requérants ont été victimes de crimes de guerre, et même de crimes contre l'humanité, mais les faits se sont déroulés en 1941, alors que la "date critique" d'entrée en vigueur de la Convention en Roumanie est fixée au 20 juin 1994. Ce délai est donc trop long dans l'absolu pour qu'un véritable lien puisse être établi entre les événements déclencheurs et l'entrée en vigueur de la Convention à l'égard de la Roumanie. Au demeurant, les procédures essentielles dans cette affaire se sont déroulées entre 1954 et 1957, la réhabilitation intervenue en 1998 consistant en une simple réinterprétation des éléments figurant dans le dossier. La CEDH estime donc que le "lien véritable" n'existe pas et s'estime donc incompétente pour apprécier l'atteinte à l'article 3.
L'article 8 et le révisionnisme
En revanche, l'article 8 peut être valablement invoqué par les requérants. Il précise que toute ingérence d'une autorité publique dans le droit au respect de la vie privée doit être prévue par la loi et constituer mesure nécessaire dans une société démocratique. En l'espèce, la Cour observe que les requérants se sont "sentis humiliés et traumatisés en raison de la révision de faits historiquement et judiciairement établis". La révision des procès des auteurs de crimes conduisait ainsi à nier les violences dont ils avaient été victimes pendant l'Holocauste
La CEDH se montre très sévère sur cette procédure de révision. Elle note que le procureur général de Roumanie a utilisé un "recours extraordinaire" qui est à la seule discrétion. Il a demandé aux tribunaux de rouvrir la procédure pénale et d'acquitter les deux militaires de crimes dont la preuve figurait pourtant dans leur dossier. Il ne s'est même pas donné la peine de motiver sa demande. Les jugements de réhabilitation mentionnent seulement que les militaires roumains n'ont fait qu'obéir aux ordres et ils écartent donc leur responsabilité.
Mais le droit international humanitaire estime que le fait qu'un acte ait été ordonné par un supérieur ne saurait constituer un moyen de défense, dans le contexte de crimes de guerre ou contre l'humanité. Ce principe figure dans l'article 2 de la Convention du 10 décembre 1984 contre le torture et les traitements inhumains ou dégradants, ratifiée par la Roumanie en décembre 1990. Le Statut de Rome, ratifié par la Roumanie en 2002, le reprend dans son article 33, dans le cas des personnes poursuivies devant la Cour pénale internationale. En tout état de cause, le moyen reposant sur l'ordre d'un supérieur ne pouvait sérieusement être invoqué dans le cadre d'un procès en réhabilitation intervenu en 1998. La Cour fait d'ailleurs remarquer que R.D. était le supérieur de G.P. et que, selon cette analyse, il n'aurait pas dû bénéficier d'un tel raisonnement.
Sur le fond, la Cour note la tendance révisionniste de la Cour Suprême roumaine qui a validé les réhabilitations, en affirmant que le pogrom de Iasi comme les déportations relevaient de la seule responsabilité des troupes allemandes. Les travaux des historiens, auxquels elle fait référence, montrent au contraire que l'armée roumaine a largement participé aux pogroms et déportations. Dans son arrêt Pastörs c. Allemagne du 3 octobre 2019, la Cour affirme que les États qui ont connu l'occupation allemande ont une responsabilité morale particulière de se distancer des atrocités de masse perpétrées par les nazis. Précisément, la Roumanie a fait le contraire, et la Cour affirme clairement que les jugements de réhabilitation des criminels de guerre "peuvent objectivement être considérés comme des excuses ou des efforts visant à brouiller les responsabilités et à rejeter la responsabilité de l'Holocauste sur une autre nation, contrairement à des faits historiques bien établis". Elle dénonce alors cette pratique comme" élément de négation et de distorsion de l’Holocauste".
Cette pratique révisionniste viole également l'accord international signé en 1945 par la Roumanie. Elle s'engageait alors à dissoudre toutes les organisations fascistes sur son territoire, à abroger les lois et mesures discriminatoires et à appréhender et traduire en justice les personnes accusées de crimes de guerre. Cette obligation n'a pas disparu aujourd'hui, et les réhabilitations réalisées en 1998 vont directement à son encontre.
De tous ces éléments, la Cour déduit que les deux requérants ont effectivement souffert d'une ingérence disproportionnée dans leur vie privée. Le traumatisme qu'ils ont subi suffit ainsi à caractériser la violation de l'article 8. Mais derrière le cas de M. Zaicescu et de Mme Falticineanu, c'est l'ensemble de la politique révisionniste de la Roumanie qui est sanctionné. L'arrêt du 23 avril 2024 témoigne ainsi d'une situation pour le moins fâcheuse dans un État qui, rappelons-le, est membre de l'Union européenne. Le négationnisme est généralement sanctionné chez des individus qui nient ou relativisent l'Holocauste, et qui n'entrainent qu'eux-mêmes dans cette dérive. Dans le cas présent, le négationnisme est le fait d'un État qui nie toute responsabilité dans l'Holocauste et s'efforce de réécrire l'histoire. L'Union européenne doit-elle accepter qu'un de ses membres fasse du négationnisme une politique publique ?
Les crimes de guerre : Chapitre 7 Section 1 § 3 du manuel sur internet