« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 9 novembre 2023

Soulèvements de la terre : le contrôle des motifs de dissolution


Le Conseil d'État a rendu, ce 9 novembre 2023, un arrêt déclarant illégal le décret de dissolution du groupement de fait Les Soulèvements de la terre. Après l'injonction donnée au ministre de l'Intérieur de faire respecter le port du RIO par les forces de l'ordre le 11 octobre 2023, après le référé du 18 octobre qui neutralise un "télégramme" donnant ordre aux préfets d'interdire toutes les manifestations "pro-palestiniennes", c'est la troisième décision de la plus haute juridiction administrative sanctionnant un acte illégal initié par le ministre de l'Intérieur, Gérald Darmanin. En moins d'un mois, cela fait tout de même beaucoup.

Le ministre peut toutefois se consoler avec la reconnaissance, dans trois décisions du même jour, de la légalité de la dissolution de trois autres mouvements, le Groupe Antifasciste Lyon et Environs (GALE), l’Alvarium et la Coordination contre le racisme et l’islamophobie (CRI). Ces quatre décisions permettent au Conseil d'État d'exposer clairement l'étendue de son contrôle sur les motifs de ce type de dissolution. 

La précision est loin d'être inutile, si l'on considère que cette procédure de dissolution administrative trouve son fondement dans l'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure qui, dans ses six alinéas, développe six motifs possibles justifier une telle décision. L'un d'entre eux est récent, issu de la loi confortant le respect des principes de la République du 24 août 2021. Mentionné dans l'alinéa premier, il permet la dissolution pour provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens. Quant à l'alinéa 6, il permet de dissoudre une association qui "provoque ou contribue par ses agissements à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine, de leur sexe, de leur orientation sexuelle, de leur identité de genre ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance, vraie ou supposée, à une ethnie, une nation, une prétendue race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence".

Dans tous ses alinéas, l'article L 212-1 doit, compte tenu de la grave ingérence qu'il implique dans la liberté d'association, donner lieu à une interprétation stricte et la dissolution ne peut être mise en oeuvre que pour prévenir des troubles graves à l'ordre public.

 

L'alinéa 6 et les propos discriminatoires 


L'Alvarium et la CRI ont tous deux fait l'objet d'une dissolution sur le fondement de l'alinéa 6 et le Conseil d'État reconnaît la légalité des deux décisions. Le Conseil d'État juge que la dissolution de l'Alvarium, mouvement identitaire de la droite extrême, actif notamment dans la région angevine, repose sur un motif clairement établi, puisque ce groupement a publié des messages montrant des liens avec des groupuscules appelant à la discrimination et la haine envers les personnes étrangères ou les Français issus de l'immigration. 

La CRI, groupuscule d'extrême gauche, a publié des propos "tendant à imposer l’idée que les pouvoirs publics, ou encore de nombreux partis politiques et médias, seraient systématiquement hostiles aux musulmans et instrumentaliseraient l’antisémitisme pour leur nuire". Le Conseil d'État observe d'ailleurs que ces publications ont suscité des commentaires haineux et antisémites que l'association n'a jamais cru devoir contredire ou effacer. Il reprend ainsi une jurisprudence qui affirme qu'un groupement peut être dissous en raison des agissements de ses dirigeants, à la condition qu’ils expriment la position de l’association. On se souvient qu'à propos de la dissolution de l'association islamiste Barakacity, le juge avait considéré, dans un référé du 25 novembre 2020, que les propos de ses dirigeants, « exposant à la vindicte publique des personnes nommément désignées » engageaient l’association elle-même. Dans le cas de la CRI, c'est plutôt l'inertie des dirigeants qui est ainsi mise en avant, le refus de supprimer des propos discriminatoires montrant finalement une adhésion à leur contenu.

 


 L'assassin habite au 21. Henri-Georges Clouzot. 1942

 

L'alinéa 1er et les propos de provocation à la violence

 

 

Les deux dissolutions du GALE et des Soulèvements de la terre reposent sur ce nouvel alinéa 1er qui permet de dissoudre un groupement pour  provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens. Les deux décisions ont pour point commun d'inverser les décisions prises précédemment par le juge des référés. 

La dissolution du GALE avait été suspendue par une ordonnance du 16 mai 2022 rendue par le juge des référés du Conseil d’État. A ses yeux, ce mouvement s’était borné à relayer des appels à la violence sur les réseaux sociaux, sans qu’il soit démontré que ses dirigeants étaient à l’origine de ces appels. Mais précisément, le Conseil d'État reprend le raisonnement de la décision CRI. Il observe que ce mouvement a  publié des images de violences à l’encontre de policiers, accompagnées de textes haineux et injurieux, ou encore des messages entraînant des appels à la violence. Et finalement, il importe peu qu'il ne soit pas démontré que ses dirigeants en étaient les auteurs directs, dans la mesure où ils n'ont pas tenté de modérer ces publications.

De la même manière, la dissolution des Soulèvements de la terre avait été suspendue par une décision du juge des référés du 11 août 2023. Certes, le décret de dissolution était très longuement motivé, mais pas pour autant clairement rédigé. Le ministre de l'Intérieur reprochait aux groupements de "provoquer à des agissements violents à l’encontre des personnes et des biens". Pour le juge des référés, il est constant que le dossier versé à l'audience ne faisait pas état de violences à l'encontre des personnes. Seules ont été établies des violences à l'égard des biens, qui n'ont existé "qu'en nombre limité" et qui ne s'analysent pas comme des provocations à des agissements de nature à troubler gravement l'ordre public. Le Conseil d'État statue un peu différemment. Il estime que les Soulèvements se sont bien livrés à des provocations à des agissements violents, susceptibles de justifier une dissolution. En revanche, cette mesure ne lui semble pas proportionnée à la gravité des troubles susceptibles d'être portés à l'ordre public.

Le Conseil d'État explicite ainsi l'étendue de son contrôle sur la dissolution administrative d'une association ou d'un groupement de fait. Il ne suffit pas que la provocation à la violence ou à la discrimination existe, il faut encore que la mesure de dissolution soit pleinement justifiée au regard de la réalité des troubles causés à l'ordre public. Derrière ce contrôle de proportionnalité apparaît une réalité non dite, mais bien présente. L'argument invoqué par les militants selon lequel il existerait un droit à la désobéissance civile n'est même pas invoqué, alors qu'il était esquissé dans l'ordonnance de référé. A l'époque, le juge des référés mentionnait en effet que les militants de Sainte Soline participaient à un "débat d'intérêt général sur la préservation de l'environnement". Cette porte là est définitivement fermée, et le juge apprécie désormais la dissolution à travers les seuls motifs définis par la loi.

 


lundi 6 novembre 2023

Le droit à l'image des membres des forces de l'ordre

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 31 octobre 2023 Bild GmbH & Co. KG c. Allemagne sanctionne une décision de la justice allemande pour atteinte à la liberté d'expression protégée par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Les juges avaient ordonné à Bild, de retirer de son site des images de vidéoprotection montrant une arrestation musclée faite par la police dans une discothèque de Brême, le visage de M. P., le policier requérant, n'ayant pas été flouté. Aucune faute professionnelle n'avait d'ailleurs été retenue à l'encontre de celui-ci.

 

Droit à l'image et liberté d'expression

 

La décision, comme beaucoup d'autres qui l'ont précédée, a pour objet la recherche d'un équilibre entre la liberté de la presse et le droit au respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention. Depuis les arrêts Axel Springer AG c. Allemagne et Von Hannover c. Allemagne du 7 février 2012, la Cour utilise un certain nombre de critères dans cette recherche. Elle examine la notoriété de la personne concernée, son comportement antérieur, mais aussi les caractéristiques de la publication, sa forme et ses conséquences, ainsi que son éventuelle contribution à un débat d'intérêt général. Bien entendu, si les juges internes ont effectué eux-mêmes cette opération, le contrôle de la CEDH est moins étendu. Elle affirme alors, dans un arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France,  qu'il lui faut des "raisons sérieuses" pour substituer son appréciation à celle des juges internes.

L'impact de l'image d'une personne est évidemment beaucoup plus important dans les médias audiovisuels qui ont un effet plus immédiat et plus puissant que la presse écrite. C'est encore plus vrai dans le cas d'internet qui multiplie les capacités de conservation et de transmission des informations. Sur ce point, il ne fait aucun doute que l'image d'une personne se rattache à sa vie privée. Dans une décision de Grande Chambre Lopez Ribalda et autres c. Espagne du 17 octobre 2019, la Cour affirme ainsi que la personne a non seulement le droit de s'opposer à la publication de son image, mais encore celui de s'opposer à son enregistrement, sa conservation et sa reproduction.

Précisément, dans l'affaire Bild du 31 octobre 2023, la CEDH sanctionne la justice allemande, non pas parce qu'elle a ordonné le retrait de l'image de M. P., mais parce que sa décision ne parvenait pas à un équilibre satisfaisant, le débat d'intérêt général sur l'action de la police étant, lui aussi, supprimé.



Out of focus

Deconstructing Harry. Woody Allen. 1997


Les critères de la jurisprudence Springer / Von Hannover

 

La CEDH reprend les critères dégagés par la jurisprudence Springer / Von Hannover. Elle commence par affirmer que la publication contribue à un débat d'intérêt général. Le but n'est pas de dénoncer l'action du policier requérant, mais bien davantage de s'interroger sur la manière dont l'institution policière remplit sa mission. En l'espèce, l'absence de floutage était d'autant plus injustifié que le policier n'avait commis aucune faute. 

Le critère tiré de sa notoriété et de son comportement antérieur ne pose aucun problème puisque, précisément, M. P. est un policier lambda, totalement inconnu. Or la CEDH distingue clairement, notamment dans l'arrêt Kapsis et Danikas c. Grèce du 19 janvier 2017, entre la personne qui par ses actes ou fonctions est entrée dans la sphère publique et le simple quidam qui entend rester anonyme. De fait, le droit à l'image est nécessairement davantage protégé lorsque la victime ne recherche pas l'attention du public. Sur ce point, la Cour observe qu'il n'existe aucune règle dérogeant à ce principe dans le cas particulier des policiers, même si leur activité relève du débat d'intérêt général. Au contraire, la diffusion de données identifiables, dont la photo de leur visage, peut avoir des conséquences négatives sur leur vie privée et familiale.

Reste le critère lié à la publication elle-même. La CEDH donne acte que les images en litige ont été filmées dans un lieu public et que leur authenticité n'est pas contestée. Mais elles ont, en quelque sorte, été mises en scène, avec en commentaire une voix off présentant le requérant comme un individu violent et oubliant de mentionner que la police avait été appelée pour rétablir l'ordre dans l'établissement. De fait, il s'agissait de dénoncer un usage excessif de la force, ce qui n'était pas établi en l'espèce. La CEDH rappelle, dans une décision de Grande Chambre Satakunnan Markkinapörssi Oy et Satamedia Oy c. Finlande du 27 juin 2017, que les journalistes et les organes de presse doivent agir de manière responsable, conformément aux règles déontologiques définies dans leur pays. La manipulation des images est généralement contraire à ces règles, comme d'ailleurs l'absence de floutage.

En l'espèce, les juges allemands ont omis de rechercher si le commentaire tendancieux et l'omission de certains éléments étaient de nature à être pris en considération dans la recherche d'un équilibre entre la liberté d'expression et celle de la vie privée. Surtout, ils ont donné injonction à Bild de retirer du site les images litigieuses, en s'appuyant sur le fait que le consentement du requérant n'avait pas été sollicité. Toute publication ultérieure devenait donc impossible, car il est bien peu probable que le policier accorde son consentement. De fait, en prenant une injonction de retrait des images, les juges allemands sont allés trop loin, en supprimant toute possibilité de débat d'intérêt général sur l'action de la police.

La recherche d'un équilibre est toujours une opération délicate, et la décision en apporte un nouvel exemple. On doit en déduire que l'action des forces de l'ordre conduit, presque nécessairement, à une décision de floutage de leur visage. C'est en effet la seule solution pour protéger à la fois le droit à l'image et la liberté d'expression. 

Le problème est que la diffusion du visage d'un policier est rarement le fait d'un organe de presse, au sens juridique du terme. En France, un certain de nombre de sites politiquement très actifs, à l'affût de tout ce qui pourrait être présenté comme une violence policière et nourris par des militants qui se présentent volontiers comme des journalistes, se font une spécialité de diffuser les images des policiers. De la même manière, des réseaux de trafiquants de drogue font de même, pour clouer au pilori les policiers qui entravent leur activité. Dans les deux cas, il s'agit de susciter des violences à l'égard d'une personne que l'on rend volontairement identifiable. S'il est vrai que le droit de la presse se dote de pratiques relativement protectrices, il n'en est pas de même de ce type de délinquance. 

 

 

Le droit à l'image : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 4


 


vendredi 3 novembre 2023

Le contrôle des notes blanches

Le jugement rendu par le tribunal administratif de Montreuil le 13 octobre 2023 annule une décision conjointe du préfet de police de Paris et du préfet de la région Pays de Loire, préfet de Loire-Atlantique. Cet acte était en fait l'abrogation de l'habilitation donnée au requérant, M. B., pilote de ligne, lui permettant d'accéder aux zones de sûreté à accès réglementé de certaines zones aéroportuaires. En d'autres termes, le requérant se voyait interdire de faire son métier puisque, interdit d'accès à ces zones, il ne pouvait pas davantage prendre les commandes d'un avion. 

La décision est annulée par le juge, et ses auteurs se voient enjoindre de délivrer au requérant une nouvelle habilitation dans un délai d'un mois. Les motifs de cette annulation résident dans le caractère incertain, voire franchement erroné, des informations mentionnées dans des "notes blanches" concernant M. B.

 

Les notes blanches

 

Les services de renseignement sont évidemment fondés à collecter des informations de nature à fonder certaines mesures, notamment justifiées par les nécessités de la lutte contre le terrorisme ou de la protection des intérêts vitaux du pays. Couvertes par le secret de la défense nationale, elles sont conservées dans des fichiers comme le fichier de traitement des signalés pour la prévention et la radicalisation à caractère terroriste (FRSTP) ou Centralisation du renseignement intérieur pour la sécurité du territoire et les intérêts nationaux (CRISTINA).

Ces informations confidentielles peuvent fonder des mesures de police administrative, comme les mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance (MICAS), qui ont succédé à l'assignation à résidence de l'état d'urgence. Parmi ces mesures de police, figure par exemple l'expulsion d'une personne. L'arrêt ministre de l'intérieur c. Bouziane du 4 octobre 2004 affirme nettement de telles informations peuvent justifier l'expulsion de l'imam de Vénissieux, accusé de prêcher un islam particulièrement radical. Il ne fait aucun doute que l'abrogation d'une habilitation à pénétrer dans des zones à accès réglementée est également au nombre des mesures. 

 


 Indiana Jones et la dernière croisade. Steven Spielberg. 1989


Le respect du principe du contradictoire


M. B. désireux de connaître les motifs de la mesure qui le frappe, ne peut, quant à lui, se voir communiquer qu'une "note blanche". Elle mentionne les informations contenues dans le fichier, à l'exception des éléments permettant l'identification du rédacteur et de ses sources. En cas de recours, l'administration ne peut s'appuyer sur ses informations que si la "note blanche" est versée au dossier, conformément au principe du contradictoire. Ce principe posé dès l'arrêt ministre de l'intérieur c. Diouri du 11 octobre 1991 permet au requérant comme au juge administratif d'en avoir communication. 

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a pris acte de ce respect du principe du contradictoire. Dans l'arrêt Mustapha Fanouni c. France du 15 juin 2023 , elle estime que l'usage de ces "notes blanches" fait l'objet de "garanties procédurales suffisantes". 

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La communication au juge administratif des motifs de la mesure de police, tels qu'ils sont mentionnés dans la "note blanche", lui permet ensuite d'exercer son contrôle de proportionnalité. Dès un arrêt du 7 mai 2015, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'expulsion d'un Algérien, des "notes blanches" faisant état de sa radicalisation et de sa présence injustifiée auprès de différentes synagogues. Dans une ordonnance du 11 décembre 2015, ce même juge, intervenant cette fois à propos d'une assignation à résidence intervenue sur le fondement de l'état d'urgence, pose un principe général, selon lequel "aucune disposition législative ni aucun principe ne s'oppose à ce que les faits relatés par les " notes blanches " produites par le ministre, qui ont été versées au débat contradictoire et ne sont pas sérieusement contestées par le requérant, soient susceptibles d'être pris en considération par le juge administratif".

Une jurisprudence très nuancée est donc développée, allant tout à fait à l'encontre d'une idée reçue selon laquelle les actes pris sur le fondement d'une "note blanche" ne seraient jamais sanctionnés. En témoigne l'ordonnance du 26 avril 2022 du juge des référés du Conseil d'État qui suspend la fermeture pour six mois d'un lieu de culte, en l'espèce la mosquée Al Farouk de Pessac,  mesure décidée par la préfète de la Gironde, sur le fondement de la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République. A l'appui de sa décision, elle invoquait l'accueil d'imams "connus pour leur appartenant à la mouvance islamiste", des "messages incitant au repli identitaire" et invitant les fidèles à méconnaître les lois de la République. De même, la mosquée était-elle accusée de diffuser, "sous couvert d'un soutien au peuple palestinien", des "publications antisémites et haineuses à l'égard d'Israël". Enfin, il était fait état de propos favorables à l'assassinat de Samuel Paty par "un groupe de jeunes fidèles".

Certes, mais le juge met en lumière les lacunes du dossier. Il n'est pas établi que les prêches des imams actifs à Pessac encouragent la haine ou la violence. Quant aux propos tenus par des "jeunes fidèles" ou des intervenants sur internet, il n'est certes pas contesté qu'ils puissent inciter au repli identitaire, voire contenir des propos antisémites. Mais le juge précise qu'il ne faut pas confondre les responsables de la mosquée et les fidèles, d'autant que précisément les imams, informés des menaces de fermeture, se sont hâtés de mettre en place un système de modération de la page Facebook de la mosquée. Pour toutes ces raisons, le juge des référés suspend l'acte préfectoral, estimant que la réalité des motifs invoqués n'est pas établie.

Le contrôle du juge est de même nature dans le cas de M. B. Tous les motifs invoqués par l'autorité préfectorale sont soigneusement étudiés et le tribunal administratif met en évidence un dossier fait d'accusations non étayées. C'est ainsi que les relations de M. B. avec des individus proches de la mouvance islamiste radicale sont évoquées sans que l'on sache qui sont ces individus ni l'intensité de ces relations. Le juge en déduit que "ces seules affirmations, dépourvues de précisions et d'éléments justificatifs, ne permettent pas de démontrer la réalité de la fréquentation". Quant au "comportement radicalisé" de M. B., les témoignages de son ex-épouse et de ses collègues montrent qu'il n'a jamais hésité à fréquenter bars et restaurants à l'escale et en vacances, y compris ceux où il pouvait boire de l'alcool. Les supérieurs hiérarchiques de M. B., louent avec unanimité son professionnalisme et son attachement aux valeurs de la République. 

A partir de cette étude approfondie du dossier, le juge estime donc que la réalité du dossier remet en cause "sérieusement" les affirmations contenues dans la note blanche. Les griefs invoqués à l'encontre de M. B. sont donc considérés comme sans fondement.

Le jugement du tribunal administratif présente l'intérêt de ne pas être une décision de référé, mais une décision de fond, impliquant donc un contrôle des motifs particulièrement approfondi. Surtout, elle montre que l'activité des services de renseignement peut faire l'objet d'un contrôle contentieux. Loin de leur porter préjudice, ce contrôle renforce la légitimité de leur action. L'image des services de renseignements agissant à l'écart du droit, dans l'opacité, est ainsi remise en cause, pour le plus grand bien de l'État de droit.


lundi 30 octobre 2023

La manifestation parisienne de soutien à la Palestine devant le tribunal administratif

L'ordonnance rendue par le juge des référés du tribunal administratif de Paris le 26 octobre 2023 confirme l'interdiction par le préfet de police de Paris d'une manifestation de "soutien à la Palestine" qui devait se dérouler le 28 octobre 2023 à Paris. Observons d'ailleurs qu'elle a finalement eu lieu, à la fois parce que les organisateurs n'entendaient pas respecter l'interdiction, et parce que certains participants ignoraient la décision du juge des référés, intervenue à 13 h 15, soit un peu plus d'une heure avant l'heure prévue du rassemblement. Quoi qu'il en soit, la manifestation a été dispersée par les forces de police avant d'avoir commencé son parcours qui devait la mener de la Place du Châtelet à celle de la République.

 

La conséquence de l'ordonnance du 18 octobre 2023

 

La décision du juge des référés du tribunal administratif de Paris est la conséquence de l'ordonnance du 18 octobre 2023, rendue par le juge des référés du Conseil d'État. Elle refusait de suspendre le "télégramme" adressé par Gérald Darmanin, ministre de l'Intérieur, donnant ordre au préfet de prononcer l'interdiction de toutes les "manifestations pro-palestiniennes". Mais en même temps, le juge des référés du Conseil d'État vidait fort habilement de son contenu ce "télégramme" requalifié en "instruction". En effet, le principe même d'interdictions générales et absolues de tous les cortèges était écarté, le juge se bornant à rappeler que les préfets étaient seuls compétents pour interdire une manifestation. Autrement dit, l'interdiction ne pouvait concerner qu'un seul rassemblement et l'arrêté devait exprimer clairement les motifs justifiant une ingérence aussi importante dans la liberté de manifestation. Le juge des référés du Conseil rendait donc aux préfets la compétence de droit commun dans ce domaine, l'instruction du ministre devenant en quelque sorte transparente. C'est donc le préfet de police de Paris, M. Nunez, qui a prononcé l'interdiction de la manifestation, et le juge des référés du tribunal administratif a logiquement été saisi par différentes associations, dont CPJPO Europalestine et le Nouveau Parti Anticapitaliste.

Sur ce point, l'ordonnance du juge administratif est sans surprise. Le retour au droit commun impose désormais la construction d'une sorte de jurisprudence, même si le mot est impropre en matière de procédures d'urgence. Les différents tribunaux administratifs vont néanmoins être appelés à se prononcer sur les différentes interdictions des manifestations de "soutien à la Palestine". Pour la seule journée du 28 octobre, des cortèges ont été organisés à Strasbourg, Marseille ou Brest, sans que la préfecture ait songé à les interdire. A Nice et Montpellier, des interdictions préfectorales ont été prononcées, mais elles ont été suspendues par les juges administratifs, permettant aux manifestations de se dérouler. A Paris, en revanche, l'interdiction a été confirmée.

De la diversité de ces situations, on ne doit cependant pas déduire l'incohérence des différentes décisions rendues par les juridictions administratives. En laissant à chaque préfet le soin d'apprécier la situation locale pour décider, ou non, de l'interdiction du cortège, le juge des référés du Conseil d'État a aussi laissé aux juges le soin d'apprécier les motifs invoqués par les préfets. 

 

La place de la République. Elisée Maclet (1881-1962)
 

 

Ordre public immatériel

 

L'ordonnance du 26 octobre témoigne, à cet égard, d'une intéressante opposition entre les motifs invoqués par le préfet de police de Paris et les motifs retenus par le juge des référés. 

Le préfet Laurent Nunez s'appuyait sur l'ordre public immatériel, notion qui est utilisée pour protéger l'intérêt général par le respect de certains principes fondamentaux. L'élément le plus connu de cet ordre public immatériel est le principe de dignité, considéré par le Conseil d'État comme un élément de l'ordre public depuis le célèbre arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Et précisément, Laurent Nunez se fondait sur le principe de dignité pour interdire la manifestation du lendemain. Il invoquait ainsi "le risque sérieux de la tenue de propos antisémites", notamment par la programmation de prises de parole à l'arrivée du cortège". On se trouve ainsi au coeur de l'ordre public immatériel, et il faut bien reconnaître qu'en l'espèce, cette référence suscite quelques réserves juridiques.

D'une part, la jurisprudence Morsang-sur-Orge est demeurée exceptionnelle. Confronté à l'interdiction par le maire d'une attraction de mauvais goût intitulée "lancer de nain", le Conseil d'État s'est référé à la dignité de la personne de petite taille traitée comme un objet pour confirmer la légalité de la mesure prise par l'élu. On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l'interdiction, avait omis d'invoquer devant les juges la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains et dégradants. L'eût-elle fait, le Conseil d'Etat ne se serait sans doute pas appuyé sur le principe de dignité. 

Surtout, cette jurisprudence a effectivement été employée une seconde fois, avec des effets franchement désastreux. Le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance  par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné à Saint Herblain. Il se fondait alors sur la violation du principe de dignité, l'intéressé étant susceptible de tenir des propos antisémites lors de cette soirée. On ne peut que rapprocher la situation avec celle de la manifestation interdite du 26 octobre. De la même manière en effet, le préfet de police se fondait sur des propos susceptibles d'être tenus par les militants lors de leurs prises de paroles. Dans les deux cas, et contrairement à l'affaire Morsang-sur-Orge, l'atteinte à la dignité était purement hypothétique. 

Précisément, la décision Dieudonné de 2014 avait encouru les foudres de la doctrine juridique, qui ne pouvait accepter qu'une interdiction générale et absolue de l'exercice d'une liberté soit prononcée sur un motif hypothétique. Moins d'un an plus tard, dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, le juge des référés du Conseil d'État revenait, à petit bruit, à une analyse plus traditionnelle, estimant que l'interdiction du spectacle du même Dieudonné à Cournon d'Auvergne parfaitement disproportionnée. En effet, l'ordre public pouvait facilement être protégé en l'espèce. Le juge appliquait alors l'arrêt Benjamin de 1933, qui considère que l'interdiction générale et absolue ne peut être prononcée que si, et seulement si, l'ordre public ne peut être maintenu par d'autres moyens. Mais, dans l'arrêt Benjamin, c'est l'ordre public matériel qui est en cause.

 

Ordre public matériel

 

Le juge des référés du tribunal administratif de Paris admet certes la légalité de l'interdiction de la manifestation de "soutien à la Palestine", mais il préfère ne pas se référer à l'ordre public immatériel invoqué par le préfet. 

Cela ne signifie pas, évidemment, que des propos antisémites ne risquaient pas d'être tenus lors des prises de paroles. Mais leurs auteurs sont connus, et peuvent être aisément poursuivis devant le juge pénal. Celui-ci dispose d'un arsenal complet pour poursuivre des propos antisémites, voire l'incitation au terrorisme ou l'apologie de ce même terrorisme. Toute parole louant les actions terroristes du Hamas est ainsi susceptible d'une ou plusieurs qualifications pénales. 

Dans la droite ligne de la jurisprudence Benjamin, le juge des référés préfère noter "le risque important de troubles à l'ordre public matériels, eu égard à la déambulation des cortèges sur des voies très commerçantes et fréquentées". Il insiste sur le fait que les forces de police sont très mobilisées en cette journée du 26 octobre, notamment en raison d'un match de la coupe du monde de rugby. 

A ces éléments s'ajoute la question de l'itinéraire choisi qui, manifestement, a été au coeur des divergences entre les organisateurs et la préfecture. Le juge observe en effet que le cortège devait passer "dans les quartiers du Marais et du Sentier où est implantée une communauté juive importante" ainsi que des lieux de culte et de nombreux commerces. Certes, il est toujours plus difficile de garantir le respect de l'ordre public dans ce genre de situation, mais on pourrait tout de même faire observer au juge administratif que le droit français ne connaît pas la notion de communauté, sauf, bien entendu, lorsqu'il s'agit de la communauté nationale. Si ces quartiers et les lieux de culte juifs risquent malheureusement d'être les cibles d'éventuels attentats, il appartient à l'ensemble de la communauté nationale de protéger ses membres. Quoi qu'il en soit, il ne fait aucun doute que les seules difficultés du maintien de l'ordre public dans des quartiers aussi fréquentés le samedi suffisent à justifier le refus de suspendre l'interdiction.

Ce retour à l'ordre public matériel témoigne de la volonté du juge ne pas se laisser entrainer par des motifs qui pourraient être perçus comme idéologiques. La liberté de manifestation ne doit pas être à géométrie variable selon les convictions des uns ou des autres. Il suffit en effet que l'objet de la manifestation, tel qu'il figure dans la déclaration des organisateurs, ne soit pas, en tant que tel, constitutif d'infraction. Si, dans le cortège, des slogans antisémites ou d'apologie du terrorisme sont ensuite entendus, c'est au jugé pénal de sanctionner leurs auteurs. Car cette fois, l'atteinte à l'ordre public n'est pas hypothétique mais bien réelle.


L'interdiction des manifestations : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2

vendredi 27 octobre 2023

Les générations futures devant le Conseil constitutionnel


La décision Association Meuse nature environnement et autres rendue par le Conseil constitutionnel sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 27 octobre 2023 va certainement susciter beaucoup de commentaires. Il déclare en effet conformes à la Constitution les dispositions législatives organisant la création d'un centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactif. Sur ce plan, la décision ne satisfera pas l'Association Meuse nature environnement et la vingtaine de groupements écologistes qui s'étaient joints à la QPC. En revanche, elles trouveront davantage de satisfaction dans le fondement juridique de la décision. Le Conseil constitutionnel se fonde en effet, pour la première fois, sur les dispositions de la Charte de l'environnement, qui imposent au législateur de "veiller à ce que les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne compromettent pas la capacité des générations futures et des autres peuples à satisfaire leurs propres besoins, en préservant leur liberté de choix à cet égard". Comme bien souvent, l'affirmation de ce nouveau fondement du contrôle exercé par le Conseil s'accompagne d'une décision de rejet de la requête.

La QPC s'inscrit dans un contentieux de contestation de la décision de créer à Bure un centre de stockage en couche géologique profonde de déchets radioactifs. Nul n'ignore que cet enfouissement se heurte depuis longtemps à l'opposition résolue des différents mouvements écologistes. Les associations requérantes ont demandé au Conseil d'État l'annulation du décret du 7 juillet 2022 déclarant d'utilité publique le centre de stockage la création du centre de stockage de Bure. A cette occasion une QPC a été déposée, portant sur la conformité à la Constitution de l'article L. 542-10-1 du code de l'environnement. Ce texte qualifie un centre de stockage de déchets radioactifs en couche géologique profonde d'installation nucléaire de base. Il précise que son organisation juridique et matérielle doit prévoir la réversibilité, définie comme la capacité, pour les générations successives, soit de poursuivre la construction puis l'exploitation des tranches successives d'un stockage, soit de réévaluer les choix définis antérieurement et de faire évoluer les solutions de gestion. 

Pour les requérants, la condition de réversibilité n'était pas garantie, puisque l'article L 542-10-1 énonce que la loi autorisant la création d'une telle installation doit assurer la réversibilité du stockage pour une durée minimale de cent ans. Autrement dit, à l'issue de ce délai de cent ans, la réversibilité n'a plus à être garantie. A leurs yeux, de telles dispositions portent atteinte au  droit des générations futures de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé.

 

La Charte de l'environnement

 

La Charte de l'environnement a intégré la Constitution par une révision, votée en 2005 par une écrasante majorité du Congrès. L'enthousiasme était alors d'autant plus grand que la Charte comportait des dispositions suffisamment imprécises pour satisfaire tout le monde, et que cette imprécision même laissait penser qu'elle ne pourrait pas servir de fondement juridique solide à la jurisprudence du Conseil constitutionnel.

Dès sa décision du 19 juin 2008 sur une loi relative aux organismes génétiquement modifiés, le Conseil a pourtant énoncé que les droits et les devoirs figurant dans la Charte avaient pleine valeur constitutionnelle. Quant aux sept alinéas qui servent de préambule à la Charte, le Conseil précise, dans une décision du 7 mai 2014, qu'ils ont valeur constitutionnelle, "sans pourtant instituer un droit ou une liberté que la Constitution garantit". Autant dire que ce préambule était analysé comme un droit déclaratoire qui ne saurait fonder une contrainte juridique.

 


 Retour vers le futur. Robert Zemeckis. 1985

 

La Charte et son préambule

 

Précisément, la QPC du 27 octobre met fin à cette distinction entre les articles de la Charte et son préambule. Le Conseil constitutionnel exerce son contrôle, en utilisant le double fondement de l'article 1er de la Charte et du 7e alinéa de son préambule. L'article 1er énonce que "chacun a le droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé". Quant à l'alinéa 7, il affirme que "les choix destinés à répondre aux besoins du présent ne doivent pas compromettre la capacité des générations futures (...) à satisfaire leurs propres besoins ». Le Conseil impose ainsi au législateur de prendre en considération ces éléments lorsqu'il prend des décisions environnementales qui engagent l'avenir. Les générations futures deviennent ainsi, non pas un sujet de droit, mais un objet de droit, imposant à l'État le devoir d'envisager les conséquences à long terme de ses décisions environnementales. Derrière l'apparente ambition de la formulation, on peut se demander si l'obligation ainsi imposée au législateur ne serait pas satisfaite par un simple étude d'impact. 

 

Renforcer le pouvoir du Conseil constitutionnel

 

La suite des motifs énoncés par le Conseil est sans doute encore plus intéressante que cette affirmation solennelle de la valeur constitutionnelle des dispositions de la Charte. En effet, le Conseil exerce alors un contrôle de proportionnalité, en affirmant que "les limitations apportées par la loi au droit de vivre dans un environnement équilibré et respectueux de la santé doivent être liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par un motif d’intérêt général et proportionnées à l’objectif poursuivi". En d'autres termes, il appartient au Conseil, et à lui seul, de contrôler cette proportionnalité. L'imprécision des termes de la Charte lui laissent alors un pouvoir discrétionnaire pour préciser le contenu de ses obligations. 

En l'espèce, le Conseil considère que la loi relative aux installations nucléaires d'enfouissement des déchets ne compromettent pas "la capacité des générations futures (...) à satisfaire leurs propres besoins".  Certes, il relève qu'une telle installation est susceptible de portée une atteinte grave à l'environnement, surtout si l'on considère la dangerosité et la durée de vie de ces déchets. Mais le Conseil note que le législateur s'est préoccupé des risques à long terme et que la charge de la gestion des déchets n'est pas reportée sur les seules générations futures. Il s'est donc préoccupé de la protection de l'environnement et de la santé, deux obligations imposées par l'article 1er de la Charte. Sur un plan très concret, l'obligation de réversibilité est respectée, dans la mesure où les solutions de gestion des déchets pourront évoluer, incluant une éventuelle réévaluation des choix. Le Conseil précise que l'autorisation accordée pour ce genre d'installation s'accompagne d'études très poussées, faisant intervenir aussi bien l'Agence nationale pour la gestion des déchets radioactifs que l'Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et technologique. Sont alors envisagées la sûreté du centre pendant son fonctionnement que son éventuelle fermeture. Pour tous ces motifs, le Conseil déclare donc les dispositions du code de l'environnement conformes à la Constitution.

Comme bien souvent, la décision vise à satisfaire tout le monde. Les mouvements écologistes vont pouvoir se réjouir de cette référence à la Charte de l'environnement qui sera présentée comme un instrument fort utile pour faire prévaloir leurs intérêts. Quant au gouvernement, il se réjouira aussi de pouvoir mener à terme les travaux du centre de stockage de Bure. Mais le plus heureux de tous sera sans doute le Conseil constitutionnel lui-même. Libre d'interpréter à sa guise des dispositions au contenu imprécis, il peut désormais décider que tel ou tel texte garantit, ou pas, les droits des générations futures. A cet égard, la Charte de l'environnement apparaît, selon la formule du professeur Sur, comme une "bombe à fragmentation" dont les effets se développeront dans le futur, sans que l'on puisse les envisager de manière précise. Seul le Conseil constitutionnel peut les maîtriser et interpréter les dispositions de la Charte à sa guise, au fil de ses besoins.


Elargissement du contrôle de constitutionnalité : Chapitre 3, section 1 du manuel de libertés publiques sur internet




 

 

lundi 23 octobre 2023

Appel au boycott : l'alignement des jurisprudences

Dans une décision rendue le 17 octobre 2023, la Chambre criminelle de la Cour de cassation aligne sa jurisprudence sur celle de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), affirmant clairement que l'appel au boycott s'analyse juridiquement comme "une modalité particulière d'exercice de la liberté d'expression en ce qu'il combine l'expression d'une opinion protestataire et l'incitation à un traitement différencié".  

En novembre 2016, des militants du Collectif 69 se sont présentés devant une pharmacie, vêtus de sweat-shirts portant la mention « Boycott lsraël ». Ils ont, pendant plusieurs heures, distribué des tracts et collé des étiquettes sur la Carte Vitale des personnes qui l'acceptaient, manifestant leur refus de se voir prescrire les médicaments fabriqués par un laboratoire israélien. L'année suivante, la responsable de ce mouvement comparaissait devant le tribunal correctionnel pour diffamation et incitation à la discrimination, le laboratoire israélien s'étant porté partie civile. Elle a été relaxée par le tribunal correctionnel qui a considéré que l'action du Collectif s'inscrivait dans un débat général "contemporain, ouvert en France comme dans d'autres pays, portant sur le respect du droit international par l'Etat d'Israël et sur la situation des droits de l'homme dans les territoires palestiniens". La Cour d'appel confirme ensuite la relaxe tant pour la diffamation que pour l'incitation à la discrimination.

Au moment où intervient le pourvoi, le droit français n'est pas aussi clair que l'on pourrait l'espérer. La jurisprudence française de la Cour de cassation s'oppose en effet à celle de la CEDH.

 

La Cour de cassation et l'arrêt de 2015

 

La Chambre criminelle de la Cour de cassation avait déjà statué, le 20 octobre 2015, sur une affaire très proche de celle qui a suscité l'arrêt du 17 octobre 2023. Des militants du mouvement BDS (Boycott, Désinvestissement, Sanctions) étaient intervenus dans des supermarchés alsaciens, pour appeler les consommateurs à boycotter les produits israéliens. Poursuivis pour "provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence envers un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance à une ethnie, une race, une religion ou une nation déterminée", infraction prévue par l'article 24 de la loi du 29 juillet 1881. Ils ont chacun été condamnés à 1000 € d'amende avec sursis, condamnation confirmée par la Cour d'appel de Colmar le 27 novembre 2013.

L'arrêt d'octobre 2015 confirmait cette sanction. La Chambre criminelle refusait alors de faire prévaloir la liberté d'expression. A ses yeux, l'élément matériel de l'infraction était établi, dès lors que les militants incitaient les consommateurs à ne pas acheter ces marchandises "en raison de l'origine des producteurs et fournisseurs lesquels, constituant un groupe de personnes, appartiennent à une nation déterminée, en l'espèce Israël, qui constitue une nation au sens du droit international". L'appel au boycott était donc analysé comme "un acte positif de rejet, se manifestant par l'incitation à opérer une différence de traitement à l'égard d'une catégorie de personnes, en l'occurrence les producteurs de biens installés en Israël". Cette jurisprudence était alors solidement ancrée dans le droit, énoncée à peu près dans les mêmes termes dans un arrêt du 22 mai 2012, pour des faits identiques.

 

Affiche du comité pour le boycott de l'organisation 

par l'Argentine de la coupe du monde de football. 1978
 

 

Le soutien gouvernemental

 

Cette jurisprudence bénéficiait d'un soutien inconditionnel du gouvernement. Une circulaire de Michèle Alliot-Marie en février 2010, puis une seconde de Michel Mercier en mai 2012 enjoignaient aux procureurs de poursuivre systématiquement les appels au boycott de l'Etat d'Israël. La légalité de ces textes n'a jamais été contestée, alors qu'il aurait été intéressant de s'interroger sur leur respect du principe d'égalité. En effet, ils ne visent que le boycott visant les produits en provenance d'Israël, l'appel au boycott d'autres Etats n'étant jamais envisagé.

La continuité de ces circulaires de politique pénale est remarquable. Le 20 octobre 2020, le Garde des Sceaux, Éric Dupond-Moretti, demandait encore aux procureurs et aux présidents de tribunaux de poursuivre et condamner les appels au boycott de l'État d'Israël, qui peuvent être considérés comme "une provocation à la discrimination à l'égard d'une nation".  Par rapport aux textes antérieurs de même nature, la circulaire insistait sur la nécessité de motiver très soigneusement les condamnations, pour faire apparaître la nécessité de l'ingérence dans la liberté d'expression. Cette précaution est sans doute liée au fait que cette circulaire allait directement à l'encontre d'une jurisprudence récente de la CEDH.


La CEDH et l'arrêt Baldassi de 2020


La décision de la CEDH du 11 juin 2020, Baldassi et autres c. France est issue du recours déposé par les personnes condamnées pour l'action de boycott engagée dans les supermarchés alsaciens, par les militants condamnés en 2015. La CEDH s'oppose frontalement à la jurisprudence de la Cour de cassation et  déclare que ces condamnations emportent une ingérence excessive dans la liberté d'expression. La répression pénale de l'appel au boycott s'analyse comme une ingérence dans cette liberté, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Conformément aux termes mêmes de l'article 10, une telle condamnation ne peut être considérée comme licite que si elle est "prévue par la loi", dirigée vers un "but légitime" et "nécessaire dans une société démocratique". Bien entendu, l'infraction était prévue par la loi, et la CEDH admet même l'existence d'un but légitime, dès lors qu'il existe un droit des producteurs ou des fournisseurs d'accéder à un marché. 

Elle estime en revanche que la condamnation des requérants n'était pas nécessaire dans une société démocratique, refusant de considérer qu'un appel au boycott est, en soi, une pratique discriminatoire. Certes, il s'agit d'une démarche protestataire qui appelle à un traitement différencié. Mais, dans le cas de l'affaire Baldassi, les condamnés sont de simples citoyens, nullement astreints à une obligation de réserve. Leur action vers les clients d'un supermarché vise à susciter une réflexion chez les consommateurs, les mettre devant un choix qu'ils maîtrisent totalement. Autrement dit, un appel au boycott n'oblige personne à boycotter. L'action s'inscrit donc dans un "débat d'intérêt général", et plus précisément dans un débat politique que la CEDH protège avec une vigilance particulière. 

 

Le ralliement de la Cour de cassation à la jurisprudence européenne


L'arrêt du 17 octobre 2023 témoigne d'un ralliement de la Chambre criminelle à la jurisprudence Baldassi. Certes, la Cour précise qu'il n'est pas impossible que, dans certains cas, un appel à boycott puisse donner lieu à une sanction pénale, s'il s'analyse comme une incitation à la discrimination. Mais ce n'est pas le cas en l'espèce, car les faits s'inscrivent dans un débat public d'intérêt général. Les propos tenus n'étaient pas violents, et l'action devant la pharmacie n'a donné lieu à aucune atteinte aux biens ou aux personnes. La Cour ajoute que les consommateurs étaient seulement invités à ne pas acheter un médicament générique qui, par hypothèse, à des équivalents dans l'industrie pharmaceutique. Or ce choix de consommation ne peut être considéré, en soi, comme une discrimination, car de nombreux patient refusent déjà les médicaments génériques. 

La décision de la Cour de cassation apparaît sous un éclairage particulier, si l'on considère la triste actualité du conflit israélo-palestinien. L'arrêt peut ainsi être interprété comme un appel au respect de la diversité des convictions, au respect du débat d'intérêt général, dès lors qu'il s'exprime de manière pacifique. Un rappel utile, sans nul doute.


La liberté d'expression et le débat d'intérêt général : Chapitre 9, section 4 du manuel de libertés publiques sur internet