Le 29 septembre 2021, le Conseil d'État a mis en ligne son étude annuelle, intitulée : "Les états d'urgence : la démocratie sous contraintes". Préparée par une série de conférences organisées à la fin de l'année 2020 et rédigée par la section des études et du rapport, elle veut proposer "une grille de lecture et d'emploi de ce régime d'exception", avec une série de propositions concrètes destinées à en améliorer l'utilisation.
Une partie du rapport est ainsi consacrée à la présentation de l'état d'urgence comme une politique publique globale qu'il convient d'améliorer. Il est suggéré de donner un rôle plus grand au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et d'organiser une véritable planification des catastrophes prévisibles. Tout cela n'est pas nouveau, et le SGDSN a déjà cette compétence. On observe toutefois que le rapport reste muet sur le Conseil de défense, alors même que cette institution a eu un rôle prépondérant durant l'état d'urgence sanitaire.
Une vision englobante
La vision englobante adoptée par le Conseil d'État peut d'abord être questionnée. L'état d'urgence "terrorisme" déclaré en 2015 n'a pas le même fondement que l'état d'urgence sanitaire de mars 2020. Après une longue étude historique, l'étude mentionne pourtant les deux états d'urgence comme le point d'aboutissement d'une évolution commencée avec Saint Thomas d'Aquin et Machiavel. Sans doute, mais cette perspective historique, longuement développée, masque une réalité contemporaine bien différente. L'état d'urgence "terrorisme" trouve en effet son fondement dans la loi du 3 avril 1955 que le législateur n'a fait que modifier, alors que l'état d'urgence sanitaire a été créé ex nihilo par la loi du 23 mars 2020.
Le Conseil d'État peine à justifier cette assimilation entre les deux états d'urgence. C'est ainsi qu'il écrit que les déclarations d'état d'urgence en France ont été "cantonnées à la lutte contre les troubles à l'ordre public jusqu'en 2015, étendues au terrorisme puis aux épidémies". Il a peut-être oublié que la loi de 1955 visait aussi à lutter contre le terrorisme, arme déjà employée dans le conflit algérien. De fait, la situation de 2015 n'implique aucun changement de nature de l'état d'urgence. En revanche, la loi de 1955 n'envisageait pas du tout l'hypothèse d'une pandémie, nécessitant une loi nouvelle. Surtout, les deux états urgence n'ont pas le même champ d'application et n'emportent pas les mêmes ingérences dans les libertés publiques. Quand l'assignation à résidence concernait quelques individus, le confinement touchait toute la population.
Il n'empêche que le Conseil d'État est fondé à noter des similitudes procédurales entre les deux états d'urgence. Il s'agit à chaque fois, en effet, de renforcer les compétences de l'Exécutif pour permettre une action à la fois plus centralisée et plus rapide.
Qu'elle est belle la liberté
Heureux qui comme Ulysse. Georges Brassens. 1970
La constitutionnalisation
Cette démarche englobante permet au Conseil d'État de se prononcer clairement en faveur d'une intégration dans la Constitution d'un état d'urgence unique. On se souvient qu'un projet de révision constitutionnelle avait été initié par le Président François Hollande à la fin de l'année 2015, mais elle n'avait pu aboutir en raison d'une double opposition, des partis de droite et des "frondeurs" du PS. A l'époque, une partie de la doctrine juridique s'opposait également à cette réforme, estimant que la Constitution n'était pas faite pour accueillir des normes restreignant les libertés.
C'était oublier que la Constitution de 1958 a été rédigée pour accueillir un droit "des temps de tempête". Y figurent déjà l'état de siège (art. 36) et le célèbre article 16. Le problème est que ces deux dispositions ne guère applicables aux crises d'aujourd'hui. L'état de siège protège le territoire. Il donne le pouvoir aux militaires, et ne peut être mis en oeuvre qu'en cas de péril imminent du fait d'une insurrection armée ou d'une guerre. Quant à l'article 16, il protège l'État. Il ne peut être appliqué que si deux conditions sont réunies. D'une part, "les institutions de la République, l'indépendance de la Nation,
l'intégrité de son territoire ou l'exécution (des) engagements
internationaux" doivent être menacés d'une manière grave et immédiate. D'autre part, "le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels" doit "être
interrompu". Ni les attentats terroristes de 2015 ni la Covid-19 n'ont présenté de telles caractéristiques. Dans les deux cas, il s'agit en effet de protéger la société.
Le Conseil d'État va au-delà de ce qu'était le projet de révision de 2015. A ses yeux, la Constitution devrait non seulement intégrer l'état d'urgence, mais aussi encadrer son usage, par exemple en précisant clairement le délai dans lequel la prorogation par le parlement est exigée et en prévoyant une éventuelle saisine préalable du Conseil constitutionnel avant cette prorogation.
Ce dernier point soulève la question du contrôle des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence et c'est sans doute l'élément de faiblesse du rapport.
Le contrôle parlementaire
Le Conseil d'État envisage la question du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Il fait à ce propos des propositions qui constituent autant d'ingérences dans la pouvoir législatif. Il suggère ainsi de "permettre au parlement d'exercer un contrôle renforcé des mesures qu'il estime importantes", formulation peu claire qui semble renvoyer à l'idée d'une confirmation parlementaire de certaines mesures prises par ordonnance. En tout état de cause, une telle modification du régime des ordonnances suppose une révision constitutionnelle.
En même temps, le Conseil d'État suggère de conférer à une assemblée parlementaire permanente un pouvoir de contrôle identique à celui d'une commission d'enquête. Une telle possibilité existe déjà dans le règlement de l'Assemblée nationale, et a d'ailleurs été mise en oeuvre en 2015. Ce choix relève de l'autonomie de l'assemblée parlementaire et il était possible de l'utiliser de nouveau durant l'état d'urgence sanitaire. Mais l'Assemblée n'a pas mis en oeuvre ce contrôle, parce que la majorité parlementaire s'est très bien accommodée d'une prise de décision centralisée par le Président de la République, éclairé par un Conseil de défense.
Le contrôle du juge
Le contrôle du juge, quant à lui, ne soulève aucune réserve. Le Conseil d'État, à propos de la procédure des états d'urgence, affirme ainsi que ces "schémas institutionnels (...) se déroulent tous deux sous le regard attentif du juge". Nul n'a oublié, pourtant les motivations stéréotypées des décisions du juge des référés durant les premiers mois de l'application des deux états d'urgence. En matière sanitaire, ont ainsi été systématiquement écartées toutes les demandes demandant au juge d’enjoindre à l’administration de déployer des moyens dont elle ne disposait pas encore, distribution de masques aux professionnels de santé, utilisation systématique des tests de dépistage, etc. En revanche, le juge des référés, dans une ordonnance du 30 avril 2020, a suscité une formidable avancée dans la protection des libertés en jugeant que les sorties autorisées pendant le confinement pouvaient se dérouler à bicyclette.
Certes, les décisions se sont faites plus nuancées avec le temps, et le Conseil d'État s'est ensuite montré plus attentif aux libertés. A dire vrai, la liberté la mieux protégée a sans doute été la liberté de culte. Deux décisions successives sont intervenues. La première, du 18 mai 2020, suspendait le décret maintenant l'interdiction de tout rassemblement dans les lieux de culte, lors du premier déconfinement. La seconde, du 29 octobre 2020, suspendait le décret limitant ces rassemblements à trente personnes, estimant que le texte ne tenait pas compte de la surface des locaux et de leur capacité d'accueil.
Il n'en demeure pas moins le Conseil d'Etat devrait peut-être se montrer plus discret dans l'auto-satisfaction. Personne n'a oublié que, dans une ordonnance du 3 avril 2020, le juge des référés avait parfaitement admis, sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire, la prorogation par l'autorité administrative de la détention provisoire, pour une durée allant jusqu'à six mois en matière criminelle. Il a ensuite été désavoué par la Cour de cassation qui, le 26 mai 2020, a décide que « la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire », principe ensuite confirmé par le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 3 juillet 2020. Avouons que le "regard attentif" du juge administratif était surtout fixé sur les intérêts de l'Exécutif.
Précisément, le grand absent du rapport est sans doute le juge judiciaire, pourtant gardien des libertés individuelles au sens de l'article 66 de la Constitution. Il est le juge naturel des libertés, et, contrairement au Conseil d'État, il n'a pas de proximité étroite avec l'Exécutif. Or, il n'est qu'à peine évoqué dans le rapport, à travers une proposition de création d'un "comité de liaison" entre les deux ordres de juridiction, lorsque l'état d'urgence est mis en oeuvre. Il reste à se demander si la Cour de cassation appréciera cette idée. De toute évidence en effet, le Conseil d'Etat entend, comme toujours, se présenter comme "le gardien des libertés". Sur ce point, le rapport apparaît certes comme un instrument de proposition mais aussi comme un outil de communication.
Sur les états d'urgence : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel