« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 27 août 2020

Le rapport Perben et le lobbying des avocats


La grève des avocats contre la réforme des retraites a été largement suivie, fortement médiatisée grâce à de multiples opérations de communication, créations chorégraphiques ou musicales, lancer de robes sur les pieds. Comme il est d'usage dans ce genre de situation, Nicole Belloubet avait finalement décidé de créer une commission, avant que le Covid-19 ne mette fin aux manifestations de la profession, et aux fonctions de la ministre. 

Quoi qu'il en soit, Dominique Perben s'était vu confier la rédaction d'un rapport "sur l'avenir de la profession d'avocat". Aujourd'hui, ce rapport est remis au successeur de Nicole Belloubet et la chance veut qu'il soit lui-même avocat. 

Comme toujours dans ce type de document, on trouve des propositions disparates, bien souvent le fruit de différents lobbyings exercés durant les auditions. Dans le cas présent, le rapport ne manque pourtant pas d'une certaine cohérence, car il s'agit de donner satisfaction aux revendications exprimées par la profession. Il a donc le mérite de les mettre en lumière. 

 

Bénéficier davantage de l'argent public


Le rapport ne manque pas d'observer l'engorgement de la profession d'avocat. Les chiffres étaient connus bien avant la mission Perben, avec le rapport Kami Haeri de 2017. Le nombre d'avocats a plus que doublé en vingt ans et s'accroît d'environ 4 % par an. Ils étaient 34 523 en 1999, et 69 900 en 2019, chiffres donnés par le Conseil national des Barreaux. 75 % d'entre eux ont moins de cinquante ans, et 55 % sont des femmes. Cette croissance considérable suscite évidemment un appauvrissement de la profession, le rapport affirmant que 65 % des avocats vivent avec 25 % du revenu global, alors que 3, 2% des cabinets les plus riches se partagent 25 % de ce même revenu global. 

Que l'on se rassure, il n'est pas question de partage, les plus riches aidant les plus pauvres. Il n'est pas davantage question d'une gestion des flux par la profession elle-même. L'examen du CRFPA est sévèrement critiqué comme conduisant à de grandes disparités régionales, ce qui est vrai. La solution réside donc dans la nationalisation des épreuves, garantissant l'égalité des chances entre les candidats. En revanche, aucune mention n'est faite du rôle des Ecoles de formation du Barreau, qui ne présentent aucun caractère sélectif, tout candidat reçu au CRFPA devenant avocat à l'issue de son passage à l'EFB.

La solution réside, aux yeux du rapport Perben, dans l'accroissement des revenus des avocats les plus modestes. Et comme le marché privé n'est pas illimité, et que les plus privilégiés de la profession accaparent les affaires les plus rémunératrices, il suffit de faire vivre les plus pauvres grâce à l'argent public. Est donc proposée une nouvelle revalorisation de l'aide juridictionnelle qui, passant de 32 € à 40 € coûterait environ 100 millions d'euros au budget de l'Etat. 

 

Faire payer les justiciables 


Pour financer la moitié de ce montant est proposé un retour de la fiscalité, c'est-à-dire un droit de timbre de 50 € qui serait perçu pour tout acte judiciaire. Rappelons qu'un décret du 29 décembre 2013 avait supprimé le droit de timbre perçu pour toute introduction d'une instance contentieuse. A l'époque, on avait considéré que cet impôt pesait de manière injuste sur les justiciables les plus pauvres. Mais le droit de timbre était alors de 35 $. Les avocats considèrent aujourd'hui que les justiciables modestes peuvent payer davantage, et suggèrent de prélever un droit de 50 €, qui permettrait de drainer à leur profit environ 55 millions d'euros. Quant au 45 millions restants, ils seraient prélevés sur le budget de l'Etat.

Le justiciable qui aurait perdu son procès pourrait aussi se voir taxé d'une autre manière. L'article 700 du code de procédure civile prévoit en effet des frais irrépétibles payés par la partie "tenue aux dépens ou qui perd son procès". Il s'agit concrètement de faire payer les frais d'avocats du gagnant par le perdant, instrument utile pour calmer certaines ardeurs contentieuses. Le juge dispose d'un pouvoir discrétionnaire pour accorder, ou pas, ces frais irrépétibles. Aujourd'hui, le rapport Perben suggère que le juge définisse le montant de ces frais sur facture, le montant des honoraires étant communiqué au juge. Etrangement, les avocats pourtant si pointilleux dans ce domaine, ne voient dans cette procédure aucune atteinte au secret professionnel. Il est vrai qu'elle est financièrement intéressante, l'idée étant d'assurer une croissance des frais irrépétibles susceptible, ensuite, de permettre celle des honoraires. Cela vaut la peine de faire connaître au juge le montant desdits honoraires.



Avocate stagiaire faisant irruption dans l'étude de Maître Folace, notaire

Les Tontons Flingueurs, Michel Audiard, 1963


S'ouvrir de nouveaux débouchés professionnels

 

Pour remédier à l'encombrement de la profession, la mission Perben propose d'offrir aux avocats de nouveaux débouchés professionnels. Il ne revient pas sur la question de l'avocat en entreprise,  serpent de mer de la profession, ou plutôt de monstre juridique à deux têtes. Il s'agissait d'offrir à l'entreprise un Legal Privilege lui permettant de profiter de la confidentialité attachée aux consultations des avocats,  l'avocat renonçant à son indépendance pour s'intégrer dans la hiérarchie de la firme. Bref, le but était de ne conserver dans le statut de l'avocat que ce qui était bon pour l'entreprise. La réforme n'a pas abouti, malgré un lobbying important, et les avocats ne peuvent donc pas élargir leurs débouchés à l'entreprise. En revanche, le projet réitère une demande ancienne de développer les passerelles d'accès à la magistrature, passerelles qui d'ailleurs existent déjà.

En revanche, les avocats n'ont pas renoncé à s'approprier une partie des compétences des notaires. Ils font donc une nouvelle tentative en suggérant d'attribuer la force "exécutoire" aux actes contresignés par les avocats dans le cadre des Modes amiables de règlement des différends (MARD). On sait que la loi de programmation pour la justice du 23 mars 2019 subordonne désormais la recevabilité des recours en matière civile, en-deça d'un certain seuil, à l'existence d'une procédure de conciliation ou de médiation préalable. D'une manière générale, ces MARD sont aujourd'hui encouragés dans le but de désengorger les tribunaux en leur permettant de se consacrer aux affaires plus importantes. 

 

Acquérir le privilège de la force exécutoire

 

Les avocats souhaitent donc ardemment s'introduire dans le marché des MARD et ils estiment que leur signature sur un accord intervenu entre les parties devrait lui donner force "exécutoire". S'agirait-il, comme le laisse entendre, non sans ironie, un communiqué du Conseil supérieur du notariat, d'une erreur juridique ? Ces actes ont en effet d'ores et déjà la force "obligatoire" attachée à leur nature contractuelle. 

En réalité, et les notaires ne l'ignorent pas, les avocats revendiquent ce caractère exécutoire depuis une bonne dizaine d'années.  Le rapport Darrois de 2009 demandait déjà la création d'un "acte d'avocat", en vain car, déjà à l'époque, la profession notariale avait su se défendre. Et, une nouvelle fois aujourd'hui, elle n'est pas sans arguments juridiques. Attribuer "force exécutoire" à un acte d'avocat revient, en effet, à lui conférer une prérogative de puissance publique. Un jugement rendu par une juridiction a force exécutoire. Un acte administratif bénéficie du privilège préalable et a immédiatement force exécutoire. Un acte authentique enfin passé devant notaire a force exécutoire. Le point commun de ces actes est qu'il est pris par des personnes dépositaires de l'autorité de l'Etat. Or précisément les avocats ne peuvent revendiquer ce privilège car ils ne peuvent à la fois revendiquer une indépendance totale vis à vis des pouvoirs publics et des prérogatives de puissance publique. Au demeurant, n'y a t il pas quelque contradiction dans le fait de revendiquer à la fois le droit de mentir pour le bien de son client et celui de prendre des décisions revêtues de l'autorité de l'Etat ?

Sur ce point, le rapport Perben déploie un argumentaire un peu embarrassé. Il se réfère en effet ne ancienne décision du Conseil constitutionnel, du 23 juillet 1999. Elle déclarait que "le législateur peut conférer un effet exécutoire à certains titres délivrés par des personnes morales de droit public et, le cas échéant, par des personnes morales de droit privé chargées d'une mission de service public, et permettre ainsi la mise en œuvre de mesures d'exécution forcée". Certes, mais les personnes visées étaient des organismes de sécurité sociale, et le but de la loi était de leur permettre de délivrer des "titres exécutoires", c'est-à-dire des injonctions de payer. On est tout de même très loin d'un "acte exécutoire" signé par un avocat. La profession a peu de chances de parvenir à ses fins, d'autant que les notaires ont déjà fait savoir qu'ils étaient attentifs à l'avenir de cette proposition. 

 

Se mettre à l'abri de toute investigation

 

Enfin, dernier point mais il est de taille, les avocats profitent du rapport Perben pour relancer leur revendication en faveur d'un secret professionnel absolu. Ils espèrent bien que le Garde des Sceaux qui, il y a quelques semaines, encore avocat, déposait une plainte car il s'estimait "écouté", sera sensible à leur demande. 

Le droit positif en ce domaine repose sur l'article 100 al. 7 du code de procédure pénale, selon lequel "Aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction", règle identique en matière d'enquête préliminaire ou de flagrance. Les interceptions sont donc possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Les recours engagés par les avocats contre cette disposition se sont soldés par des échecs. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, a ainsi refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat Thierry Herzog. La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, a, elle aussi, refusé de considérer comme confidentielle toute conversation entre son avocat et son client. Bien entendu, l'accès aux fadettes, c'est à dire aux simples numéros d'appel des correspondants, n'est pas soumis à cette procédure.

Puisque le droit nous résiste, il faut le changer. C'est ce que demande le rapport Perben. Il demande l'intervention du juge des libertés et de la détention avant tout acte d'enquête ou d'instruction concernant un avocat, qu'il s'agisse d'une perquisition, de l'accès aux fadettes ou d'interceptions. Bien entendu, l'accord ne pourrait être donné que s'il existe des "indices précis" montrant sa participation à une infraction. L'idée est audacieuse sur le plan juridique, car il s'agit en fait d'exiger que les juges aient les preuves de la culpabilité de l'avocat avant qu'ils puissent se les procurer. Enfin, dans l'hypothèse où l'avocat ne serait pas poursuivi, le bâtonnier pourrait demander l'annulation de la perquisition. On peut se demander si la ficelle n'est pas cette fois un peu grosse, car cette disposition permettrait d'annuler les preuves éventuellement découvertes contre son client. Si une telle disposition pénétrait le droit positif, on ne pourrait que conseiller aux escrocs de tout poil de domicilier leur coupable activité au cabinet de leur avocat..

Le rapport Perben constitue ainsi un catalogue des revendications des avocats, celles qui circulaient parfois depuis de longues années et qui n'ont jamais pu aboutir. Il témoigne aussi, en creux, d'une assez grande frustration. D'une certaine manière, les avocats veulent parler d'égal à égal avec les juges, et c'est ainsi qu'ils réclament des réunions institutionnalisées avec les chefs de juridiction. Il témoigne aussi d'une aptitude assez faible à l'autocritique. On ne trouve pas un mot sur l'éventuelle réforme de la profession par elle-même, sur le coût exorbitant du fonctionnement de certaines instances professionnelles, sur la concentration très importante de la profession qui transforme les avocats en salariés d'une "firme", bien éloignés des notions d'indépendance mises en avant dans le rapport Perben.

 

mardi 25 août 2020

Ludovic Cruchot retourne à la plage



L'action ne se passe pas à Saint-Tropez mais à Sainte-Marie-de-la-Mer. A part ce détail géographique, les faits semblent sortir tout droit du Gendarme de Saint-Tropez. Deux dignes descendants de Ludovic Cruchot ont demandé à des femmes bronzant topless sur la plage de remettre le haut de leur maillot de bain. Un appel à la Gendarmerie aurait suscité cette démarche, des parents se plaignant que leurs enfants étaient choqués par une vue qui les empêchait de se consacrer avec sérénité à leurs châteaux de sable. C'est donc sur ce motif que se sont appuyés les gendarmes : des enfants étaient choqués et il convenait donc de se rhabiller. 

Mais quel est donc le fondement juridique de l'intervention gendarmique ? Sur le plan juridique, deux hypothèses peuvent justifier leur action, soit l'existence d'un arrêté municipal interdisant le monokini, soit l'existence d'une infraction pénale que ces dames auraient commise. Le problème réside dans le fait qu'aucun des deux éléments n'existe en l'espèce.

 

La police municipale 


Le maire de Sainte-Marie-de-la-mer a publié un communiqué indiquant qu'il n'avait pris aucun arrêté interdisant une telle pratique. Cet usage du pouvoir de police n'est pas, en soi, illicite, mais la jurisprudence apprécie avec rigueur les circonstances locales justifiant l'interdiction. La première décision en ce domaine remonte à 1924, lorsque, dans son arrêt Beaugé, le Conseil d'Etat a reconnu au maire la possibilité de veiller au respect de la "décence" par les baigneurs. A l'époque, le maire de Biarritz entendait les contraindre à utiliser une cabine de bains. Mais le Conseil d'Etat, pas dupe, a tout de même annulé l'arrêté car l'élu invoquait certes la "décence" mais entendait surtout réaliser de substantiels bénéfices, l'usage des cabines étant payant.

Depuis 1924, la jurisprudence s'est révélée extrêmement rare, les personnes concernées préférant se rhabiller, voire s'acquitter d'une modeste amende, plutôt que saisir le juge administratif. On ne trouve aucune décision de justice rendue à propos d'une interdiction d'être torse-nu sur la plage et les arrêtés connus visent seulement à interdire une telle tenue dans la ville. Dans les quelques décisions existantes, on constate que le juge apprécie rigoureusement les circonstances locales justifiant une telle mesure. Le tribunal de Montpellier, en 2007, annule ainsi un arrêté municipal, au motif que le fait de se promener torse nu dans le centre de la Grande Motte ne risquait pas de provoquer des troubles sérieux à l'ordre public. Si cette demi-nudité est licite en ville, sauf circonstances particulières, il est donc peu probable qu'elle soit illicite sur la plage. En tout état de cause, la question ne se pose pas à Sainte-Marie-de-la-mer, le maire n'ayant interdit le topless, ni en ville ni à la plage.


Le gendarme en balade. Jean Girault. 1970

 

L'infraction pénale d'exhibition sexuelle

 

Tartuffe n'est pas l'auteur du Code pénal. Celui-ci ne mentionne aucune infraction sanctionnant le fait de ne pas cacher ses seins. Rappelons que le délit d'outrage public à la pudeur à disparu du code pénal. Il trouvait son origine dans le décret législatif du 19 juillet 1791, dont la définition avait été jugée trop floue. Dès lors qu'il était bien difficile de donner un contenu juridique à la notion de pudeur, il apparaissait encore plus délicat de préciser quel comportement était susceptible de lui faire outrage. 

Il a été remplacé par le délit d'exhibition sexuelle, figurant dans l'article 222-32 du code pénal : "L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". Mais, à dire vrai, la question de l'incrimination est loin d'être simple, et la jurisprudence témoigne de ces incertitudes. 

Il est vrai que la Cour de cassation, dans sa décision du 26 février 2020, déclare que l'exhibition de la poitrine d'une femme constitue bien l'infraction d'exhibition sexuelle prévue par l'article 222-32 du code pénal. Mais la décision concernait une Femen qui s'était présentée au musée Grévin, dans la salle rassemblant les statues de cire de plusieurs chefs d'Etat. Se dévêtant alors "le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription "Kill Putin", elle avait fait tomber la statue du président russe, dans laquelle elle avait planté un pieu métallique en déclarant "Fuck Dictator". On est bien loin des tranquilles baigneuses de la plage de Sainte-Marie-de-la-Mer. 

Le premier élément de l'infraction est l'existence d'un acte d'exhibition, sans qu'il soit nécessaire de rechercher son caractère outrageant ou non. Mais la jurisprudence accepte deux exceptions et prévoit qu'une telle exhibition est licite dans le cas du nu artistique ou lorsqu'elle se produit dans un lieu acceptant la nudité. Une plage n'est-elle pas un lieu acceptant une nudité, au moins partielle ? 

Par ailleurs la définition de l'exhibition implique une attitude provocatrice. Déjà sous l'empire de l'ancien outrage public à la pudeur, la Cour d'appel d'Aix en Provence avait écarté, en 1965, la condamnation d'une jeune femme qui avait accepté, à des fins publicitaires, de jouer au ping-pong sur une plage privée de Cannes. Une petite foule s'était rassemblée pour profiter du spectacle et la police était intervenue, suscitant finalement la condamnation de la joueuse. A l'époque, la Cour d'appel avait considéré que "le spectacle de la nudité n'avait rien qui puisse outrager une pudeur normale, même délicate, s'il ne s'accompagnait pas de gestes lascifs ou obscènes". Là encore, les femmes installées sur une plage ne se livrent à aucune activité témoignant d'une volonté de choquer.

Le second élément de l'infraction est, en revanche, parfaitement présent. La nudité doit en effet être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il suffit que la nudité soit visible. Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. En l'espèce, il est clair qu'il y a des témoins de la demi-nudité des femmes installées sur la plage de Sainte-Marie. Nul doute que les parents des enfants traumatisés ne refuseraient pas de témoigner contre ces gourgandines. 

Reste l'élément moral de l'infraction. Il est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Il ne réside donc pas dans la motivation de ce déshabillage. Nul doute que les femmes sur la plage se sont volontairement dévêtues. Mais la Cour de cassation, précisément depuis sa décision du 20 février 2020, exerce un contrôle de proportionnalité du même type que celui exercé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Elle considère, dans le cas de la Femen du musée Grévin, que la relaxe de la prévenue n'encourait aucune censure, son comportement s'inscrivant dans une démarche de protestation politique. L'incrimination est alors sanctionnnée comme une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.

Les baigneuses de Sainte-Marie-de-la-mer n'entendaient certainement pas faire de leurs seins l'instrument d'une militantisme quelconque. Elles aspiraient tout simplement à bronzer tranquillement. Il est bien probable que la Cour de cassation considérerait aussi leur condamnation disproportionnée. Sans doute n'invoquerait-elle pas la liberté d'expression, mais plus probablement le droit au respect de la vie privée qui implique le droit de se vêtir ou de se dévêtir comme on l'entend. C'est d'autant plus probable que la condition liée à l'existence d'une "exhibition" plus ou moins provocatrice n'est vraiment pas remplie, les intéressés n'ayant aucunement l'intention de choquer leurs voisins, ni d'ailleurs la conscience de le faire. 

L'incident est aujourd'hui clos, et la Gendarmerie a reconnu une démarche un peu intempestive. Il n'y a pas mort d'homme, et tout le monde s'est bien amusé. Mais l'histoire, aussi anecdotique soit-elle, pose une question qui n'est pas résolue. Comment passe-t-on d'une simple nudité, par exemple celle d'un homme torse nu sur la plage, à l'exhibition "sexuelle" ? Une femme a t elle le droit de considérer ses seins comme un simple élément de son anatomie, l'exhibition "sexuelle" n'existant que dans le fantasme de celui qui la regarde ? Le problème est loin d'être résolu, car le fait de renoncer à considérer la poitrine d'une femme comme une partie du corps sexuellement connotée reviendrait aussi à écarter la qualification de violence sexuelle en cas d'agression sur cette même partie du corps. La meilleure solution est donc peut-être de laisser le juge interpréter le délit d'exhibition sexuelle avec modération et bon sens.  Quant au gendarme Cruchot, il continuera à chasser les nudistes, au cinéma.


jeudi 20 août 2020

Ce que nous apprennent les recours contre les arrêtés imposant le port du masque

Un habitant de Montpellier saisit le juge des référés du tribunal administratif pour demander la suspension de l'arrêté municipal imposant le port du masque en extérieur dans cette ville. Père de cinq enfants, il invoque le coût qu'il juge excessif d'une protection qui doit être portée par sept personnes dans sa famille. Surtout, il considère que le port du masque constitue une atteinte disproportionnée à sa liberté. Ses chances de succès sont modestes, et même très modestes. Sa démarche révèle toutefois la survivance d'une conception ancienne qui définit la liberté comme l'absence de toute contrainte, oubliant au passage l'idée même de responsabilité

.

 

L'article 4 de la Déclaration de 1789

 

Formellement, ce type de recours s'appuie d'abord sur l'article 4 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui affirme que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui". De nombreux précédents ont déjà été observés, pour contester par exemple l'obligation de porter une ceinture de sécurité en voiture, tant pour le conducteur que pour les passagers. 

Dans un arrêt du 20 mars 1980, la chambre criminelle affirme ainsi que cette obligation "ne saurait être regardée, eu égard à l'objet de sécurité publique qu'elle poursuit, comme portant atteinte aux dispositions de valeur constitutionnelle de l'article 4 de la Déclaration (...)". Elle sanctionne donc la décision d'une Cour d'appel qui avait écarté les poursuites engagées contre un conducteur car, en l'espèce, le port de la ceinture était sans influence sur les dommages subis par les tiers lors d'un accident de la circulation.

Il ne fait guère de doute que l'obligation de porter un masque fera l'objet d'une jurisprudence identique. Là aussi, le but de "sécurité publique" poursuivi par la mesure interdit de s'appuyer sur l'article 4 de la Déclaration de 1789. S'il est vrai qu'il affirme que "la liberté consiste à pouvoir faire tout ce qui ne nuit pas à autrui", il convient aussi de lire la suite : "L'exercice des droits naturels de chaque homme n'a de bornes que celles qui assurent aux autres Membres de la Société la jouissance de ces mêmes droits. Ces bornes ne peuvent être déterminées que par la Loi". Le Conseil constitutionnel, depuis sa décision du 22 juillet 1980, considère "la sécurité des personnes et des biens" comme un "principe de valeur constitutionnelle", justifiant donc que des "bornes" soient posées à la liberté de chacun.


La liberté de circulation



D'autres requérants, toujours pour contester le port de la ceinture de sécurité, se sont appuyés sur l'article 2 du Protocole n° 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui consacre la liberté de circulation. La Cour de cassation, dans une décision du 25 novembre 1998 a écarté sèchement le pourvoi, faisant observer que le port de la ceinture de sécurité n'a jamais empêché personne de circuler en voiture. 

Le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg s'est prononcé le 23 mai 2020 sur un recours demandant la suspension d'un arrêté du maire de cette même ville, imposant le port du masque dans "la zone de la Grande Ile, les ponts et les voies adjacentes". Là encore, les requérants faisaient valoir que cette obligation portait une atteinte grave et immédiate à leur liberté d'aller et de venir. Dans son ordonnance rejetant leur demande, le juge note qu'ils "ne démontrent pas en quoi la seule obligation du port du masque de 10 heures à 20 heures ne leur permettrait pas de se déplacer librement" dans ce quartier. En bref, le fait de porter un masque n'a jamais empêché qui que ce soit de marcher à pied.


Le pouvoir de police


Le requérant pourrait-il alors se fonder sur le fait que l'arrêté obligeant à porter le masque à Montpellier a valeur réglementaire, alors que l'article 4 de la Déclaration de 1789 énonce que les bornes de la liberté "ne peuvent être déterminées que par la Loi" ? On ignore si l'arrêté montpelliérain a été adopté par le maire ou par le préfet, mais c'est sans importance, car ces deux autorités sont dotées du pouvoir de police générale qu'elles exercent pour assurer l'ordre public, et donc l'hygiène publique qui en est partie intégrante. 

Le pouvoir de police du maire repose sur un fondement législatif, l'article L 2212-2 du code des collectivités territoriales. Il précise qu'il implique le "soin de prévenir, par des précautions convenables, et de faire cesser, par la distribution des secours nécessaires, les accidents et les fléaux calamiteux". Autant dire que la prévention d'une épidémie relève effectivement de ses compétences.

Celles du préfet ont été précisées par les lois de décentralisations. Il demeure le "dépositaire de l'autorité de l'Etat dans le département" et il est donc également responsable de l'ordre public, comme représentant du Premier ministre et de chaque ministre dans le dépa

rtement. Le décret du 10 juillet 2020, modifié le 30 juillet 2020, fait de lui une autorité de substitution du ma


ire dans le cas précis du port du masque : "Dans les cas où le port du masque n'est pas prescrit par le présent décret, le préfet de département est habilité à le rendre obligatoire, sauf dans les locaux d'habitation, lorsque les circonstances locales l'exigent ». 

 

Le caractère fluctuant de la jurisprudence administrative



Le requérant montpelliérain aura donc bien des difficultés à démontrer l'incompétence du maire ou du préfet et n'obtiendra pas davantage que cette obligation de porter le masque soit considérée comme une atteinte à une liberté fondamentale, justifiant une mesure d'urgence. Mais cette analyse concerne le droit actuel, pas celui en vigueur il y a trois,  mois.

A l'époque, en effet, la jurisprudence administrative était bien différente : lorsque les masques faisaient cruellement défaut, les juges n'hésitaient pas à suspendre les arrêtés municipaux imposant leur port. 

Le maire de Sceaux en a fait l'amère expérience. Le juge des référés du tribunal administratif de Cergy, le 17 avril 2020, a pris une ordonnance suspendant un arrêté imposant le port du masque dans cette ville. Il invoquait des "circonstances particulières" liées, d'une part à la démographie de sa commune, d'autre part à la concentration des commerces de première nécessité dans une zone très étroite. Mais le juge a estimé que ces circonstances ne constituaient pas des "raisons impérieuses" justifiant le port du masque. Au contraire, il a affirmé que cette initiative locale était susceptible de nuire à la cohérence de la politique sanitaire. A l'époque, le port du masque était présenté comme inutile, tout simplement parce qu'il était impossible de s'en procurer. Aujourd'hui, l'arrêté du maire de Sceaux serait considéré comme parfaitement légal et adapté à la menace sanitaire. 

Quoi qu'il en soit, la simple existence de recours contre le port du masque conduit à s'interroger sur la perception de la liberté qu'ils impliquent. Une contrainte visant à se protéger soi-même mais aussi à protéger autrui est perçue comme disproportionnée et insupportable. On refuse le port du masque comme on refuse la vaccination de ses enfants, en invoquant la liberté individuel

le, et en ignorant superbement que notre liberté s'arrête là où commence celle d'autrui. La revendication de la liberté individuelle s'analyse alors comme un égoïsme absolu, un refus d'accepter les contraintes de la vie en société, un rejet de toute responsabilité. 



Calvin & Hobbes. Bill Watterson


vendredi 14 août 2020

Les Invités de LLC - Philippe Moreau Desfarges : Communautés de valeurs : une cohésion évanescente

 

 

Liberté Libertés Chéries reproduit un article publié sur ThucyBlog le 22 juillet 2020. Il est signé de Philippe Moreau Desfarges, expert en relations internationales et essayiste.

 

L’expression « communauté de valeurs » rejoint la liste capricieuse des formules-valises d’autant plus invoquées qu’elles sont rarement définies. Chaque terme se veut lumineux tout en se prêtant à des débats interminables. Qu’est-ce qu’une valeur ? Quel est son ciment ? Désormais seules des valeurs partagées édifieraient un ensemble humain ressenti. La très critiquée Union européenne souffrirait d’un insurmontable vice originel : s’édifier non sur des valeurs mais sur des intérêts… en outre économiques. L’Occident mourrait d’avoir trahi ses principes : liberté individuelle, égalité, solidarité sociale… 

 

L’histoire n’aime pas les évidences indiscutables, elle  les renverse et les piétine. L’histoire est jonchée de « communautés de valeurs », qui, convaincues d’appartenir à la même culture, s’entretuent. Les « communautés de valeurs » sont vite oubliées ou dissoutes dès qu’elles sont malmenées par le tohu-bohu de crises ou de guerres.

 

Des cités grecques à l’Europe de 1914 - 1918

 

            Ainsi les cités grecques se savent-elles issues des mêmes racines communes : poèmes d’Homère, dieux de l’Olympe, oracle de Delphes… Les concours olympiques, rites sportifs réservés aux seuls Grecs et consacrant tous les quatre ans leur capacité à se réunir et s’enthousiasmer pour des compétitions pacifiques, sont pratiqués plus de mille ans, du –VIIème siècle à 393. Les mêmes cités se livrent des luttes à mort. Dans la guerre du Péloponnèse (-431~-404), la victoire de Sparte contre Athènes est obtenue par une alliance contre nature, la cité lacédémonienne sollicitant et obtenant l’alliance et la richesse de l’ennemi héréditaire des Grecs, la Perse des Achéménides.

 

            L’Europe du Moyen Âge aux deux guerres mondiales confirme tragiquement les interactions complexes entre sentiment d’homogénéité culturelle et antagonismes politiques, le premier comme les seconds se transformant sans cesse. L’Europe, enfant de la chrétienté, n’est pas unie par elle ; au contraire, cette chrétienté déchaîne ses conflits les plus irréductibles, parfois toujours contemporains : Rome contre Constantinople, protestantismes contre catholicisme. Toute « culture » est un enjeu permanent (bras-de-fer sans fin entre papes et empereurs, entre papes et rois). Les références culturelles, religieuses, idéologiques, normes plus ou moins supérieures ou transcendantes, demeurent des instruments politiques dont le contrôle ne cesse d’être âprement disputé. Dans Le siècle de Louis XIV (1756), Voltaire définit l’Europe chrétienne (Russie exclue) de la seconde moitié du XVIIème siècle comme « une espèce de grande république partagée en plusieurs États… ». Pour Voltaire, ni l’omniprésence et la permanence des guerres entre ces États, ni leurs régimes politiques différents (certains monarchies, d’autres mixtes associant aristocraties et participations populaires) ne les empêchent de s’inscrire dans une seule même aire culturelle. Les philosophes se déplacent  librement et ne se reconnaissent aucune loyauté à l’égard de leur monarque !

 

            Une zone géographique constitue une communauté de valeurs si ces habitants ou au moins ses élites sont et se croient inspirés par les mêmes modes de raisonnement. Une telle communauté, un moment ressentie comme intangible, disparaît brutalement si la configuration internationale est bouleversée. De 1815 à l’été 1914, l’Europe, pourtant déchirée par un bras-de-fer historique entre principes révolutionnaires et Ancien Régime, se perçoit tout de même comme le lieu d’une seule et même civilisation, la Civilisation, artistes, penseurs et même politiciens entretenant de multiples contacts et se nourrissant des œuvres de tous. Or, dès l’automne 1914, la brutalité des combats, la conscience croissante que la guerre n’est pas une guerre comme les autres cassent l’Europe en deux blocs se revendiquant chacun comme la Civilisation contre la Barbarie : l’Entente (les deux démocraties atlantiques –Royaume-Uni, France-…plus la Russie autocratique) contre les Empires centraux (Allemagne, Autriche-Hongrie, toutes deux ayant de réels caractères démocratiques). Lors de la Deuxième Guerre mondiale, la Grande Alliance « démocratique » associe au Royaume-Uni et aux États-Unis l’Union soviétique, dont le totalitarisme marxiste-léniniste a pour jumeau le nazisme hitlérien. En 1941, le Premier ministre britannique, Winston Churchill, lorsqu’il tend la main à Staline –dont l’armée est alors submergée par le coup de boutoir hitlérien-, sait et dit qu’il doit souper, si possible avec une longue cuillère, avec le diable bolchévique, certes moins en proie au délire agressif que le Führer germanique.

 

            Finalement quel aimant soude ou repousse les États ? Leurs valeurs communes ? La donne géopolitique ?

 

Publicité Bordeau-Chesnel, 1996

 

Quelle solidarité atlantique ?

 

            Tout au long du XVIIIème siècle, tandis qu’Angleterre et France se disputent l’Amérique du Nord, la diffusion des Lumières constitue l’océan Atlantique et ses riverains en une zone d’échanges d’idées, déchaînant des deux côtés des révolutions démocratiques (américaine, néerlandaise, française…) en interaction. Puis, durant le XIXème siècle, les jeunes États-Unis s’édifient contre la vieille Europe en revendiquant une emprise exclusive sur le continent américain (doctrine Monroe, 1823). Les puissances européennes tentent en vain de stopper le colosse dans son irrésistible ascension (ainsi soutien du Royaume-Uni et de la France aux sécessionnistes du Sud… déclenchant la fureur du président Abraham Lincoln).

 

            À partir de la Première Guerre mondiale, les États-Unis ou plus exactement le peuple américain se découvrent attirés ou même piégés par l’ascension d’une Allemagne malade d’enfermement, avide –dans le sillage de nations atlantiques- d’un empire colonial (à l’Est). L’opinion américaine ne veut pas entendre parler des frustrations d’une Europe dont elle ne comprend pas les querelles à répétition. Les élites américaines, elles, comprennent que leur géant, aussi exceptionnel soit-il, doit avoir accès à l’immense Eurasie. Il faut donc à la fois rebâtir un ordre européen et s’assurer qu’il ne leur soit pas fermé par une hégémonie hostile, allemande puis soviétique. Pour Washington, le travail est aujourd’hui accompli ; il revient aux Européens d’être adultes et d’admettre que le monde ne leur appartient plus. 

 

            Désormais la grande partie planétaire se joue dans l’aire Pacifique entre Washington et Pékin. La Russie de Vladimir Poutine, tout en gardant des capacités perturbatrices, n’a toujours pas réussi sa modernisation technico-économique ;  la voici est vouée à choisir entre deux protecteurs : Chine ou Occident (si ce dernier a encore une unité géopolitique). L’Europe, prise entre un Atlantique à nouveau vaste, une Méditerranée en flammes et une Afrique à la population galopante, se retrouve face à elle-même.

 

            Les valeurs ne font ni les alliances ni les sociétés. Les hommes sont indissociables de leurs réalités ou contraintes matérielles : localisation, époque d’appartenance, besoins, techniques… Certes toute civilisation digne de ce nom requiert des limites, des interdits, des tabous encadrant les appétits insatiables d’enrichissement et de pouvoir. Mais, pour survivre sans folie, les hommes ont besoin de projets ancrés dans des faits et d’abord dans l’incontournable géographie. L’Europe du XXIème siècle ne se sauvera qu’en approfondissant et en élargissant sa construction, en incluant de manière maîtrisée son Orient et son Sud. Des valeurs peuvent guider le Projet, elles ne sauraient effacer que, par exemple, l’Europe est liée tant au Moyen-Orient qu'à l'Afrique.

mardi 11 août 2020

Le Conseil constitutionnel, fossoyeur des mesures de sûreté

Après la loi Avia sur les contenus haineux sur internet, c'est au tour de la loi instaurant des mesures de sûreté à l'encontre des auteurs d'infractions terroristes à l'issue de leur peine d'être vidée de son contenu par le Conseil constitutionnel. Après sa décision intervenue le 7 août 2020, la loi du 10 août 2020 a été publiée le 11, amputée de trois articles sur quatre. L'unique survivant de ce naufrage porte sur le suivi socio-judiciaire de ces personnes, disposition qui ne modifie pas sensiblement le droit positif.

Le désastre était pourtant annoncé, notamment par l'avis du Conseil d'Etat du 11 juin 2020. Le Président de l'Assemblée nationale avait lui-même des doutes, comme en témoigne le fait qu'il avait saisi le Conseil constitutionnel d'un texte porté par la présidente de la Commission des lois Yael Braun-Pivet (LaRem) et votée par la majorité LaRem. 

Sur le fond, la décision est brève car le Conseil se fonde sur un motif unique, qui permet de déclarer inconstitutionnel la quasi-totalité du texte. 

Rappelons qu'il s'agissait d'ajouter au code de procédure pénale une disposition prévoyant que lorsqu'une personne était condamnée à une peine supérieure ou égale à cinq ans pour des faits liés au terrorisme, ou à trois ans dans le cas d'une récidive légale, la juridiction de la rétention de sûreté pouvait, sur réquisitions du procureur de la République, ordonner une mesure de sureté à la fin de l'exécution de la peine. Encore fallait-il que la personne condamnée "présente une particulière dangerosité caractérisée par une probabilité très élevée de récidive et par une adhésion persistante à une idéologie ou à des thèses incitant à la commission d’actes de terrorisme". Une ou plusieurs mesures pouvaient alors être prises, telles que le placement sous surveillance électronique, l'obligation de pointage régulièrement auprès des autorités de police, l'obligation de résidence dans un lieu déterminé, l'interdiction de se livrer à certaines activités ou de fréquenter certains lieux, voire le respect d'une prise en charge éducative ou psychologique "destinées à permettre la réinsertion et l'acquisition des valeurs de la citoyenneté".

 

Peine et mesure de sûreté


Le Conseil commence par affirmer que ces mesures ne sauraient s'analyser ni comme une peine ni comme une sanction, mais qu'elles relèvent de la catégorie des mesures de sûreté. L'objet n'est pas de punir l'auteur de l'infraction, qui a déjà purgé sa peine, mais de prémunir la société contre la dangerosité de certains individus à travers une diversité de mesures qui ont pour point commun d'être privatives ou restrictives de liberté. Ces mesures de sûreté sont déjà bien connues du droit positif, avec notamment la rétention de sûreté qui vise à prévenir la récidive dans le cas de crimes graves, l'assignation à résidence sous état d'urgence, ou l'hospitalisation psychiatrique sans le consentement de la personne. Le Conseil constitutionnel admet, dans sa décision du 21 février 2008, qu'elles participent à l’objectif constitutionnel de « prévention des atteintes à l'ordre public, nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle ». 

Si les mesures de sûreté ne sont pas de même nature que les peines pénales, les régimes juridiques tendent toutefois à se rapprocher. La gravité même de la rétention de sûreté a ainsi conduit le Conseil, dans cette même décision de février 2008, à affirmer que cette mesure ne saurait être appliquée aux personnes déjà condamnées. Ce principe de non-rétroactivité vidait largement la loi de son contenu effectif, puisqu'elle ne pouvait pas être utilisée pour empêcher la sortie de détenus déjà lourdement condamnés. De même, certaines mesures de sûreté sont, en fait, prononcées par le juge pénal comme peines complémentaires, voire dans le cadre de l'application des peines.

 

 Complainte du Conseil constitutionnel

Le fossoyeur. Georges Brassens. Archives INA. 16 mars 1969

 

"Une rigueur non nécessaire"

 

Ce rapprochement entre les deux régimes juridiques s'étend à leur contrôle. Toute mesure qui porte atteinte à la liberté individuelle, peine ou mesure de sûreté, doit en effet "respecter le principe, résultant des articles 9 de la Déclaration de 1789 et 66 de la Constitution, selon lequel la liberté individuelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire", principe déjà affirmé dans la décision de 2008. Et c'est précisément sur ce point que le Conseil constitutionnel fonde sa censure.

Il s'assure que le législateur a opéré une conciliation satisfaisante entre, d'une part, la prévention des atteintes à l'ordre public nécessaire à la sauvegarde de droits et principes de valeur constitutionnelle et, d'autre part, l'exercice des libertés constitutionnellement garantie. Or les mesures de sûreté envisagées par la loi portent atteinte à bon nombre de libertés, parmi lesquelles la liberté d'aller et venir, le respect de la vie privé, la liberté individuelle dont l'article 66 confie la garantie au juge judiciaire. Le Conseil s'assure donc que ces libertés ne sont pas entravées par une rigueur "excessive".

Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 7 août 2020, énumère précisément tout ce qui lui semble excessif dans la loi qu'il contrôle. Il affirme d'abord que les mesures envisagées portent atteinte à bon nombre de libertés fondamentales. La durée de ces mesures en accroît la rigueur, puisqu'elles peuvent être prolongées pendant une dizaine d'années, sans d'ailleurs qu'il soit nécessaire de démontrer des éléments nouveaux de dangerosité. Enfin, elles sont prononcées, non pas au regard de la peine prononcée mais au regard de la peine encourue, la conséquence étant que les mesures de sûreté pouvaient être identiques pour une personne condamnée à une lourde peine de prison ferme et pour une personne condamnée avec sursis. De tous ces éléments, le Conseil déduit que les mesures de sûreté envisagées entravent les libertés avec une rigueur excessive.

C'était exactement la crainte du Conseil d'Etat qui, dans son avis, affirmait : "Il subsiste des interrogations sur le caractère nécessaire et adapté du dispositif tel qu’il est proposé. Il est en effet difficile de répondre avec certitude à la question de savoir si le texte, dans l’état dans lequel il est soumis à l’examen du Conseil d’Etat, opère (...) une conciliation équilibrée entre la prévention des atteintes à l’ordre public et le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire". Lorsque le Conseil d'Etat affirme qu'il "subsiste des doutes", c'est bien qu'en réalité, il n'a aucun doute sur l'inconstitutionnalité, la formule couvrant l'hypothèse peu probable d'un revirement jurisprudentiel.

Le Conseil constitutionnel reprend exactement cette analyse, en s'efforçant toutefois de ne pas trop accabler les auteurs de la loi. Il écarte en effet la critique du Conseil d'Etat qui émettait des doutes sur l'utilité de l'ensemble du dispositif, alors qu'une bonne quinzaine de lois ont précisément pour unique objet de prévenir les actes de terrorisme, y compris par le suivi des personnes condamnées. Il est tout de même plus élégant de sanctionner la loi pour les mesures qu'elle met en oeuvre que pour son principe même.

Comme pour la loi Avia, on est évidemment conduit à s'interroger sur les causes de l'aveuglement ou l'entêtement des parlementaires qui ont voté un texte qu'ils savaient être porteur d'un gros risque juridique. Doit-on parler d'ignorance ? De légèreté ? D'une immense fatuité qui conduit à écarter avec mépris les signaux d'alerte ? A moins qu'il ne s'agisse d'une opération particulièrement perverse de communication. On donne alors quelques satisfactions rhétoriques aux alliés de droite en votant un texte qui leur donne satisfaction. S'il est finalement déclaré inconstitutionnel, ce n'est pas la faute de la majorité LaRem, c'est celle du Conseil. Ce serait sans doute la pire des explications, car nous serions alors confrontés à une instrumentalisation parfaitement cynique du contrôle de constitutionnalité, voire de la Constitution elle-même.

 

samedi 8 août 2020

Les Invités de LLC - Serge Sur : Le Parquet national financier et la séparation des pouvoirs : Chefs-d'oeuvre en péril

Tribune du Professeur Serge Sur, publiée dans Le Monde le 4 août 2020. Réduite pour des raisons éditoriales, cette tribune est publiée ci-dessous dans sa version originale, plus développée.

 

Depuis quelques semaines, le PNF est dans la tourmente. Il est accusé, par des avocats, par des responsables politiques, par les médias qu’ils inspirent, d’un véritable abus de pouvoir. Il aurait, en collectant les fadettes d’un certain nombre d’entre eux, en géolocalisant le plus célèbre, devenu depuis Garde des Sceaux, enfreint le secret professionnel des avocats.  Leurs réactions indignées ont provoqué l’émotion de la présidence et de la garde des sceaux de l’époque. Le président de la République, garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire, a demandé l’avis du CSM sans que le contenu de sa demande soit public. La ministre de la Justice a saisi l’Inspection générale de la Justice d’une inspection sur les investigations du PNF. L’origine de cette agitation repose sur une déclaration faite par Mme Eliane Houlette, ancienne directrice du PNF, devant une commission d’enquête de l’Assemblée nationale au sujet des pressions dont elle aurait pu faire l’objet dans l’affaire Fillon. Elle a, en réponse à une question, estimé que les demandes de remontées de la procureure générale étaient d’une fréquence inhabituelle.

 

Derrière François Fillon, Nicolas Sarkozy

 

Ce propos a été immédiatement détourné et interprété comme l’aveu d’une enquête dévoyée et menée dans le cadre d’une conspiration politique contre François Fillon. Alors qu’il venait d’être lourdement condamné, l’un de ses avocats s’est précipité sans vergogne dans la brèche et devant les caméras pour dénoncer ladite conspiration. En réalité, derrière l’affaire Fillon en instance d’appel, l’émotion des politiques et des avocats a une autre dimension politique : celle de l’affaire Sarkozy-Bismuth, qui doit être débattue devant un tribunal correctionnel d’ici quelques semaines. Il faut en effet y voir une préparation d’artillerie pour protéger Nicolas Sarkozy, préparation médiatique qui coïncide avec la publication d’un nouveau livre de l’ancien président exaltant son œuvre. Ainsi le délit et le scandale ne sont apparemment pas qu’il ait utilisé un pseudonyme, usurpant au passage l’identité d’une personne qui n’y pouvait mais : il est que le PNF enquête sur cette affaire qui, rappelons-le, est liée à une incrimination de trafic d’influence et corruption. Les faussaires s’indignent, les avocats se drapent. Le PNF, voici le coupable ! Mais qui est dupe ?

 

Probablement pas les citoyens. En revanche, on peut s’interroger sur les réactions des autorités publiques, président, garde des sceaux, inspection générale de la justice qui ont implicitement appuyé cette offensive en jetant le soupçon sur le PNF. Sont-ils dupes ou complices ? Sans faire de procès d’intention, on peut et même on doit constater que ces réactions constituent autant d’atteintes à l’indépendance de la justice et donc à la séparation des pouvoirs - atteintes émanant, hélas, des autorités qui ont pour mission de les protéger. 

 


La conception présidentielle de la séparation des pouvoirs

 Je dis ce que je veux, je fais comme je veux. Antoine. 1966

 

 

Trois atteintes à la séparation des pouvoirs

 

La première atteinte est due au président de la République. Il est, aux termes de l’article 64 de la Constitution, le garant de l’indépendance de l’autorité judiciaire. Le parquet relève de cette autorité judiciaire, même si son indépendance est problématique, et là réside sans doute le cœur du problème, on va y revenir. Mais à première vue, face à des attaques aussi directes contre le PNF, on attendait du président qu’il rappelle urbi et orbi l’indépendance de la justice. Que nenni ! Il saisit le CSM, laissant ainsi penser qu’il n’y a pas de fumée sans feu. D’autant plus qu’il ne communique pas le texte de sa demande au CSM, dont l’intéressée même, auditionnée par le CSM, n’est pas destinataire. C’est désinvolte, cela accrédite le soupçon et cela fait douter de la volonté du président de défendre l’institution. Il est vrai qu’il y a de tristes précédents, François Mitterrand s’étonnant de l’action d’un juge d’instruction envers Bernard Tapie ou reconnaissant avoir ralenti la justice en faveur de René Bousquet, le héros de la rafle du Vel d’Hiv’. Le président de la République garant de l’indépendance judiciaire, c’est déjà, en soi, une atteinte à la séparation des pouvoirs, et la garantie risque fort de se retourner en gardiennage.

 

La deuxième atteinte est le fait de la garde des sceaux, qui saisit l’Inspection générale de la justice, sans davantage rendre publics les termes de la mission. L’IGJ, instituée en 2016 par le Premier ministre Manuel Valls, est un organe administratif. Anomalie en soi, un organe administratif qui inspecte des autorités judiciaires ! Malheureuse séparation des pouvoirs. Il est vrai que la Cour de cassation a obtenu d’être exonérée de ses diligences, mais pourquoi pas les autres juridictions ? Ne s’agit-il pas d’une ingérence incongrue dans le fonctionnement de l’institution judiciaire ? Surtout dès lors qu’il s’agit d’une affaire individuelle, d’une affaire en cours, en instance de jugement ? S’ajoute à ce vice initial le fait que le nouveau garde des sceaux, qui sera destinataire des résultats de l’inspection, est l’un de ceux concernés par son objet. Alors avocat, il avait porté plainte pour le suivi téléphonique dont il avait été l’objet. Il a certes retiré sa plainte après sa nomination, mais le conflit d’intérêts subsiste manifestement. Il serait sage d’annuler cette demande d’inspection, à laquelle en toute hypothèse Mme Houlette refuse à juste titre de coopérer.

 

La troisième atteinte procède de l’inspection générale elle-même. Elle n’est pas en effet tenue de procéder à cette inspection, qui est pour elle une simple faculté. Le décret qui l’institue   précise en effet que l’ISG « peut » effectuer des inspections, ce qui implique qu’elle puisse s’y refuser. C’est ce qu’elle aurait dû faire, puisqu’elle n’a pas à connaître des actes juridictionnels et qu’elle est conduite à interférer avec une affaire en cours. C’est ce que lui rappelle la lettre de Mme Houlette, rendue publique par Le Monde. Là encore, le principe de séparation des pouvoirs aurait dû conduire l’IGJ à s’abstenir. 

 

Derrière les atteintes ponctuelles, une atteinte structurelle à la séparation des pouvoirs

 

La question soulevée par cette affaire est plus grave que la conjoncture. Elle est, parmi d’autres, un révélateur d’une lacune criante des institutions françaises : l’absence d’un pouvoir judicaire. L’atteinte à la séparation des pouvoirs est alors structurelle. N’évoquons ici que la situation du parquet. Les membres du parquet relèvent de l’autorité judicaire en droit français, mais la Cour européenne des droits de l’homme leur refuse la qualité de magistrat, parce qu’ils ne sont pas réellement indépendants. Outre qu’ils sont nommés par le président de la République sur avis du CSM, ils sont soumis à l’autorité hiérarchique du garde des sceaux, ce qui est une évidente limite de leur indépendance. Si l’on veut que la justice soit respectée et qu’elle se respecte elle-même, il faut qu’elle soit réellement indépendante, ce qui est une condition de son impartialité. La tentation est grande pour les pouvoirs publics de s’ingérer dans les affaires de la justice, et ils n’y cèdent que trop. L’époque est aux états d’urgence. Il y a clairement un état d’urgence judicaire. On n’y fera face que par une réforme constitutionnelle reconnaissant un authentique pouvoir judiciaire, totalement coupé de la présidence aussi bien que du gouvernement et conforme, enfin, à la séparation des pouvoirs telle que conçue par la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, composante de la Constitution.
 
Serge Sur
Professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2).