« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 5 mai 2015

Quand l'avocat appelé en garde à vue... est placé en garde à vue

Le 23 avril 2015, dans un arrêt François c. France, la Cour européenne évoque la situation étrange de l'avocat appelé en garde à vue et qui se retrouve placé en garde à vue. 

Le requérant, avocat au barreau de Paris, a été appelé au commissariat d'Aulnay-sous-bois dans la nuit de la Saint Sylvestre du 31 décembre 2002 au 1er janvier 2003, pour assister un mineur placé en garde à vue. Lors de l'entretien avec son client, ce dernier affirme avoir été victime de violences policières et présente des lésions sur le visage. L'avocat demande alors la visite d'un médecin et rédige des observations écrites qu'il entend joindre au dossier. A partir de ce moment, les versions divergent. On se dispute pour des questions de photocopies, le ton monte, quelques coups sont échangés. Après cette altercation, l'officier de police judiciaire (OPJ) place l'avocat en garde à vue pour rébellion et outrage à agent de la force publique.

Maître François conteste non seulement la mesure de garde à vue mais aussi son déroulement. Il a été placé en cellule, a subi une fouille à corps particulièrement humiliante et son taux d'alcoolémie a été contrôlé. Sa plainte aboutit finalement à un non-lieu, confirmé par la chambre de l'instruction de la cour d'appel, puis par la Cour de cassation en octobre 2010.  Les juges estiment, d'une manière générale, qu'il n'y a pas lieu de mettre en doute la version des faits avancée par les policiers, même s'ils regrettent que l'OPJ qui a prononcé la mise en garde à vue de l'avocat soit précisément celui qui s'estime victime de violences.

La situation antérieure à la loi du 14 avril 2011


Devant la Cour européenne, l'avocat invoque essentiellement une violation de l'article 5 § 1 de la Convention qui garantit le principe de sûreté. A ses yeux, la privation de liberté dont il a été victime, et qui a finalement duré treize heures, s'analyse comme une détention doublement arbitraire. 

Observons que les faits sont bien antérieurs à la loi du 14 avril 2011 qui a organisé les modalités d'intervention de l'avocat durant la garde à vue. A l'époque des faits, la personne gardée à vue a seulement droit à un entretien de trente minutes avec son avocat. Ce dernier n'assiste pas aux interrogatoires, même s'il peut effectivement déposer des observations écrites pour qu'elles soient jointes au dossier. De la même manière, les règles gouvernant la fouille à corps et le test d'alcoolémie ne sont pas clairement établies. 

Au regard du droit interne de l'époque, le mesures prises à l'encontre de l'avocat n'étaient donc pas réellement illégales. Dans son avis rendu sur cette affaire le 25 avril 2003, la Commission nationale de déontologie de la sécurité (CNDS) recommandait d'ailleurs la constitution d'un groupe de travail commun entre le ministère de l'intérieur et celui de la justice, dans le but d'engager une "réflexion sur l'éventuelle protection à accorder aux avocats lorsqu'ils sont dans l'exercice de leurs fonctions".

La Cour commence par reconnaître que le droit interne a effectivement été respecté, mais elle précise que la notion "d'arbitraire que contient l'article 5 § 1 va au-delà du défaut de conformité avec le droit national". Autrement dit, une privation de liberté peut être régulière en droit interne et contraire à la Convention européenne. Ce principe est rappelé par une jurisprudence constante, en particulier les arrêts Bozano c. France du 18 décembre 1986 et Amuur c. France du 25 juin 1996.

Un gardé à vue pas comme les autres


D'une manière générale, la Cour accorde aux avocats une protection d'une intensité particulière, dans le mesure où leur mission est "fondamentale dans une démocratie et un Etat de droit", formule reprise dans pratiquement toutes les décisions les concernant (par exemple : CEDH, 6 décembre 2012, Michaud c. France). En l'espèce, il n'est pas contesté que maître François était dans l'exercice de ses fonctions, lorsqu'il assistait un mineur gardé à vue.

Les inconnus dans la maison. Henri Decoin. 1941
Raimu. Jean Tissier.

La fouille à corps


Le requérant a pourtant été traité comme n'importe quel gardé à vue. Il a en particulier dû subir une fouille à corps, pratique à l'époque autorisée par l'article 63-5 du Code pénal, mais seulement "pour les nécessités de l'enquête". De fait, le droit interne en la matière reposait sur une distinction assez simple. 

Les fouilles dites d'"enquête" étaient assimilées à des perquisitions  et  étaient soumises aux mêmes conditions que les autres actes d'enquête, en particulier l'existence d'indices laissant penser que l'intéressé a commis une infraction. La fouille d'enquête sert donc à trouver des preuves, et il est bien peu probable que la fouille à corps du requérant ait pu conduire à trouver des preuves de l'infraction d'outrage à agent. Les fouilles dites "de sécurité" , quant à elles, sont réalisées précisément en garde à vue pour s'assurer que l'intéressé ne conserve sur lui aucun objet dangereux. Dans ce cas, une simple "palpation de sécurité" est suffisante.

Une décision rendue par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 27 septembre 1988 opérait déjà cette distinction entre les deux types de fouilles, ajoutant qu'une fouille à corps opérée pour des motifs de sécurité pouvait, le cas échéant, être assimilée à une perquisition irrégulière. Dans le cas du requérant, avocat dans l'exercice de ses fonctions, il est clair que la fouille aurait dû consister en une simple palpation de sécurité, et c'est d'ailleurs ce qu'affirme la Cour européenne des droits de l'homme. 

La loi du 14 avril 2011 est depuis venue préciser le cadre juridique de ces fouilles, précisant désormais que les mesures de sécurité prises à l'égard d'un gardé à vue "ne peuvent consister en une fouille intégrale" (art. 63-6 du code de procédure pénale).

Le test d'alcoolémie


Il en est de même du test d'alcoolémie subi par le requérant immédiatement après son placement en garde à vue. A l'époque, l'officier de police judiciaire avait invoqué, pour justifier cette mesure, le fait que les évènements se sont déroulés durant la nuit de la Saint-Sylvestre, la Cour d'appel ajoutant que cette période est évidemment "propice aux libations ". Or, le droit de l'époque qui n'a d'ailleurs guère changé, repose sur l'idée qu'un contrôle d'alcoolémie ne peut être imposé que si des éléments de fait laissent penser que l'infraction a été commise sous l'emprise d'un état alcoolique. Concernant le requérant, le test s'est révélé négatif, résultat d'autant plus prévisible que l'avocat n'avait montré aucune trace d'ébriété pendant la garde à vue de son client.

La Cour sanctionne ainsi le déroulement d'une garde à vue disproportionnée par rapports aux impératifs de sécurité. La fouille à corps comme le test d'alcoolémie étaient parfaitement inutiles et établissaient, au contraire, "une intention étrangère à la finalité d'une garde à vue".

L'impartialité


La décision proprement dite de mise en garde à vue, concernant pourtant un avocat dans l'exercice de ses fonctions, n'est pas sanctionnée en tant que telle. Elle posait pourtant un problème, dès lors que la mesure a été décidée par un OPJ qui s'estimait personnellement outragé par l'attitude de l'avocat. La Cour observe même que cet officier a également supervisé le début de la procédure, ordonnant en particulier la fouille et le test d'alcoolémie. Une fois ces mesures prises, il a transmis le dossier à un collègue et informé sa hiérarchie.

La question est donc celle du respect du principe d'impartialité. Dans l'état actuel du droit, aucune disposition n'interdit à un OPJ de mettre en examen un avocat pour outrage durant une garde à vue, quand bien même celui qui met en garde est aussi la personne outragée. Si l'on procède par analogie, on s'aperçoit que l'outrage à magistrat en audience est bien davantage encadré par le droit (art. 434-24 code pénal). Le code pénal prévoit que les infractions commises à l'audience sont jugées immédiatement "sans désemparer" (art. 676 code pénal). Par dérogation cependant, l'outrage à magistrat ne peut être jugé de la même manière. L'article 677 code pénal énonce en effet que "les magistrats ayant participé à l'audience lors de la commission du délit ne peuvent composer la juridiction saisie des poursuites".

Dans l'arrêt François, la Cour européenne se borne à mentionner cette difficultés. Elle ne s'étend pas sur le sujet, sans doute parce que le caractère disproportionné de la garde à vue peut être déduit de son déroulement. Elle n'a donc pas besoin de s'interroger sur le respect du principe d'impartialité. Il n'en demeure pas moins que l'arrêt a le mérite de poser la question. Depuis la loi du 11 avril 2014, les avocats exercent une partie, parfois non négligeable, de leurs fonctions dans l'assistance aux gardés à vue. Il serait donc logique que le droit envisage sérieusement leurs droits et leurs devoirs, ainsi que ceux des officiers de police judiciaire. Il serait sans doute possible de poser une règle simple selon laquelle la mise en garde à vue de l'avocat ne peut pas être prononcée par l'officier même qui s'estime outragé.  Quoi qu'il en soit, l'avocat gardé à vue devra alors songer à sa défense et appeler un confrère pour l'assister, en espérant que ce dernier ne sera, pas à son tour, mis en garde à vue.

vendredi 1 mai 2015

La preuve de la discrimination est dans la discrimination

Comment prouver la discrimination en général, et la discrimination syndicale en particulier ? L'arrêt rendu par le Conseil d'Etat Mme B.A. le 15 avril 2015 rappelle les règles d'administration de la preuve en ce domaine.

Les faits à l'origine de la décision sont d'une grande banalité. La requérante, agent contractuel de droit public à Pôle emploi en Guadeloupe, se porte candidate aux fonctions de "correspondant régional justice" de cet établissement. Cet agent a pour fonction d'assister dans leur recherche d'emploi les personnes détenues qui sont en fin de peine.  Le directeur général de Pôle emploi rejette sa candidature en février 2012. Aux yeux de Mme B.A., ce rejet trouve son origine dans ses responsabilités syndicales et elle estime être victime d'une discrimination. Le tribunal administratif de Basse Terre lui a donné raison dans un jugement du 10 octobre 2013 et Pôle emploi a donc saisi le Conseil d'Etat en cassation. Celui-ci annule la décision du tribunal administratif et rejette le recours de Mme B.A. au motif que la discrimination n'est pas démontrée. 

Une présomption


L'auteur d'une discrimination, en particulier dans le domaine syndical, a généralement tendance à cacher le fondement réel de sa décision en la masquant derrière l'intérêt général. Il va ainsi invoquer l'intérêt du service pour refuser une promotion ou décider une mutation, alors qu'il veut écarter un militant syndical. 

Dans son arrêt Perreux du 30 octobre 2009, le Conseil d'Etat a été saisi d'un recours dirigé contre un refus de nomination à un emploi de chargé de formation à l'Ecole nationale de la magistrature (ENM). Pour la requérante, ce refus reposait sur son appartenance au syndicat de la magistrature. En l'espèce, le Conseil d'Etat estime que la preuve de la discrimination n'est pas apportée, précisant que celle-ci s'articule en deux temps.

Il appartient d'abord à la personne qui s'estime discriminée d'apporter tous les éléments de fait de nature à permettre au juge de former sa conviction. Ces éléments permettent d'établir une présomption de discrimination. Dans l'affaire Perreux de 2009, le Conseil d'Etat estime que cette présomption existe, d'autant que la requérante avait obtenu une délibération en ce sens de la Halde. Plus tard, dans son arrêt du 10 janvier 2011, Levêque, rendu à propos de faits identiques à ceux de l'affaire Perreux, la Haute Juridiction admet également la présomption de discrimination, s'appuyant cette fois sur le fait que l'autorité compétente avait d'abord accepter le détachement de la requérante à l'ENM avant de changer d'avis sans explication. Le poste avait d'ailleurs été laissé vacant pendant plusieurs mois ce qui montrait que le refus opposé au requérant ne reposait pas sur l'existence d'un meilleur candidat à l'emploi vacant. 

Une fois cette présomption acquise, la charge de la preuve est inversée. Il appartient désormais à l'administration de montrer que le refus opposé à l'intéressé ne reposait pas sur des motifs discriminatoires mais sur des motifs d'intérêt général. Dans l'arrêt Perreux, le ministre parvient ainsi à démontrer que la préférence accordée à une autre candidate était conforme aux critères définis dans la description du poste et que son profil était plus satisfaisant que celui de la requérante, notamment au regard de ses connaissances linguistiques. Dans la décision Levêque en revanche, le ministre s'est borné à affirmer qu'il était indispensable de maintenir la requérante dans son poste, sans expliquer pour quelles raisons, malgré une demande précise en ce sens formulée par le Conseil d'Etat. L'administration n'est donc pas en mesure de renverser la présomption, et le juge annule la décision. 

Willy Ronis. Rose Zehner, déléguée syndicale. Citroen, usine Javel, 1938


Dans le cas de l'arrêt du 15 avril 2015, la requérante échoue dès la première étape. Elle ne parvient pas, en effet, à donner des éléments de fait de nature à faire présumer une présomption. Elle se borne à affirmer "que sa candidature était meilleure que celle de la personne retenue" et qu'elle n'avait pas bénéficié de certaines formations. Cette dernière précision est évidemment d'une grande maladresse puisqu'elle reconnaissait ainsi devant le juge ne pas détenir des compétences comparables à celle du candidat retenu. 

Ce raisonnement en deux temps permet ainsi au juge de disposer d'une sorte de grille d'analyse qui lui permet d'écarter rapidement les recours fantaisistes, c'est-à-dire ceux qui, comme en l'espèce, ne reposent sur aucun élément de fait. 

Discrimination et mesure d'ordre intérieur


En revanche, les recours les plus sérieux peuvent conduire à écarter purement et simplement une mesure pourtant habituellement qualifiée de mesure d'ordre intérieur. Dans une décision du 7 juillet 2010, Mme Claude A., le Conseil d'Etat a ainsi été saisi d'un recours dirigé contre une décision du jury d'admission au concours d'accès au grade de directeur de recherche au CNRS en "Sociologie et sciences du droit". Le jury a d'abord classé la requérante, âgée de soixante-deux ans, au 2è rang sur la liste des candidats admissibles avant qu'une "décision" de la Direction générale du CNRS décide de ne pas promouvoir les personnes de plus de cinquante-huit ans. Sur la base de cette nouvelle décision, qui modifiait allègrement les règles du concours pendant son déroulement, la requérante n'a donc pas été déclarée admise. Dans ce cas précis, le Conseil d'Etat écarte la mesure d'ordre intérieur au motif qu'elle n'est pas conforme aux principes généraux du concours, l'appréciation du jury devant reposer non pas sur l'âge des candidats, mais sur leurs "capacités, aptitudes et mérites respectifs". La décision qui ajourne la requérante est donc annulée pour discrimination à raison de l'âge. Observons au passage que le Conseil d'Etat a eu l'élégance de ne pas rechercher si cette règle nouvelle introduite pendant le concours visait à favoriser un autre candidat... La décision aurait alors été annulée pour détournement de pouvoir.

La preuve de la discrimination est donc ... dans la discrimination. Sur ce point, la jurisprudence française se situe dans la ligne de la directive du Conseil du 27 novembre 2000 portant création d'un cadre général en faveur de l'égalité de traitement en matière d'emploi et de travail. Elle impose en effet aux Etats membres ce double degré d'appréciation, à partir d'une présomption qui peut être renversée. Une petite pierre dans la construction d'un droit européen de la discrimination.

mardi 28 avril 2015

La liberté d'expression de l'avocat, hors du prétoire

L'arrêt Morice c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme réunie en Grande Chambre le 23 avril 2015 affirme que la condamnation en diffamation prononcée à l'encontre de l'avocat Olivier Morice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne. Un avocat, comme n'importe qui d'autre, a le droit de participer à un débat d'intérêt général, surtout lorsqu'il s'agit de débattre de l'indépendance de la justice, dans le cadre très médiatisé de l'affaire Borrel.

L'affaire Borrel


Le juge Borrel, détaché comme conseiller technique auprès du ministre de la justice de Djibouti dans le cadre d'accords de coopération, fut retrouvé mort en 1995. Son corps à demi-carbonisé gisait en contrebas d'une route isolée de ce pays, à quelques mètres de sa voiture. Les autorités djiboutiennes ont rapidement conclu au suicide. En France au contraire, à la suite de la plainte de madame Borrel, les autorités judiciaires ont estimé que les conditions suspectes de ce décès justifiaient une instruction judiciaire, instruction qui n'est toujours pas achevée.

En juin 2000, les juges M. et L.L. furent dessaisis après un recours d'Olivier Morice contre leur refus d'organiser une reconstitution des faits.  Le juge P. désormais chargé de l'instruction, rédige, dès son entrée en fonctions, un procès-verbal mentionnant qu'une cassette vidéo réalisée à Djibouti pendant un déplacement des juges à Djibouti n'a pas été versée au dossier et n'est pas référencée comme pièce à conviction. Cette cassette a finalement été remise au juge P., à sa demande, par la juge M., dans une enveloppe adressée à cette dernière. Un mot manuscrit signé du procureur de Djibouti y figurait également, présentant l'action de madame Borrel et de ses avocats comme une "entreprise de manipulation" et s'achevant sur ces mots pour les moins familiers : "Je t'embrasse. Djama"

L'action en diffamation


S'appuyant sur ces faits consignés par le juge P., Maître Morice dénonce auprès du Garde des Sceaux un "comportement parfaitement contraire aux principes d'impartialité et de loyauté" des magistrats qui ont mené l'instruction de 1997 à 2000. Il demande en conséquence une enquête de l'Inspection générale des services judiciaires. Quelques jours plus tard, dans une interview au Monde, il évoque "l'étendue de la connivence" entre le procureur de Djibouti et les juges français. En même temps, il rappelle qu'il avait déjà obtenu auparavant le dessaisissement de la juge M. et la condamnation de l'Etat pour faute lourde, des pièces relatives au procès de la Scientologie ayant à l'époque mystérieusement disparu du dossier dans son cabinet. Immédiatement les juges M. et LL déposent plainte contre Olivier Morice, contre l'auteur de l'article et contre le journal Le Monde.

Les juges français, de la Cour d'appel de Rouen en 2008 à la Cour de cassation en 2009, ont condamné Olivier Morice pour diffamation envers un fonctionnaire public (art. 30 de la loi du 29 juillet 1881). Celui-ci a donc saisi la Cour européenne en invoquant une double violation de la Convention. D'une part, il estime qu'il y a eu violation de l'art. 6 § 1 : le principe d'impartialité a été violé car un des conseillers à la Cour de cassation ayant à juger sa cause avait auparavant exprimé publiquement son soutien à la juge M. D'autre part, il invoque une atteinte à l'article 10, c'est-à-dire à la liberté d'expression.

Jean-Louis Forain (1852-1931). Avocat parlant à sa cliente


Substitution de motifs entre la Chambre et la Grande Chambre


L'originalité essentielle de l'arrêt, du moins celle qui saute aux yeux les moins avertis, est la présence sur le site de la Cour d'un document intitulé "Questions et réponses sur l'arrêt de Grande Chambre Morice c. France". Ses auteurs, c'est-à-dire ceux qui sont chargés de communiquer sur la jurisprudence de la Cour, éprouvent donc le besoin d'expliquer...

En effet, la Chambre d'abord saisie de la Cour européenne avait conclu, le 11 juillet 2013, à une violation de l'article 6 § 1 et rejeté l'atteinte à l'article 10, estimant que l'avocat s'était effectivement rendu coupable de diffamation. En revanche, la Grande Chambre, tout en maintenant la violation de l'article 6 § 1, considère aujourd'hui que l'avocat a usé normalement de sa liberté d'expression, dans la mesure où il participait au débat public sur l'impartialité des juges.

Pour comprendre cette divergence, il convient de préciser que la Grande Chambre n'est pas une juridiction d'appel. Elle est saisie de deux manières. La première est un dessaisissement  de la Chambre par elle-même, lorsque l'affaire soulève une question grave d'interprétation de la Convention ou risque de conduire à une contradiction de jurisprudence entre deux chambres. La seconde est une procédure de "renvoi" à la demande des parties. Il ne s'agit pas d'un appel, car la Grande Chambre est libre d'accepter ou non ce renvoi pour des motifs qui n'ont rien à voir avec les intérêts des requérants et qui sont liés aux nécessités de sa propre jurisprudence.

En l'espèce, il s'agit d'un renvoi à la demande du requérant, qui souhaitait placer le débat, non pas sur le terrain du principe d'impartialité, mais sur celui de la liberté d'expression, et plus précisément de la liberté d'expression des avocats.

L'impartialité objective


La décision de la Grande Chambre reprend une jurisprudence constante qui distingue l'impartialité subjective de l'impartialité objective. L'atteinte à la première est constituée lorsqu'il est démontré qu'un juge a cherché à favoriser un plaideur. Dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  elle sanctionne ainsi la décision d'une Cour d'assises jugeant un accusé d'origine algérienne, l'un des jurés ayant tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.

Dans l'affaire Morice, la Cour sanctionne un manquement à l'impartialité objective, c'est-à-dire à l'apparence d'impartialité que doit avoir un tribunal, apparence indispensable à la confiance qu'il doit inspirer. C'est ainsi qu'elle interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire (par exemple : CEDH, 22 avril 2010 Chesne c. France). En l'espèce, c'est la composition du tribunal qui est en cause, puisqu'un conseiller qui avait auparavant manifesté son soutien aux juges M. et L.L. y siégeait. La violation de l'article 6 § 1 n'est donc pas contestable.

La liberté d'expression


La Grande Chambre donne satisfaction au requérant en déclarant que sa condamnation pour diffamation constitue aussi une violation de l'article 10 de la Convention, et emporte donc une atteinte excessive à sa liberté d'expression. D'une façon générale, l'article 10 autorise l'ingérence des autorités de l'Etat, y compris judiciaires, dans la liberté d'expression. Pour être licite, cette ingérence doit cependant répondre à un but légitime et être "nécessaire dans une société démocratique".  Autrement dit, la Cour apprécie si cette ingérence est "proportionnée au but légitime poursuivi" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier sont "pertinents et suffisants".

La contribution au débat d'intérêt général


En l'espèce, la Cour note que sa propre jurisprudence se montre très réticente à admettre de telles ingérences lorsque les propos tenus relèvent d'un "sujet d'intérêt général". Dans son arrêt Roland Dumas c. France du 15 juillet 2010, la Cour affirme que des propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire relèvent d'un tel "sujet d'intérêt général", quand bien même le procès ne serait pas terminé, quand bien même ces propos seraient particulièrement graves, voire hostiles.

La Cour européenne a déjà été saisie, à deux reprises, du débat auquel a donné lieu l'affaire Borrel. Dans deux arrêts  July et Sarl Libération du 14 février 2008, puis  Floquet et Esménard du 10 janvier 2012, la Cour s'est prononcée sur des actions en diffamation introduites par les deux mêmes juges d'instruction mis en cause cette fois par des journalistes. Dans les deux, la Cour a estimé que le débat sur l'impartialité de la justice est un débat d'ordre général. Elle est cependant parvenue à des résultats différents sur le fond. Dans le cas Floquet et Esménard, elle a rendu une décision d'irrecevabilité, estimant qu'une partie des propos tenus par les requérants ne reposaient pas sur des faits précis. Dans le cas July et Sarl Libération, la Cour a, au contraire, sanctionné la condamnation des requérants, la manière dont ils avaient relaté les faits reposant sur des faits avérés.


La "base factuelle"


Cette jurisprudence montre que la violation de l'article 10 ne peut être constatée que si les accusations formulées à l'encontre du système judiciaire, même si elles ne s'accompagnent pas de preuves au sens judiciaire du terme, doivent être étayées par des éléments factuels indiscutables. En l'espèce, la Cour s'appuie naturellement sur le procès-verbal du juge P., pour affirmer que la cassette enregistrée à Djibouti ne figurait pas dans le dossier d'instruction et qu'elle a été finalement transmise au juge dans des conditions bien éloignées des règles de la procédure pénale. De même, la Cour fait observer que le requérant avait effectivement obtenu le dessaisissement de la juge M. dans l'affaire de la Scientologie, élément avéré par le dossier pénal.

Non seulement la "base factuelle" des accusations d'Olivier Morice ne fait pas défaut, mais les faits accablants à l'encontre des juges L.L. et M. sont au contraire fort nombreux, et leur seul rappel suffit à montrer que l'avocat ne se borne pas à faire état d'une animosité personnelle. Il intervient donc dans un "débat d'intérêt général", comme un citoyen désireux de dénoncer une atteinte à l'impartialité de notre système judiciaire. 

L'avocat, hors du prétoire


Précisément, l'avocat intervient comme un citoyen. Il est hors du prétoire, et non pas dans le prétoire. Olivier Morice, par son recours devant la Cour européenne, et sa demande de renvoi en Grande Chambre, entendait évidemment obtenir la reconnaissance d'un droit aussi étendu que possible à la liberté d'expression de l'avocat. 

D'une manière générale, la Cour se montre très tolérante à l'égard des propos tenus durant une audience, depuis sa jurisprudence Nikula c. Finlande du 21 mars 2002.  Pour les propos tenus en dehors du prétoire, elle se montre plus nuancée. Elle protège ainsi avec davantage d'intensité les propos liés à la défense d'un client, considérant que cette défense peut aussi se développer devant la presse (CEDH, 13 décembre 2007, Foglia c. Suisse).

Dans le cas des propos tenus par Olivier Morice, il est clair qu'il ne s'agit pas directement de la défense de sa cliente. A l'époque où ils interviennent, le dossier a été transmis à un autre juge d'instruction et la partie civile n'a donc plus d'intérêt direct dans le différend qui oppose l'avocat aux deux juges. La Cour en déduit donc que l'avocat intervient comme un professionnel de la justice qui a parfaitement le droit de critiquer le fonctionnement du service public judiciaire. Participant au débat d'intérêt général, fondant ses propos sur une base factuelle, il doit donc être protégé par l'article 10. 

L'arrêt Morice est donc un demi-succès, car Olivier Morice obtient satisfaction sur le fondement de la liberté d'expression, motif unique de sa demande de renvoi en Grande Chambre. C'est aussi un demi-échec car il ne parvient pas à faire consacrer un principe général  de liberté d'expression absolue de l'avocat, quel que soit l'objet de son intervention. En revanche, la Cour rappelle que le débat sur l'impartialité de la justice présente un intérêt général et qu'il doit se développer librement. Espérons que la Cour n'aura pas à le rappeler une quatrième fois à propos de l'affaire Borrel, et que cette instruction pourra, enfin, être menée à terme.

samedi 25 avril 2015

La parité, un objectif constitutionnel... et qui le restera

La décision rendue sur Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 24 avril 2015 donne quelques précisions sur le principe d'égalité entre les hommes et les femmes.  On sait que la révision initiée par Nicolas Sarkozy le 23 juillet 2008 a adopté une nouvelle rédaction de l'article 1er de notre Constitution : "La loi favorise l’égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales".

C'est une des ces lois "favorisant" cet égal accès des hommes et des femmes qui fait l'objet d'une QPC initiée par la Conférence des Présidents d'Université (CPU). Celle-ci a engagé un recours pour excès de pouvoir contre le décret du 7 juillet 2014 appliquant la loi du 22 juillet 2013. C'est à l'occasion de ce recours que la QPC a été posée et renvoyée au Conseil constitutionnel par une décision du Conseil d'Etat du 13 février 2015.

La loi du 22 juillet 2013 relative à l'enseignement supérieur et à la recherche modifie les règles de gouvernance des Universités. Aux anciens conseil scientifique (CS) et conseil de la vie universitaire (CEVU) a succédé un Conseil académique unique composé de deux commissions, une commission "de la recherche" et une commission "de la formation et de la vie universitaire". La loi distingue finalement quatre formations différentes du Conseil académique : la commission de la recherche, la commission de la formation et de la vie universitaire, le Conseil académique en formation plénière et ce même Conseil en formation restreinte.

Le tri entre les élus


La QPC porte précisément sur la composition de ce Conseil en formation restreinte. L'article L 712-6-1 du code de l'éducation (c. éduc.) prévoit que, lorsqu'elle délibère sur les carrières des enseignants-chercheurs qui ne sont pas professeurs, c'est-à-dire en pratique les maîtres de conférence, cette commission restreinte doit être composée selon une double parité, entre les professeurs et les maîtres de conférence d'une part, entre les hommes et les femmes d'autre part.

La loi Fioraso ne donne aucune précision sur la manière dont cette double parité doit être assurée dans cette commission restreinte, et c'est ce que lui reprochent les auteurs de la QPC. De multiples systèmes pourraient être envisagés, allant de l'organisation d'une nouvelle élection au sein même du Conseil, avec évidemment des postes "fléchés" par genre, au tirage au sort pur et simple. En l'espèce, la loi renvoie la question au pouvoir réglementaire, et le décret du 7 juillet 2014  confie au Président du Conseil académique le soin d'éliminer purement et simplement les hommes, ou les femmes, surnuméraires, ainsi d'ailleurs que les professeurs ou les maîtres de conférence surnuméraires.

Ce tri n'est pas sans conséquences. Des enseignants-chercheurs élus par leurs pairs, sur le fondement de dispositions législatives, se voient en effet privés du droit d'exercer leur mandat par une simple décision individuelle fondée sur un décret. On peut comprendre que les Présidents d'Université n'aient pas été emballés à l'idée d'appliquer une telle réglementation. 

Le principe de non-discrimination


Ils pouvaient fonder la QPC sur la violation du principe de non-discrimination. En effet, il faut bien reconnaître qu'un membre élu au Conseil académique est finalement évincé de sa formation restreinte en raison de son sexe. La jurisprudence récente du Conseil constitutionnel adopte cependant une position extrêmement compréhensive à l'égard des textes tendant à établir le principe de parité dans les procédures de nominations et d'élections. Dans le cas des nominations, il a admis, dès sa décision sur la loi organique du 28 juin 2010, que la désignation des membres du Conseil économique, social et environnemental soit faite sur une base d'égalité stricte entre les hommes et les femmes. A l'époque, le Conseil constitutionnel ne s'était pas donné la peine de motiver sa décision. 

Plus récemment, à propos cette fois de l'élection des "binômes" aux élections départementales, la décision du  16 mai 2013 affirme qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Il faut donc le reconnaître : aux yeux du Conseil, la discrimination est possible si elle a pour objet une action positive en faveur de l'égalité des sexes. En revanche, et c'est précisément la brèche juridique qui rend le recours possible, le Conseil affirme qu'il appartient au législateur "d'assurer la conciliation entre ces dispositions constitutionnelles et les autres règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir constituant n'a pas entendu déroger". 

C'est sans doute la raison pour laquelle la CPU a préféré fonder sa QPC sur l'incompétence négative et l'atteinte au principe d'égalité devant la loi.

Sister Suffragette. Mary Poppins. Walt Disney. 1964

L'incompétence négative


L'incompétence négative se définit comme la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Depuis sa décision QPC du 14 octobre 2011 Association France Nature Environnement, le Conseil admet qu'elle soit invoquée lors d'une QPC, à la condition toutefois que soit "affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit".

En l'espèce, les auteurs de la QPC reprochent au législateur de 2013 de n'avoir rien prévu pour assurer la conciliation entre l'égalité des sexes et considèrent que cette incompétence affecte plusieurs "droits ou libertés que la constitution garantit".

Le Conseil constitutionnel ne s'attarde guère sur les deux premiers : l'atteinte à l'indépendance des enseignants-chercheurs, affirmée par le Conseil en 1984 pour les professeurs et en 2010 pour les maîtres de conférence, et le principe de participation des travailleurs à la détermination collective des conditions de travail énoncé par l'alinéa 8 du Préambule de 1946. Le premier est écarté en une phrase, qui affirme que l'indépendance des enseignants-chercheurs signifie seulement qu'ils ont le droit d'être associés aux décisions concernant leurs pairs. C'est le cas en l'espèce, même si certains sont exclus de l'instance de décision. Quant au principe de participation, il n'est pas même mentionné.

L'incompétence négative est donc rejetée, ce qui n'a d'ailleurs rien de surprenant. Dans sa décision du 13 décembre 2012,  le Conseil constitutionnel avait déjà admis le renvoi au pouvoir réglementaire du choix des modalités de tirage au sort destinées à assurer le respect du principe de parité au sein du Haut Conseil des finances publiques.

Le principe d'égalité


Le moyen essentiel formulé par l'association requérante réside dans l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.  Il énonce que la loi "doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse. Tous les Citoyens étant égaux à ses yeux sont également admissibles à toutes dignités, places et emplois publics, selon leur capacité, et sans autre distinction que celle de leurs vertus et de leurs talents". 

Cette fois, c'est la jurisprudence du Conseil d'Etat qui peut servir de référence, comme souvent d'ailleurs dans la jurisprudence constitutionnelle. Dans son arrêt du 10 octobre 2013, le Conseil d'Etat annule ainsi un décret prévoyant que le nombre de femmes dans les instances dirigeantes des fédérations sportives doit être exactement proportionnel au nombre de femmes licenciées éligibles. En se référant directement à l'article 6 de la Déclaration de 1789, le Conseil d'Etat affirme que "si le principe constitutionnel d'égalité ne fait pas obstacle à la recherche d'un accès équilibré des femmes et des hommes aux responsabilités, il interdit, réserve faite de dispositions constitutionnelles particulières, de faire prévaloir la considération du sexe sur celle des capacités et de l'utilité commune".

On peut regretter que le Conseil constitutionnel n'ait pas cru bon de reprendre à son compte une jurisprudence qui aurait permis de mettre en oeuvre un véritable principe d'égalité devant la loi au lieu d'aboutir à une situation juridique où l'action positive en faveur des uns, ou des unes, conduit à la discrimination des autres. Dans sa décision du 24 avril 2015, le Conseil constitutionnel se borne pourtant à affirmer que le législateur a entendu opérer une conciliation entre le principe d'égalité des sexes et celui d'égalité devant la loi, dès lors qu'il prévoit un Conseil académique "à géométrie variable" selon que les enseignants-chercheurs participent ou non à la formation restreinte.

De cette analyse, le Conseil constitutionnel déduit la conformité à la Constitution de l'article L 712-6-1 § 4 du code de l'éducation.

Certains, et ils sont nombreux, n'hésiteront pas à affirmer que cette décision constitue une grande victoire du mouvement féministe, dès lors que le Conseil constitutionnel semble admettre que l'objectif d'égal accès des femmes et des hommes à certaines fonctions permet, dans certains cas, d'écarter le principe d'égalité devant la loi. Ce n'est pas si simple, et le sort fait à la tierce intervention de quinze universitaires permet au Conseil de marquer les limites du principe de parité.

La tierce intervention et la parité


Les intervenants invoquaient l'inconstitutionnalité de l'article L 712-6-1 § 4 du code de l'éducation, pour des motifs opposés à ceux développés par la CPU. Alors que la première estimait que la loi portait une atteinte excessive au principe d'égalité devant la loi, les seconds estimaient qu'elle n'était pas allée assez loin. En effet, la parité stricte est imposée pour la formation restreinte gérant les carrières des maîtres de conférence, mais pas pour celle gérant les carrières des professeurs.

Cette tierce intervention n'avait guère de chance de prospérer. Elle pouvait être écartée sur le seul fondement du principe d'égalité, mais le Conseil constitutionnel est allé au-delà et a pris soin de marquer les limites du principes de parité, bloquant ainsi toute évolution jurisprudentielle dans ce domaine.

C'était le seul argument juridique et il a, bien entendu, été rejeté par le Conseil constitutionnel. Conformément à sa jurisprudence la plus traditionnelle, il affirme que le législateur a tout à fait le droit de traiter de manière différente des personnes dans une situation juridique différente. Or, il ne fait guère de doute que les professeurs et les maîtres de conférence n'appartiennent pas au même corps.

Surtout, les intervenants estimaient que l'ensemble des droits et libertés que garantit la Constitution doivent être appréciés à l'aune de l'"objectif d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives, ainsi qu’aux responsabilités professionnelles et sociales". De manière très sèche, le Conseil constitutionnel répond que "l'objectif de parité prévu par le second alinéa de l'article 1er de la Constitution ne constitue pas un droit ou une liberté que la Constitution garantit et n'est donc pas invocable à l'appui d'une QPC".  La parité est donc un "objectif" auquel on peut parvenir par différents moyens, et particulièrement l'égalité devant la loi. Ce n'est pas un droit de valeur constitutionnelle dont chacun ou chacune puisse se prévaloir.

D'une certaine manière, cette intervention a donc le résultat inverse de celui escompté. Au lieu de renforcer le principe de parité en lui conférant valeur constitutionnelle, il l'affaiblit en montrant qu'il ne s'agit que d'un objectif, un but atteindre. On pouvait évidemment s'y attendre dès lors que le constituant affirme que la loi "favorise" l'égal accès des femmes et des hommes aux fonctions publiques. Elle ne l'"assure" pas, elle ne l'"impose" pas, et les travaux préparatoires à la révision de 2008 montrent que ce terme a été très soigneusement choisi.


Le résultat est que la loi de 2013 peut désormais être modifiée par une autre loi. Ce sera peut-être à l'occasion de l'une ou l'autre des réformes universitaires dont le seul but est d'imposer aux Universités des contraintes toujours plus nombreuses, contraintes qui n'ont pas grand-chose à voir avec un principe d'autonomie pourtant largement proclamé. Et cette fois, le Conseil constitutionnel sera lié par sa propre jurisprudence qui laisse finalement au législateur le soin de définir lui-même le contenu du principe de parité. Les recours purement idéologiques ont quelquefois des effets pervers.




mercredi 22 avril 2015

Renseignement : La saisine du Conseil constitutionnel par le Président de la République

Dans son entretien à Supplément Dimanche, l'émission de Canal +, dimanche 19 avril 2015, François Hollande annonce qu'il saisira le Conseil constitutionnel du projet de loi sur le renseignement. Il a ainsi expliqué que "le Conseil constitutionnel pourra regarder lui aussi, en fonction du droit, si ce texte est bien conforme, ou certaines de ses dispositions sont bien conformes, à la Constitution".

Aux termes de l'article 61 de la Constitution, "les lois peuvent être déférées au Conseil constitutionnel, avant leur promulgation, par le Président de la République, le Premier ministre, le Président de l'Assemblée nationale, le Président du Sénat ou soixante députés ou soixante sénateurs". Le Président de la République est donc au nombre des autorités qui peuvent saisir le Conseil, et il ne fait donc qu'user de ses prérogatives constitutionnelles.

La logique de l'Article 5


Cette saisine trouve sa justification essentielle dans l'article 5 de la Constitution qui affirme que "le Président de la République veille au respect de la Constitution". Avant de prendre le décret de promulgation, il peut donc s'assurer de la conformité de la loi à la Constitution. La saisine du Conseil est ainsi un moyen d'exercer son rôle d'arbitre, rôle prévu par ce même article 5 qui précise que le Président assure "le fonctionnement régulier des institutions".
 
Surtout, elle lui offre l'opportunité d'afficher une distinction claire entre le pouvoir gouvernemental et le pouvoir présidentiel. Au Premier ministre le soin de préparer des projets de loi et de les défendre lors d'un débat parlementaire, politique et médiatique. Au Président de la République, la possibilité de s'élever au-dessus de ce débat pour mettre en oeuvre le contrôle de constitutionnalité. 
 
Par cette distinction entre les fonctions, François Hollande prend le contrepied de son prédécesseur. On se souvient que Nicolas Sarkozy considérait son Premier ministre, François Fillon, comme "le premier de ses collaborateurs". Il n'hésitait à se substituer à lui et à n'importe quel membre du gouvernement pour annoncer lui-même les projets de loi, et croiser le fer avec l'opposition pour les défendre face à l'opinion. Il a même fait voter, dans la révision de 2008, une réforme qui permet au Président de la République de "prendre la parole devant le Parlement réuni en Congrès". Même si son discours n'est suivi d'aucun vote, la démarche même vise à placer le Président au coeur de l'arène politique.

La posture d'arbitre choisie par François Hollande marque une rupture par rapport aux prises de position de Nicolas Sarkozy. Elle n'a pourtant rien d'exceptionnel si l'on considère l'ensemble de la Vème République. Au contraire, cette fonction d'arbitre attribuée au Président renoue avec les origines mêmes de la Vè République. En revanche, la procédure choisie, c'est-à-dire la saisine du Conseil constitutionnel est étrangement inédite. C'est la première fois en effet qu'un Président de la République annonce sa volonté de saisir le Conseil sur le fondement de l'article 61. 

Les saisines de l'Article 54



Certes, il est arrivé que le Président saisisse le Conseil constitutionnel, mais uniquement sur le fondement de l'article 54. L'objet de la saisine est alors de s'assurer de la conformité à la Constitution d'un engagement international avant l'autorisation de ratification ou d'approbation. Son fondement se trouve encore dans l'article 5 de la Constitution, mais cette fois dans ses deux alinéas car il fait du Président de la République à la fois le gardien de la Constitution et le garant "du respect des traités". L'article 52 précise d'ailleurs qu'il "négocie et ratifie les traités". Si le Conseil déclare que le traité n'est pas conforme à la Constitution, les autorités françaises ont alors le choix entre deux attitudes. Elles peuvent ne pas ratifier le traité jugé inconstitutionnel, ou réviser la Constitution afin de permettre la ratification.
 
Depuis 1958, le Conseil constitutionnel a été saisi treize fois sur le fondement de l'article 54, dont huit fois par le Président de la République. C'est Valéry Giscard d'Estaing qui inaugura cette pratique en 1976 avec une saisine portant sur l'élection du parlement européen au suffrage universel. Dans sa lettre de saisine, d'ailleurs très courte, il déclarait : "Avant de demander au Parlement l'autorisation d'approuver la décision du Conseil des Communautés Européennes, je veux m'assurer de sa compatibilité avec notre Constitution, au respect de laquelle j'ai mission de veiller". Le propos n'est pas éloigné de celui de François Hollande. Comme lui, Valéry Giscard d'Estaing veut s'élever au-dessus du débat dans le but affirmé de faire prévaloir l'Etat de droit. Dans sa décision du 30 décembre 1976, le Conseil affirma que le texte déféré ne comportait aucun élément contraire à la Constitution.

Sur le fondement de l'article 54, il est arrivé que la saisine soit signée conjointement du Président de la République et du Premier ministre. La décision du 22 janvier 1999 portant sur le traité de Rome, portant statut de la Cour pénale internationale est issue d'une saisine conjointe, concluant d'ailleurs à la nécessité de réviser la Constitution.

La saisine présidentielle sur le fondement de l'article 54 n'est donc pas exceptionnelle. François Hollande ne l'ignore pas, puisqu'il a lui-même déjà saisi le Conseil sur ce fondement, à propos de la conformité à la Constitution du Traité sur la stabilité, la coordination et la gouvernance au sein de l'Union européenne. Dans sa décision du 9 août 2012, le Conseil déclare que cet engagement international est conforme à la Constitution, une bonne nouvelle pour le Président de la République qui ne dispose pas d'une majorité suffisante pour mener à son terme une révision constitutionnelle. 
 
Nevers. Assiette révolutionnaire. Circa 1791

La saisine de l'article 61, la première du genre.


La saisine présidentielle sur le fondement de l'article 61 est, quant à elle, la première du genre. On pourrait d'ailleurs s'étonner que les Présidents de cohabitation n'aient pas songé à l'utiliser pour s'opposer aux projets de loi du Premier ministre. Si ce n'est que la procédure était alors très risquée. Si le Conseil déclarait la loi conforme à la Constitution, il infligeait une défaite politique au Président de la République, et cette perspective avait quelque chose de dissuasif. 

Dans le cas présent, François Hollande ne risque rien. Si le Conseil déclare la loi conforme à la Constitution, le Président de la République demeurera celui qui, soucieux du respect des libertés, aura pris l'utile précaution de la saisine. Si le Conseil invalide certaines dispositions du texte, le Président de la République sera celui qui a su imposer, même à son propre camp, le respect de la norme suprême.
 

Le contenu de la saisine présidentielle

 
Dans le texte de sa saisine, il ne fait guère de doute que François Hollande se limitera probablement à demander au Conseil de se prononcer sur la conformité de la loi sur le renseignement à la Constitution, sans avancer de moyens juridiques. 
 
Il n'y est pas tenu,  dès lors que le Conseil constitutionnel n'est pas lié par les moyens développés par les auteurs de la saisine, auteurs qui ne sont pas des "parties" au sens judiciaire du terme. Dans sa décision du 2 février 1995, le Conseil a ainsi été saisi par soixante  sénateurs d'une loi relative à l'organisation des juridictions, saisine ne mentionnant aucun grief particulier. Il a néanmoins mentionné qu'il lui appartient, dans cette situation, de "relever toute disposition de la loi déférée qui méconnaîtrait des principes de valeur constitutionnelle", formule d'un "considérant-balai" que le Conseil emploie très régulièrement. Autrement dit, le Conseil contrôle toutes les dispositions de la loi déférée, y compris celles qui ne sont pas mentionnées dans la saisine. 
 
Dans sa décision du 16 mars 2006, il a ainsi déclaré non conforme au principe d'égalité devant la loi des dispositions qui imposaient le respect de proportions déterminées d'hommes et de femmes dans certains conseils d'administration du secteur public. Or, le moyen n'avait pas été soulevé par les auteurs de la saisine, peu désireux d'être dénoncés comme d'affreux phallocrates. Les moyens développés dans la saisine apparaissent ainsi comme une sorte de vivier juridique, dans lequel le Conseil peut puiser, ou pas. Il est évident que le Président de la République, comme d'ailleurs les autres autorités de saisine, peuvent parfaitement s'abstenir de développer des moyens et laisser le Conseil exercer son contrôle librement.

Une saisine, ou des saisines ?


La saisine annoncée par François Hollande doit actuellement susciter beaucoup de réflexions. Celles du Premier ministre tout d'abord. Il lui est politiquement impossible d'envisager une saisine conjointe, comme dans la saisine de l'article 54. En effet, les premiers ministres qui l'ont pratiquée n'avaient pas participé à la négociation de traités qui s'était déroulée avant qu'ils soient en fonctions. Dans le cas présent, Manuel Valls ne peut pas décemment saisir le Conseil d'une loi qu'il défend bec et ongles devant l'Assemblée depuis des semaines. Il est donc contraint de laisser au Président l'initiative dans ce domaine. La situation est différente pour les parlementaires d'opposition qui vont probablement se hâter de chercher les soixante signatures indispensables à la saisine. Il n'est pas question en effet de laisser le Président de la République apparaître comme l'unique protecteur de l'Etat de droit. Alors que certains redoutaient l'absence de saisine du Conseil, l'initiative du Président de la République conduit au contraire à accroitre le nombre de ces saisines.
 
Reste évidemment à s'interroger sur les éléments de droit permettant d'envisager, ou non, la censure de la loi sur le renseignement par le Conseil constitutionnel. Mais c'est l'objet d'une autre histoire... bientôt dans Liberté Libertés Chéries


dimanche 19 avril 2015

Les gâteaux de Grasse devant le Conseil d'Etat

 Le Conseil d'Etat, statuant en référé le 16 avril 2015, annule l'ordonnance rendue par le tribunal administratif de Nice le 26 mars, enjoignant au maire de Grasse d'interdire l'exposition de pâtisseries dans la vitrine d'un boulanger de sa ville. On se souvient que ce dernier vend, depuis une quinzaine d'années, deux gâteaux chocolatés dénommés respectivement "Dieu" et "Déesse". Selon les termes employés par le juge des référés,  ils ont "la forme de deux personnes de couleur représentées dans des attitudes grotesques et obscènes". 

Le Conseil représentatif des associations noires (CRAN), ne pouvant obtenir du commerçant le retrait de ces produits, avait demandé au maire de la ville d'user de son pouvoir de police pour ordonner leur interdiction. Devant l'inaction du maire, il avait saisi le juge administratif d'une demande de référé. Il avait partiellement obtenu satisfaction en première instance, partiellement seulement car le juge avait alors enjoint au maire de prendre des mesures pour faire cesser l'exposition des gâteaux, en précisant que leur fabrication et leur vente n'étaient pas interdites.  

L'annulation prononcée par le Conseil d'Etat n'a rien de surprenant. Elle vient sanctionner une décision totalement dépourvue de fondement juridique.

L'économie de moyens


Certes, le juge des référés du Conseil d'Etat mentionne que l'exposition en vitrine "de pâtisseries figurant des personnages de couleur noire présentés dans une attitude obscène et s’inscrivant délibérément dans l’iconographie colonialiste est de nature à choquer". Il appartiendra sans doute au juge du fond d'apprécier la légalité de l'abstention du maire, mais pour le moment, l'injonction n'est pas justifiée en urgence. Avec une remarquable économie de moyens, le Conseil d'Etat affirme que la procédure de référé-liberté ne peut être utilisée dans ce cas.

Rien n'interdit d'utiliser le référé-liberté contre une décision implicite de rejet, c'est-à-dire pour demander au juge d'enjoindre à une autorité publique coupable d'inertie de prendre une décision. Un référé peut être utilisé pour obtenir le concours de la force publique dans l'exécution d'une décision de justice ordonnant l'expulsion d'un immeuble (CE, ord. 21 novembre 2002, Gaz de France).

En revanche, le référé-liberté ne peut être utilisé qu'en cas d'"illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale", exigence posée par l'article L 521-2 du code de justice administrative. C'est précisément ce qui fait défaut en l'espèce : le Conseil d'Etat observe qu'aucune liberté fondamentale n'est menacée par l'exposition de pâtisseries, même de mauvais goût, dans une vitrine.



Cheesecake. Louis Armstrong. 1967

L'absence du mot "dignité"


Il est essentiel de noter que le mot "dignité" ne figure pas dans la décision du juge des référés du Conseil d'Etat, alors que c'était le fondement unique de la décision du tribunal de Nice. L'ordonnance de référé du juge niçois énonçait en effet que "le respect de la dignité de la personne humaine, consacré par la Déclaration des droits de l'homme et par la tradition républicaine" constitue une liberté fondamentale. A ce titre, elle justifiait donc l'usage du référé-liberté. 

Le problème, et il est de taille, est que la dignité de la personne humaine ne figure pas dans la Déclaration des droits de l'homme de 1789, et qu'elle n'a jamais été mentionnée comme relevant de la "tradition républicaine". Au contraire, depuis une décision du 20 juillet 1988, le Conseil constitutionnel affirme que "la tradition républicaine ne saurait être utilement invoquée pour soutenir qu'un texte législatif qui la contredit serait contraire à la Constitution". La seule exception est l'hypothèse où cette "tradition républicaine" a suscité la création d'un principe fondamental reconnu par les lois de la République (PFLR). Mais, précisément, la dignité n'a jamais été consacrée comme PFLR. 

En se bornant à mentionner l'absence d'atteinte à une liberté fondamentale, le juge des référés du Conseil d'Etat écarte purement et simplement le principe de dignité du raisonnement juridique. On peut y voir une certaine élégance à l'égard du juge de première instance dont il préfère oublier les contresens juridiques.

Remettre Morsang-sur-Orge à sa place


Derrière ce refus de mentionner le principe de dignité apparaît aussi, sans doute, la volonté de replacer l'arrêt Commune de Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995 à la place qu'il n'aurait jamais dû quitter, celle d'une jurisprudence exceptionnelle que le juge utilise lorsque nul autre instrument juridique n'est disponible. A l'époque, le Conseil d'Etat s'était effectivement référé à la dignité, celle d'une personne de petite taille, objet d'une attraction de mauvais goût appelée "lancer de nain". On oublie souvent de mentionner que la Commune de Morsang-sur-Orge, pour justifier l'interdiction de ce "spectacle", avait omis d'invoquer devant les juges la violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme portant sur l'interdiction des traitements inhumains et dégradants. L'eût-elle fait, le Conseil d'Etat n'aurait pas été obligé de s'appuyer sur un principe de dignité dont le fondement juridique manquait singulièrement de solidité.

Dans l'affaire des gâteaux niçois, le juge des référés du tribunal administratif se sentait sans doute autorisé à donner une interprétation extensive du principe de dignité. N'y était-il pas incité par la première décision Dieudonné rendue en référé par le Conseil d'Etat le 9 janvier 2014 ? Contre toute attente, le juge des référés du Conseil d'Etat avait, à l'époque, ordonné l'interdiction du spectacle en s'appuyant sur une interprétation particulièrement extensive du concept de dignité. 

Cette jurisprudence a fait long feu. Un an plus tard, dans son ordonnance du 6 février 2015, le Conseil d'Etat a sanctionné l'interdiction d'un spectacle de Dieudonné prononcée par le maire de Cournon d'Auvergne, sans se référer une seule fois au principe de dignité. Dans une décision du 25 mars 2015, le tribunal administratif de Toulon a repris cette jurisprudence, lui aussi sans se référer à la dignité. La décision du 16 avril 2015 se situe exactement dans cette ligne. Après un bref détour, elle revient finalement à la jurisprudence libérale illustrée par l'arrêt Benjamin de 1933.

Le tribunal de Nice a ainsi été victime de cette première jurisprudence Dieudonné  qu'il a, en quelque sorte, poussée à son paroxysme au point de frôler le ridicule. D'une certaine manière, sa décision illustrait parfaitement ce qu'aurait pu devenir une jurisprudence donnant une telle interprétation de l'arrêt Morsang-sur-Orge. La dignité risquait alors de devenir un concept-valise, sorte de bonne à tout faire du droit administratif, permettant de donner un fondement juridique à toutes les mesures faisant prévaloir le respect de "valeurs" plus ou moins idéologiques sur celui de l'Etat de droit.