« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 1 janvier 2013

La citation du jour : John Swinton et la liberté de presse

John Swinton. 1829-1901

À New York, lors d’un banquet, le 25 septembre 1880, le célèbre journaliste John Swinton se fâche quand on propose de boire un toast à la liberté de la presse :
« Il n’existe pas, à ce jour, en Amérique, de presse libre et indépendante. Vous le savez aussi bien que moi. Pas un seul parmi vous n’ose écrire ses opinions honnêtes et vous savez très bien que si vous le faites, elles ne seront pas publiées. On me paye un salaire pour que je ne publie pas mes opinions et nous savons tous que si nous nous aventurions à le faire, nous nous retrouverions à la rue illico. Le travail du journaliste est la destruction de la vérité, le mensonge patent, la perversion des faits et la manipulation de l’opinion au service des Puissances de l’Argent. Nous sommes les outils obéissants des Puissants et des Riches qui tirent les ficelles dans les coulisses. Nos talents, nos facultés et nos vies appartiennent à ces hommes. Nous sommes des prostituées de l’intellect. Tout cela, vous le savez aussi bien que moi ! »


dimanche 30 décembre 2012

Détentions secrètes de la CIA : responsabilité du sous traitant

La Cour européenne des droits de l'homme a rendu, le 13 décembre 2012 un arrêt El Masri c. Ex-République yougoslave de Macédoine  particulièrement remarqué. La Cour s'y montre très ferme à l'égard de ce pays, qui a participé activement aux "remises extraordinaires" ("Extraordinary Renditions"). Après le 11 Septembre, les Etats Unis se déclaraient en guerre contre le terrorisme, invoquaient le GWAT (Great War against Terrorism), puis le GWOT (Global War on Terror), et faisaient pression sur leurs alliés pour qu'ils remettent secrètement à la CIA des personnes suspectées d'avoir participé à des activités terroristes. Les services américains les conduisaient alors dans des lieux de détention secrets, zones de non-droit où il était possible de torturer et de prolonger l'enfermement de ces personnes qu'aucun système juridique ne protégeait plus.

Dans sa décision Babar Ahmad et a. c. Royaume-Uni du 6 juillet 2010, la Cour définit la notion de "remise extraordinaire" comme désignant le "transfert extrajudiciaire d'une personne de la juridiction ou du territoire d'un Etat à ceux d'un autre Etat, à des fins de détention et d'interrogatoire en dehors du système juridique ordinaire, la mesure impliquant un risque réel de torture ou de traitements inhumains ou dégradants".

Un cas emblématique

La Macédoine a fait partie de ces Etats sollicités par les Etats Unis pour participer à cette entreprise de sous-traitance, ou plutôt de délocalisation de la torture et de l'internement arbitraire. Dans un rapport de 2006 effectué précisément à la demande du Conseil de l'Europe, le suisse Dick Marty mentionnait parmi les pays européens participants la Pologne et la Roumanie, mais aussi la Macédoine. M. El Masri, le requérant de l'arrêt du 13 décembre 2012 avait alors été entendu par la Commission d'enquête.

M. El Masri, citoyen allemand d'origine libanaise, s'est rendu en autocar de son domicile près de Neu Ulm à Skopje, en Macédoine, dans les derniers jours de l'année 2003. Il souhaite alors prendre quelques jours de vacances. A la frontière serbo-macédonienne, il est arrêté, au motif que son passeport présenterait des irrégularités, interrogé par la police puis transféré et détenu dans un hôtel de Skopje. Questionné sans relâche sur ses liens éventuels avec des terroristes islamistes, il se voit refuser tout contact avec l'ambassade d'Allemagne. Après vingt trois jours de détention, il est conduit à l'aéroport, subit ce que la CIA elle même qualifie de "Capture Shock Treatment", mélange de violence et d'humiliation, et embarqué dans un avion pour Kaboul. Une fois arrivé, il est roué de coups, jeté dans une cellule ou il est détenu durant quatre mois et subit bon nombre d'interrogatoires. En mars 2004, M. El Masri et plusieurs de ses co-détenus entament une grève de la faim. Après un mois, le requérant est alimenté de force, mais il peut enfin rencontrer des représentants des services américains et allemands. En mai 2004, M. El Masri est remis dans un avion qui atterrit dans un lieu inconnu, puis embarqué dans un camion qui le laisse en pleine campagne. Pris en charge par des hommes armés, il apprend qu'il est en Albanie. Accompagné à l'aéroport de Tirana, il est enfin remis dans un avion pour Francfort.

Yves Montand. Casse têtes


La recherche d'un juge

La question posée n'est pas celle de la réalité du calvaire subi par monsieur El Masri, dont le témoignage a été corroboré par de multiples éléments, considéré comme parfaitement fondé aussi bien par le rapport Marty que par la résolution du Parlement européen du 30 janvier 2007, qui fait expressément référence à son cas, que par un rapport diligenté par une commission d'enquête parlementaire du Bundestag allemand. Le problème posé est plutôt celui du juge compétent pour condamner les responsables et indemniser la victime. 

Le requérant, rentré en Allemagne, commence par saisir la justice allemande qui a émis, en janvier 2007, des mandats d'arrêt à l'encontre de treize agents de la CIA, dont les noms ne furent pas rendus publics. Le juge allemand, certainement de bonne volonté, s'est heurté à une farouche rétention d'information et un refus de toute coopération, tant de la part des autorités macédoniennes qu'américaines.

Assisté par l'American Civil Liberties Union (ACLU), le requérant a, en décembre 2005, déposé une plainte aux Etats Unis contre l'ancien directeur de la CIA et des agents non identifiés de son personnel. Elle fut rejetée au nom du secret d'Etat qui, selon le juge américain, doit primer sur l'intérêt individuel du requérant à ce que justice lui soit rendue. La Cour Suprême a confirmé cette décision en octobre 2007, refusant l'examen de l'affaire.

Restait la Macédoine, dont une première enquête administrative menée par le ministère de l'intérieur concluait que M. El Masri avait séjourné durant trois semaines dans un hôtel de Skopje, et qu'il avait passé d'excellentes vacances... La plainte pénale déposée en octobre 2008, et accompagnée de tous les éléments de preuve réunis notamment par le rapport Marty, a été déclarée sans fondement par le procureur de Skopje, dès décembre 2008. Un examen pour le moins rapide.

Face à ce qui ressemble fort à un déni de justice, la Cour européenne va introduire un peu de souplesse, voire accepter quelques entorses aux principes généraux gouvernant son contrôle. Puisque seule la Macédoine peut être condamnée, elle va s'efforcer d'aplanir les obstacles procéduraux, et la rendre responsable de l'ensemble des mauvais traitements infligés au requérant.

Aplanir les obstacles procéduraux

La règle de l'épuisement des voies de recours internes donne lieu à une interprétation compréhensive. La Cour constate ainsi que quatre années se sont écoulées entre la libération du requérant, et la saisine de la justice macédonienne. Mais ce délai s'explique par le contexte de l'affaire, les "démentis" et "dénégations" persistantes des Etats concernés, qu'elle considère comme la mise en oeuvre d'une véritable "politique de dissimulation". Il était donc logique que le requérant attende de disposer d'éléments de preuve suffisants pour saisir le juge macédonien.

La Cour se montre d'une égale souplesse en matière de preuve. Faisant observer que l'Etat défendeur nie toute implication dans l'affaire, elle autorise le requérant à fournir toutes les pièces utiles, qu'elles proviennent des différentes enquêtes internationales, des investigations menées par les autorités allemandes, voire des câbles diplomatiques diffusés sur Wikileaks. A partir de ces éléments, la Cour procède à un renversement de la charge de la preuve : dès lors que le requérant fournit des éléments sérieux à l'appui de sa requête, les autorités macédoniennes ne peuvent se borner à opposer le secret d'Etat. Elles doivent "fournir une explication plausible et satisfaisante" des évènements qui se sont déroulés lorsque M. El Masri était en Macédoine. Dès lors que ces explications font défaut, la Cour en déduit que les allégations du requérant sont établies, "au-delà du doute raisonnable".

Dès lors, la Cour peut utiliser tous les éléments de preuve apportés par le requérant, et elle ne s'en prive pas. Elle condamne très lourdement la Macédoine pour traitements inhumains et dégradants (art. 3), à la fois ceux subis par M. El Masri sur le territoire macédoniens, mais aussi pour le risque de torture encouru par sa remise à la CIA. Les autorités macédoniennes ont également violé l'article 5 de la Convention européenne, puisque la détention du requérant n'a pas été décidée ni contrôlée par un juge, l'article 8 car il y a eu une ingérence évidente dans sa vie privée, et l'article 13 puisque ses griefs n'ont jamais donné lieu à une enquête sérieuse des autorités macédoniennes. In fine, la Macédoine est condamnée à verser au requérant 60 000 € pour dommage moral, somme relativement ridicule si l'on considère le calvaire que le requérant à subi.

Et le cerveau de l'affaire ?

Dans sa note sous cette décision (RDH), Nicolas Hervieu est évidemment fondé à se réjouir de cette sévérité de la Cour et d'observer que cette jurisprudence conduit presque à reconnaître un "droit à la vérité" dont seraient titulaires les victimes de ces exactions. Force est de constater cependant que la Macédoine est, comme il le note justement, un "Etat complice". Considérer qu'elle est coupable des mauvais traitements infligés à Kaboul au requérant parce qu'elle a accepté de le livrer à la CIA relève d'une fiction juridique, une fiction louable puisqu'il s'agit de réparer le dommage qu'il a subi, mais une fictions tout de même. Les coupables principaux doivent être recherchés ailleurs, aux Etats Unis, pays qui, comme la Macédoine, refuse absolument de lever le secret sur ces affaires.

Mais les Etats Unis restent drapés dans leur splendide isolement juridique. Il ne peuvent évidemment pas être poursuivis devant la Cour européenne des droits de l'homme. Leurs agents ne peuvent pas davantage être poursuivis devant la Cour pénale internationale, puisque ce pays a retiré sa signature de la Convention de Rome. Certes, les autorités macédoniennes méritaient la condamnation qui les frappe, mais il n'en demeure pas moins qu'elles apparaissent comme le maillon faible, le sous traitant qui assume l'intégralité d'une responsabilité qui devrait incomber largement au donneur d'ordre. 


jeudi 27 décembre 2012

La peine de mort aux Etats Unis : des raisons d'espérer ?

Les Etats Unis n'ont pas la même conception des droits de l'homme que les Européens, on le sait. Récemment, la tuerie de Newtown a suscité une remise en cause très partielle du droit de porter des armes, limitée aux milieux libéraux. Mais elle a provoqué aussi, il faut bien le reconnaître, un accroissement sans précédent de la vente d'armes. De nombreux Américains ont demandé un fusil d'assaut au Père Noël, et l'ont effectivement trouvé au pied du sapin.

Cette violence de la société américaine est particulièrement illustrée par le maintien de la peine de mort dans l'ordre juridique. Elle peut punir les crimes fédéraux, mais aussi figurer dans le code pénal des Etats fédérés. Pour le moment, seuls dix-sept Etats sur cinquante ont aboli la peine de mort (le dernier en date étant le Connecticut en 2012), et vingt-neuf n'ont exécuté personne depuis au moins cinq ans. Dans ce domaine, un récent rapport publié par le Death Penalty Information Center donne, peut-être, quelques raisons d'espérer une évolution lente vers l'abolition.

Une stabilisation de la baisse

Les chiffres sont relativement encourageants. Le rapport montre une tendance durable à la diminution, avec 43 exécutions en 2012, comme en 2011. On assiste à une stabilisation de la baisse, si l'on considère qu'il y avait encore 85 exécutions en l'an 2000. Le nombre de personnes détenues dans le couloir de la mort est passé de 3222 à 3170, réduction peu sensible mais réelle, sachant qu'elles étaient 3670 en l'an 2000. Quant aux condamnations, elles ont connu une augmentation relativement marginale (de 76 à 78), mais qui n'entrave pas un mouvement général de baisse (224 condamnations en l'an 2000 et 315 en 1996). 

Ces chiffres sont encourageants, mais ils marquent davantage une stabilisation dans la baisse qu'un mouvement clairement affirmé vers l'abolition, comme s'il était impossible de faire mieux.

Plantu

Le Vieux Sud farouchement attaché à la peine de mort

Cette situation s'explique largement par les disparités entre Etats. Le rapport montre que les trois-quarts des exécutions de 2012 ont eu lieu dans quatre Etats : le Texas, l'Oklahoma, le Mississipi et l'Arizona. 65 % des condamnations sont intervenues au Texas, en Floride, en Californie et en Alabama. On le voit, les Etats du Sud restent farouchement attachés à la peine de mort, et leur population ne semble pas la remettre en cause. La baisse des statistiques provient donc des autres Etats, qui semblent s'orienter vers des moratoires, voire l'abolition. Les chiffres ne révèlent donc pas une tendance générale abolitionniste, mais bien davantage un clivage très affirmé entre le Nord et le Sud.

Verra t on une évolution dans les années qui viennent ? Peut être, car les études d'opinion, notamment celle effectuée par le Public Religion Research Institute montrent que les Américains sont désormais divisés en deux blocs à peu près égaux. A la question portant sur la peine la mieux appropriée pour punir leur meurtre, 47 % se prononcent pour la prison à la perpétuité sans possibilité de libération conditionnelle, et 46 % pour la peine de mort. Sans doute sont-ils troublés par d'autres études, et notamment celle menée par John Donohue, de Stanford University, qui montrent que les accusés issus d'une minorité visible poursuivis pour avoir tué un blanc ont trois fois plus de risque d'être condamnés à mort que les accusés blancs dont la victime est blanche.

La peine de mort coûte trop cher


Peut-être, mais peut-être pas. Car on voit aussi apparaître un autre argument, plus surprenant, en faveur de l'abolition. La peine de mort est, en effet, très coûteuse pour les Etats qui la maintiennent dans leur ordre juridique. Le Death Penalty Information Center, toujours lui, a publié, en 2009, le rapport "Smart on Crime : Reconsidering the Death Penalty in a Time of Economic Crisis". Il montre qu'un condamné à mort passe en moyenne quinze à vingt ans dans le couloir de la mort, pour un coût qui s'élève à environ trois millions de dollars par ans. En comparaison, un condamné à perpétuité ne "coûte" qu'un million de dollars. 

La peine de mort pourrait peut être, un jour, être définitivement abolie aux Etats Unis, non pas parce qu'elle constitue une violation du droit à la vie, non pas parce qu'elle rend irrémédiables les erreurs judiciaires particulièrement nombreuses dans ce pays, mais tout simplement parce qu'elle coûte trop cher. "Appuyons nous sur les mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins", disait Vauvenargues. 



dimanche 23 décembre 2012

La Commission nationale des comptes de campagne, autorité indépendante

La Commission nationale des comptes de campagne et des financements politiques (CNCCFP) est actuellement au coeur du débat public. Elle a eu l'outrecuidance de rejeter le compte de campagne de Nicolas Sarkozy, décision qui suscite l'irritation de l'UMP. Sur ce point, la Commission peut d'ailleurs se vanter d'être parvenue à réaliser le consensus au sein de ce parti, ce qui n'est pas un mince succès par les temps qui courent. 

Quelles sont donc les accusations formulées à l'égard de cette malheureuse autorité administrative indépendante (AAI) ? On s'en doute, elle est justement accusée de ne pas être indépendante, et c'est précisément ce point qu'il convient d'éclaircir.

La qualification d'AAI

Le terme d'"autorité administrative indépendante" trouve son origine dans la loi du 6 janvier 1978, pour qualifier la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL). Depuis, cette date, la formule a connu une immense succès, au point d'investir les secteurs les plus divers, du CSA à Hadopi, en passant par la Commission de prévention et de lutte contre le dopage, sans oublier le Défenseur des droits, et, bien entendu, la CNCCFP. La loi du 15 janvier 1990 qui a créé cette dernière, ne l'avait pas expressément qualifiée d'autorité administrative indépendante. Cette qualification est venue a posteriori, d'abord dans le rapport du Conseil d'Etat de 2001, qui fait figurer la CNCCFP dans la liste qu'il établit des autorités administratives indépendantes. L'ordonnance du 8 décembre 2003 portant simplification administrative en matière électorale est ensuite venue entériner ce choix. 

Composition

Dans tous les cas, l'indépendance de l'autorité est garantie par un statut qui la place en dehors de la hiérarchie administrative traditionnelle. C'est bien le cas de la CNCCFP, qui ne reçoit aucune injonction du gouvernement. S'ils sont nommés par décret du Premier ministre, ses neuf membres ne sont pas pour autant désignés par l'Exécutif. Trois sont membres (ou membres honoraires) du Conseil d'Etat, désignés sur proposition du vice président du Conseil d'Etat, après avis du bureau. Trois sont membres (ou membres honoraires) de la Cour de cassation, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis du bureau. Trois enfin sont membres (ou membres honoraires) de la Cour des comptes, désignés sur proposition du premier président de la Cour, après avis des présidents de Chambre (art. L 52-14 c. élec.). 

L'actuelle composition de la Commission montre que ses membres sont nés entre 1931 et 1942, qu'ils ne semblent pas avoir faire de carrière politique, ni avoir d'ambition à court terme dans ce domaine. Désignés pour un mandat de cinq ans, ils ont été nommés en 2010, par un décret signé de M. François Fillon. Dans ces conditions, les critiques fondées sur le soutien indéfectible de la Commission à l'administration socialiste ont quelque chose de comique.

Les saisines

Il est vrai que la Commission avait été saisie par le Parti Socialiste, avant même le scrutin présidentiel. Le 29 novembre 2011, Daniel Vaillant et le député Pascal Terrasse avaient, en effet, déposé un recours pour alerter la CNCCFP sur le financement de certaines activités du Président Sarkozy, considérées comme purement électorales. En février 2012, ils ont précisé leur démarche, en contestant les déplacements du Président en exercice à Toulon (1er décembre 2011), Lavaur (7 février 2012) et à la centrale de Fessenheim (9 février 2012). La Commission est en effet compétente pour apprécier si ces déplacements avaient une visée électorale, et visaient notamment à "exposer les éléments d'un programme de futur candidat". C'est exactement ce qu'elle vient de faire, en réintégrant dans le compte de campagne de Nicolas Sarkozy certains déplacements effectués par le "candidat présumé". De fait, le plafond de 22, 509 millions d'euros fixé pour l'élection de 2012 se trouve dépassé, et le CNCCFP est fondé à demander le remboursement de la différence.



Visite pas du tout électorale de Nicolas Sarkozy à Fessenheim
Le 9 février 2012, voyage officiel avant sa déclaration de candidature


Le CSA s'était livré à une appréciation comparable, lorsque, dans une recommandation du 30 novembre 2011, il a réintégré le temps de parole du "candidat présumé" dans celui du "candidat déclaré", tenant compte ainsi de l'utilisation des médias par Nicolas Sarkozy à des fins électorales, alors qu'il n'avait pas encore officiellement fait acte de candidature. Dès lors que le CSA avait admis la réintégration des interventions électorales du Président exercice dans son temps de parole de candidat, il n'était tout de même pas absurde de demander à la CNCCFP de se livrer à une analyse identique, cette fois sur le plan des dépenses électorales. 

A l'époque, l'UMP semblait d'ailleurs avoir grande confiance dans la CNCCFP. Son secrétaire national en charge de la communication, Franck Riester, a en effet saisi la Commission, en novembre 2011, "afin de déterminer, si dans le cadre des primaires socialistes, les dépenses engagées par les chaînes de télévision et de radio doivent, ou non, être intégrées dans le compte de campagne du candidat socialiste". 

Le recours de l'UMP n'a pas abouti, contrairement à celui du PS. C'est d'ailleurs parfaitement logique, car ce n'est pas le PS qui décidait de la couverture médiatique de ses primaires, alors que c'est bien le "candidat présumé" qui décidait de ses déplacements électoraux. Autrement dit, le candidat de droite était ordonnateur de sa dépense, alors que celui de gauche ne l'était pas.

Le recours

Bien entendu, la CNCCFP, comme toutes les autorités indépendantes, prend des décisions qui peuvent faire l'objet d'un contrôle contentieux. Dans le cas particulier de l'élection présidentielle, la loi organique du 5 avril 2006, qui ne fut pas votée par la gauche, prévoit que le recours contre une décision de refus de validation du compte de campagne est examiné par le Conseil constitutionnel. 

Celui-ci est saisi, dans le délai d'un mois après la décision de la Commission. Contrairement à ce qu'affirme l'UMP dans les médias, ce n'est le parti qui fait le recours, mais le "candidat concerné" (art. 3 de la loi de 2006). Nicolas Sarkozy va donc saisir le Conseil constitutionnel, dont il est membre. La situation pourrait faire rire. Alors que l'UMP est intarissable sur la malheureuse autorité indépendante considérée comme un suppôt du PS, cette même UMP ne semble pas choquée que l'ancien Président soit membre d'une juridiction devant laquelle il est requérant. Dans ce qu'elle a d'absurde, cette situation montre bien l'urgente nécessité d'une réforme de la composition du Conseil constitutionnel permettant d'en exclure les membres de droit. 



vendredi 21 décembre 2012

La complainte des filles de joie : le racolage passif

A l'occasion de la remise du rapport de l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS), "Prostitutions, les enjeux sanitaires", le ministre chargé des droits des femmes, Najat Vallaut-Belkacem, a affirmé que le délit de racolage passif était "fortement préjudiciable" aux personnes qui se prostituent. 

Définition du racolage passif

L'article 225-10 al. 1 du code pénal a été introduit dans le droit positif par la loi sur la sécurité intérieure de 2003, à l'époque où Nicolas Sarkozy était ministre de l'intérieur. Elle punit de deux mois d'emprisonnement et 3 750 € d'amende "le fait, par tout moyen, y compris une attitude même passive, de procéder publiquement au racolage d'autrui en vue de l'inciter à des relations sexuelles en échange d'une rémunération ou d'une promesse de rémunération". Dans sa décision du 13 mars 2003, le Conseil constitutionnel a estimé que ce délit est défini en termes suffisamment clairs et précis pour satisfaire au principe d'intelligibilité de la loi. On a connu le Conseil plus exigeant dans ce domaine, car cette '"attitude même passive", qui constitue le coeur de l'incrimination, peut donner lieu à des interprétations diverses. 

Les juges du fond se montrent particulièrement impressionniste et utilisent trois critères essentiels pour définir ce délit. Le premier est la tenue générale de la personne poursuivie. La Cour d'appel de Paris, dans une décision du 9 février 2005, mentionne ainsi que la prévenue a été interpellée, alors qu'elle était au volant d'un véhicule, "vêtue d'une nuisette non fermée et transparente, de couleur rose, laissant apparaître un body en dentelle". Le second est le lieu dans lequel l'interpellation a eu lieu. Le fait d'arborer une ombrelle multicolore pour attirer le client, dans une rue notoirement connue pour l'exercice de la prostitution est ainsi constitutif de racolage passif, aux yeux de la Cour d'appel d'Amiens, dans une décision du 30 mars 2005. Enfin, le dernier critère est celui de l'heure, car il y a manifestement une heure où les honnêtes femmes sont rentrées chez elles. Celle qui se tient à deux heures du matin dans les parties communes d'un immeuble connu pour être un lieu de prostitution commet le délit de racolage passif, d'autant qu'elle propose manifestement ses services aux passants (CA Toulouse, 15 février 2007). 

Georges Brassens. Concurrence déloyale

La Cour de cassation se montre beaucoup plus attentive au respect du principe d'interprétation stricte de la loi pénale et s'efforce d'imposer aux juges du fond une définition plus étroite. Dans une décision du 25 mai 2005, la Chambre criminelle énonce ainsi qu'une femme qui se trouve à minuit sur le bord d'un trottoir, légèrement vêtue, dans un quartier connu pour la prostitution, ne commet pas nécessairement le délit de racolage passif. Le juge de cassation rapproche finalement clairement le racolage passif du racolage actif, estimant que l'élément essentiel de l'incrimination est le contact avec le client, qu'il soit à l'initiative de la personne prostituée (racolage actif) ou à celle du client (racolage passif). Cette jurisprudence  illustre à tout le moins un malaise vis à vis d'un délit bien difficile à définir, tant dans l'élément matériel que dans l'élément moral de l'infraction.

Sur le plan contentieux, le délit de racolage passif a donc été d'une utilité pour le moins limitée, car il n'est utilisé que lorsque le dossier ne permet pas de prouver le racolage actif. 

Une prostitution clandestine

Sur un plan plus sociologique, ce délit a cependant des conséquences graves. A l'époque, il avait été voulu pour éloigner les prostitué(e)s trop visibles du centre des villes ou des parcs fréquentés par des enfants. Cet objectif a été rempli, au-delà des espérances, comme le montre le rapport de l'IGAS. Car la prostitution s'est effectivement déplacée, dans des quartiers périphériques, voire au milieu des bois, voire enfin sur internet. Dans tous les cas, ces espaces nouveaux de la prostitution sont difficilement contrôlables, et la sécurité des personnes qui s'y livrent ne peut pas être assurée. La prostitution devient, clandestine, ce qui rend également plus difficile les actions de prévention et de suivi sanitaire, notamment celles engagées par les associations actives dans ces domaines.

Présenté sous cet angle, le délit de racolage passif apparaît comme le pur produit d'une politique dont l'objet n'était pas lutter contre le proxénétisme ou le travail forcé, et pas davantage de garantir la sécurité à la fois physique et juridique de ceux et celles qui se livrent à la prostitution. Le seul objectif de la loi de 2003 était de cacher la prostitution, de la rendre invisible.

Pour le moment, on sait qu'une proposition de loi déposée au Sénat par Esther Benbassa et plusieurs sénateurs (EELV), visant à abroger le délit de racolage passif, a été retirée, car Najat Vallaut-Belkacem envisage un texte plus global sur la prostitution. Pourquoi pas ? Il conviendrait en effet  de remettre en cause un système juridique absurde qui considère les personnes prostituées comme des contribuables, mais pas comme des citoyens. La démarche abolitionniste est-elle pour autant une solution ? Certainement pas, car l'abolition de la prostitution ne se décrète pas, et une telle décision conduirait tout simplement à la déplacer dans des lieux encore plus obscurs, espaces clandestins où le seul droit applicable serait celui des proxénètes.



mardi 18 décembre 2012

Euthanasie : état du droit positif

Le Professeur Didier Sicard a remis, le 18 décembre 2012, au Président de la République, un rapport sur la fin de vie, qui devrait être suivi d'un projet de loi au printemps 2013. La presse affirme que ce texte envisage une évolution de la loi en vigueur, afin d'autoriser le "suicide assisté" lorsque l'intéressé est atteint d'une maladie grave et incurable. Les commentateurs annoncent déjà que le rapport est très en-deçà de ce qui était attendu, c'est à dire la suggestion de consacrer un véritable "droit de mourir" par l'intégration de l'euthanasie active dans le droit positif. Quoi qu'il en soit, pour le moment, seuls quelques privilégiés ont pu lire un rapport qui n'est pas encore rendu public. 

Inviolabilité du corps humain

En attendant de pouvoir étudier le rapport, il est sans doute indispensable de rappeler la situation juridique actuelle. Elle repose sur le principe d'inviolabilité du corps humain, consacré par l'article 16-1 al. 2 du Code civil. Dans sa décision du 27 juillet 1994 sur la première loi bioéthique, le Conseil constitutionnel rappelle que ce principe a valeur législative, et le rattache à la dignité de la personne. Quant à son contenu, il est fort simple, puisqu'il interdit de porter atteinte au corps humain.

Ce principe d'inviolabilité s'applique indépendamment du consentement de la personne. Dès 1837, la Cour de cassation avait ainsi déclaré illicite une convention passée entre deux duellistes, prévoyant que le vainqueur ne serait l'objet d'aucune poursuite de la part de la famille du vaincu. Pour le juge, "Une convention par laquelle deux hommes (...) s'attribuent le droit de disposer mutuellement de leur vie (...) rentre évidemment dans la classe des conventions contraires aux bonnes moeurs et à l'ordre public".


Soleil Vert. Richard Fleischer. 1973
Edward G. Robinson

Dignité de la personne

L'euthanasie, c'est à dire la "mort douce", dans son sens étymologique, peut évidemment être perçue comme une exception au principe d'inviolabilité de la personne. En réalité, le droit positif fait plutôt prévaloir le principe de dignité de la personne sur l'inviolabilité du corps humain. La loi du 22 avril 2005, dite loi Léonetti, fait ainsi peser sur les médecins une obligation de "sauvegarder la dignité du mourant", notamment en lui offrant les secours des soins palliatifs (art. L 1110-5 al. 2 csp). C'est au nom de ce même fondement que le droit positif autorise l'euthanasie passive et interdit l'euthanasie active, sans d'ailleurs que cette distinction figure explicitement dans la loi.

L'euthanasie passive, encadrée par la loi

L'euthanasie passive se définit comme une renonciation du corps médical, lorsque les soins se révèlent sans espoir de guérison et incapables de soulager les souffrances du patient. La loi Léonetti énonce ainsi  que "les actes de prévention, d'investigation ou de soins, ne doivent pas être poursuivis avec une obstination déraisonnable. Lorsqu'ils apparaissent inutiles, disproportionnés ou n'ayant d'autre effet que le maintien artificiel de la vie, ils peuvent être suspendus ou ne pas être entrepris". Pour préciser ce texte, un décret du 29 janvier 2010 organise une procédure de suspension de soins qui distingue différentes situations. 

Lorsque la patient est conscient, il peut exprimer lui-même sa volonté. Lorsqu'il est inconscient, il peut avoir pris, avant sa maladie, la précaution de rédiger des "directives anticipées" ou de désigner une "personne de confiance" que les médecins pourront entendre, sans pour autant être tenus de suivre la position qu'elle exprime. Enfin, en l'absence de tout moyen de connaître la volonté du patient, la décision repose sur l'équipe médicale, qui peut prendre la décision d'interrompre les soins, en accord avec ses proches. Dans tous les cas où le patient ne peut exprimer sa volonté, la décision est donc collégiale, en quelque sorte partagée entre la famille et l'équipe médicale. 

L'euthanasie active, interdite par la loi

La loi Léonetti interdit, en revanche, l'acte qui consiste à administrer un produit mortel, avec le consentement du patient, et que l'on peut définir comme euthanasie active. Sur ce point, le droit français est loin d'être isolé, et la Cour européenne, dans une célèbre décision Diane Pretty c. Royaume Uni du 29 avril 2002, a rejeté le recours d'une patiente britannique, atteinte d'une maladie dégénérative, qui considérait que le refus d'une euthanasie active opposé par les autorités britanniques était constitutif d'un traitement inhumain et dégradant, au sens de l'article 3 de la Convention européenne. Sans cacher la compassion qu'elle éprouvait pour la requérante, la Cour a cependant estimé que les dispositions de la Convention ne sauraient être invoquées pour conduire un Etat à "cautionner des actes visant à interrompre la vie". La Convention européenne, en tout état de cause, ne peut donc dicter aux Etats leur position dans ce domaine. 

Le suicide assisté

Pour le moment, la solution du "suicide assisté" est présentée comme une solution du "juste milieu". La substance mortelle est alors fournie par le médecin, mais administrée par le patient lui même. Au premier abord, la différence semble bien ténue, car le médecin qui a procuré la substance a rendu possible le suicide. Il n'en demeure pas moins qu'il n'assume pas directement la responsabilité de l'acte lui-même, et ne peut donc pas être accusé d'avoir directement donné la mort. 

Avant de s'interroger sur la mise en oeuvre de ce droit de mourir dans la dignité, il convient cependant de laisser le parlement décider s'il convient, ou non, de légiférer. Le rapport Sicard est certainement un élément de cette réflexion, mais ce n'est pas le seul. Il est toujours très difficile de dégager un consensus dans un domaine aussi sensible, et le débat doit pouvoir se développer dans la sérénité.