« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 21 mars 2025

L'acte du gouvernement, et la non-participation israélienne à Euronaval.



La théorie des actes de gouvernement est parfois bien utile pour se débarrasser d'un contentieux politiquement sensible. Le tribunal des conflits, dans une décision du 10 mars 2025, vient précisément de l'utiliser dans une affaire concernant directement la politique française à l'égard d'Israël.

Le 1er octobre 2024, un conseil de défense présidé par le Président de la République interdit à des entreprises israéliennes d'exposer au salon Euronaval des matériels militaires susceptibles d'être utilisés à Gaza ou au Liban. Cette décision a été transmise par le Secrétaire général de la défense et de la sécurité nationale (SGDSN)  le 15 octobre à la société SOGENA, organisatrice d'Euronaval. En conséquence, celle-ci a informé, le 21 octobre, la société Israël Shipyards Ltd, quelle ne pourrait disposer du stand qu'elle avait réservé. 

 

Un conflit positif

 

L'entreprise israélienne a donc cherché un juge devant lequel contester cette décision, mais elle s'est heurtée à un conflit positif. Celui-ci existe lorsque l'administration, en la personne du représentant de l'Etat dans le département, conteste la compétence d'un tribunal de l'ordre judiciaire pour juger d'une affaire dont ce dernier a été saisi.

Le tribunal de commerce a été saisi d'un référé contre la société SOGENA, mais le préfet d'Ile-de-France, préfet de Paris, a immédiatement transmis un déclinatoire de compétence. On note avec intérêt que, par un jugement du 30 octobre 2024, le tribunal de commerce a néanmoins écarté ce déclinatoire de compétence. Statuant en référé, il a ordonné à la société SOGENA de suspendre l'exécution des mesures interdisant aux entreprises israéliennes d'accéder au salon Euronaval. Le préfet a alors élevé le conflit.

 

Marins sur le port de Toulon. Raoul Dufy. 1925
 

 

Nullité du jugement 


Le tribunal des conflits commence par affirmer que le jugement en référé du tribunal de commerce est entaché de nullité. En effet, l'article 22 du décret du 27 février 2015 impose à la juridiction qui rejette un déclinatoire de compétence de ne pas statuer sur le litige avant l'expiration d'un délai de quinze jours, laissé au préfet pour, s'il le souhaite, élever le conflit. En l'espèce, le tribunal a écarté le déclinatoire et statué par le même jugement du 30 octobre 2024. Il a donc commis une grossière erreur de droit.

Mais cette nullité ne met pas un point final à la décision. Le tribunal des conflits doit statuer sur la compétence, tout simplement parce que l'entreprise requérante doit savoir si elle peut saisir un juge, et lequel.  

 

L'acte de gouvernement 

 

Le tribunal des conflits lui ôte tout espoir, en déclarant que la décision prise par les autorités françaises est un acte de gouvernement qui n'est pas détachable des relations internationales de la France.

Lorsque les manuels de droit administratif traitent de l'acte de gouvernement, c'est généralement pour mentionner son déclin. Dans la première moitié du XIXe s, le Conseil d'État estimait, en particulier dans une décision Laffitte du 1er mai 1822, que toute décision gouvernementale touchant à une "question politique" était insusceptible de recours. La jurisprudence a évolué avec le célèbre arrêt Prince Napoléon du 19 février 1875, dans lequel il a requalifié en acte administratif une mesure que l'administration présentait comme "politique".

Depuis cette date, le temps a passé, et le champ de l'acte de gouvernement s'est réduit. De manière très restrictive, l'espace du politique ne concerne plus que rapports entre les pouvoirs publics constitutionnels. Sur ce plan, l'espace de l'acte de gouvernement a cessé de se rétracter. Est ainsi concernée la nomination d'un membre du Conseil constitutionnel, la décision de soumettre un projet de révision constitutionnelle au référendum, ou encore, tout récemment dans une décision du 20 juin 2024, le décret de dissolution de l'Assemblée nationale.

 

L'acte non détachable des relations internationales

 

En l'espèce, la qualification d'acte de gouvernement concerne une décision qui n'est pas détachable des relations internationales. Le critère essentiel est celui de l'éventuelle ingérence du juge dans les relations extérieures de l’État ou dans l'application d'un traité. Dans un arrêt du 28 mars 2014 M. B. C., le Conseil d’État considère ainsi comme insusceptible de recours la décision refusant de présenter la candidature du requérant aux fonctions de juge à la Cour pénale internationale (CPI). Aux yeux du juge, cette décision n’est pas détachable de la mise en œuvre du traité de Rome de 1998 qui crée la CPI. 

La jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) se montre plutôt réticente à l'égard de ce second type d'acte de gouvernement, ce qui pourrait être considéré comme un témoignage de la réduction de son champ. Dans un arrêt du 14 septembre 2022, H. et F. c. France, elle estime ainsi que le refus de rapatrier les femmes de Djihadistes retenues en Syrie avec leurs enfants ne saurait constituer un acte de gouvernement. Une telle décision doit donc être prise par une autorité indépendante et comporter une motivation. L'importance de la jurisprudence européenne doit toutefois être nuancée car, depuis une décision Markovic c. Italie du 14 décembre 2006, elle reconnaît que l'acte de gouvernement répond aux besoins des plus hautes autorités de l'État, dans leur activité politique et diplomatique.

La décision du 10 mars 2025 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence. Le tribunal des conflits se fonde sur le fait que la décision d'exclure les entreprises du salon Euronaval s'inscrit "dans le contexte du conflit au Proche-Orient" et qu'elle a été prise en conseil de défense sous la présidence du président de la République. L'acte de la SOGENA s'analyse comme un acte de compétence liée qui se borne à "tirer les conséquences" d'une décision de nature diplomatique non détachable des relations internationales.

Bien entendu, cette décision n'interdit pas à l'entreprise israélienne d'engager un contentieux pour obtenir l'indemnisation du préjudice causé par le non-respect d'un contrat commercial, à moins que le dommage ait déjà été indemnisé par un accord amiable. L'important est que, par cette décision, le tribunal des conflits évite aux juges français d'être saisis d'un contentieux plus embarrassant sur le fond. D'une certaine manière, le bénéficiaire de l'opération est sans doute le juge administratif qui n'a pas été saisi et ne le sera jamais. Car il n'était pas tout à fait exclu que la décision du SGDSN puisse être considérée comme susceptible de recours, dans la mesure où elle faisait grief aux entreprises israéliennes. En la considérant comme une sorte de sous-produit de la décision du conseil de défense, le tribunal des conflits protège le juge administratif contre tout recours. C'est sans doute parce que son objet même est de se débarrasser des contentieux embarrassants que l'acte de gouvernement, présenté comme en déclin, témoigne finalement d'une belle vitalité.

 

lundi 17 mars 2025

Proposition de loi sur le narcotrafic : fin du consensus.

La proposition de loi "sortir la France du piège du narcotrafic" a bénéficié, dans un premier temps, d'une sorte de période de grâce. Présentée en première lecture au Sénat, n'a-t-elle pas été adoptée à l'unanimité devant la chambre haute ? Il faut dire que ce parcours parlementaire a sans doute été choisi pour les avantages qu'il procurait, et notamment celui de gommer les sujets qui fâchent, en écartant l'avis du Conseil d'État et l'étude d'impact. Le Sénat était d'ailleurs au coeur de la réflexion sur ce sujet, et la proposition traduisait les recommandations du rapport rédigé par ses auteurs, Étienne Blanc (LR Ain) et Jérôme Durain (PS Saône et Loire).

Hélas, une unanimité aussi stupéfiante ne pouvait pas durer. Le passage devant la Commission des lois de l'Assemblée nationale a été plus agité. Pas moins de 665 amendements ont été déposés, laissant apparaître de nouveaux clivages. Ils sont parfois de nature politique mais relèvent aussi de l'action des lobbies, notamment celui des avocats pénalistes, particulièrement actif dans ce domaine. 

La proposition de loi est tout de même sortie de la commission sans trop de dommages et son équilibre global n'est pas réellement modifié. La création d'un parquet national anticriminalité organisée (Pnaco) n'a pas été mise en cause. Après quelques velléités d'installation du Pnaco à Marseille, le Garde des Sceaux annonce finalement qu'il sera à Paris, localisation indispensable pour assurer une coopération efficace avec d'autres institutions, notamment le Parquet national financier (PNF) qui, lui aussi, débusque souvent, par le blanchiment ou les infractions fiscales, des réseaux de grande criminalité. Il reste évidemment à se demander quels seront les moyens alloués au Pnaco. On annonce un lancement avec une douzaine de magistrats, chiffre ridicule si l'on considère la complexité des affaires de grande criminalité. 

N'ont pas davantage été touchées les dispositions visant précisément à renforcer la lutte contre le blanchiment, comme la possibilité pour les préfets de fermer des commerces s'y livrant. De même, une obligation de vigilance renforcée et de déclaration à Tracfin de certaines activités suspecte pèsera sur certaines entreprises, en particulier de location de voitures ou de bateaux de luxe. Enfin, le gel des avoirs des narcotrafiquants, voire la confiscation de leurs biens sont renforcés. Enfin, le statut du repenti, inspiré de la législation italienne, sera élargi en matière criminelle.

Même si l'équilibre général de la proposition n'est pas absolument mis en cause, certaines dispositions ont disparu lors du passage en commission. Tel est le cas de l'élargissement à 120 heureux de la garde à vue des "mules", durée plus longue que celle de 96 heures qui existe en matière de terrorisme. Il en de même de la possibilité offerte aux enquêteurs d'activer à distance des objets connectés dans un but de surveillance. On peut penser toutefois que ces dispositions seront réintroduites par amendement lors de la séance publique.

Dans l'état actuel des choses, le débat et le lobbying sont surtout centrés sur le "dossier coffre" et la surveillance algorithmique.

 

Le "dossier coffre

 

Le "dossier coffre" est directement inspiré du droit belge. Son nom officiel est "procès-verbal distinct", procédure par laquelle il sera possible de ne pas faire figurer au dossier d'une procédure pénale certaines informations concernant la mise en oeuvre de "techniques spéciales d'enquête" (art. 16). En l'espèce, ces techniques concernent bien entendu la surveillance ou les écoutes téléphoniques, mais aussi les enquêtes sous fausse identité et celles faisans intervenir des témoins protégés. 

Il est prévu que ce "dossier-coffre" ne soit utilisé que lorsque la divulgation d'un procès-verbal pourrait conduire à mettre en danger des agents infiltrés, des collaborateurs de justice, des repentis ou de leurs proches, ou encore quand elle porterait une atteinte grave et irrémédiable à la possibilité de réutiliser les mêmes techniques.

On comprend bien l'intérêt de ces techniques d'enquête, sans doute indispensables aujourd'hui pour porter des coups à la grande criminalité du narcotrafic. Il n'en demeure pas que le "dossier-coffre" pose un problème au regard du principe du contradictoire. Ses données sont en effet inaccessibles à la défense de la personne poursuivie, ce qui risque de conduire à la condamner sur le fondement de pièces secrètes. 

Dans une décision du 25 mars 2014, le Conseil constitutionnel affirme ainsi que le principe du contradictoire implique qu'une personne mise en cause devant une juridiction pénale ait été mise en mesure "de contester les conditions dans lesquelles ont été recueillis les éléments de preuve qui fondent sa mise en cause". De son côté, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) déclarait, dès son arrêt Fouchet c. France du 18 mars 1997 qu'il "est important pour le requérant d'avoir accès à son dossier et d'obtenir la communication des pièces le composant, éléments d'une bonne défense (...)".

Or, pour contester les éléments de preuve, il ne faut pas qu'ils soient enfermés dans un "dossier-coffre". En l'état actuel du droit, l'article 114 du code de procédure pénale prévoit qu'après ouverture d'une instruction, le dossier de la procédure est mis à disposition de l'avocat quatre jours ouvrables au plus tard avant chaque interrogatoire de la personne mise en examen ou chaque audition de la partie civile. 

Le "dossier-coffre" suppose donc qu'il soit dérogé à l'une des garanties les plus essentielles des droits de la défense. En l'absence d'avis du Conseil d'État et d'étude d'impact, la question de la constitutionnalité de cette procédure n'a pas été soulevée. On aurait sans doute pu envisager que ce "dossier-coffre" soit accompagné de certaines garanties, par exemple un contrôle en temps réel par les juges du siège. Il ne fait aucun doute que la question devra être posée devant l'Assemblée nationale.

 


Le Chat. Gelück

 

La surveillance algorithmique

 

A titre expérimental jusqu'à la fin de l'année 2028, la proposition de loi autorise les services de renseignement à utiliser la technique algorithmique pour détecter des connexions liées à la délinquance et à la criminalité organisée. L'idée n'a rien d'original, ni même de très nouveau. La loi renseignement de 2015 prévoit déjà ce type d'usage pour les connexions "susceptibles de révéler une menace terroriste". L'actuelle proposition de loi se borne donc à élargir cette pratique au narcotrafic.

Observons qu'il ne s'agit pas de surveiller telle ou telle personne, mais plutôt de collecter une masse de données et d'en extraire celles susceptibles révéler une activité de narcotrafic. C'est en fait une chasse aux signaux faibles, technique bien connue des services de renseignement. Sur le plan juridique, l'usage de ces pratiques est subordonnée à un avis de la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR). 

La procédure est évidemment inquiétante.  Dans leur rapport, les sénateurs Blanc et Durain la jugeaient "particulièrement invasive" et s'apparentant à "une surveillance de masse", puisque l'ensemble des données sont analysées. On pourrait nuancer ce propos en faisant observer que ce "Big Data" s'analyse davantage comme une collecte de masse que comme une surveillance. En effet, les données qui ne permettent de déceler aucun signal faible ne sont pas conservées. L'atteinte à la vie privée de la population demeure, en principe, modeste. A celà s'ajoute le fait que les quelques maigres informations qui circulent sur l'usage de cette technique en matière de menace terroriste semblent témoigner d'une relative déception sur son efficacité.

Sans doute, mais le problème réside dans la totale opacité du système, opacité qui suscite, en tant que telle, l'inquiétude. Les rapports de la CNCTR se caractérisent par le vide de leur contenu, et le contrôle de la "formation spécialisée" du Conseil d'État demeure, lui aussi, confidentiel. Certes, la proposition de loi prévoit que le gouvernement devra remettre au parlement un rapport deux ans avant la fin de l'expérimentation, mais la garantie semble bien mince au regard de la protection des libertés.

Toutes ces dispositions témoignent d'une tendance générale du législateur, et ce n'est pas un phénomène récent, à étendre à d'autres domaines des techniques juridiques initiées dans la lutte contre le terrorisme. Ces dispositions seront évidemment débattues devant l'Assemblée nationale. On peut regretter toutefois que le mode d'adoption de la proposition sénatoriale ait finalement renvoyé à plus tard les sujets qui fâchent. Le résultat est que cette proposition sur le narcotrafic, initiée dans le consensus, risque de s'achever dans un débat parlementaire agité.

 

Le principe du contradictoire et l'accès au dossier  : Chapitre 4, section 1 § B 1  du manuel de libertés publiques sur internet

jeudi 13 mars 2025

La rectification des données relatives à l'identité de genre.


La décision Deldits rendue par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 13 mars 2025 marque l'aboutissement d'une évolution jurisprudentielle tendant à une meilleure reconnaissance de la transsexualité. De manière très concrète, la décision de la CJUE, intervenant après celle d'autres juridictions et notamment de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) met fin à une pratique de certains États subordonnant la reconnaissance par l'état civil d'un changement de l'identité de genre à la preuve d'un traitement chirurgical préalable.

Dans le cas présent, V. P. est une personne de nationalité iranienne qui a obtenu le statut de réfugié en Hongrie, durant l'année 2014. A l'appui de sa demande d'asile, V. P. avait invoqué sa transidentité et produit différentes attestations de gynécologues et de psychiatres. Tous affirmaient que si V. P. était né femme, son identité de genre était masculine. V. P. avait toutefois été enregistré comme femme dans les fichiers recensant les réfugiés. En 2022, V. P. avait déposé une demande auprès de l'autorité en charge de l'asile, visant à rectifier la mention de son genre et à modifier son prénom dans ces fichiers. Mais cette demande a été rejetée, car V. P. n'avait pas démontré avoir subi de traitement chirurgical de réassignation sexuelle. La situation de V. P. était d'ailleurs aggravée par le fait que, depuis 2020, la Hongrie, pays bien peu libéral dans ce domaine, a supprimé toute possibilité de reconnaissance juridique d'un changement d'identité de genre, y compris pour les ressortissants hongrois.

Sur le plan juridique, la demande de V. P. s'appuyait sur l'article 16 du règlement général de protection des données qui confère à la personne fichée "le droit d'obtenir du responsable du traitement, dans les meilleurs délais, la rectification des données à caractère personnel la concernant qui sont inexactes". La Cour de Budapest-Capitale, dans le cadre de ce contentieux, décide de surseoir à statuer et de poser à la CJUE une question préjudicielle portant sur l'interprétation de l'article 16. Contraint-il le droit national, au nom du principe d'exactitude, à corriger des données personnelles relatives au genre lorsqu'elles ont changé depuis l'inscription de la personne dans les registres ? Si la réponse est positive, les juges hongroises demandent alors si elles peuvent subordonner la modification à la preuve que l'intéressé à subi un traitement chirurgical de réassignation sexuelle. 

 

Le devoir de rectification

 

La réponse à la première question est positive. La CJUE rappelle que l'article 16 du RGPD "concrétise le droit fondamental" consacré à l'article 8 § 2 de la Charte européenne des droits fondamentaux, selon lequel toute personne a le droit d'accéder aux données collectées la concernant et, le cas échéant, d'en obtenir rectification. De fait, l'article 16 doit être lu à la lumière de l'article 5 du RGPD qui garantit le droit à l'exactitude des données. Cela signifie que toute donnée inexacte doit être effacée ou rectifiée sans tarder. Dans un arrêt Mousse du 9 janvier 2025, la CJUE rappelle d'ailleurs que ce droit de rectification constitue l'un des aspects essentiels du droit à la protection des données, et donc à la vie privée. 

L'autorité gestionnaire du fichier doit apprécier l'exactitude d'une donnée au regard de la finalité du fichier. En l'espèce, il s'agit d'un traitement recensant les titulaires du droit d'asile en Hongrie, et les données doivent être exactes au moment de leur collecte. Le sexe assigné à V. P. à sa naissance par l'état civil iranien n'est donc plus exact lorsque V. P. a demandé l'asile et il avait lui-même fait savoir qu'il souhaitait figurer dans le fichier avec une identité de genre masculine. Il était donc indispensable d'opérer la rectification, puisque les données étaient inexactes dès leur collecte.

Même si elle n'insiste pas beaucoup sur cette question, la CJUE sanctionne tout de même, en quelque sorte par ricochet, un droit qui écarte désormais tout changement de l'identité de genre sur l'état civil de l'ensemble des citoyens hongrois. Elle affirme ainsi qu'"un État membre ne saurait invoquer l’absence, dans son droit national, de procédure de reconnaissance juridique de la transidentité pour faire obstacle au droit de rectification". Dans une décision du 4 octobre 2024 Mirin, concernant la situation des transgenres en Roumanie, la Cour exige ainsi que la reconnaissance d'un changement d'identité dans un membre doit entrainer cette même reconnaissance dans les autres États. Certes, ce n'est pas le cas de V. P., de nationalité iranienne, mais ce peut être de n'importe quel ressortissant de l'Union européenne s'installant en Hongrie sur le fondement du principe de libre circulation.



Voutch

 

L'exigence d'un traitement chirurgical

 

La seconde question préjudicielle porte sur la possibilité ou non, pour les autorités hongroises, de subordonner le changement d'identité de genre à l'existence d'un traitement chirurgical de transformation sexuelle. Sur le plan strictement juridique, le problème posé est donc celui des moyens de preuve susceptibles de démontrer l'inexactitude des données conservées. Or, l'article 16 du RGPD est muet sur cette question. La Hongrie peut-elle en déduire qu'elle peut librement définir les règles de preuve du changement d'identité ?

La réponse de la CJUE est négative car il s'agirait alors d'écarter le principe d'exactitude, du moins pendant la période durant laquelle le traitement chirurgical n'est pas achevé. Or une dérogation à l'article 5 n'est envisageable, aux termes mêmes du RGPD qui si elle "respecte l’essence des libertés et droits fondamentaux et qu’elle constitue une mesure nécessaire et proportionnée dans une société démocratique pour garantir certains objectifs énumérés par ce même règlement ". Pour la CJUE, ces conditions ne sont pas remplies en l'espèce. 

Il apparaît d'abord que la limitation du droit de rectification ne repose, en Hongrie, sur aucune disposition législative. Ensuite, il est clair qu'elle porte atteinte au droit à la vie privée et à l'intégrité de la personne.

Surtout, la CJUE fait directement état de la jurisprudence de la CEDH.  Celle-ci considère, depuis un arrêt Garçon et Nicot c. France du 6 avril 2017, que le changement d'état civil n’est pas le point d’aboutissement d’un parcours médical mais doit l’accompagner. La loi française du 18 novembre2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle permet aujourd’hui de prouver le transsexualisme par tout autre moyen, notamment le fait de se présenter publiquement comme appartenant au sexe revendiqué ou d’avoir déjà changé son prénom.

Le dialogue des juges permet ainsi la création d'un standard européen libéral dans le domaine des droits et libertés des personnes transsexuelles, standard dont on ne rappellera jamais assez qu'il ne s'applique qu'aux personnes majeures, ayant suffisamment de maturité pour assumer pleinement le genre auquel elles veulent être rattachées. On assiste ainsi à une normalisation qui leur permet de mener une vie privée conforme à leur identité. De manière plus générale, se développe ainsi une approche psychologique et non plus uniquement médicale de la transsexualité. L'idée générale est qu'une personne qui se sent prisonnière du genre assigné à sa naissance a le droit de s'en délivrer et de vivre dans un corps où elle se sent bien. 

 

L'identité de genre  : Chapitre 8, section 1 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet


lundi 10 mars 2025

Schengen : Le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures.


Le Conseil d'État confirme, dans un arrêt du 7 mars 2025, la légalité de la décision du Premier ministre du 4 octobre 2024 décidant le rétablissement des contrôles aux frontières à l'intérieur de l'Espace Schengen, du 1er novembre 2024 au 30 avril 2025. Sont concernées les frontières terrestres avec la Belgique, le Luxembourg, l'Allemagne, la Suisse, l'Italie et l'Espagne, ainsi que les frontières aériennes et maritimes.

Les Accords de Schengen ont été signés le 14 juin 1985 et complétés par une convention d'application du 19 juin 1990, entrée en vigueur en 1995. Ils organisent un régime de libre circulation sur le territoire des États signataires, soit tous les États membres de l'Union européenne, auxquels il faut ajouter quatre associés, l'Islande, la Norvège, la Suisse et le Lichtenstein. Un règlement européen de 2006, appelé Code frontière Schengen prévoit que les frontières intérieures "peuvent être franchies en tout lieu sans que des vérifications soient effectuées sur les personnes quelle que soit leur nationalité". Dix ans plus tard, un nouveau règlement est intervenu le 9 mars 2016, lui-même modifié par un troisième règlement du 13 juin 2024.

Le texte consolidé prévoit, dans ses articles 25 à 27 bis, une possibilité pour les États de réintroduire temporairement des contrôles aux frontières, "en tant que mesure de dernier recours", pour répondre à des situations exceptionnelles, terrorisme, grande criminalité, évènements internationaux, sans oublier les "mouvements soudains de grande ampleur et non autorisés, de ressortissants de pays tiers (...)". Le recours est précisément dirigé contre la décision du Premier ministre usant de cette prérogative, et c'est la première requête dirigée contre la nouvelle rédaction issue du règlement de 2024. Les requérants sont des associations de soutien aux migrants, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les personnes étrangères, le Gisti, et la Cimade.


L'imputation des durées


Pour les associations requérantes, la décision du Premier ministre datée du 4 octobre 2024 est illégale, car elle viole l'article 25 bis du règlement qui énonce que, en tout état de cause, la durée de rétablissement des contrôles ne saurait dépasser trois ans. Or la France les a rétablis en novembre 2015, après les attentats, et, depuis cette date, des prorogations sont intervenues, de six mois en six mois.

Les requérants invoquaient la décision de la CJUE du 21 septembre 2023, ADDE et a. c. France. Mais celle-ci se borne à affirmer que, même après la réintroduction des contrôles aux frontières, l'éloignement des étrangers doit respecter la directive retour, ce qui signifie qu'ils doivent se voir accorder un délai pour quitter volontairement le territoire. C'est seulement s'ils ne respectent pas l'injonction que l'État peut procéder lui-même au refoulement. En d'autres termes, la CJUE ne conteste en rien le fait que les autorités françaises aient renouvelé la décision de réintroduire les contrôles tous les six mois depuis 2015.

Dans sa décision du 7 mars 2025, le Conseil d'État écarte totalement le moyen développé par les associations requérantes. Il refuse tout simplement de considérer la décision du 1er octobre 2024 comme la prorogation des actes antérieurs. Le Premier ministre en effet applique le nouveau règlement de 2024. Sa décision s'analyse donc comme la première application du texte récent. 



Quant au douanier, c'est notre affaire

Carmen, Acte III, Bizet

Maria Callas, Jane Berbié, Nadine Sautereau. 

Orchestre de l'Opéra de Paris, Direction Georges Prêtre, 1964


Nouvelle menace, ou menace persistante


Les associations requérantes invoquent une nouvelle fois la jurisprudence européenne pour contester le motif de la réintroduction des contrôles aux frontières. Dans un arrêt du 26 avril 2022, NW c. Landespolizeidirektion Steiermark et Bezirkshauptmannschaft Leibnitz, la CJUE, saisie sur question préjudicielle, s'est prononcée sur la réglementation autrichienne autorisant la prorogation des périodes de contrôle. Elle a alors jugé que cette prorogation, au-delà de six mois, ne pouvait être imposée qu'à la suite de la survenance d'une menace nouvelle, distincte de la précédente. Or la décision du Premier ministre, datée du 1er octobre 2024, faisait état de la persistance de menaces graves, telles que le terrorisme et le crime organisé, l'activité des passeurs qui facilitent les flux migratoires.

Mais c'est oublier la jurisprudence interne, c'est-à-dire celle du Conseil d'État. Quelques mois après l'arrêt de la CJUE, le juge administratif rend la décision Gisti et autres du 27 juillet 2022. Très habilement, il ne s'oppose pas frontalement au juge européen, mais précise "que doit être appréciée la question de savoir si (...) la menace demeure la même ou bien s'il s'agit d'une nouvelle menace". Et son interprétation de la "nouvelle menace" est très libérale. Si, en tant que tels, les mouvements migratoires ne constituent pas une menace nouvelle, il n'en est pas de même des nouveaux variants du Covid ou de la menace terroriste renforcée par l'accroissement de la circulation des personnes. Des menaces nouvelles peuvent donc toujours être décelées, justifiant la prorogation des contrôles aux frontières. 

Dans sa décision du 7 mars 2025, le juge administratif se livre, une nouvelle fois, à l'interprétation du caractère nouveau de la menace. Et il accepte les arguments développés par l'administration qui invoque le développement des réseaux de passeurs dans le nord de la France, l'accroissement de la menace terroriste attestée par de nombreuses arrestations de personnes ayant des projets d'attentats. 

Sur ce plan, il faut reconnaître que la décision du Conseil d'État est logique. La position de la CJUE semble en effet bien difficile à appliquer. Selon elle, le rétablissement des contrôles aux frontières pour tenir compte d'une menace particulièrement grave devrait cesser, non parce que la menace a disparu, mais parce que le délai de six mois a expiré. Or personne ne conteste la réalité de la menace, pas même le juge évidemment. 

D'une certaine manière, l'arrêt du 7 mars 2025 s'inscrit dans une évolution qui tend à faire disparaître le système Schengen, par une sorte d'effacement progressif. Face à des menaces qui ne sont pas proches de disparaître, face à des flux migratoires qui n'étaient pas prévisibles en 1985, on assiste à un retour en force de l'État régalien, et souverain.


Les Accords de Schengen  : Chapitre 5, section 2 § 1 A  du manuel de libertés publiques sur internet

 



jeudi 6 mars 2025

CEDH : Le droit d'accès des journalistes aux décisions de justice.


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) affirme, dans un arrêt du 4 mars 2025 Girginova c. Bulgarie, que refuser à une journaliste l'accès à une décision de justice porte atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Des pratiques illicites non sanctionnées


A l'origine de cette décision se trouve un scandale découvert en 2013 en Bulgarie, à la suite d'une plainte anonyme. Sous le gouvernement antérieur, en place de 2009 à 2013, une cellule clandestine du ministère de l'intérieur avait soumis à une surveillance secrète de nombreuses personnalités politiques, juges et hommes d'affaires. Selon le procureur général, 875 lignes téléphoniques avaient été écoutées. L'ancien ministre de l'Intérieur a été mis en examen ainsi que trois hauts responsables du ministère, tous accusés d'avoir utilisé les outils de surveillance de manière illégale, infractions relevant, en Bulgarie, du droit militaire.

Mais en 2014, le Parlement a modifié le code pénal, considérant que les agents publics du ministère de l'Intérieur ne pouvaient être tenus responsables des infractions de droit militaire que si elles étaient commises en temps de guerre ou en lien avec des combats armés. Ces dispositions étant considérées comme rétroactives dès lors qu'elles sont favorables aux accusés, ces derniers ont purement et simplement été acquittés par le tribunal de Sofia. Les motifs du jugement n'ont pas été publiés et le procureur n'a pas fait appel.



Femme lisant le journal. Louis Valtat. 1928


Le droit d'accès des journalistes : un cadre juridique défini par la CEDH


Mais une journaliste, la requérante, demande en vain les motifs du jugement, et donc le jugement lui-même. On lui répond qu'il est couvert par le secret de la défense nationale, et ses recours se heurtent à une série de rejets successifs, jusqu'à la Cour suprême bulgare. Madame Girginova se tourne donc vers la CEDH, en invoquant le droit à l'information dont la presse est titulaire.

L'article 10 de la Convention, comme d'ailleurs la plupart des législations internes gouvernant le droit de la presse ne confère cependant pas expressément un droit d’accès aux informations détenues par les autorités publiques ni n’impose à celles-ci de les divulguer. Ce droit peut toutefois naître si la divulgation de l'information est ordonnée par un tribunal, par exemple pour assurer les droits de la défense, ce qui n'est pas le cas en l'espèce. Mais cet accès peut aussi se révéler essentiel à la liberté d'expression du requérant. C'est évidemment cette seconde hypothèse qui est posée dans l'affaire Girginova. L'arrêt de Grande Chambre Magyar Helsinki Bizottság c. Hongrie du 8 novembre 2016 définit les critères permettant de définir ce caractère essentiel de l'accès à l'information.


Les critères de communication


Le premier critère réside dans la finalité de la demande. En l'espèce, la requérante n'a jamais caché qu'elle était journaliste et que sa demande d'information était liée à ses fonctions professionnelles. La CEDH qualifie cette démarche de "finalité journalistique légitime", dès lors que Madame Girginova a pour projet de faire connaitre la réalité du système judiciaire bulgare, démarche sans doute de salubrité publique. La CEDH ajoute d'ailleurs, conformément à sa jurisprudence Prager et Oberschlick c. Autriche du 26 avril 1995 que la presse a un rôle de "chien de garde", notamment dans l'information de l'opinion sur l'exercice du pouvoir judiciaire. De fait, l'information sur les procédures pénales doit être disponible et facilement accessible pour les journalistes. Ce principe est régulièrement réaffirmé par la Cour, en particulier dans l'arrêt July et SARL Libération c. France du 14 février 2008.

La nature de l'information recherchée constitue le deuxième critère défini par la Cour. En l'espèce, il s'agit de connaître les motifs de l'acquittement d'un ancien ministre de l'Intérieur, qui a laissé se développer dans son ministère une cellule d'écoutes clandestines. La CEDH fait observer que ce motif est d'un "intérêt public considérable", intérêt encore accru par le fait que les autorités judiciaires ont décidé de ne pas faire appel de l'acquittement de l'intéressé. En l'espèce, l'information demandée était "prête et disponible", et les autorités bulgares ne pouvaient donc invoquer la moindre difficulté concrète dans la communication du jugement et de ses motifs.


Procès équitable et débat d'intérêt général


Au-delà du cas d'espèce, la Cour. fait observer que la communication des motifs d'une décision de justice, particulièrement en matière pénale, est indispensable à la transparence de la justice, à la lutte contre ses dysfonctionnements, et à la confiance qu'elle doit susciter. Dans son arrêt Fazliyski c. Bulgarie du 16 avril 2013, la Cour affirme d'ailleurs que la publicité des décisions de justice constitue un élément du procès équitable. En même temps, dans une jurisprudence constante, et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015, la Cour affirme que les questions relatives au fonctionnement du système judiciaire relèvent, en soi, d'un débat d'intérêt général.

De tous ces éléments, la Cour déduit que le refus de communication des motifs d'une décision de justice doit être considéré comme emportant une ingérence dans la liberté de l'information, et donc une violation de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Très concrètement, la décision de la juridiction européenne ne présente plus vraiment d'intérêt pour Madame Girginova, car la cour suprême a finalement ordonné la publication du jugement en juillet 2017, et la décision a aussitôt été mise en ligne. Il était temps, car l'image du système juridique bulgare était fortement écornée. Un ministre de l'Intérieur qui met en place une cellule d'espionnage illicite, un parlement qui vote une loi rétroactive pour ne pas le condamner, des juges du siège qui acquittent sans se poser de questions et un procureur qui ne fait pas appel. Le tout dans un pays membre à la fois du Conseil de l'Europe et de l'Union européenne.


La liberté de presse  : Chapitre 9, section 2 § 2  du manuel de libertés publiques sur internet


dimanche 2 mars 2025

Conception post mortem : Le Conseil d'État empêche le contrôle de constitutionnalité.


Dans un arrêt du 25 février 2025, le Conseil d'État refuse de renvoyer au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme clairement que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple". Aux yeux du Conseil d'État, ces dispositions, la QPC "n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux" et ne saurait donc être examinée par le Conseil constitutionnel.

C'est la fin des espoirs d'une veuve qui souhaitait bénéficier d'un parcours d'assistance médicale à la procréation (AMP) par l'implantation d'un embryon issu de ses gamètes et de celles de son mari. Confrontée à un refus du Centre hospitalier universitaire (CHU) de Caen, elle a utilisé toutes les procédures et tous les recours possibles pour obtenir satisfaction. Mais, dans un arrêt du 28 novembre 2024, le Conseil d'État lui oppose un double refus, d'abord celui de bénéficier d'une AMP en France, ensuite celui d'exporter ses gamètes et celles de son époux défunt vers l'Espagne, pays dans lequel la procédure post mortem est licite, qu'il s'agisse de l'insémination ou de l'implantation d'embryons.

Peu d'espoir donc, mais le contentieux n'était pas tout-à-fait achevé car, à l'occasion de son recours devant le tribunal administratif de Caen, la requérante avait posé une QPC. Celle-ci portait sur la conformité à la Constitution de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. Celui-ci affirme que "lorsqu'il s'agit d'un couple, font obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons : (...) Le décès d'un des membres du couple".  Et le tribunal administratif avait jugé la question suffisamment sérieuse pour entre transmise au Conseil d'État.

L'échec était prévisible, car il était peu probable le Conseil d'État qui venait, deux mois plus tôt,  de rejeter les requêtes au fond, accepte aujourd'hui de s'interroger sur la constitutionnalité de la règle qu'il a appliquée sans discuter. Il affirme donc que la QPC "qui n'est pas nouvelle, ne présente pas un caractère sérieux".



La veuve

Lolita de Lempicka. 1924


La question "n'est pas nouvelle"


Il est vrai que le Conseil s'est déjà prononcé sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique, à l'occasion de la décision rendue, le 17 mai 2013, sur la loi portant ouverture du mariage aux couples de même sexe. Les opposants au texte s'appuyaient sur l'article L 2141-2 du code de la santé publique pour contester l'union homosexuelle, l'AMP étant réservée aux couples formés d'un homme et d'une femme. Bien entendu, le moyen a été écarté, le Conseil affirmant que le principe d'égalité n'a jamais imposé de traiter de la même manière des couples en situations différentes. Le législateur pouvait donc décider de ne pas ouvrir l'AMP aux couples homosexuels.

Certes, mais cela c'était en 2013. Depuis cette date, la loi bioéthique du 2 août 2021 a bouleversé cet équilibre en ouvrant l'AMP aux femmes, seules ou en couples. Dès lors, la question du principe d'égalité se trouve posée en des termes nouveaux, non seulement pour les couples homosexuels masculins, mais aussi pour les veuves désirant bénéficier d'une AMP avec les gamètes de leur époux défunt. 

Le Conseil d'État persiste pourtant à affirmer que "la question n'est pas nouvelle", sans d'ailleurs donner la moindre explication de cette position. Il serait pourtant intéressant de les connaître les motifs de son refus de considérer cette évolution législative de 2021 comme un changement de circonstances de droit susceptible de rouvrir une nouvelle QPC sur ces dispositions. 

On sait que le changement de circonstances de droit n'intervient pas seulement dans l'hypothèse d'une modification des dispositions constitutionnelles. Il peut aussi consister dans une évolution législative. Dans sa QPC du 5 juillet 2013, le Conseil constitutionnel a ainsi été saisi du pouvoir de sanction détenu par l'Autorité des communications électroniques et des postes (Arcep). Il s'était déjà prononcé sur les dispositions en cause dans une décision de 1996, mais il a estimé que l'état du droit avait considérablement évolué depuis cette époque, tant dans le régime des sanctions désormais précédées d'une mise en demeure que dans le respect de la procédure contradictoire. Il s'autorise donc à réexaminer la constitutionnalité de ce pouvoir de sanction.

Le Conseil d'État, dans son arrêt du 25 février 2025, ne dit rien, mais vraiment rien. La "question n'est pas nouvelle", quand bien même le principe d'égalité se trouverait fortement malmené.


Le principe d'égalité


Le moyen reposant sur l'atteinte au principe d'égalité est écarté, au motif qu'il n'avait pas été soulevé devant le tribunal administratif. Il est exact que l'article 23- 5 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 prévoit qu'en matière de QPC, un moyen ne peut être relevé d'office par le juge suprême de l'ordre administratif ou judiciaire auquel la question est transmise.

L'argument est imparable, et on doit regretter que les avocats qui accompagnent les requérants devant les juges du fond aient tendance à conseiller des QPC, sans réellement connaître le contentieux constitutionnel. Le manquement au principe d'égalité était en effet le moyen essentiel susceptible d'être développé, et il a été oublié en première instance. 

C'est d'autant plus fâcheux que le moyen avait quelques chances de prospérer, pour deux raisons essentielles.

La première réside évidemment dans la loi bioéthique de 2021 qui ouvre l'AMP aux femmes seules ou en couple avec une autre femme. Elles peuvent se faire inséminer librement, en France, avec les gamètes d'un donneur anonyme. En revanche, une veuve dont le défunt mari a pris soin de faire congeler ses gamètes, ou qui a déjà des embryons disponibles pour une réimplantation, n'a pas le droit d'accéder à ses techniques, quand bien même le défunt aurait mentionné ce projet dans ses dispositions testamentaires. 

La seconde raison qui pousse à considérer que le manquement au principe d'égalité pourrait être utilement soulevé réside dans la désinvolture avec laquelle le Conseil d'État lui-même l'a écarté dans sa décision du 28 novembre 2024. Il affirme ainsi qu'une femme seule a, dès l'origine de son projet parental, décidé que son enfant aurait une seule filiation maternelle. La veuve,  quant à elle, avait un projet parental avec son époux qui avait donné son accord. Elle n'est donc pas dans la même situation. Hélas, le Conseil constitutionnel ne pourra pas se prononcer sur une question qui, au yeux du Conseil d'État, n'est pas sérieuse.

Ce jésuitisme juridique a quelque chose de parfaitement cynique. La requérante n'a certainement pas souhaité le décès de son époux, et il n'est pas douteux qu'elle aurait préféré que l'enfant ait une double filiation paternelle et maternelle. Le droit doit-il la punir pour cela, alors qu'il encourage une femme seule à mener à terme une grossesse ?  C'est le message délivré par le Conseil d'État, et on doit en déduire tout simplement que sa décision repose sur son bon plaisir. 



L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet