La Commission nationale du droit d'asile (CNDA), réunie en Grande Formation, a rendu le 11 juillet 2024 une décision Mme O., permettant aux femmes persécutées dans leur pays d'origine pour des motifs d'obscurantisme religieux d'obtenir un peu plus facilement l'asile dans notre pays. Après avoir examiné attentivement leur statut d'infériorité et de discrimination en Afghanistan, la Cour juge que les femmes, en tant que telles, constituent un "groupe social" susceptible d'être protégé par l'octroi du statut de réfugiées.
L'asile sollicité par Mme O, accompagnée de ses trois enfants, est l'asile conventionnel, reposant sur la convention de Genève du 28 juillet 1951 et le protocole signé à New York le 31 janvier 1967 relatifs au statut des réfugiés. Au sens de cette convention, le terme « réfugié » « s’applique à toute personne (…) qui (…) craignant avec raison d’être persécutée du fait de sa race, de sa religion, de sa nationalité, de son appartenance à un certain groupe social ou de ses opinions politiques, se trouve hors du pays dont elle a la nationalité et qui ne peut ou, du fait de cette crainte, ne veut se réclamer de la protection de ce pays ». Le statut de réfugié est alors accordé, sur le fondement direct de la Convention de Genève, à une personne menacée de persécutions.
Le "groupe social"
La décision du 11 juillet 2024 est la première application par la CNDA d'une jurisprudence européenne. Dans un arrêt du 11 juin 2024 K. L. c. Staatssecretaris van Justitie en Veiligheid, la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) s'était déjà penchée sur cette qualification de "groupe social", appliquée aux femmes.
La directive du 13 décembre 2011 constatait déjà la nécessité "d'adopter une nouvelle définition commune du motif de persécution que constitue "l'appartenance à un certain groupe social". Et, elle ajoutait qu'il convenait de prendre en considération "les questions liées au genre du demandeur (...)".
Chappatte. L'Hebdo de Lausanne. 17 octobre 1996
La jurisprudence européenne
La CJUE, dans l'affaire du 11 juin 2024, était saisie d'une question préjudicielle posée par la justice néerlandaise. Elle était saisie du cas de deux soeurs, de nationalité irakienne, nées en 2003 et 2005, arrivées aux Pays-Bas en 2015, et y séjournant depuis cette date sans interruption. Elles demandent l'octroi de la qualité de réfugié, au motif qu'elles sont désormais totalement occidentalisées et qu'elles redoutent d'être persécutées si elles rentrent en Irak. Elles invoquent donc une identité de genre construite aux Pays-Bas, à partir de normes et de comportements qui n'ont rien à voir avec les pratiques de leur pays d'origine. Elles soutiennent donc que leur occidentalisation les intègre dans un "groupe social" qui, en tant que tel, doit être protégé par le statut de réfugié.
La CJUE leur donne satisfaction, et précise qu'un groupe devient un "groupe social" si deux conditions cumulatives sont remplies. D'une part, les membre du groupe doivent partager au moins l'un des
trois traits d'identification, qui sont une "caractéristique
innée", une "histoire commune qui ne peut être modifiée", ou alors une
"caractéristique ou une croyance à ce point essentielle pour l'identité
ou la conscience qu'il ne devrait pas être exigé d'une personne qu'elle y
renonce". D'autre part, ce groupe doit avoir son “identité propre" dans
le pays d'origine "parce qu'il est perçu comme étant différent par la
société environnante".
Cette formulation n'est pas d'une clarté tout-à-fait limpide, mais heureusement la CJUE va appliquer ces critères au cas des deux jeunes irakiennes.
Elle affirme d'abord que le fait d'être de sexe féminin constitue une caractéristique innée, et suffit, partant, à satisfaire à cette condition. Elle a repris cette formulation dans un arrêt du 16 janvier 2024, Intervyuirasht organ na DAB pri MS (Femmes victimes de violences domestiques). Quant à "l'histoire commune qui ne peut être modifiée", elle peut être trouvée dans le fait que ces femmes ont dû quitter leur foyer pour échapper à des persécutions, souvent à un mariage forcé. Enfin, "l'identité propre" dans le pays d'origine est caractérisée par l'adhésion à des valeurs occidentales, notamment d'attachement à l'égalité entre les femmes et les hommes, situation qui, en soi, est porteuse de menaces dans un pays attaché à la subordination des femmes. D'une manière générale, il apparaît que l'appartenance à un "groupe social" est un fait social objectif, indépendant d'une quelconque manifestation de volonté de ses membres. En s'occidentalisant, les jeunes irakiennes ont rompu avec les traditions d'une société dans laquelle elles ne peuvent plus s'intégrer et sont même menacées dans leur intégrité physique et morale.
Application par la CNDA
Dans sa décision Mme O., la CNDA reprend la jurisprudence de la CJUE, à une petite nuance près. En effet, elle se fonde essentiellement sur "la documentation publique disponible". Elle cite les rapports du Haut-Commissariat des Nations Unies aux droits de l'home du 20 juin 2023 et du rapporteur spécial des Nations Unies des 1er septembre 2023 et 13 mai 2024, ainsi que la note d'orientation pour l'Afghanistan de l'agence de l'Union européenne pour l'asile. De cet ensemble, elle déduit que "les autorités afghanes ont porté atteinte, depuis leur arrivée au pouvoir le 15 août 2021, aux droits et libertés fondamentaux des femmes et des jeunes filles afghanes". Etait-il nécessaire de citer cette littérature onusienne pour finir par observer que les femmes afghanes ont été exclues du gouvernement provisoire, que toutes les institutions qui avaient été créées pour promouvoir l'identité entre les femmes et les hommes ont été supprimées, et que les Afghanes ont été privées du droit à l'éducation et que leur liberté d'aller et venir a disparu ?
Quoi qu'il en soit, la CNDA juge que cet ensemble de normes juridiques et sociales démontre que les femmes et les jeunes filles sont désormais perçues de manière différente dans la société afghane et que les pratiques qui les visent doivent analysées comme autant de persécutions. Elles doivent donc être considérées comme un "groupe social" susceptible d'être protégé par l'octroi du statut de réfugiées.
La CNDA prend tout de même soin de préciser que ce libéralisme ne concerne pas toutes les femmes vivant dans des sociétés dans lesquelles l'égalité entre les hommes et les femmes n'est pas parfaite. Dans deux décisions du même jour, Mme F. et Mme B., elle refuse de considérer comme appartenant à un groupe social méritant protection, une Mexicaine et une Albanaise. Certes, leur situation personnelle est loin d'être parfaite. Mais le Mexique comme l'Albanie ont adhéré aux conventions internationales relatives à l'égalité des sexes et ont adopté des normes internes pour la promouvoir. Cette situation n'empêche pas les violences, mais interdit d'admettre l'existence d'un "groupe social" de femmes persécutées.
On se réjouit évidemment d'une décision qui s'analyse comme une reconnaissance des persécutions subies par les femmes afghanes, en espérant qu'elle sera bientôt étendue aux femmes iraniennes.
Bien entendu, même si les juges européens et français décident que ces femmes peuvent obtenir l'asile, cela ne signifie pas qu'elles pourront quitter leur pays pour demander la qualité de réfugié. Nul n'ignore qu'elles sont prisonnières, contraintes de vivre dans une subordination totale aux hommes et privées des droits les plus élémentaires, notamment la liberté de circulation qui leur permettrait de partir. Elles sont aussi largement privées du soutien des mouvements féministes, notamment français, qui ont si peur d'être taxés d'islamophobie qu'ils ne se manifestent guère pour dénoncer le sort fait à ces femmes. Alors le droit d'asile comme "groupe social", même si seulement quelques femmes pourront en bénéficier, c'est déjà ça.