La loi du 26 janvier 2024 pour contrôler l'immigration, améliorer l'intégration a été publiée dans le Journal officiel du 27 janvier, amputée par le Conseil constitutionnel de trente-cinq articles sur quatre-vingt-six. La décision du Conseil, rendue deux jours plus tôt, sanctionnant trente-deux dispositions comme cavaliers législatifs, a provoqué des réactions politiques considérables, alors même qu'elle ne saurait surprendre les spécialistes de droit constitutionnel.
Des cavaliers surgis hors de la nuit
Tous les commentateurs ont fait observer que la sanction des cavaliers législatifs n'est pas une nouveauté et ils ont tous mentionné une jurisprudence constante, ce qu'affirme aussi le Conseil dans son communiqué. Sur ce point, la décision était prévisible.
On définit traditionnellement ces cavaliers comme des dispositions figurant dans un article d'un projet ou d'une proposition de loi et qui n'y ont pas leur place car elles sont sans lien avec le texte. Ces cavaliers peuvent prendre la forme d'un amendement ajouté à une disposition ou la modifiant. Depuis la révision de 2008, l'article 45 de la Constitution précise que "tout amendement est recevable en première lecture dès lors qu'il présente un lien, même indirect, avec le texte déposé ou transmis". Sans ce lien, la disposition porte atteinte à l'article 45 de la Constitution.
On se souvient que la loi immigration est le produit d'un parcours parlementaire quelque peu chaotique. Déposé en première lecture au Sénat, et alors très largement amendé, le texte a été transmis par l'Assemblée nationale qui a voté une motion de rejet le 11 décembre 2023. L'Exécutif a alors choisi de réunir une commission mixte paritaire (CMP) qui se prononce sur les articles "restant en discussion". Pour faire voter le texte, les représentants des partis qui soutiennent le Président de la République ont accepté tous les amendements du Sénat. En l'espèce, le texte présenté à l'Assemblée, et rejeté, comportait 27 articles. Si l'on ajoute les dispositions ajoutées par les sénateurs, le texte arrivé en CMP avait considérablement grossi, atteignant 95 articles. Le résultat a été que les dispositions voulues par les sénateurs ont été ajoutées de manière très désordonnée sous forme d'amendements, sans trop se préoccuper de leur lien avec le texte ni avec l'article qu'ils étaient censés modifier. Ce mode d'adoption du texte a fonctionné comme un piège.
Un piège pour l'opposition de droite d'abord. Ce sont en effet ses amendements qui, ajoutés en CMP, ont été déclarés non conformes car sans lien avec le texte d'origine. Ne subsistent aujourd'hui dans la loi définitive que les dispositions voulues par le gouvernement, ou pratiquement. Les uns invoquent un "déni" de démocratie, les autres réclament une révision constitutionnelle dont on ignore sur quoi elle devrait porter. On imagine mal en effet qu'il s'agisse d'intégrer dans la constitution toutes les dispositions déclarées inconstitutionnelles. A moins que l'on souhaite réellement y voir figurer des normes sur le relevé des empreintes digitales des étrangers ...
Le piège s'est aussi refermé sur la gauche. Car ceux qui se sont réjouis de la décision du Conseil n'ont peut-être pas suffisamment pris conscience que le projet de loi gouvernemental était finalement adopté, à peu près intact. Les dispositions ajoutées par le Sénat ont joué un rôle classique dans la procédure parlementaire. En intégrant des dispositions plus rigoureuses dans le texte en sachant qu'elles seront ensuite annulées, on rend plus supportables celles que l'on voulait, dès l'origine, faire adopter. Les amendements sénatoriaux ont ainsi joué à la perfection leur rôle d'épouvantails.
Laurent Fabius, candidat à "La tête et les jambes", 25 avril 1970
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Le contrôle au fond
L'une des caractéristiques de la décision du Conseil constitutionnel se trouve sans doute dans la quasi-absence de contrôle au fond. Seulement deux articles ont été totalement annulés par un contrôle de fond.
C'est d'abord le cas de l'amendement particulièrement défendu à droite, prévoyant la fixation par le parlement, tous les trois ans et par catégories, du nombre d'étrangers autorisés à s'installer durablement en France. Le Conseil voit dans cette pratique une atteinte au principe d'autonomie des assemblées parlementaires, lui-même lié au principe de séparation des pouvoirs. En effet, le Conseil estime qu'aucune exigence constitutionnelle ne permet d'imposer au parlement l'organisation d'un débat en séance publique, ni même de le contraindre à adopter des objectifs chiffrés en matière d'immigration. Une décision comparable avait été adoptée le 4 décembre 2013, sanctionnant une disposition législative qui imposait la présence du ministre du budget lors de certains débats devant les commissions permanentes.
A également été annulée la disposition qui autorisait le relevé des empreintes digitales et la prise de photographies d'un étranger sans son consentement. Cette fois, le Conseil s'appuie sur le principe selon lequel la liberté personnelle ne saurait être entravée par une rigueur qui ne soit nécessaire. Fondé sur les articles 4 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, il figure dans la décision du 13 décembre 2005 et réaffirmé ensuite à plusieurs reprises.
Observons que ces relevés sont déjà autorisés, de même que leur conservation dans un traitement automatisé, par l'article L 142-1 du code de l'entrée et du séjour des étrangers et du droit d'asile (ceseda). Ils s'appliquent aux étrangers en situation irrégulière qui font l'objet d'une décision d'éloignement ou qui ne remplissent pas les conditions d'entrée sur le territoire. Le seul apport du texte nouveau était donc la possibilité de recourir à la contrainte.
Contrairement à ce qui a pu être affirmé dans certains commentaires, le Conseil constitutionnel ne conteste pas la mesure en tant que telle. Il affirme au contraire que le législateur poursuit ainsi "l’objectif de lutte contre l’immigration irrégulière qui participe de la sauvegarde de l’ordre public, objectif de valeur constitutionnelle". En revanche, il sanctionne la disposition car la procédure qui entoure cette pratique manque cruellement de garanties. Si l'officier de police judiciaire informe le procureur de la République, celui-ci n'est pas compétent pour l'autorisation. Le document qu'il reçoit n'est pas nécessairement motivé, et ne fait pas apparaître si le relevé des empreintes ou la prise de photographies constituent l'unique moyen d'identification de la personne qui refuse de s'y soumettre. Autrement dit, l'information du procureur est conçue comme une simple formalité, vide de tout contenu. Là encore, la loi a souffert d'une absence totale de réflexion préalable à sa rédaction, car il n'était réellement pas impossible d'anticiper les objections du Conseil constitutionnel.
Ce qui reste de la loi
Si l'on regarde désormais la loi, après passage devant le Conseil constitutionnel, on constate que les dispositions supprimées sont celles issues de la majorité sénatoriale. Finalement, les 51 articles de la loi publiée ressemblent beaucoup au projet de loi qui avait été déposé par le gouvernement. Les mesures particulièrement défendues par la droite ont disparu, comme le conditionnement de certaines aides sociales à une durée de résidence, le durcissement du regroupement familial, ou la caution demandée aux étudiants étrangers. Bien entendu, rien n'interdit au parlement de voter une loi sur ces questions, car le Conseil précise bien que sa déclaration d'inconstitutionnalité ne repose que sur la sanction des cavaliers, "sans qu’il soit besoin de se prononcer sur les autres grief".
Les dispositions essentielles du projet de loi demeurent inchangées : élargissement des OQTF à des étrangers jusqu'alors protégés, création d'un fichier des mineurs non accompagnés délinquants, régularisation dans les métiers en tension, conditionnement du titre de séjour au respect des principes de la République, allongement de six mois à un an de la durée d'assignation à résidence des étrangers faisant l'objet d'une mesure d'éloignement...
Le gouvernement a donc remporté une victoire. Il est parvenu à faire adopter la loi en utilisant les erreurs politiques de ses adversaires. Pour autant, rien n'empêche la reprise des dispositions annulées dans un nouveau texte, cette fois voté sans le secours de la cavalerie. Sur le fond, la victoire du gouvernement repose toutefois sur une pratique très discutable. Pour la première fois, on a vu un gouvernement faire adopter, en pleine connaissance de cause, des dispositions qu'il savait inconstitutionnelles, pour ensuite confier au Conseil le soin de corriger la copie...
En ce qui concerne le Conseil constitutionnel, le bilan est également nuancé. Certes, il a annulé une grande partie du texte, donnant ainsi satisfaction au Président de la République et au Premier ministre (alors madame Borne) qui avaient affirmé, un peu étrangement, qu'il contenait des mesures contraires à la Constitution. En revanche, et c'est sans doute ce que l'on retiendra, la décision a suscité des questions nouvelles sur le Conseil, sur l'étendue de son contrôle, sur son caractère démocratique, ou pas... Des questions que personne n'osait se poser autrement que mezzo voce et qui surgissent sur la place publique.
Le droit des étrangers : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2