« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 20 janvier 2024

Le Fact Checking de LLC : Stan et l'argent public

La ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques se trouve au coeur d'une tempête médiatique. La querelle entre les partisans de l'école publique et ceux de l'école privée constitue en effet l'un des clivages les plus ancrés dans notre société, toujours prête à rebondir à la moindre étincelle. Cette fois, l'étincelle est une grosse gaffe de la ministre qui n'a guère préparé d'éléments de langage pour expliquer les motifs pour lesquelles elle scolarise ses enfants à Stanislas, établissement d'enseignement catholique considéré comme plutôt conservateur. 

Interrogée sur ce point par des journalistes, question parfaitement prévisible, elle a répondu  qu'elle y avait inscrit son fils aîné à cause "d'un paquet d'heures non remplacées", stigmatisant au passage l'école de la rue Littré où l'enfant avait été scolarisé auparavant. Hélas la presse, et Mediapart en particulier, a approfondi son enquête et montré que le changement d'école était, en l'espèce, motivé par la volonté de la ministre de faire sauter une classe à l'enfant, alors en petite section de maternelle. L'intéressée a fini par affirmer que la "réalité lui donnait tort". C'est donc un mensonge qui est reproché à la ministre et non pas l'inscription de ses enfants dans l'enseignement confessionnel. 

Elle en a parfaitement le droit, car l'enseignement privé est aujourd'hui associé au service public de l'enseignement. La loi Debré du 31 décembre 1959 consacre ainsi la liberté de l’enseignement, constitutionnalisée par la décision du Conseil constitutionnel du 23novembre 1977. Ce texte demeure le fondement du système actuel, et la promptitude avec laquelle la querelle scolaire peut être ranimée n’incite guère les gouvernements successifs à le modifier de manière substantielle. On l’a vu en 1981, lorsque le projet de loi Savary voulant créer un « grand service public unique laïque de l’enseignement » a été retiré, après avoir suscité des manifestations de protestation des milieux catholiques.

Il est intéressant de voir que ces derniers ont immédiatement feint de croire que l'enseignement privé était directement menacé. Ils se demandent, avec le plus grand sérieux, s'il est "encore permis de dispenser un enseignement catholique". La question n'est pas là, évidemment, mais l'élément de langage permet de se victimiser.

Quoi qu'il en soit, l'établissement où sont scolarisés les enfants de la ministre est une question qui ne présenterait que fort peu d'intérêt si l'affaire n'avait pas permis de développer un débat sur le financement public de l'enseignement privé, et sur le contrôle de l'État auquel il est théoriquement soumis. Sur ce point, ce débat présente un aspect réellement positif.


Les chiffres

 

Observons d'emblée que l'enseignement privé hors contrat, extrêmement minoritaire (environ 73 000 élèves) est soumis à un certain contrôle de l'État, dans l'intérêt des enfants, mais ne participe pas au service public de l'enseignement et n'est donc pas subventionné. En revanche l’enseignement privé sous contrat connaît aujourd’hui un important développement. En 2022, selon l'Insee, il accueillait plus de deux millions d'élèves, soit 17, 6 % des élèves de niveaux primaire et secondaire. Il comptait environ 9 000 établissements. Parmi ces derniers, 96 % sont catholiques.

 

 


 

La vie est un long fleuve tranquille. Etienne Chatiliez. 1988
Patrick Bouchitey. Hélène Vincent


Les contrats

 

L'énorme majorité des établissements privés a donc signé un contrat d'association avec l'État. Il en existe deux types.

Le contrat simple est le plus respectueux de l’autonomie de l’établissement, d’autant qu’il peut en limiter l’application à certaines classes. La rémunération des enseignants des classes sous contrat est assurée par la collectivité publique. En contrepartie, ces classes font l’objet d’un contrôle sur le contenu pédagogique des enseignements et leur conformité aux programmes officiels. L’administration est tenue d’accorder ce contrat simple dès que sont réunies les conditions fixées par la loi, notamment celles relatives à la qualification des maîtres, au nombre d’élèves et à la salubrité des locaux. Un contrôle normal est néanmoins effectué par le juge sur la réalisation de ces conditions.

Le contrat d’association, comme son nom l’indique, associe plus étroitement l’établissement privé au service public. Il en devient partie intégrante, au même titre que ses homologues du secteur public. S’il est vrai que tout établissement privé peut solliciter un tel contrat, sa passation demeure subordonnée à l’existence d’un « besoin scolaire reconnu ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du18 janvier 1985, précise que ce « besoin scolaire reconnu » peut reposer « en partie sur une évaluation quantitative des besoins de formation », mais aussi sur des éléments qualitatifs comme « la demande des familles et le caractère propre de l'établissement ».

Le collège Stanislas est lié à l'État par un contrat d'association. Il est donc juridiquement associé au service public de l'enseignement. Cela signifie qu'il est normal qu'il bénéficie de subventions publiques, mais cela signifie aussi qu'il doit respecter ce contrat et les contraintes qui lui sont associées.


De la subvention déguisée... à la subvention directe

 

La IVe République avait adopté un système de subvention déguisée, sous la forme d'une aide aux familles. Le décret Poinsot-Chapuis du 22 mai 1948 autorise les communes à aider les familles des enfants scolarisés dans un établissement privé. Les lois Marie et Barangé des 21 et 28 septembre1951 mettent ensuite en place un système de bourses et généralisent l’aide aux familles. En réalité, cette allocation n’est pas versée aux familles, mais à l’association de parents d’élèves de l’établissement privé, de la même manière qu’elle est versée à la caisse départementale scolaire pour les écoles publiques. Il s'agit donc bien d'une subvention déguisée.

L’apaisement de la querelle scolaire au début de la Vème République va permettre d’opérer un glissement de l’aide aux familles à la subvention directe des établissements privés.

 

Le financement global

 

Le contrat d'association suppose que l'État rémunère les enseignants et que les autres collectivités publiques, communes et régions, assument le fonctionnement de l'établissement. En 2022, selon les chiffres de la Cour des comptes, l'État a ainsi dépensé 8 milliards d'euros au financement de l'enseignement privé, soit 75 % de ce financement.  Dans le primaire, 55 % du financement est assuré par l'État et 21, 5 % par les communes. Dans le secondaire, l'État assure 67, 2 % du financement, et les régions 9, 6 %. La part payée par les familles ne dépasse donc pas 23, 2 %.

Ces éléments imposent une définition plus précise de la liberté de l'enseignement, que les défenseurs de l'école Stanislas semblent quelque peu ignorer.  La loi confère aux parents la liberté de choisir l'établissement dans lequel leurs enfants sont scolarisés. Mais elle ne confère pas à l'établissement le droit de se soustraire aux contrôles de l'État. La liberté de l'enseignement s'arrête là où commence le service public et le financement de l'État justifie un contrôle effectif.

La loi Debré fait en effet peser les contraintes du service public sur les écoles sous contrat d'association. Elles s'engagent à dispenser un enseignement conforme aux programmes officiels et à ne pratiquer aucune discrimination dans l'accueil des élèves. Cela signifie clairement qu'elles doivent accueillir les élèves sans considération de leur religion, et ne peuvent imposer un enseignement religieux obligatoire. Celui-ci peut néanmoins être proposé aux élèves. Le rapport établi par l'Inspection générale sur Stanislas, dont de larges extraits ont fuité dans la presse, laisse penser que ces obligations ne sont pas réellement respectées dans cet établissement.

La situation de Stanislas conduit à s'interroger sur l'effectivité du contrôle de l'État. La Cour des comptes, dans un rapport publié le 1er juin 2023, dresse un bilan alarmant de la situation. Elle regrette que les contrôles ne soient pas effectués : "Le contrôle financier des établissements « n'est pas mis en oeuvre ; le contrôle pédagogique, (...) est exercé de manière minimaliste ; le contrôle administratif (...) n'est mobilisé que ponctuellement lorsqu'un problème est signalé ». Elle ajoute que l'objectif de mixité sociale ne semble pas réellement pris en considération. 

La ministre de l'Éducation nationale et autres activités a ainsi, à l'insu de son plein gré, mis le doigt sur une situation catastrophique. Les faits dévoilés sur l'école de ses enfants montrent en effet que l'enseignement religieux est largement financé par l'État, sans réel contrôle. Il parait en effet impossible de réussir la mixité sociale dans l'enseignement public, lorsque l'enseignement privé confessionnel devient le refuge de ceux qui précisément, particulièrement à Stanislas, refusent que leurs enfants rencontrent d'autres enfants de milieu social différent. Dès lors, l'établissement se soustrait clairement aux objectifs définis par l'État. Sur ce point, on ne peut que rejoindre la Cour des comptes qui pense nécessaire de "proposer une rénovation de la relation contractuelle entre l’enseignement privé et l’État". Mais est-elle possible sans susciter les habituelles manifestations des parents d'élèves catholiques ? Dans la presse qui accueille volontiers leurs tribunes, la menace est à peine voilée.


Le financement public de l'enseignement privé : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 11, section 2 § 1

mardi 16 janvier 2024

L'impartialité objective de la Chambre sociale

Dans une décision du 14 décembre 2023 Syndicat national des journalistes, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne la France pour violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. La violation du droit au procès équitable réside dans la participation de trois membres de la Cour de cassation à l'examen d'un pourvoi déposé par les requérants, alors que ces magistrats avaient des liens, notamment financiers, avec l'entreprise défenderesse.

L'affaire trouve son origine dans un conflit social engagé en 2007. A la suite d'une restructuration, le groupe WK, issu du rapprochement de deux maisons d’édition néerlandaises, a transmis le patrimoine de neuf sociétés du groupe à sa filiale française WKF. Mais, pour racheter les actions des sociétés dissoutes, WKF a dû souscrire un emprunt de 445 millions d'euros. Cette situation a créé un endettement qui a justifié ensuite un refus de tout versement de participation aux salariés. Le syndicat requérant a contesté l'absence de consultation du comité d'entreprise ainsi que le refus de lui communiquer les comptes de la société. Sur le fond, il a demandé à la justice de déclarer inopposable aux salariés l'opération de restructuration dont ils n'avaient pas été officiellement informés et, par voie de conséquence, de rétablir la réserve de participation. Après une décision d'irrecevabilité des premiers juges en 2015, la Cour d'appel de Versailles jugea en 2016 que la restructuration constituait une manoeuvre frauduleuse à l'égard des salariés et du comité d'entreprise. Elle ordonna une expertise comptable destinée à chiffrer le manque à gagner des employés qui n'avaient pas reçu de prime de participation entre 2007 et 2015.

L'issue du contentieux risquait donc d'être catastrophique pour WKF, les experts ayant estimé ce chiffre entre 2 471 000 et 5 569 000. Mais l'entreprise avait déposé un pourvoi, et la chambre sociale l'a accueilli, le 28 février 2018. La fin de non-recevoir s'appuie sur l'article L 3326-1 du code du travail qui interdit de remettre en cause le montant du bénéfice et celui des capitaux à l'occasion d'un litige portant sur la participation aux résultats de l'entreprise. La cassation est donc prononcée, sans renvoi. Et tout le monde pense l'affaire terminée.

 

Les divulgations du Canard

 

Mais c'était sans compter Le Canard Enchaîné qui divulgue, le 18 avril 2018, que trois des six magistrats de la Cour de cassation ayant siégé dans cette affaire étaient des collaborateurs réguliers de WKF. Ils assuraient notamment des formations rémunérées pour les professionnels du droit. Certes, la rémunération n'avait rien d'exceptionnel, et ces interventions s'inscrivaient dans une perspective de formation et non pas dans une logique de consultation rémunérée. Mais peu importe, le doute sur l'impartialité de ces magistrats existait désormais.

Saisi d'une plainte du syndicat requérant, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) estima, en 2019, que les activités rémunérées des trois membres de la Cour de cassation créait en effet un lien d'intérêt et une partie au pourvoi, susceptible de créer un doute légitime sur leur impartialité. Ils auraient donc dû se déporter dans l'affaire en cause. Mais cette omission n'est pas considérée comme suffisamment grave pour justifier une sanction, compte tenu du fait que les magistrats n'étaient pas salariés de ces sociétés, qu'ils n'avaient donc aucun lien de subordination à leur égard, et n'en connaissaient d'ailleurs pas les dirigeants.

 


Le conseiller Maurice Leyragne. Silvestro Milanol. 1891

 

L'impartialité objective


Le syndicat se tourne donc vers la CEDH en invoquant l'atteinte au droit à un juste procès garanti par l'article 6 § 1. En matière d'impartialité, la jurisprudence est solidement établie et bien connue, notamment rappelée dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015. Elle distingue l'impartialité subjective de l'impartialité objective. L'atteinte à la première est constituée lorsqu'il est démontré qu'un juge a cherché à favoriser un plaideur. Dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,  elle sanctionne ainsi la décision d'une Cour d'assises jugeant un accusé d'origine algérienne, l'un des jurés ayant tenu, hors de la salle d'audience mais devant la presse, des propos racistes.  

 

L'arrêt Dubus

 

L'impartialité objective peut être définie comme l'apparence d'impartialité que doit avoir un tribunal, apparence indispensable à la confiance qu'il doit inspirer. Affirmé notamment dans l'arrêt Micallef c. Malte du 2 décembre 2011, ce principe est directement inspiré d'un adage de droit britannique, "Justice must not only be done ; it has to be seen to be done". Dans la décision Dubus S.A. c. France du 11 juin 2009, la Cour déclare ainsi que « l’appréciation objective (…) consiste à se demander si, indépendamment de la conduite personnelle du juge, certains faits vérifiables autorisent à suspecter l’impartialité de ce dernier. En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l’importance ».

En l'espèce, la CEDH ne remet pas en cause l'appréciation du CSM, qui était aussi celle du Premier président de la Cour de cassation, selon laquelle les juges doivent participer "aux activités de diffusion de la jurisprudence et de réflexion sur l'application du droit" et ainsi contribuer "au nécessaire dialogue entre le monde judiciaire et le corps social". Sans doute, mais il demeure que le syndicat auteur du pourvoi ignorait la composition exacte de la formation de jugement, ainsi que les liens entretenus par trois de ses membres avec WKF. 

Par ailleurs, la CEDH ne manque pas de faire observer la pauvreté des justifications apportées par les magistrats devant le CSM pour expliquer leur refus de se déporter. Ils invoquaient en effet la complexité de l'affaire, et le risque qu'elle soit confiée à des magistrats non spécialisés. On espère tout de même que les membres de la Chambre sociale étaient tous en mesure d'appréhender les difficultés de l'affaire. Quant à la modestie des salaires perçus, la Cour reprend à son compte l'argument du syndicat requérant qui mentionne que la rémunération d'une journée de formation était sensiblement égale au SMIC. On est bien loin des honoraires rémunérant certaines consultations juridiques, mais ce n'est pas rien.

Pour la CEDH, de tels arguments ne pouvaient être sérieusement mis en balance avec l'impératif d'impartialité objective. La Cour affirme donc, logiquement, la violation de l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.


Les conséquences de la décision

 

La décision a eu une conséquence positive car les règles organisant le déport ont été précisées et diffusées aux magistrats. Peut-être d'autres effets interviendront-ils avec le "contentieux Doctrine" ? On sait que la start up a été attaquée par des éditeurs juridiques pour avoir développé une base de données juridiques et certains magistrats ne sont pas sans lien avec ces entreprises concurrentes. Le résultat est une impression d'entre-soi quelque peu fâcheuse.

Il reste tout de même à déplorer une certaine opacité dans ce domaine. Que ce serait-il passé si Le Canard Enchaîné n'avait pas diffusé l'information ? Probablement rien, et le pourvoi aurait été écarté par une formation contentieuse qui n'était pas juridiquement impartiale. N'aurait-il pas été plus satisfaisant d'assumer la difficulté, permettant aux juges de se déporter ou à l'auteur du pourvoir d'engager une procédure de récusation ? Il est clair que l'image de la Cour de cassation ne méritait pas d'être écornée par une telle affaire et on peut espérer qu'elle saura en tirer les leçons.


L'impartialité objective : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D



 

vendredi 12 janvier 2024

Tempête sur le Rocher

Le Figaro nous apprend, dans son édition du 12 janvier 2024, que Monaco est poursuivi devant la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Il lui est reproché l'absence d'indépendance et d'impartialité de son Tribunal suprême.

A l'origine du recours, l'affaire dite des "dossiers du Rocher", qui a éclaté en octobre 2021 avec la publication de documents accusant quatre membres de l'entourage proche du prince Albert de faits de malversation, corruption et trafic d'influence. Comme toujours à Monaco, le scandale avait pour toile de fond de gros projets immobiliers, un riche promoteur ayant été exclu de contrats très rémunérateurs. A la suite de ces divulgations, le prince a tout simplement licencié son expert comptable, M. C. P., celui-là même qui saisit aujourd'hui la CEDH. Il a aussi modifié la composition du tribunal suprême, son président demeurant finalement en place. 

 

Le tribunal suprême

 

On sait que ce tribunal suprême est composé de cinq membres, un président, un vice-président et trois membres titulaires, auxquels il faut ajouter deux suppléants. Tous sont des juristes français, le plus souvent professeurs de droit. M. C. P. ne met absolument pas en cause l'indépendance et l'impartialité de chacun d'entre eux. En revanche, il met en cause l'indépendance et l'impartialité de l'institution. Son recours a en effet été jugé par une institution qui ne répond pas vraiment aux exigences du droit à un juste procès.

Le site du tribunal suprême insiste sur le fait qu'il a été créé par la constitution du 5 janvier 1911, "préparée par des juristes français célèbres, Louis Renault, André Weiss et Jules Roche". Sans doute, mais cette constitution a été "octroyée" par le prince Albert Ier, de la même manière que Louis XVIII avait "octroyé" à ses sujets la Charte de 1814. Quoi qu'il en soit, le Rocher est devenu une "monarchie constitutionnelle", qualification qui n'a pas été remise en cause avec la constitution de 1962. Sur ce point, le site est moins prolixe, et se borne à affirmer que l'article 90 du nouveau texte confirme l'institution du tribunal suprême, avec des fonctions qui cumulent celles du Conseil d'État et du Conseil constitutionnel. Il ajoute, sans davantage de précision, que ses règles d'organisation et de fonctionnement trouvent leur fondement dans une "ordonnance souveraine" du 16 avril 1963, modifiée à plusieurs reprises, le plus récemment le 19 juin 2015.

Pour disposer d'une réelle information sur l'indépendance et l'impartialité du tribunal suprême, il faut donc regarder à la fois la constitution et l'ordonnance.

 


 Le pâtre sur le rocher D 965. Franz Schubert (Allegretto)

Elly Ameling

 

Le fait du prince

 

On observe d'emblée que la notion même de séparation des pouvoirs est inconnue à Monaco. Le régime est celui de la concentration des pouvoirs dans les mains du prince. L'article 3 de la constitution énonce ainsi que "le pouvoir exécutif relève de la haute autorité du Prince", sa responsabilité ne pouvant être engagée dès lors que "la personne du Prince est inviolable". L'article 4 partage le pouvoir législatif entre le prince et le Conseil national, et l'article 66 précise que "la loi implique l'accord des volontés du Prince et du Conseil National". Le prince dispose seul de l'initiative de la loi, et exerce un pouvoir de sanction car il peut empêcher sa promulgation. Quant au pouvoir judiciaire, l'article 88 affirme qu'il "appartient au Prince qui, par la présente Constitution, en délègue le plein exercice aux cours et tribunaux". La justice est donc rendue au nom du prince, ce qui n'empêche pas que la coopération judiciaire avec la France conduise à ce que la justice monégasque soit rendue par des magistrats français.

La procédure de désignation des juges relève du pouvoir discrétionnaire du prince. Il nomme le président du tribunal suprême. Quant aux magistrats, il les désigne sur une liste émanant d'autorités exerçant un rôle de proposition, le Haut Conseil de la magistrature et le secrétaire d'État à la justice notamment. Mais si cette liste ne convient pas au prince, libre à lui d'en exiger une autre jusqu'à ce que lui soit proposé le nom qui lui convient.

Le recours de M. C. P. s'est donc heurté à quelques difficultés. Le requérant conteste en effet son licenciement par le prince, qui contrôle totalement l'organisation des tribunaux. Devant une situation aussi délicate, il a tenté une procédure de récusation, certains juges ayant été nommés, à ses yeux, postérieurement à son recours, dans le but de garantir son rejet. Cette procédure n'a évidemment pas abouti, pas davantage que le recours proprement dit contre le licenciement. Le tribunal suprême a en effet considéré, le 5 septembre 2023, que l'acte de révocation relevait du fait du prince, au sens premier du terme, et qu'il ne pouvait donc être contesté devant les juges. Le requérant se voyait ainsi privé du droit au recours.

La question posée devant la CEDH est celle, non pas de l'indépendance et de l'impartialité subjective de chaque magistrat, mais de l'indépendance et de l'impartialité de l'institution judiciaire monégasque. Alors que Monaco est partie à la Convention européenne des droits de l'homme depuis 2005, aucune réforme n'a jamais été entreprise dans ce domaine.

 

Indépendance et impartialité

 

Il est évident que l'indépendance de la justice monégasque n'est pas acquise, en raison des ingérences du prince, donc de l'Exécutif, dans son fonctionnement. Quant à l'impartialité objective, elle ne semble pas davantage respectée. Son appréciation repose sur le contrôle de l'organisation même de l'institution judiciaire. Le tribunal doit apparaître impartial, et inspirer la confiance. Sur ce point, la Cour européenne a développé une jurisprudence, par exemple l'arrêt Chesne c. France du 22 avril 2010, qui interdit l'exercice de différentes fonctions juridictionnelles par un même juge, dans une même affaire. Ce n'est pas le juge qui est en cause, mais l'organisation judiciaire qui ne satisfait pas au principe d'impartialité. Dans le cas présent, il est évident que les juges monégasques ne peuvent guère inspirer confiance au requérant, dès lors qu'ils sont désignés par l'autorité dont il conteste la décision. 


Menace sur le Conseil constitutionnel


La CEDH ne s'interdit pas d'apprécier la conformité à la convention européenne des modes de désignation des membres des cours suprêmes. Dans un arrêt Meznaric c. Croatie du 15 juillet 2025, elle estime même que les critères d'impartialité objective et subjective doivent s'appliquer aux cours constitutionnelles. Sur un plan purement juridique, les chances du requérant d'obtenir de la CEDH une décision constatant l'irrégularité du droit monégasque au regard du juge procès ne sont pas nulles. 

On peut se demander toutefois si l'intérêt essentiel de la procédure ne réside dans la menace potentielle qui pèse sur le système français de contrôle de constitutionnalité. Dans sa décision du 21 octobre 1997 Pierre-Bloch c. France, la CEDH affirme ainsi que "le fait qu’une procédure s'est déroulée devant une juridiction constitutionnelle ne suffit pas à la soustraire au champ d’application de l’article 6 § 1". Elle en avait d'ailleurs déjà jugé ainsi le 1er juillet précédent dans un arrêt Pammel c. Allemagne, rendu à propos du tribunal de Karlsruhe. On pourrait fort bien imaginer que, dans un avenir plus ou moins proche, un requérant ayant perdu un procès après une question prioritaire de constitutionnalité conteste devant la CEDH la composition et le mode de nomination du Conseil constitutionnel. Que penserait la Cour d'une institution qui accueille les anciens présidents de la République comme membres de droit et qui confie la désignation des membres nommés à des autorités politiques, sans aucun contrôle de leurs compétences juridiques ? Inspire-t-elle la confiance et remplit elle la condition d'impartialité objective ?

Le cas monégasque suscite donc une réflexion sans proportion avec la taille de la principauté. Le contentieux sur les juges monégasques pourrait conduire à la mise en cause du Conseil constitutionnel français. Et il sera bien difficile d'empêcher cela. Impossible en effet d'envisager la solution imaginée par le Général de Gaulle : "Si Monaco nous emmerde, on fait un blocus. Rien de plus facile, il suffit de deux panneaux de sens interdit, un au cap d'Ail, et un second à la sortie de Menton".

Le principe d'impartialité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 1 § 1 D

mardi 9 janvier 2024

Procédure disciplinaire : communication des témoignages.

Le 22 décembre 2023, le Conseil d'État a rendu une décision par laquelle il donne des précisions très utiles sur les droits de la défense en matière disciplinaire et, plus précisément, sur l'accès aux témoignages. 

Dans le cadre de son contrôle de cassation, le Conseil d'État refuse de sanctionner la décision de la Cour administrative d'appel de Paris datée du 17 janvier 2022. Celle-ci annulait l'ensemble d'une procédure disciplinaire engagée en 2018 à l'encontre d'un professeur certifié de philosophie du lycée Montaigne, M. C. Poursuivi pour "comportements et attitudes déplacés à l'encontre de ses élèves de sexe féminin, pour des propos humiliants, certains à connotation sexuelle, des insultes (...)". Par un arrêté du 31 juillet 2018, il s'est vu infligé la sanction de mise à la retraite d'office, mais, le 7 novembre, le juge des référés du tribunal administratif de Paris a suspendu l'exécution de cette décision et enjoint au ministre de l'Éducation nationale de le réintégrer jusqu'à ce qu'il soit statué sur la requête au fond. Réintégré le 8 novembre, M. C. a fait l'objet d'une nouvelle sanction d'exclusion temporaire d'une durée de dix-huit mois le 10 décembre, elle aussi suspendue par le juge des référés le 24 décembre 2018. Statuant au fond le 13 juin 2019, le tribunal administratif a finalement annulé la sanction de mise à la retraite d'office mais confirmé la légalité de l'exclusion temporaire.  C'est précisément cette dernière sanction qui a été annulée par la Cour administrative d'appel, suscitant le pourvoi en cassation du ministre de l'Éducation nationale. 

 

La communication du dossier

 

La question de la non-communication des témoignages à l'intéressé suffit à justifier le rejet du pourvoi. On sait que tout fonctionnaire a droit à la communication de son dossier professionnel préalablement à toute procédure disciplinaire ou à tout refus d'avancement, principe acquis dès l'article 65 de la loi du 22 avril 1905, votée à l'issue de la célèbre Affaire des Fiches. Par la suite, cette communication est devenue une obligation statutaire figurant dans l'article 18 de la loi du 13 juillet 1983.

Si le principe de la communication est acquis, la question du contenu du dossier communiqué est beaucoup moins nette, et l'administration s'efforce souvent de restreindre le champ de cette communication. Selon une jurisprudence constante, tous les éléments qui fondent la sanction doivent figurer dans le dossier, et l'administration doit permettre à l'intéressé d'en prendre copie. Cette règle, pourtant élémentaire et indispensable à l'exercice des droits de la défense, a pourtant été mise en cause, avec le développement des "évaluations à 360°" et autres enquêtes qui ont considérablement développé les témoignages anonymes. 

 

Your Witness. My cousin Vinny. 1992
 

 

Anonymisation du témoignage

 

Le Conseil d'État s'est d'abord montré étrangement favorable à cette pratique. Dans un arrêt du 13 novembre 2013, il a ainsi admis la légalité d'une sanction infligée à un fonctionnaire sur la base d'une "évaluation à 360°". Celle-ci reposait sur des questionnaires "anonymes et sécurisés" remplis par les responsables des services et les collaborateurs de l'agent. Les réponses faisaient ensuite l'objet d'une synthèse, élaborée sans le moindre respect du contradictoire. Cette synthèse était alors le seul élément communiqué à l'intéressé. Malgré ses demandes, il n'a pu accéder aux témoignages, même anonymisés, à l'origine de la sanction. On constate doc qu'il sanctionné sur le fondement de pièces à la fois anonymes et secrètes. A l'époque, le Conseil d'État n'a vu aucune atteinte aux droits de la défense dans une telle pratique.

Par la suite, et heureusement, la jurisprudence a évolué. Dans un arrêt du 5 février 2020 M. A. B., le Conseil d'État affirme que les procès-verbaux des auditions des personnes entendues lors de l'enquête font partie des pièces dont l'agent doit recevoir communication. Une exception demeure toutefois possible lorsque "la communication de ces procès-verbaux serait de nature à porter gravement préjudice aux personnes qui ont témoigné". Réaffirmée dans un arrêt du 28 janvier 2021, M. D. C., cette jurisprudence insiste donc sur la gravité du préjudice éventuel qui résulterait de la communication du témoignage. Si cette jurisprudence se montre plus libérale, elle n'en demeurait pas moins d'une interprétation délicate. L'appréciation de la gravité du préjudice pouvait résulter de la seule parole du témoin, craignant d'éventuelles représailles de la part de la personne objet de l'enquête. Elle suffisait donc à bloquer l'exercice des droits de la défense.

La décision du 22 décembre 2023 s'efforce de surmonter cet obstacle. Elle précise qu'en cas de "risque avéré de préjudice pour son auteur", l'autorité administrative doit permettre la communication du témoignage selon des modalités préservant l'anonymat du témoin. D'une part, la notion de "risque avéré" substituée au "préjudice grave" impose désormais une appréciation faite par l'administration, le cas échéant sous le contrôle du juge. D'autre part, la communication n'est plus alors exclue, mais anonymisée. Certes, il ne sera sans doute pas toujours facile de procéder à cette anonymisation dans des affaires où les protagonistes travaillent dans le même service, se connaissent, et où un détail suffit souvent à identifier l'auteur. Mais c'est tout de même un progrès, et une synthèse trop imprécise et éloignée du témoignage original pourrait être sanctionnée par le juge pour manquement aux droits de la défense. On note tout de même que cette jurisprudence doit être lue à la lumière de l'arrêt du 21 octobre 2022 qui affirme qu'un fonctionnaire sanctionné ne peut avoir accès aux témoignages que s'il les a effectivement demandés.


Droit d'accès et utilité du témoignage 


En l'espèce, M. C. a demandé, mais il n'a eu accès qu'à une vague synthèse d'un unique témoignage d'une élève, antérieur aux poursuites diligentées à son encontre. S'il est fait état, dans son dossier, d'un "rapport" et de "lettres", il n'en a jamais eu communication. Au demeurant l'accès à des témoignages d'élèves qui avaient quitté l'établissement depuis les faits n'entraine aucun "risque avéré" de préjudice pour eux. Ces éléments montrent que M. C. n'a pu bénéficier d'un droit à communication satisfaisant pour l'exercice des droits de la défense, ce qui justifie pleinement le rejet du pourvoi.

Toute décision qui améliore l'exercice des droits de la défense dans une procédure disciplinaire doit être saluée. On ne peut s'empêcher toutefois de constater que la décision prend en compte, même sans le déclarer formellement, l'utilité du témoignage dans les droits de la défense. La lecture de la décision, reprenant l'argumentaire de la Cour administrative d'appel, montre que les témoignages recueillis contre le professeur étaient fort peu nombreux et que les comportements qu'ils dénonçaient étaient considérablement moins graves que ceux qui étaient invoqués pour justifier la sanction. En témoigne le fait que la première sanction de mise à la retraite d'office a été considérée comme manifestement disproportionnée. Mais la règle de la communication du dossier s'applique à tous les documents et à tous les témoignages, quand bien même ils n'auraient aucun intérêt dans la procédure disciplinaire. L'accès à ces documents n'est pas lié à leur utilité, c'est juste un droit que le juge administratif devrait rappeler, de temps en temps.


vendredi 5 janvier 2024

Les Invités de LLC - Emmanuel Kant. Vers la paix perpétuelle

Liberté Libertés Chéries invite régulièrement ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations sont purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
 
Il nous a semblé indispensable que le premier invité de l'année 2024 soit Emmanuel Kant. Il avait déjà écrit pour LLC, en 2021, avec "Qu'est-ce que les Lumières ?". Il revient aujourd'hui avec "Vers la paix perpétuelle", publié en 1795. Il nous explique que la guerre ne doit pas s'accompagner d'actes irréversibles, qui rendraient impossible le retour de la confiance, et donc de la paix. Un beau message en ce début d'année.

 

Vers la paix perpétuelle


Emmanuel Kant

 

1795

 


 

 

 

VI. Nul État ne doit se permettre, dans une guerre avec un autre, des hostilités qui rendraient impossible, au retour de la paix, la confiance réciproque, comme, par exemple, l’emploi d’assassins (percussores), d’empoisonneurs (venefici), la violation d’une capitulation, l’excitation à la trahison (perduellio) dans l’État auquel il fait la guerre, etc.

Ce sont là de honteux stratagèmes. Il faut qu’il reste encore, au milieu de la guerre, quelque confiance dans les sentiments de l’ennemi ; autrement il n’y aurait plus de traité de paix possible, et les hostilités dégénéreraient en une guerre d’extermination (bellum internecinum), tandis que la guerre n’est que le triste moyen auquel on est condamné à recourir dans l’état de nature, pour soutenir son droit par la force, puisqu’il n’y a point de tribunal établi qui puisse juger juridiquement.

Aucune des deux parties ne peut être tenue pour un ennemi injuste puisque cela supposerait déjà une sentence juridique, mais l’issue du combat, comme dans ce que l’on appelait les jugements de Dieu, décide de quel côté est le droit. Une guerre de punition (bellum punitivum) entre les États ne saurait se concevoir, puisqu’il n’y a entre eux aucun rapport de supérieur à inférieur. 

Il suit de là qu’une guerre d’extermination, pouvant entraîner la destruction des deux parties et avec elle celle de toute espèce de droit, ne laisserait de place à la paix perpétuelle que dans le vaste cimetière du genre humain. Il faut donc absolument interdire une pareille guerre, et par conséquent aussi l’emploi des moyens qui y conduisent. — Or il est évident que les moyens indiqués tout à l’heure y mènent infailliblement ; car, si l’on met une fois en usage ces pratiques infernales, qui sont infâmes par elles-mêmes, elles ne s’arrêteront pas avec la guerre, mais elles passeront jusque dans l’état de paix, et elles en détruiront absolument le but. Tel est, par exemple, l’emploi des espions (uti exploratoribus), où l’on se sert de l’infamie des autres, infamie qu’on ne peut plus ensuite extirper entièrement. »



 

mardi 2 janvier 2024

Garde à vue : la réforme furtive

Le meilleur moyen de faire en sorte qu'une réforme passe inaperçue est de la faire adopter dans une loi fourre-tout, dont l'intitulé suffit à dissuader la lecture. Le "projet de loi portant diverses dispositions d'adaptation au droit de l'Union européenne en matière d'économie, de finances, de transition écologique, de droit pénal, de droit social et en matière agricole" répond parfaitement à cet objectif. On ne soupçonne pas, en effet, l'existence d'une nouvelle réforme de la garde à vue derrière cet intitulé. C'est pourtant le cas, et seule l'analyse du texte permet d'expliquer son caractère furtif. Il a d'abord pour objectif de donner satisfaction aux avocats qui se plaignaient d'un droit positif admettant quelques dérogations à leur présence dès le début de la garde à vue. Il a aussi une finalité d'ordre plus général, puisqu'il s'agit d'éviter un recours en manquement pour non respect de la "directive C" du 22 octobre 2013 relative au droit d'accès à un avocat dans le cadre des procédures pénales. 

A ce stade du débat, il est évidemment difficile d'anticiper l'avenir de ce texte. Déposé en première lecture au Sénat, il a été assez largement amendé, avant d'être adopté le 20 décembre 2023. On attend donc le vote de l'Assemblée nationale. 

 

La gestation du droit à l'assistance d'un avocat durant la garde à vue

 

Le droit à l'assistance d'un avocat pendant la garde à vue a connu une gestation pour le moins difficile. Il a longtemps été considéré comme une obstruction à une enquête contrainte dans le temps et traditionnellement centrée sur l’obtention des aveux. La loi du 15 juin 2000 n'autorisait qu'un entretien de trente minutes au début de la garde à vue, qui pouvait être repoussé à la quarante-huitième heure pour les infractions liées à la criminalité organisée, ou à la soixante-douzième pour celles liées au terrorisme. Ces dispositions restrictives ont été mises en cause par une sorte de coalition des juges, faisant intervenir la Cour européenne des droits de l'homme, le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation. 

L'absence d'avocat "dès les premiers stades des interrogatoires" a été sanctionnée par la  CEDH, dans son arrêt Brusco c. France du 14 octobre 2010, En même temps, profitant de l’introduction dans le droit français de la question prioritaire de constitutionnalité, les avocats ont obtenu du Conseil constitutionnel, le 30 juillet 2010, l’abrogation des dispositions de la loi de 2000 jugées contraires aux droits de la défense. La loi du 14 avril 2011 a donc pris acte de cette jurisprudence en imposant la présence de l’avocat durant toutes les auditions. Par trois décisions intervenues le 15 avril 2011, c’est‑à‑dire le lendemain du vote de la loi, l’Assemblée plénière de la Cour de cassation, s’appuyant sur la jurisprudence de la CEDH, a jugé que la présence de l’avocat durant la garde à vue devait s’appliquer « sans délai ».

Certes, mais les avocats continuent à lutter pour l'élargissement d'un droit qui, à leurs yeux, demeure encore lacunaire. Ils se plaignent de ne pas avoir accès au dossier, de ne pas pouvoir s'exprimer librement lors des auditions. Surtout, ils invoquent des difficultés matérielles qui les empêchent parfois d'arriver rapidement auprès du gardé à vue, donnant à l'autorité de police judiciaire la possibilité de commencer l'audition, en l'absence du conseil. 

 

 

Astérix chez les Belges. René Goscinny et Albert Uderzo. 1979


Le contenu de la réforme


Le projet prévoit d'abord que si l'avocat choisi ne peut pas rejoindre son client dans les deux heures qui suivent sa sollicitation, l'officier de police judiciaire (OPJ) ne peut pas commencer l'audition. Il peut seulement demander au Bâtonnier d'envoyer un avocat commis d'office. Par voie de conséquence, est également supprimé le délai de carence de deux heures prévu pour effectuer la première audition en présence de l'avocat commis d'office. Il peut donc arriver après ce délai de deux heures et il faut donc l'attendre pour procéder à cette audition. Il est évident que ces dispositions conduisent à une sorte de grignotage d'une la garde à vue qui demeure d'une durée de 24 heures, renouvelable une fois. La possibilité de demander un avocat commis d'office empêche toutefois que la seule absence de l'avocat soit utilisée pour bloquer l'ensemble de la procédure.

Il existe certes une sorte de disposition de sauvegarde qui permet de procéder à l'audition pour « éviter une situation susceptible de compromettre sérieusement une procédure pénale ». La formulation est moins précise que celle qui avait été antérieurement adoptée et qui permettait une dérogation pour « permettre le bon déroulement d’investigations urgentes tendant au recueil ou à la conservation des preuves. Il ne fait guère de doute que cette formulation sera débattue à l'Assemblée nationale. 

Outre cet approfondissement du droit à l'assistance d'un avocat, le projet de loi élargit aussi la possibilité pour la personne gardée à vue d'informer un tiers de la mesure dont il est l'objet. Alors que cette procédure ne concernait que des membres de la famille, d'ailleurs limitativement énumérés, elle peut désormais faire prévenir " toute autre personne qu'elle désigne". On observe que la rédaction de cette disposition ne lui interdit pas de prévenir ses complices, sujet qui devrait également donner lieu à débat.


Les secrets du gouvernement


On peut évidemment s'étonner qu'une réforme, tout de même importante, de la garde à vue, intervienne ainsi, de manière subreptice, dans une loi "portant diverses dispositions". Cette situation s'explique par le fait que le gouvernement a cultivé un secret absolu sur la procédure engagée contre la France par la Commission européenne, et qu'il se trouve désormais pris à la gorge, directement menacé d'un recours en manquement.

La transposition de la "Directive C" du 22 octobre 2013 dans le droit des États membres devait être achevée, au plus tard, le 27 novembre 2016. Or, la France ne s'est pas vraiment hâtée, et son droit interne n'a pas totalement été mis en conformité. Par une mise en demeure du 23 septembre 2021, la Commission a donc fait savoir aux autorités françaises qu'elles devaient modifier le droit pour supprimer le délai de carence et permettre au gardé à vue de prévenir le tiers de son choix. Le 28 septembre 2023, la Commission a rendu un avis motivé dénonçant une transposition incorrecte sur ces deux éléments. Il devenait donc urgent de modifier le droit, avant que n'intervienne le recours en manquement, dernière étape fort prévisible de la procédure.

Le plus surprenant dans l'affaire est que toute cette procédure a été diligentée dans la plus grande opacité. Les autorités françaises n'ont consulté personne, ni les magistrats, ni les avocats, ni, évidemment, les syndicats de police. La réforme apparaît ainsi mal préparée et hâtive, alors même qu'elle aurait dû être engagée depuis une dizaine d'années. Bien entendu, le gouvernement redoute surtout la réaction des syndicats de police qui se sont déjà manifestés auprès du Sénat. On lit ainsi, dans le rapport sénatorial, que les autorités "ont pris le risque de dégrader sans cause sérieuse les capacités d'enquête des parquets et des officiers de police judiciaire qui, partout en France, ont découvert le projet de loi avec inquiétude et stupéfaction". Les conditions du débat à l'Assemblée sont ainsi clairement posées, et l'on comprend que la réforme ne restera pas furtive très longtemps. Le gouvernement espérait-il sérieusement faire adopter la réforme en catimini ?

 

La présence de l'avocat durant la garde à vue : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B