La ministre de l'Éducation nationale, de la Jeunesse, des Sports et des Jeux Olympiques et Paralympiques se trouve au coeur d'une tempête médiatique. La querelle entre les partisans de l'école publique et ceux de l'école privée constitue en effet l'un des clivages les plus ancrés dans notre société, toujours prête à rebondir à la moindre étincelle. Cette fois, l'étincelle est une grosse gaffe de la ministre qui n'a guère préparé d'éléments de langage pour expliquer les motifs pour lesquelles elle scolarise ses enfants à Stanislas, établissement d'enseignement catholique considéré comme plutôt conservateur.
Interrogée sur ce point par des journalistes, question parfaitement prévisible, elle a répondu qu'elle y avait inscrit son fils aîné à cause "d'un paquet d'heures non remplacées", stigmatisant au passage l'école de la rue Littré où l'enfant avait été scolarisé auparavant. Hélas la presse, et Mediapart en particulier, a approfondi son enquête et montré que le changement d'école était, en l'espèce, motivé par la volonté de la ministre de faire sauter une classe à l'enfant, alors en petite section de maternelle. L'intéressée a fini par affirmer que la "réalité lui donnait tort". C'est donc un mensonge qui est reproché à la ministre et non pas l'inscription de ses enfants dans l'enseignement confessionnel.
Elle en a parfaitement le droit, car l'enseignement privé est aujourd'hui associé au service public de l'enseignement. La loi Debré du 31 décembre 1959 consacre ainsi la liberté de l’enseignement, constitutionnalisée par la décision du Conseil constitutionnel du 23novembre 1977. Ce texte demeure le fondement du système actuel, et la promptitude avec laquelle la querelle scolaire peut être ranimée n’incite guère les gouvernements successifs à le modifier de manière substantielle. On l’a vu en 1981, lorsque le projet de loi Savary voulant créer un « grand service public unique laïque de l’enseignement » a été retiré, après avoir suscité des manifestations de protestation des milieux catholiques.
Il est intéressant de voir que ces derniers ont immédiatement feint de croire que l'enseignement privé était directement menacé. Ils se demandent, avec le plus grand sérieux, s'il est "encore permis de dispenser un enseignement catholique". La question n'est pas là, évidemment, mais l'élément de langage permet de se victimiser.
Quoi qu'il en soit, l'établissement où sont scolarisés les enfants de la ministre est une question qui ne présenterait que fort peu d'intérêt si l'affaire n'avait pas permis de développer un débat sur le financement public de l'enseignement privé, et sur le contrôle de l'État auquel il est théoriquement soumis. Sur ce point, ce débat présente un aspect réellement positif.
Les chiffres
Observons d'emblée que l'enseignement privé hors contrat, extrêmement minoritaire (environ 73 000 élèves) est soumis à un certain contrôle de l'État, dans l'intérêt des enfants, mais ne participe pas au service public de l'enseignement et n'est donc pas subventionné. En revanche l’enseignement privé sous contrat connaît aujourd’hui un important développement. En 2022, selon l'Insee, il accueillait plus de deux millions d'élèves, soit 17, 6 % des élèves de niveaux primaire et secondaire. Il comptait environ 9 000 établissements. Parmi ces derniers, 96 % sont catholiques.
Les contrats
L'énorme majorité des établissements privés a donc signé un contrat d'association avec l'État. Il en existe deux types.
Le contrat simple est le plus respectueux de l’autonomie de l’établissement, d’autant qu’il peut en limiter l’application à certaines classes. La rémunération des enseignants des classes sous contrat est assurée par la collectivité publique. En contrepartie, ces classes font l’objet d’un contrôle sur le contenu pédagogique des enseignements et leur conformité aux programmes officiels. L’administration est tenue d’accorder ce contrat simple dès que sont réunies les conditions fixées par la loi, notamment celles relatives à la qualification des maîtres, au nombre d’élèves et à la salubrité des locaux. Un contrôle normal est néanmoins effectué par le juge sur la réalisation de ces conditions.
Le contrat d’association, comme son nom l’indique, associe plus étroitement l’établissement privé au service public. Il en devient partie intégrante, au même titre que ses homologues du secteur public. S’il est vrai que tout établissement privé peut solliciter un tel contrat, sa passation demeure subordonnée à l’existence d’un « besoin scolaire reconnu ». Le Conseil constitutionnel, dans sa décision du18 janvier 1985, précise que ce « besoin scolaire reconnu » peut reposer « en partie sur une évaluation quantitative des besoins de formation », mais aussi sur des éléments qualitatifs comme « la demande des familles et le caractère propre de l'établissement ».
De la subvention déguisée... à la subvention directe
La IVe République avait adopté un système de subvention déguisée, sous la forme d'une aide aux familles. Le décret Poinsot-Chapuis
du 22 mai 1948 autorise les communes à aider les familles des enfants scolarisés
dans un établissement privé. Les lois Marie et Barangé des 21 et 28 septembre1951 mettent ensuite en place un système de bourses et généralisent l’aide aux
familles. En réalité, cette allocation n’est pas versée aux familles, mais à l’association de
parents d’élèves de l’établissement privé, de la même manière qu’elle est
versée à la caisse départementale scolaire pour les écoles publiques. Il s'agit donc bien d'une subvention déguisée.
L’apaisement de la querelle scolaire au début de la Vème
République va permettre d’opérer un glissement de l’aide aux familles à la
subvention directe des établissements privés.
Le financement global
Le contrat d'association suppose que l'État rémunère les enseignants et que les autres collectivités publiques, communes et régions, assument le fonctionnement de l'établissement. En 2022, selon les chiffres de la Cour des comptes, l'État a ainsi dépensé 8 milliards d'euros au financement de l'enseignement privé, soit 75 % de ce financement. Dans le primaire, 55 % du financement est assuré par l'État et 21, 5 % par les communes. Dans le secondaire, l'État assure 67, 2 % du financement, et les régions 9, 6 %. La part payée par les familles ne dépasse donc pas 23, 2 %.
Ces éléments imposent une définition plus précise de la liberté de l'enseignement, que les défenseurs de l'école Stanislas semblent quelque peu ignorer. La loi confère aux parents la liberté de choisir l'établissement dans lequel leurs enfants sont scolarisés. Mais elle ne confère pas à l'établissement le droit de se soustraire aux contrôles de l'État. La liberté de l'enseignement s'arrête là où commence le service public et le financement de l'État justifie un contrôle effectif.
La loi Debré fait en effet peser les contraintes du service public sur les écoles sous contrat d'association. Elles s'engagent à dispenser un enseignement conforme aux programmes officiels et à ne pratiquer aucune discrimination dans l'accueil des élèves. Cela signifie clairement qu'elles doivent accueillir les élèves sans considération de leur religion, et ne peuvent imposer un enseignement religieux obligatoire. Celui-ci peut néanmoins être proposé aux élèves. Le rapport établi par l'Inspection générale sur Stanislas, dont de larges extraits ont fuité dans la presse, laisse penser que ces obligations ne sont pas réellement respectées dans cet établissement.
La situation de Stanislas conduit à s'interroger sur l'effectivité du contrôle de l'État. La Cour des comptes, dans un rapport publié le 1er juin 2023, dresse un bilan alarmant de la situation. Elle regrette que les contrôles ne soient pas effectués : "Le contrôle financier des établissements « n'est pas mis en oeuvre ; le contrôle pédagogique, (...) est exercé de manière minimaliste ; le contrôle administratif (...) n'est mobilisé que ponctuellement lorsqu'un problème est signalé ». Elle ajoute que l'objectif de mixité sociale ne semble pas réellement pris en considération.
La ministre de l'Éducation nationale et autres activités a ainsi, à l'insu de son plein gré, mis le doigt sur une situation catastrophique. Les faits dévoilés sur l'école de ses enfants montrent en effet que l'enseignement religieux est largement financé par l'État, sans réel contrôle. Il parait en effet impossible de réussir la mixité sociale dans l'enseignement public, lorsque l'enseignement privé confessionnel devient le refuge de ceux qui précisément, particulièrement à Stanislas, refusent que leurs enfants rencontrent d'autres enfants de milieu social différent. Dès lors, l'établissement se soustrait clairement aux objectifs définis par l'État. Sur ce point, on ne peut que rejoindre la Cour des comptes qui pense nécessaire de "proposer une rénovation de la relation contractuelle entre l’enseignement privé et l’État". Mais est-elle possible sans susciter les habituelles manifestations des parents d'élèves catholiques ? Dans la presse qui accueille volontiers leurs tribunes, la menace est à peine voilée.