« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 18 décembre 2023

Un aller simple pour l'Ouzbekistan.

 

Le juge des référés du Conseil d'État enjoint, dans une ordonnance du 7 décembre 2023, aux autorités françaises de réacheminer, à leurs frais, M. B., un ressortissant ouzbèke qui avait fait l'objet d'un arrêté d'expulsion vers son pays d'origine. L'injonction est fondée sur le non respect de décisions de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Sur le fondement de l'article 39 de son règlement, celle-ci avait en effet pris des mesures provisoires demandant, à deux reprises, aux autorités la suspension de la mesure d'éloignement, d'abord le 7 mars 2022 pour attendre la décision de la CNDA jugeant de son recours contre le refus de lui accorder le droit d'asile, ensuite le 26 avril 2022 en attente du recours effectué devant la CEDH elle-même.

L'affaire est évidemment au coeur d'un débat politique. Les uns reprochent aux autorités de bafouer une décision de la Cour européenne qui, en principe, doit être appliquée. Les autres déplorent la mainmise d'un droit européen jugé trop interventionniste en droit des étrangers. Au premier rang de cette seconde tendance, le ministre de l'Intérieur lui-même. Il ne pouvait évidemment ignorer les éventuelles conséquences contentieuses de sa décision d'expulser M. B., mais il est clair qu'il entendait affirmer sa volonté de passer outre la justice européenne en matière d'expulsion. Un choix intéressant au moment précis où les sondages effectués à l'occasion du débat, ou plutôt de l'absence de débat sur le projet de loi immigration montraient une opinion favorable à une plus grande efficacité des mesures d'éloignement des étrangers en situation irrégulière.

 

Une affaire simple, en apparence

 

Sur le plan juridique, il faut reconnaître que l'affaire M. B. ne présente pourtant qu'un intérêt relatif. Les décisions rendues par la CEDH, y compris les demandes de mesures provisoires, s'imposent en effet aux États. Par l'article 53 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, "ils s'engagent à se conformer aux décisions de la Cour dans les litiges auxquels ils sont partie". C'est donc à l'État qu'incombe la responsabilité de l'exécution, avec les instruments juridiques de son ordre interne. La France a signé la Convention et l'a ratifiée en 1974. Elle a ensuite accepté la juridiction de la Cour en 1981. Il est donc parfaitement clair que, juridiquement, les autorités françaises étaient tenues de surseoir à l'éloignement de M. B. Elles ne le contestent d'ailleurs pas, et le ministre de l'Intérieur assume pleinement se soustraire aux obligations imposées par la Convention européenne des droits de l'homme.

 


Folklore ouzbèke


L'articulation de deux procédures


Certes, mais la simplicité n'est qu'apparente, car on observe une sorte de télescopage entre deux procédures. L'affaire commence comme un contentieux classique de refus du droit d'asile. M. B. se voit refuser la qualité de réfugié par l'OFPRA, et il fait un recours devant la CNDA. Comme tout demandeur d'asile ordinaire, M. B., s'étant vu refuser la qualité de réfugié, devient tout simplement u étranger en situation irrégulière, et donc susceptible d'éloignement. Mais M. B. n'est pas un demandeur d'asile ordinaire. Même s'il n'a commis aucune infraction sur le territoire français, il n'en demeure pas moins que sa proximité avec certains mouvements djihadistes est signalée par les services de renseignement, et qu'il figure dans le Fichier de traitement des signalements pour la prévention de la radicalisation (FSPRT) géré par la DGSI. Ce fichier recense "le haut du spectre", c'est-à-dire les personnes présentant les signes les plus élevés de dangerosité.

Ce fichage conduit donc à décider l'expulsion de M. B. On change alors de procédure. Ce n'est plus l'irrégularité de son séjour qui justifie la procédure d'éloignement, mais la menace que sa présence sur le territoire représente pour l'ordre public. Aux yeux du ministre, le recours à la procédure d'expulsion, et même de l'expulsion en urgence absolue, est donc justifié. Rappelons que cette procédure simplifiée dispense de la comparution de l'étranger devant la commission départementale d'expulsion mais que le juge administratif exerce un contrôle normal sur cette mesure. En matière de terrorisme, il s'assure donc que l'intéressé a un "comportement de nature à porter atteinte aux intérêts fondamentaux de l'État". La preuve du danger que représente l'individu peut être apportée par les services de renseignement.

Certes, la presse observe qu'après l'assassinat de Dominique Bernard, le 13 octobre, le ministre de l'Intérieur a donné l'ordre aux préfets de faire remonter les cas d'étrangers radicalisés susceptibles d'être expulsés rapidement, et le dossier de M. B. a sans doute été choisi dans ce groupe. C'est probablement vrai, mais cette procédure n'est pas, en tant que telle, illégale. 

 

Le choix du pays d'accueil

 

Le problème juridique, car il y en a tout de même un, vient de la procédure d'expulsion elle-même. On sait qu'une expulsion donne lieu en pratique à deux décisions bien distinctes. La première est l'acte d'éloignement en lui-même, la seconde est la décision choisissant le pays d'accueil. Dans le cas de M. B., l'interdiction du territoire était décidée depuis 2021, mais le choix du pays d'accueil figure dans un acte du 13 novembre, l'expulsion ayant lieu dès le lendemain. Le résultat est que M. B. n'a pas pu faire un recours contre le choix de l'Ouzbékistan, pays dont il est ressortissant, comme destination. 

Or, il est clair que cette décision de choix du pays d'accueil doit faire l'objet d'un recours distinct de celui portant sur l'expulsion. Dans le cas du renvoi vers le pays d'origine de l'intéressé, le juge s'assure d'abord que la mesure d'éloignement n'est pas une extradition déguisée. La jurisprudence de la CEDH, dans un arrêt Bozano du 18 décembre 1986, sanctionnait déjà une expulsion destinée à renvoyer un étranger vers son pays d'origine, dans lequel il était activement recherché. Dès l'année suivante, dans une affaire Buayi, le Conseil d'État s'est rallié à cette jurisprudence. Il examine alors si le retour du requérant au Zaïre, pays dont il est originaire, lui fait courir des risques graves, de torture notamment.

Cette jurisprudence est aujourd'hui largement utilisée à propos de l'expulsion de personnes liées au terrorisme vers leur pays d'origine. La CEDH examine très concrètement la situation des droits de l’homme dans le pays demandeur. Dans son arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009, elle jugeait alors impossible une expulsion vers l’Algérie, à une époque où les services de sécurité de ce pays se livraient systématiquement à la torture. Dix ans plus tard, avec un arrêt A.M. c. France du 29 avril 2019, elle admet l’expulsion vers son pays d’origine d’un Algérien condamné en France pour sa participation à des actes de terrorisme initiés par Al Qaida au Maghreb islamique (AQMI). Elle prend ainsi acte d’une évolution, les autorités algériennes ayant précisé que l’intéressé ne faisait l’objet d’aucune poursuite dans ce pays. Dans ses deux mesures provisoires adressées à la France, la CEDH invoquait ainsi le risque de torture en Ouzbékistan.

Mais précisément, dans le cas de M. B., aucun juge n'a pu se pencher sur le choix du pays d'accueil. Le juge des référés du Conseil d'État, dans son ordonnance du 7 décembre 2023, ne sanctionne donc pas les autorités françaises parce qu'elles l'ont renvoyé en Ouzbékistan, mais parce qu'il n'a pas été mis en situation de pouvoir contester le choix de cette destination. Il ne se fonde pas sur l'article 3 qui interdit la torture, mais sur le droit au procès équitable, garanti en droit européen, par l'article 6 de la Convention. Même si l'on se plaçait en dehors du droit de la convention, la sanction serait identique, car le droit au recours est un élément essentiel des droits de la défense. Or M.B. n'a pu l'exercer son droit au recours de manière satisfaisante.

L'avocat de M. B. déclare que son client a été emprisonné dès son arrivée en Ouzbékistan, et on peut déduire de cette situation qu'il n'est pas près de revenir en France. C'est un peu ce qu'actait le juge des référés du tribunal administratif de Paris, en première instance. Il avait en effet écarté la demande d'injonction en s'appuyant sur l'absence d'urgence, puisque M. B. avait déjà été expulsé. Mais le juge des référés du Conseil d'État sanctionne cette motivation pour erreur de droit. Le référé-liberté ne permet pas seulement au juge de suspendre une décision mais lui "permet d'ordonner toutes mesures nécessaires à la protection des libertés fondamentales, au nombre desquelles peuvent figurer celles destinées à permettre le retour en France du demandeur". Le Conseil d'État écarte donc un moyen reposant sur l'idée qu'une décision exécutée ne peut plus être contestée.

Certes, cette décision restera sans doute sans effet pour M. B., et il faut bien reconnaître que personne n'a tellement envie de défendre une personne fichée pour des liens avec des groupes terroristes. La mobilisation en sa faveur restera probablement fort modeste. On imagine assez bien un vague échange de lettres avec les autorités ouzbèques, la France déclarant que M. B. devrait, en principe, revenir sur le territoire, alors que l'Ouzbékistan répondrait qu'il doit rendre compte de certaines infractions dans son pays. Tout cela serait accompagné d'une promesse de retour... à l'issue de sa peine. Les juges seraient alors bien obligés de considérer que la décision du Conseil d'État a été appliquée. Mais quel dommage ! la procédure n'a pas abouti.

Quoi qu'il en soit, l'affaire a surtout permis au juge des référés du Conseil d'État de sanctionner la décision d'un ministre de l'Intérieur qui fait prévaloir ses choix politiques sur le droit positif et sur les décisions des juges. Une telle attitude emporte évidemment une atteinte à la séparation des pouvoirs, puisque l'Exécutif s'oppose délibérément à plusieurs décisions de justice qu'il est censé appliquer. 

Bien entendu, il n'est pas interdit de penser que, sur le fond, l'expulsion de M. B. est une bonne chose pour la sécurité des Français. Mais dans ce cas, il ne sert à rien de violer le droit positif en dénonçant le soi-disant pouvoir des juges. Ces derniers ne font qu'appliquer le droit, et si le ministre de l'Intérieur veut le changer, rien ne lui interdit de faire des propositions en ce domaine. Pourquoi pas dire les choses franchement et reconnaître qu'il désire que la France retire son acceptation de la juridiction de la Cour européenne pour confier l'interprétation de la Convention aux seuls tribunaux français ?

 

Le contentieux du choix du pays d'accueil : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 5, section 2 § 2 B



mercredi 13 décembre 2023

Droit au silence : les notaires taiseux


Dans sa décision du 8 décembre 2023 M. Renaud N., le Conseil constitutionnel affirme que le droit au silence s'applique en matière disciplinaire, comme il s'appliquait en matière pénale. Dans le cas présent, le requérant est un notaire de Fort-de-France, destitué pour différents manquements à la probité, à l'issue d'une procédure disciplinaire. A l'occasion du recours contre la sanction qui le frappe, le notaire dépose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la constitution des dispositions de l'ordonnance du 28 juin 1945 relatives à la discipline des notaires. Il reproche à ce texte de ne pas prévoir le droit au silence, ni l'information sur le droit au silence.

La QPC est écartée par le Conseil sur un simple motif de compétence. En effet, l'ordonnance de 1945 se borne à prévoir une procédure disciplinaire et à désigner ceux qui l'exercent. Aucune disposition législative ne fixe les conditions dans lesquelles l'officier ministériel est poursuivi, et la procédure disciplinaire est précisée par la voie réglementaire, en l'occurrence le décret du 28 décembre 1973. Il est donc impossible d'invoquer l'incompétence négative puisque, précisément, les modalités de cette procédure disciplinaire relèvent du pouvoir réglementaire.

L'intérêt de la QPC n'est pas dans son rejet mais dans l'affirmation du Conseil qui rappelle "le principe selon lequel nul n’est tenu de s’accuser, dont découle le droit de se taire". Et il ajoute que "ces exigences s’appliquent non seulement aux peines prononcées par les juridictions répressives mais aussi à toute sanction ayant le caractère d’une punition". Le droit de se taire se trouve ainsi étendu à la procédure disciplinaire.

 


Mais quant vers minuit passaient les notaires...

Les Bourgeois. Jacques Brel

François Alu

 

Une origine européenne et dans le droit pénal 


L'origine du droit au silence figure dans l'arrêt de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme Funke c. France rendu le 19 février 1993. Il s’est intégré dans le droit positif par paliers successifs.

Dans la garde à vue tout d'abord, le Conseil constitutionnel, dans l'une de ses premières QPC du 30 juillet 2010, affirme que le droit au silence fait partie des droits de la défense dont est titulaire toute personne gardée à vue. Parce qu’elle ne prévoit pas le droit au silence du gardé à vue, la CEDH condamne ensuite la France dans son arrêt du 14 octobre 2010 Brusco c. France pour violation du droit au procès équitable. La loi du 14 avril 2011 tire les conséquences de ces jurisprudences et introduit « le droit, lors des auditions (…), de faire des déclarations, de répondre aux questions posées ou de se taire ».

Par la suite, le droit au silence est encore élargi  à l’ensemble de la procédure pénale avec la directive européenne du 22 mai 2012 transposée par la loi du 27 mai 2014. Le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 18 juin 2021 Al Hassane S., l’élargit à tout le contentieux de la mise en liberté, et l'impose, par une autre QPC du 30 septembre 2021 à toutes les audiences devant le juge des libertés et de la détention.

 

La position contraire du Conseil d'État

 

Aujourd'hui, avec la décision du 8 décembre 2023, le Conseil constitutionnel étend le droit au silence aux procédures disciplinaires. Mais le dialogue des juges n'est pas parfait, car le Conseil constitutionnel s'oppose ainsi frontalement au Conseil d'État.

Dans un arrêt du 23 juin 2023, le Conseil d'État se réfère en effet à la jurisprudence antérieure du Conseil constitutionnel. Et de ses décisions, il déduit, sans davantage de questionnement, que le droit au silence "a seulement vocation à s'appliquer dans le cadre d'une procédure pénale". Par conséquent, il refuse de transmettre au Conseil une nouvelle QPC portant sur la procédure disciplinaire, jugeant que la question était dépourvue de caractère sérieux. A l'époque, l'affaire portait sur la procédure disciplinaire visant les magistrats devant le Conseil supérieur de la magistrature.  

Le 10 octobre 2023, la Cour de cassation s'est montrée plus ouverte. Elle a, au contraire, renvoyé la QPC au Conseil constitutionnel. D'une part, elle a observé que les dispositions contestées n'avaient pas déjà été déclarées conformes à la constitution par le Conseil constitutionnel. D'autre part, elle a fait valoir qu'une poursuite disciplinaire engagée contre un notaire pouvait conduire à sa destitution, mesure particulièrement grave. Dans ces conditions, affirme la Cour de cassation, la question du droit au silence apparaît "comme n'étant pas dépourvue de caractère sérieux".

La décision du 8 décembre 2023 apparaît ainsi comme un désaveu très clair apporté à la position du Conseil d'État. Le verrou de la juridiction administratif n'a toutefois pas été suffisant pour empêcher une évolution qui aboutit à l'émergence d'un droit au silence, considéré comme un élément d'un droit processus extrêmement englobant. Certes, on sait que le droit au silence est un produit juridique d'importation, largement inspiré du droit américain et qu'il a eu des difficultés à s'implanter dans un droit français marqué par une procédure inquisitoire. L'enquête, comme l'instruction, et comme la procédure disciplinaire ont effet pour caractéristique commune de se dérouler à charge et à décharge. A ce titre, le droit au silence peut empêcher la manifestation de la vérité, qui peut finalement être favorable à la personne poursuivie. Mais le droit au silence est son choix, et il est parfaitement logique que, s'il existe en matière pénale, il soit également présent en matière disciplinaire.


Le droit au silence : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4, section 2 § 1 B



vendredi 8 décembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Eclairage sur la bougie de l'Elysée

Beaucoup d'internautes ont découvert sur les réseaux sociaux l'image du Grand-Rabbin de France allumant la bougie d'Hanouka, sous les ors de l'Elysée, en présence évidemment du Président de la République. La scène a d'abord suscité l'incrédulité, puis la surprise, et enfin la polémique. Elle se développe surtout au niveau politique. La Première Ministre, se déclare satisfaite que le Président de la République ait donné une satisfaction symbolique à une communauté juive déçue de ne pas l'avoir vu à la marche contre l'antisémitisme. Le président du Crif Yonathan Arfi l'analyse comme "une erreur" (...) Ce n’est pas l’endroit où allumer une bougie. J’ai été surpris. Je me demande pourquoi Macron l’a fait, ce n’est pas son rôle". 

Précisément, la question n'est pas celle de savoir si Emmanuel Macron a, ou non, fait une erreur politique. Rappelons que l'article 1er de la Constitution affirme que "La France est une République indivisible, laïque, démocratique et sociale" et que son article 5 déclare que "le Président veille au respect de la Constitution". Il incombe donc au Président de veiller au respect du principe de laïcité, et de le respecter lui-même.

La loi de Séparation du 9 décembre 1905 interdit de tenir des réunions politiques dans les locaux servant habituellement à l'exercice d'un culte. Elle ne prévoit pas expressément le contraire, c'est-à-dire l'hypothèse d'un culte tenu dans un local public. A l'époque, l'idée même qu'un Président de la République puisse développer une activité cultuelle dans la salle des fêtes de l'Elysée était impensable. Mais cette absence de mention formelle ne signifie pas que le droit l'autorise, car la jurisprudence sur le principe de neutralité est aujourd'hui très claire.


L'existence d'un culte


Ecartons d'emblée l'argument selon lequel le Grand-Rabbin Korsia n'aurait pas célébré un culte en allumant la bougie, opération accompagnée d'un chant célébrant la fête de Hanouka. La notion de culte est, encore aujourd'hui, définie par référence à celle donnée par Léon Duguit dans son Traité de droit constitutionnel, daté de 1925 : "Accomplissement de certains rites, de certaines pratiques qui, aux yeux des croyants, les mettent en communication avec une puissance surnaturelle". Cette formule a été reprise ensuite par le Conseil d'État et le commissaire du gouvernement Arrighi de Casanova la cite dans un avis du 24 octobre 1997,  à propos du droit des Témoins de Jéhovah de gérer des associations cultuelles. 

A partir de cette définition, deux critères sont utilisés pour définir un culte, et tous deux sont remplis dans le cas de la cérémonie de l'Elysée. D'une part, un élément subjectif constitué par une croyance ou une foi en une divinité. On imagine mal le Grand-Rabbin n'ayant pas la foi... D'autre part, un élément objectif est constitué par la réunion d'un groupe de personnes en vue d'accomplir les rites nécessaires à l'expression de cette croyance. S'il est exact que la réunion de l'association des rabbins européens à l'Elysée avait, dans un premier temps, pour objet de remettre un prix à Emmanuel Macron, la nature de la réunion change au moment précis où le Grand-Rabbin allume la bougie. L'assistance participe alors à un culte, et elle y participe activement car on entend des réponses au chant. Un rite est donc effectivement accompli, au sens où l'entend la jurisprudence.

Manifestation extérieure d'une croyance religieuse à la fois individuelle et collective, le culte est donc, comme tel, soumis à certaines règles de droit, et notamment celles concernant le lieu où il peut s'exercer.

 


 Tiens ta bougie droite

Marie-Martine. A. Valentin. 1942 

Saturnin Fabre et Bernard Blier

 

L'Elysée, un bâtiment public comme un autre

 

Il ne fait aucun doute qu'Emmanuel Macron est le premier Président de la République à célébrer un culte public à l'Elysée. Même s'il abrite la présidence de la République, l'Élysée est pourtant un bâtiment public comme un autre, c'est-à-dire soumis aux mêmes contraintes.

Les trois arrêts rendus par le Conseil d'État le 9 novembre 2016 apportent des éléments précis sur l'obligation de neutralité pesant sur les bâtiments publics, quels qu'ils soient. Il s'agissait à l'époque de crèches de Noël érigées, tantôt dans des mairies, tantôt dans des hôtels de département ou de région. Le juge a alors posé une distinction qui demeure le fondement de toute la jurisprudence dans ce domaine.Lorsque la crèche est située sur un espace public, par exemple une place, la crèche de Noël est, en principe, autorisée, à la condition que l'installation ne contienne aucun élément de prosélytisme ou aucune revendication d'une opinion religieuse. En revanche, lorsqu'elle est installée dans un bâtiment public, elle est, en principe, interdite, sauf si "des circonstances particulières" permettent de considérer la m. Certes, il s'agit en l'espèce de savoir si la crèche est ou non un emblème religieux au sens de l'article 28 de la loi du 9 décembre 1905, mais il n'en demeure pas moins que le principe de la neutralité s'impose aux bâtiments publics. 

C'est d'ailleurs exactement ce qu'a décidé le tribunal administratif de Bordeaux, dans un jugement du 15 décembre 2009 Solana.  Il annule en effet pour excès de pouvoir une décision du maire de Saint-Laurent-Médoc, autorisant la célébration d'une cérémonie religieuse dans la salle du conseil municipal. Il précise que l'élu a violé les « principes de laïcité et de neutralité qui s'imposent aux autorités administratives". Le tribunal précise même que cette règle de neutralité ne souffre aucune dérogation. En l'espèce, la chute de plusieurs mètres carrés de la voûte de l'église paroissiale avait conduit le maire à interdire son accès, et à ouvrir aux fidèles la salle du conseil municipal. Mais ces éléments ne sont pas suffisants, d'autant qu'il n'est même pas établi que la messe pouvait être célébrée ailleurs, en particulier dans une chapelle située sur le territoire de la commune. 

Le principe de neutralité est donc une contrainte lourde qui pèse sur tous les bâtiments publics, et sur les élus qui les occupent, à l'élu d'un village comme au Président de la République. Cette analyse s'appuie aussi sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel. Celle-ci a connu une évolution importante. De la neutralité du service public consacrée comme principe constitutionnel en 1986, il est passé à la neutralité de l'État, garantie dans la décision du 21 février 2013. Autant dire que celui qui est précisément le gardien de la Constitution doit être le premier à la respecter et à la faire respecter. 

Le plus étonnant dans l'histoire est sans doute ce quatuor du déni. Le Président de la République, la Première ministre, le ministre de l'Intérieur et le Grand Rabbin. Tous affirment que cette célébration de l'Elysée n'est pas un culte et est donc parfaitement conforme au principe de laïcité... A qui veut-on faire croire une chose pareille ?


Le principe de laïcité : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 10



mercredi 6 décembre 2023

Proxénitisme : L'indemnisation du travail forcé.

Une victime de la traite des êtres humains, contrainte à la prostitution, peut obtenir une indemnisation correspondant aux revenus de son travail sexuel qui lui ont été soustraits par son proxénète. La Cour européenne des droits de l'homme, dans un arrêt Krachunova c. Bulgarie du 23 novembre 2023, contredit ainsi la jurisprudence bulgare. Celle-ci refusait en effet une telle indemnisation au motif que la restitution des gains issus de la prostitution serait contraire aux "bonnes moeurs". C'est la première fois que la CEDH se prononce sur cette question et reconnaît que la victime de la traite des êtres humains a le droit de demander réparation de son dommage matériel par la personne l’ayant exploitée.

D'avril à août 2012, Daniela Krachunova a été contrainte de se prostituer par son proxénète qui la battait et la menaçait lorsqu'elle voulait arrêter cette activité. Elle s'est enfuie en 2013, mais il l'a retrouvée. Il lui a alors confisqué ses papiers et l'a contrainte à se prostituer de nouveau, cette fois en soustrayant la totalité de ses revenus, ne lui laissant que le strict minimum pour vivre et un peu d'argent de poche. En février 2013, Daniela Krachunova fut arrêtée et elle dénonça son proxénète qui fut condamné pénalement par les juges bulgares. Mais, bien que partie civile au procès, elle n'obtint qu'une réparation de 8000 € pour le préjudice moral qu'elle avait subi. Le préjudice matériel, quant à lui, ne fut pas indemnisé, alors même que les revenus de la prostitution sont imposables en droit bulgare et que cette activité n'est pas expressément considérée comme une infraction.


La définition de la traite


L'article 4 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme interdit l'esclavage et la traite des êtres humains. Comme le Protocole de Palerme additionnel à la Convention des Nations Unies sur la traite des êtres humains, la Convention européenne définit la traite par trois éléments : une action, une finalité et des moyens. La CEDH vérifie donc que ces trois éléments sont présents dans l'affaire qui lui est soumise.

Il est clair que « l’action » et le « but » sont présents. Le tribunal pénal qui a condamné le proxénète a mis en lumière qu'il avait recruté la requérante à deux reprises et qu'il l'avait continuellement hébergée. Quant au but, il est également établi qu'il exploitait ses actes sexuels dans son intérêt purement personnel. Les "moyens" désignent les instruments de pression utilisés pour contraindre la personne à la prostitution et l'y maintenir. En l'espèce, même si la violence n'est pas démontrée dans le dossier, il est clair que le proxénète a profité de la jeunesse et de la pauvreté de Daniela Krachunova pour la placer dans une situation de totale dépendance, se présentant d'ailleurs volontiers comme son "protecteur". Cette dépendance a d'ailleurs été amplifiée par le fait que le proxénète ait retiré à la requérante la presque totalité de ses revenus ainsi que sa carte d'identité, limitant ainsi sa liberté de mouvement.

L'argument du consentement est écarté par la CEDH. Elle précise en effet que "le fait que la requérante ait pu, au moins initialement, consentir à se livrer au travail du sexe n'est pas déterminant". Comme elle l'avait affirmé à propos de la traite des enfants dans un arrêt Chowdury et autres c. Grèce du 9 septembre 2015, le consentement n'est pas pertinent si l'un des "moyens" de la traite a effectivement été utilisé, qu'il s'agisse de la violence ou d'autres pressions.

De ces éléments, la CEDH déduit que la requérante a effectivement été victime de la traite d'êtres humains, et que le dommage qu'elle a subi entre dans le champ de l'article 4 de la Convention européenne. Il lui reste alors à s'interroger sur la question essentielle soulevée par l'affaire. La victime de la traite peut elle réclamer à son proxénète une indemnisation pour perte de revenus ?

 


Bête de somme et de sommier. Félicien Rops. 1833 -1898

 

Le principe de l'indemnisation

 

La jurisprudence traditionnelle de la CEDH, issue notamment des arrêts Siliadin c. France du 26 juillet 2005 et Rantsev c. Chypre et Russie du 7 janvier 2010, reconnait que l'article 4 de la Convention impose aux États des obligations positives. Elles sont au nombre de trois, d'abord l'obligation d'interdire et de punir la traite, ensuite celle de protéger les victimes y compris potentielles, et enfin celle d'enquêter sur les situations de traite. La formulation manque quelque peu de précision, mais la CEDH a tout de même énoncé, dans l'affaire Chowdury, que la Convention des Nations Unies contre la traite contraint les États à prévoir un dispositif d'indemnisation des victimes. Dans cette affaire, elle a considéré que le faible montant de l'indemnisation accordée emportait, en soi, une violation de l'article 4.

Si le principe même d'une indemnisation est déjà acquis dans la jurisprudence, la question de la perte de revenus n'était pas encore résolue.


La perte de revenus


Pour admettre l'indemnisation de la perte de revenus, la CEDH s'appuie sur un principe formulé dès l'arrêt Artico c. Italie du 13 mai 1980. Il exige que les dispositions de la Convention soient interprétées de manière à rendre concrets et effectifs les droits qu'elle garantit. Il est exact que l'indemnisation de la perte de revenus subie par une victime de la traite ne figure pas dans les conventions internationales. Mais, d'une manière générale, la CEDH estime que les États ont l'obligation de permettre aux victimes des droits garantis par la Convention de demander et d'obtenir réparation. Ce principe a été rappelé dans l'arrêt Vanyo Todorov c. Bulgarie du 21 juillet 2020. Et dans une affaire récente V.C.L. c. Royaume-Uni du 16 février 2021, la CEDH énonce que les victimes de la traite doivent également être protégées a posteriori, en particulier en permettant leur rétablissement et leur réintégration dans la société. La possibilité de demander réparation de l'intégralité du préjudice subi répond, à l'évidence, à ces deux impératifs.

A ces éléments s'ajoute une considération liée à l'efficacité même de la lutte contre la traite. La Cour fait en effet observer que le fait de permettre aux victimes de récupérer les gains perdus et volés par les trafiquants peut contribuer à empêcher ces derniers de profiter des fruits de leurs infractions.

Tous ces éléments conduisent donc la Cour à sanctionner le droit bulgare qui refusait d'indemniser la perte de revenus des victimes de la traite. Il peut paraître surprenant que le système juridique d'un État européen puisse encore considérer que des considérations purement morales empêchent la victime d'être indemnisée. Car si elle est indemnisée avec l'argent de la prostitution, c'est d'abord son argent, celui qu'elle a gagné, combien difficilement, et qui lui a tout simplement été volé.



samedi 2 décembre 2023

CJR : Nul n'est censé ignorer la loi, sauf le Garde des Sceaux.


La Cour de justice de la République (CJR) a rendu publique sa décision le 29 novembre 2023. Eric Dupond-Moretti, poursuivi pour prise illégale d'intérêts, est relaxé. La décision a, bien entendu, suscité d'abondants commentaires, mais ils se surtout focalisés sur les aspects politiques de l'affaire, tant il est vrai que la CJR ne ressemble guère à une juridiction indépendante et impartiale. L'idée générale est que les poursuites contre les magistrats initiés par Eric Dupond-Moretti n'ont pas abouti, celles contre le ministre n'ont pas davantage conduit à une condamnation. Tout le monde sort indemne, et, comme l'a affirmé précisément le Garde des Sceaux, "la page est tournée".... à moins, bien entendu, que le procureur décide de déposer un pourvoi en cassation. Les aspects juridiques de la décision ont été moins évoqués, comme s'ils étaient dépourvus d'intérêt. 

 

La CJR, un nouvel "Acquitator" 


La CJR peut être aisément comparée à une sorte de machine à laver. Depuis sa création en 1993, dans le contexte de l'affaire du sang contaminé, elle n'a envoyé personne en prison. Même lorsque les faits sont avérés, elle fait un large usage du sursis ou de la dispense de peine. Ainsi en 2004, Michel Gillibert a-t-il été condamné à une peine d'emprisonnement de trois années avec sursis et à une amende de 20 000 €  pour avoir détourné des fonds publics. En 2010, Charles Pasqua a également été condamné à un an de prison avec sursis pour complicité et recel d'abus de biens sociaux dans l'affaire de la SOFREMI. 

Quant à Christine Lagarde, elle était poursuivie pour détournement de fonds publics résultant de sa négligence et commis par un tiers, infraction prévue par l'article 432-16  du code pénal et punie d'un an d'emprisonnement et 15 000 € d'amende. Elle était en effet accusée d'avoir été particulièrement généreuse avec l'argent public, en suscitant un arbitrage qui avait accordé plus de 403 millions à Bernard Tapie, pour solder son litige avec le Crédit Lyonnais sur la revente d'Adidas. On se souvient que l'arbitrage a été annulé, notamment en raison de la proximité de Bernard Tapie avec l'un des arbitres. La CJR a finalement considéré que Christine Lagarde avait certes fait preuve d'une négligence coupable, mais elle a prononcé une dispense de peine. 

Cette mansuétude à l'égard des politiques s'explique essentiellement par le fait que la CJR est une juridiction de l'entre-soi. L'article 68-1 de la Constitution, issu de la révision constitutionnelle de 1993, énonce que "les membres du gouvernement sont pénalement responsables des actes accomplis dans l'exercice de leurs fonctions et qualifiés crimes ou délits au moment où ils ont été commis". Les ministres sont donc poursuivis devant la CJR pour les infractions commises durant leurs fonctions. Le plus souvent, ils ont quitté leurs fonctions au moment de l'audience, mais ce ne fut pas le cas d'Éric Dupond-Moretti, toujours ministre au moment de son procès.

Sa composition a été conçue dans le but de limiter le rôle des magistrats professionnels. La formation de jugement est composée de quinze juges, six députés, six sénateurs et seulement trois magistrats de la Cour de cassation, dont le président. Il est vrai que les parlementaires prêtent serment devant leur assemblée d'origine de "se conduire en tout comme dignes et loyaux magistrats" (art. 2 de la loi organique), mais rien n'interdit à un magistrat "digne et loyal"de se montrer particulièrement enclin à pardonner les faiblesses d'une personnalité politique.

Personne n'imaginait donc que le Garde des Sceaux pourrait se retrouver en prison. En revanche, le dossier montrait que le conflit d'intérêts était patent, et les débats l'avaient largement confirmé. On envisageait donc une peine, évidemment modeste et évidemment avec sursis, ou une reconnaissance de culpabilité, accompagnée d'une dispense de peine. Devant la CJR, les espoirs de l'accusation doivent demeurer modestes. Mais c'était encore sous-évaluer la connivence d'une juridiction purement politique.

La CJR a choisi d'inverser les rôles et de jouer celui d'Acquitator en relaxant le ministre. Le problème est que le résultat est obtenu au prix d'une interprétation de l'élément intentionnel de l'infraction qui, si elle était généralisée, empêcherait pratiquement toute condamnation pour manquement à la probité.

 


 Le ministre devant la Cour de justice de la République

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L'élément matériel

 

L'article 432-12 du code pénal punit de cinq ans d'emprisonnement et 500 000 € d'amende "le fait, par une personne dépositaire de l'autorité publique ou chargée d'une mission de service public ou par une personne investie d'un mandat électif public, de prendre, recevoir ou conserver, directement ou indirectement, un intérêt quelconque dans une entreprise ou dans une opération dont elle a, au moment de l'acte, en tout ou partie, la charge d'assurer la surveillance, l'administration, la liquidation ou le paiement (...)". 

Le jugement de la CJR est accablant sur l'élément matériel de l'infraction. Il se définit très simplement comme la prise par le ministre, dans l'opération dont il a le contrôle, d'un intérêt de nature à compromettre sont impartialité, son indépendance ou son objectivité. La Cour de cassation a toujours admis une définition large, admettant notamment, dans un arrêt du 5 avril 2018, qu'un intérêt non patrimonial peut suffire à caractériser l'infraction. Le simple fait, pour un ministre, d'engager des poursuites disciplinaires contre des magistrats qui ont poursuivi ses clients, à l'époque où il était avocat, constitue donc un intérêt non patrimonial, en d'autres termes la simple poursuite d'une vengeance personnelle. Il n'est donc pas nécessaire que le ministre ait tiré un quelconque profit de son action.

L'arrêt énumère une certain nombre de preuves. Dans l'affaire Levrault, le dossier fait état d'une véritable vindicte de l'avocat Dupond-Moretti à l'égard du magistrat en fonctions à Monaco. Le 12 juin 2020, il déclarait ainsi, dans une interview à Monaco-Matin que "l'honneur d'un de ses clients avait été livré aux chiens", accusant le magistrat de se comporter "comme un cow-boy". Il incitait son client à porter plainte contre le juge d'instruction pour violation du secret de l'instruction. Nommé Garde des Sceaux trois semaines plus tard, le 6 juillet, c'est sa directrice de cabinet, Mme Malbec, aujourd'hui membre du Conseil constitutionnel qui, le 31 juillet saisit l'Inspection générale de la justice d'une demande d'enquête visant le magistrat. De cette situation, la CJR tire la conclusion que le Garde des sceaux, ordonnant cette enquête, "se trouvait placé dans une situation de conflits d'intérêts puisque, antérieurement, et en sa qualité d'avocat, il avait publiquement critiqué ce magistrat par voie de presse (...)". 

L'analyse est reprise de manière identique à propos des magistrats du PNF. En juin 2020, Eric Dupond-Moretti, avocat, fulminait dans Le Point, invoquant une "intolérable atteinte à sa vie privée", car le PNF avait ouvert une enquête connexe pour identifier la personne ayant informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog que la ligne téléphonique ouverte sous le nom de Paul Bismuth faisait l'objet d'une surveillance. Celle-ci était d'ailleurs limitée à la communication des fadettes, les conversations n'ayant jamais été écoutées. Quoi qu'il en soit, l'avocat portait plainte, et Mme Belloubet diligentait une enquête de l'Inspection générale de la justice, enquête qui a conclu, le 15 septembre 2020 à l'absence de faute professionnelle de quiconque. Mais trois jours après, le ministre qui avait dû retirer sa plainte en entrant en fonctions, ordonnait une seconde inspection, dirigée cette fois clairement contre les magistrats du PNF, dans une perspective ouvertement pré-disciplinaire. Là encore, la CJR tire une conclusion identique en précisant que le Garde des sceaux "se trouvait dans une situation objective de conflit d'intérêts".

En tout état de cause, il était pratiquement impossible de ne pas reconnaître que l'élément matériel de l'infraction était constitué. D'une part, le simple rappel des faits suffit à démontrer le conflit d'intérêts, dont on rappellera qu'il peut être constitué par l'usage de compétences légales à des fins personnelles. 

D'autre part, l'existence même du décret du 23 octobre 2020 suffit à prouver le conflit d'intérêts. Il modifie l'étendue des compétences du ministres de la justice, en précisant qu'il ne connait pas des actions judiciaires dirigées contre lui en sa qualité d'avocat et qu'il ne peut recevoir de remontées d'informations des procureurs dans les affaires qu'il a eu à connaître à cette époque. Il ajoute même qu'il ne peut plus connaître "des actes de toute nature (...) relatifs à la mise en cause du comportement d'un magistrat à raison d'affaires impliquant des parties dont il a été l'avocat (...)". Le problème juridique posé par ce décret est que son existence même prouve le conflit d'intérêts puisqu'il a précisément pour objet d'y mettre fin. En outre, ce texte est parfaitement inopérant dans le cas des affaires qui ont suscité le renvoi d'Éric Dupond-Moretti devant la CJR. Toutes les décisions prises à l'encontre des magistrats victimes de sa vindicte sont en effet antérieures au décret, dépourvu de caractère rétroactif. 

L'élément matériel de l'infraction est donc parfaitement démontré, d'autant que le décret du 23 octobre n'est pas juridiquement en mesure de le purger. 

Pour sauver le soldat Dupond-Moretti, il ne restait que l'élément intentionnel de l'infraction.

 

L'élément intentionnel

 

La CJR commence par affirmer que la Cour de cassation a toujours considéré que l'intention coupable, en matière de prise illégale d'intérêts, est caractérisée par le seul fait que l'auteur a accompli sciemment l'acte constituant l'élément matériel du délit. Cette jurisprudence est parfaitement constante et est régulièrement rappelée, par exemple dans un arrêt du 21 novembre 2001.

Toute la décision montre que Eric Dupond-Moretti était parfaitement conscient de ce qu'il faisait. Dans l'affaire Levrault, la CJR note ainsi que Mme Malbec a admis, au moment de l'ouverture de l'enquête, avoir évoqué le fait que le client monégasque de l'avocat Dupond-Moretti était juridiquement domicilié à son cabinet. Si il n'est pas démontré qu'elle ait prononcé le mot "conflit d'intérêts", il ne fait guère de doute que le ministre, lui-même ancien avocat brillant, aurait pu y songer. 

Mais la partie de la décision consacrée à l'absence d'élément intentionnel se borne à reprendre le choeur des subordonnés et proches de M. Dupond-Moretti qui se sont succédé à la barre durant le procès. Les témoignages des magistrats, et notamment des syndicats qui ont tous les éléments prouvant qu'ils avaient mis en garde le ministre contre un éventuel conflit d'intérêts ne sont même pas mentionnés. La CJR ne se donne même pas le peine de répondre sur cette question. Le résultat est un jugement bancal, avec une première partie qui montre l'existence d'un élément intentionnel déjà présent dans l'élément matériel, et une second partie qui évacue l'élément intentionnel avec une motivation pour le moins fantaisiste. Ce défaut de motivation pourrait-il constituer le fondement d'un pourvoi en cassation ?

Quoi qu'il en soit, le ministre ne savait pas qu'il était en situation de conflit d'intérêts, alors même qu'il avait lui-même sollicité un décret transférant ses compétences à la Première ministre, dans le seul but d'éviter un conflit d'intérêts. Le ministre ne savait pas qu'il était en conflit d'intérêts, alors qu'il avait diligenté une seconde enquête contre les magistrats du PNF, après que la première n'ait pas abouti au résultat qu'il espérait. Le ministre ne savait pas, parce que, le pauvre homme, personne le lui avait dit dans son entourage immédiat. Et le ministre est sans doute un si mauvais juriste qu'il s'est borné à suivre les conseils des membres de son cabinet.

De qui se moque-t-on ? Des citoyens très certainement, puisque la justice est rendue au nom du peuple français. La CJR qui était déjà très critiquée ne sort pas grandie de l'affaire. Il serait peut-être temps de supprimer cette juridiction politique, dont la seule fonction est de servir de machine à laver.



mardi 28 novembre 2023

CEDH : Un syndicat suisse, appui involontaire de la QPC française


Le 27 novembre 2023, la Cour européenne des droits de l'homme s'est réunie en Grande Chambre pour rendre une décision d'irrecevabilité. Dans l'arrêt Communauté genevoise d'action syndicale c. Suisse, elle écarte une requête dirigée contre la décision des autorités suisses interdisant de manière générale et absolue toutes les réunions publiques et manifestations durant l'épidémie de Covid-19.  

La décision frappe d'abord par sa rapidité, du moins par rapport à la durée habituelle des affaires devant la CEDH. Cet arrêt intervient vingt mois après le premier arrêt de chambre rendu le 15 mars 2022,  deux ans après la décision de l'administration suisse. Une décision de Grande Chambre en trois ans et demi, c'est un record de rapidité devant la CEDH, plus habituée à des délais de cinq ou six ans.

Mais la décision est tout aussi intéressante par la rupture entre les deux arrêts. Alors que l'arrêt de 2022 sanctionnait la Suisse pour cette interdiction générale et absolue de se réunir et de manifester, celui de Grande Chambre déclare la requête irrecevable parce que le syndicat requérant n'avait pas épuisé les voies de recours internes. Derrière ce motif se fait jour un respect de l'autonomie des États qui ont souvent interdit totalement l'exercice de certaines libertés durant l'épidémie de Covid. 

Ce renvoi en Grande Chambre était prévisible, d'abord parce que le premier arrêt avait été acquis à une courte majorité de quatre juges contre trois, ensuite parce que la question des ingérences des États dans les libertés durant l'épidémie est loin d'être épuisée devant la CEDH, d'autres affaires étant actuellement inscrites à son rôle. Cette décision lui permet de poser quelques principes qui vont guider sa jurisprudence dans ce domaine.

 

L'article 15 écarté

 

La décision est d'abord importante par ce qu'elle ne dit pas. Les juges de chambre avaient en effet insisté sur le fait que la Suisse n'avait pas fait usage de l'article 15 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il est ainsi rédigé :" En cas de guerre ou en cas d'autre danger public menaçant la vie de la nation, toute Haute Partie contractante peut prendre des mesures dérogeant aux obligations prévues par la présente Convention, dans la stricte mesure où la situation l’exige et à la condition que ces mesures ne soient pas en contradiction avec les autres obligations découlant du droit international". Ces mesures dérogatoires ne peuvent concerner les droits essentiels que sont le droit à la vie (art.2), l'interdiction de la torture et les traitement inhumains ou dégradants (art. 3), et enfin l'interdiction de l'esclavage (art. 4). La liberté de réunion peut donc être concernée. Sur le plan procédural, les États "activent l'article 15" et informent le Secrétaire général du Conseil de l'Europe des mesures prises et des motifs qui les ont inspirées. Ils doivent également notifier la fin de cette période dérogatoire, date à laquelle les dispositions de la Convention reçoivent de nouveau pleine application.

Au moment de l'épidémie, bon nombre de juristes ont affirmé, peut-être un peu hâtivement, que les États qui n'avaient pas fait usage de l'article 15 se trouvaient dans une situation de violation de la Convention européenne s'ils portaient atteinte aux droits qu'elle garantit.

La CEDH écarte aujourd'hui ce raisonnement, alors même qu'il apparaissait, de manière indirecte il est vrai, dans la décision de chambre. Aucune disposition n'oblige en effet les États à utiliser la procédure de l'article 15. De fait, lors de crise du Covid, dix seulement ont déclaré au Secrétaire général du Conseil de l'Europe leur volonté d'exercer ce droit (Albanie, Arménie, Estonie, Géorgie, Lettonie, Macédoine du Nord, Moldova, Roumanie, Saint-Marin, Serbie). Disons-le franchement, ce ne sont pas les membres les plus en vue du Conseil de l'Europe. L'Allemagne, le Royaume-Uni s'en sont abstenus, comme la France qui pourtant avait eu recours à l'article 15 lors de l'état d'urgence déclaré après les attentats de 2015, et comme la Suisse. Sur ce point, la décision du 27 novembre 2023 met fin à des interprétations qui dépassaient largement le texte de l'article 15. Le fait que la Suisse n'ait pas fait usage de l'article 15 est donc sans influence sur la décision de la Grande Chambre.

Pour prendre une décision d'irrecevabilité, la CEDH articule deux motifs, d'une part le fait que le syndicat requérant ne peut pas vraiment invoquer la qualité de victime, d'autre part l'absence d'épuisement des voies de recours internes.

 


 Manifestation suisse

Röschtigrabe, groupe folklorique suisse

 

La qualité de victime 

 

Le syndicat suisse peut-il être considéré comme une victime de la législation anti-Covid qui interdit la liberté de réunion, alors qu'il a renoncé à en organiser et qu'il ne s'est donc pas vu opposer de décision de refus ? Il se plaint d'une norme d'ordre général et non pas d'une décision individuelle.

La jurisprudence de la CEDH considère qu'un requérant peut être considéré comme victime si la législation qu'il conteste l'oblige à changer de comportement sous peine de poursuites ou s'il fait partie d'une catégorie de personne risquant de subir directement ses effets. On se souvient que, tout récemment, dans un arrêt son arrêt du 8 juin 2023 A. M. c. Pologne, la Cour a déclaré irrecevable un recours déposé par huit femmes polonaises contre une loi interdisant l'IVG, même en cas de malformation du foetus. A ses yeux, elles n'étaient pas "victimes", dès lors qu'elles ne risquaient pas des poursuites pénales, mais risquaient seulement d'être contraintes de mener à terme leur grossesse, y compris en cas d'anomalie du foetus. La rigueur de cette analyse montre que la CEDH adopte une conception étroite de la notion de victime.

En 2022, la Chambre avait considéré que le syndicat entrait dans le premier cas de figure, car il avait dû renoncer à organiser des manifestations, par crainte des sanctions prévues par le droit suisse. La Grande Chambre, quant à elle, écarte ce qui apparaît comme une confusion entre personne morale et personne physique. Si la loi suisse prévoit des sanctions pénales pour non-respect de l'interdiction des rassemblements, elles concernent exclusivement les personnes physiques, dirigeants ou membres du syndicat. La responsabilité pénale du syndicat, en droit une simple association, ne saurait donc être engagée. La Cour ajoute que le droit suisse posait un principe d'interdiction, accompagné de certaines dérogations sous des conditions strictes, si un intérêt général justifiait le rassemblement, et si l'organisateur présentait un plan de protection jugé adéquat. En l'espèce, le syndicat requérant a tout simplement renoncé à organiser des manifestations, y compris celle du 1er mai 2020. Il n'a pas sollicité la moindre dérogation, n'a pas testé le système juridique, et ne peut donc invoquer la qualité de victime.

L'analyse est certainement très juste sur le plan juridique, mais elle peut tout de même un peu étrange. Un syndicat qui respecte le droit ne peut donc estimer en être victime, et on se surprend à penser que ses avocats auraient dû lui conseiller deux comportements essentiels. Au moment de l'épidémie, ils auraient dû faire des demandes d'autorisation de rassemblement, car il convient de rappeler que le régime juridique des manifestations en Suisse repose sur une procédure d'autorisation ce qui ne témoigne pas d'un grand libéralisme. Au moment du recours devant la CEDH, les mêmes avocats aurait dû aussi conseiller au président du syndicat de se joindre à la requête, ce qui aurait neutralisé l'argument selon lequel une personne morale ne peut être considérée comme victime.

 

L'épuisement des recours internes

 

La règle de l'épuisement des recours internes repose sur le caractère subsidiaire du mécanisme de garantie des droits de l'homme européen. La CEDH surveille le respect par les États de leurs obligations découlant de la Convention des droits de l'homme, mais elle n'a pas pour mission de se substituer à eux. Une jurisprudence Vuckovic et autres c. Serbie du 25 mars 2014 rappelle ainsi que les juges internes sont les mieux placés pour apprécier le contexte de l'affaire et protéger directement les droits de l'homme.

Il n'est pas contesté que le syndicat requérant n'a pas déposé de recours contre des décisions de l'administration lui refusant l'exercice de la liberté de manifester. Mais n'a pas davantage fait de recours contre la législation imposant une interdiction générale et absolue dans ce domaine. 

Les premiers juges de chambre insistaient sur le fait que la règle de l'épuisement des recours internes devait être appréciée avec une certaine souplesse. La CEDH, par exemple dans un arrêt Balogh c. Hongrie du 20 juillet 2004, considère ainsi que les recours ouverts doivent être à la fois effectifs et accessibles. Concrètement, cela signifie qu'ils doivent permettre de remédier à la situation contestée, et offrir des chances raisonnables de succès. Les juges de 2022 ont donc examiné la jurisprudence du tribunal fédéral suisse et constaté que ses décisions relatives à la liberté de réunion en période d'épidémie étaient invariablement négatives. Il est vrai que, moins bien armés que les juges français en matière de mesures d'urgence, ils déclaraient bien souvent le recours irrecevable au motif que la date prévue de la manifestation ou de la réunion était passée au moment de l'audience. La noble sentence "il n'y a pas le feu au lac" trouvait ainsi un écho dans la jurisprudence suisse.

La Grande Chambre développe une analyse résolument contraire. Elle fait d'abord observer que le syndicat aurait pu susciter un contentieux relatif à un refus de manifestation, qui lui aurait permis d'invoquer le non-respect de l'article 11 devant les juges du fond. Elle note ensuite que s'il n'existe pas de contrôle de constitutionnalité direct d'une loi fédérale, l'inconstitutionnalité peut néanmoins être invoquée par voie d'exception, à l'occasion d'un recours contre un refus d'autorisation de manifester. Or ce recours n'a jamais été employé, et il n'est pas démontré qu'il n'avait aucune chance de succès. En d'autres termes, la solution qui consiste à ne rien faire n'est pas la bonne. Le syndicat s'est abstenu de toute tentative pour faire écarter par les juges internes la législation qu'il conteste devant la CEDH.

Dès lors, la CEDH parvient à la conclusion que le syndicat ne peut se prévaloir de la qualité de victime et qu'il n'a pas épuisé les voies de recours internes. Elle n'a plus alors besoin de se demander si la législation portait une atteinte disproportionnée, ou pas, à la liberté de réunion. Cette solution permet de jeter un voile d'oubli sur les législations Covid mises en oeuvre par les États. Inutile de les sanctionner pour des ingérences dans les libertés qui ont été commises partout, et qui alors semblaient parfaitement justifiées, compte tenu des connaissances scientifiques de l'époque et de l'absence de vaccin durant la période concernée.

Le plus important dans l'arrêt est sans doute ce qui concerne... la France. Le gouvernement français a fait une tierce intervention dans la décision, comme d'ailleurs la Clinique de droit international d'Assas (CDIA). Tous deux ont également insisté sur la reconnaissance de l'autonomie des États dans la gestion de la crise sanitaire. 

Certes, mais on s'étonne un peu de voir qu'un autre élément n'a pas été envisagé. En effet, le gouvernement suisse a plaidé, et obtenu, que le contrôle de constitutionnalité par la voie d'exception soit considéré comme une voie de recours interne. En France, ce contrôle s'appelle "question prioritaire de constitutionnalité". L'arrêt du 27 novembre 2023 risque ainsi d'inciter les requérants à faire une QPC à l'occasion de n'importe quel contentieux, dans le seul but de ne pas se voir reprocher l'absence de QPC par la suite, devant la CEDH. Et il y a dans l'affaire un côté amusant, ou pas. Car si la QPC pénètre ainsi plus fréquemment dans le contentieux européen, la CEDH risque de se poser des questions sur la conformité de la nomination de ses membres au principe d'indépendance objective, et sur la conformité du non-respect de son propre quorum au droit à un juste procès. D'intéressantes décisions en perspective.

La QPC : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 3, section 2 § 2 B