« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 6 octobre 2023

De la dignité humaine durant la garde à vue


Les conditions matérielles de la garde à vue, parfois déplorables au point d'emporter une atteinte au principe de dignité, ne peuvent toutefois avoir pour conséquence l'inconstitutionnalité de l'ensemble des dispositions législatives organisant cette procédure. Le Conseil constitutionnel refuse ainsi, dans sa décision du 6 octobre 2023 Association des avocats pénalistes, d'abroger les articles du code de procédure pénal relatifs à la garde à vue.

Observons d'emblée que la question prioritaire de constitutionnalité n'est pas posée par une personne qui, durant sa garde à vue, aurait souffert de conditions indignes liées au manque d'hygiène des locaux ou à la surpopulation des cellules. La question provient exclusivement de l'Association des avocats pénalistes qui a demandé au ministre de l'Intérieur et au Garde des Sceaux de prendre toutes mesures utiles permettant de mettre fin aux atteintes à la dignité des personnes placées dans des locaux de garde à vue. Ils ont obtenu une décision implicite de rejet, qu'ils ont pu attaquer devant le Conseil d'État. Cette procédure a donc permis le dépôt d'une QPC, et le Conseil national des Barreaux comme le Syndicat des avocats de France ont évidemment soutenu cette initiative, en présentant des observations en intervention.

La QPC repose sur un unique moyen juridique que constitue l'incompétence négative, c'est à dire la méconnaissance par le législateur de l'étendue de sa propre compétence. Depuis sa décision QPC du 14 octobre 2011, Association France Nature Environnement, le Conseil admet que l'incompétence négative soit invoquée lors d'une QPC, à la condition toutefois que soit "affecté un droit ou une liberté que la Constitution garantit".  En l'espèce, l'association requérante invoque donc une atteinte au principe de dignité.


Principe de dignité et droit au recours


Le principe de dignité a été déduit par le Conseil constitutionnel des dispositions du Préambule de 1946.  Il commence par affirmer sa valeur constitutionnelle dans sa décision du 29 juillet 1994, avant de déclarer plus clairement, dans celle du 19 novembre 2009 que "la sauvegarde de la dignité de la personne humaine contre toute forme d'asservissement et de dégradation (...) constitue un principe à valeur constitutionnelle". Par la suite, dans une QPC du 25 avril 2014, il abroge une disposition législative relative au régime juridique des établissements pénitentiaires, le législateur n'ayant pas prévu de procédure destinée à garantir le droit à la dignité des personnes détenues.

Mais par "procédure", il faut entendre droit au recours. Dans une QPC du 2 octobre 2020, le Conseil constitutionnel fait ainsi peser sur le législateur l'obligation d'offrir aux personnes placées en détention provisoire la possibilité de saisir le juge judiciaire si elles estiment souffrir de conditions de détention contraires à la dignité de la personne. Il abroge donc l'alinéa 2 l'article 144-1 du code de procédure pénale qui énonce que "le juge d'instruction ou, s'il est saisi, le juge des libertés et de la détention (JLD) doit ordonner la mise en liberté immédiate de la personne placée en détention provisoire, si les conditions posées par l'article 144 ne sont plus remplies". Ces conditions de l'article 144 sont en fait les motifs de la détention provisoire, mesure qui ne peut être décidée que dans des buts limitativement énumérés, parmi lesquels la nécessité de conserver des preuves ou celle d'empêcher des pressions sur les témoins. A la suite de cette abrogation, la loi du 8 avril 2021 modifie l'article 144-1 pour imposer un principe général de droit au recours, lorsque la personne placée en détention provisoire estime être incarcérée dans des conditions qui violent le principe de dignité de la personne humaine. Par la suite, la décision QPC du 16 avril 2021 Section française de l'Observatoire des prisons sanctionne de la même manière l'absence de recours des personnes en détention.

L'association requérante invoque évidemment ces décisions. Mais le problème juridique posé en 2023 est finalement différent. En effet, l'incompétence négative est reconnue en 2020 et 2021, parce que les personnes en détention provisoire, innocentes tant qu'elles n'ont pas été jugées, ne disposaient pas du droit au recours contre leurs conditions de détention. Dans le cas de la présente QPC de 2023, le gardé à vue peut, à l'issue de la procédure pénale, contester devant le juge les conditions de sa garde à vue. L'association requérante ne se plaint donc pas de l'absence de recours. Elle veut faire peser sur l'autorité administrative une obligation générale lui imposant de contrôler les lieux de garde à vue, et sur l'autorité judiciaire une compétence liée, lui imposante de faire cesser une garde à vue non conforme au principe de dignité.   


Cabu. 2010


La QPC du 30 juillet 2010


Est également invoqué le précédent que constitue la célèbre QPC du 30 juillet 2010, Daniel W. et autres, celle-là même qui a finalement imposé la présence de l'avocat dès la première de la garde à vue. Il est exact qu'elle déclare qu'il "appartient aux autorités judiciaires et aux autorités de police judiciaire compétentes de veiller à ce que la garde à vue soit, en toutes circonstances, mise en œuvre dans le respect de la dignité de la personne". La dignité est alors présentée non pas comme un droit de la personne, mais plutôt comme un devoir des autorités qui ont la personne sous leur garde. Le Conseil ajoute d'ailleurs que le juge a pour mission de prévenir, de réprimer et de réparer les éventuelles atteintes à la dignité durant la garde à vue.

Certes, mais la suite du texte de la décision a peut être été oubliée par les requérants de 2023. Car le Conseil précise en effet que la méconnaissance éventuelle du principe de dignité durant la garde à vue "n'a pas, en elle-même, pour effet d'entacher ces dispositions d'inconstitutionnalité". En d'autres termes, même si l'on peut souhaiter une intervention du législateur pour mieux garantir le principe de dignité, son abstention n'entraine pas l'inconstitutionnalité du dispositif en vigueur. En plaidant l'incompétence négative, l'association requérante se mettait donc dans une situation délicate puisque précisément, le Conseil avait, en 2010, refusé l'idée même d'une incompétence négative dans ce domaine.

L'incompétence négative ne permet pas souvent d'obtenir une décision d'abrogation du Conseil constitutionnel, surtout lorsque c'est l'unique moyen développé par le requérant. L'échec était donc prévisible. Le droit positif demeure donc en vigueur, et le procureur de la République reste l'autorité compétente pour contrôler le déroulement de la garde à vue. Sur le plan individuel, des conditions indignes peuvent justifier le refus de la garde à vue ou de sa prolongation. Sur le plan plus général, l'article 41 du code de procédure pénale confère donne compétence au procureur pour visiter "les locaux de garde à vue chaque fois qu'il l'estime nécessaire et au moins une fois par an". Certes, ces inspections ne donnent lieu qu'à un rapport transmis, le cas échéant, au Garde des sceaux. Mais peut-être serait-il utile de s'appuyer sur ce qui existe, par exemple en renforçant les prérogatives du procureur dans ce domaine ? Car le but n'est pas de faire cesser la garde à vue, mais de la rendre conforme au principe de dignité humaine.

 

dimanche 1 octobre 2023

Conseil constitutionnel : Mais où donc est passé le quorum ?


La décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité par le Conseil constitutionnel le 28 septembre 2023 a suscité l'intérêt des médias. Le nom du requérant, même anonymisé, M. François F. ne pouvait les laisser indifférents, d'autant que Nicolas S.  et Thierry H. ont déposé des observations en intervention. Sur le fond, le Conseil abroge une partie de l'article 385 du code de procédure pénale relatif à la purge des nullités en matière correctionnelle, et certains ont immédiatement déduit que M. François F., et surtout M. Nicolas S. pourraient bientôt bénéficier d'un nouveau procès qui, bien entendu, reconnaîtrait, enfin, leur innocence. C'est évidemment une audacieuse anticipation de la future décision de la Cour de cassation, mais il est doux d'espérer.

 

Ils n'étaient que six 

 

La presse, tant elle était occupée à évoquer le sort de François F. et Nicolas S., a toutefois oublié de relever un détail, mais un détail qui pourrait bien avoir son importance dans la suite du contentieux. Il faut se donner la peine de lire la décision jusqu'au bout, c'est-à-dire jusqu'à la toute fin du dispositif : 

"Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 28 septembre 2023, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mmes Jacqueline GOURAULT, Corinne LUQUIENS, Véronique MALBEC, MM. Jacques MÉZARD et Michel PINAULT".

On compte et on recompte, mais ils n'étaient que six. Manquaient à l'appel Alain Juppé, François Pillet et François Seners. Tous se sont déportés parce qu'ils avaient entretenu des liens avec François F. Alain Juppé a exercé à trois reprises des fonctions ministérielles alors qu'il était Premier ministre, François Seners était membre de son cabinet en 2009. Quant au sénateur François Pillet, il avait activement soutenu la candidature de François F. aux primaires de 2016, en vue de l'élection présidentielle de 2017. Autant dire que tous avaient effectivement de sérieuses raisons de se déporter.

Ils n'étaient que six, chiffre qui entraîne une violation de l'article 14 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 portant loi organique ainsi rédigé : 

"Les décisions et les avis du Conseil constitutionnel sont rendus par sept conseillers au moins, sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal".

Il apparaît donc, très clairement, que la décision QPC du 23 septembre 2023 a été rendue, alors que les membres du Conseil n'avaient pas le quorum indispensable pour rendre une décision. La situation est relativement inédite, et elle suscite de nombreuses questions.

 

 
 Membre du Conseil constitutionnel cherchant le quorum
L'ho perduta, Air de Barberine. Les Noces de Figaro. Mozart
Magali Simard Galdes

 

La question de la force majeure


L'article 14 affirme que ce quorum s'impose "sauf cas de force majeure dûment constatée au procès-verbal". Certes, mais on observe d'emblée que ledit procès-verbal n'est pas accessible sur le site du Conseil. Il est donc impossible de vérifier l'existence d'une mention au procès-verbal. On doit donc supposer qu'elle existe. 

La mention existe peut-être, mais la force majeure elle-même peut-elle être retenue ? On doit envisager deux hypothèses. 

Dans la première, le Conseil constitutionnel considère que la situation de conflit d'intérêts qui justifie le déport d'un membre serait, en soi, un cas de force majeure. Cela semble peu probable, car les conditions de la force majeure sont loin d'être réunies. Rappelons en effet que la force majeure ne peut être reconnue que si intervient un évènement imprévisible, irrésistible, et s'il est extérieur à la personne en cause. Or, en l'espèce, le conflit d'intérêt n'a rien d'imprévisible dans un Conseil constitutionnel largement composé de personnalités politiques et appelé à se pencher sur une QPC déposée par un ancien homme politique. Il n'aurait rien d'insurmontable si les autorités de nomination renonçaient à nommer au Conseil des amis politiques. Enfin, le conflit d'intérêt n'est pas extérieur aux membres concernés, puisque précisément il est lié à leur carrière politique. Il semble donc bien difficile de considérer que le conflit d'intérêt constitue, en soi, une force majeure.

Reste donc la seconde hypothèse qui consiste à considérer que la force majeure réside dans le fait même que le Conseil ne soit pas en mesure de statuer. L'absence de quorum est alors considérée, en tant que telle, comme un cas de force majeure. Bien entendu, les éléments de la force majeure ne sont pas davantage réunis. L'absence de quorum n'est pas imprévisible dans la mesure où les membres doivent se déporter en cas de conflit d'intérêts. Elle n'est pas davantage extérieure à l'institution puisque, au contraire, elle résulte des conditions de nomination de ses membres. Le Conseil a-t-il considéré que le caractère insurmontable suffisait à caractériser la force majeure ? On peut en douter, car il ne pouvait ignorer que les éléments de la force majeure sont cumulatifs et non pas alternatifs. 

Surtout, la thèse selon laquelle l'absence de quorum suffirait à fonder la force majeure conduit purement et simplement à écarter l'article 14 de la loi organique. L'exigence des sept membres présents est en effet purement et simplement supprimée, dès lors que l'on considère que l'on peut statuer en l'absence de quorum. 

En tout état de cause, on ne voit pas exactement sur quel fondement la force majeure pourrait être invoquée pour justifier ce non-respect des règles imposées par une loi organique.

 

La Cour de cassation

 

Une autre question essentielle se trouve dans les conséquences de cette irrégularité. Il convient de rappeler que la Cour de cassation doit prochainement se prononcer sur le pourvoi déposé par François F., procédure contentieuse durant laquelle a été déposée la QPC du 23 septembre. Mais comment la Cour de cassation peut-elle tenir compte de l'irrégularité qui affecte la décision du Conseil ? Pourrait-elle se référer, au moins implicitement, à la théorie de l'inexistence, qui peut la conduire à écarter une décision grossièrement illégale ? La situation est inédite et il est difficile, à ce stade, de savoir ce que fera la Cour de cassation. 

Il est aussi possible qu'elle ne fasse rien, du moins officiellement. Elle n'est liée que par l'abrogation d'une phrase de l'article 383 du code de procédure pénale, et cette situation ne lui interdit pas de faire ce qu'elle veut du pourvoi déposé par François F.  Dans ce cas elle serait toutefois contrainte de couvrir l'irrégularité grossière de la décision du Conseil constitutionnel.

 

Illustration du caractère politique des nominations


Au-delà du cas particulier de François F., la décision QPC du 23 septembre 2023, avec son absence de quorum, témoigne surtout de la politisation du Conseil constitutionnel. L'absence de quorum est tout simplement due au nombre toujours croissant de nominations politiques, au point que l'institution baigne désormais dans le conflit d'intérêts. Beaucoup de membres sont contraints de se déporter, précisément parce qu'ils ont des liens avec la classe politique ou parce qu'ils ont défendu les lois qu'ils sont appelés à contrôler. 

Rappelons aussi que les anciens Présidents de la République sont membres de droit. Pour le moment, tous ont actuellement renoncé à siéger. Mais n'est-il pas surprenant de constater que Nicolas S. est intervenu dans la présente QPC, alors qu'il demeure membre de droit, et qu'il ne lui est pas interdit de revenir siéger au Conseil quand il le souhaitera ? 

Dans de telles conditions, c'est la crédibilité même du Conseil qui est en cause, et particulièrement en matière de QPC. Ses décisions s'intègrent désormais dans les procédures contentieuses de droit commun, elles sont même suscitées par un renvoi du Conseil d'État ou de la Cour de cassation, et elles sont finalement prises par une assemblée d'anciens politiciens parfois bien peu informés du droit constitutionnel. Cette situation peut-elle durer ?



Le Conseil constitutionnel : Chapitre 3, section 2  du manuel de libertés publiques sur internet



samedi 30 septembre 2023

Le référé, bonne à tout faire des postures politiques.


L'administration est traditionnellement dotée du privilège de l'exécutoire, qui impose une mise en oeuvre immédiate de ses décisions, le recours au juge n'étant possible qu'a postériori. Une telle pratique a toutefois été considérée comme susceptible de provoquer des atteintes irrémédiables aux droits des personnes, et la loi du 30 juin 2000 a finalement introduit la procédure de référé dans le contentieux administratif. S'il existe plusieurs types de référés, tous ont en commun de permettre au requérant de demander au juge, de prendre une mesure d'urgence immédiate, ce qui n'empêche pas un examen au fond de la légalité de l'acte, qui interviendra ensuite par la voie traditionnelle du recours pour excès de pouvoir.


Un référé, des référés


Le référé irrigue l'ensemble du contentieux administratif, mais il est particulièrement utilisé en cas d'atteinte, réelle ou supposée, à une liberté fondamentale. Le référé-liberté, figurant dans l'article L 521-2 du code de la justice administrative permet au juge, lorsqu'une personne publique, dans l’exercice de ses pouvoirs, porte une atteinte grave et manifestement illégale à une liberté fondamentale, de prendre toutes les mesures urgentes nécessaires à la sauvegarde de la liberté en cause. Le référé-suspension de l'article L 521-1, peut être aussi utilisé, même s'il a un champ d'application plus généraliste, non limité aux libertés. Le juge peut alors suspendre de l'acte, si l'urgence le justifie et s'il existe un doute sérieux sur sa légalité. 

Une troisième procédure d'urgence a été récemment créée par l'article 5 de la loi du 24 août 2021. Le référé-laïcité peut désormais être utilisé, "lorsque l'acte attaqué est de nature à (...)  porter gravement atteinte aux principes de laïcité et de neutralité des services publics". Cette procédure est désormais mentionnée dans l'article L2131-6 du code général des collectivités locales, et précisée dans une instruction gouvernementale du 31 décembre 2021. Ce texte a été récemment utilisé par le préfet de l'Isère, pour obtenir la suspension de la délibération du conseil municipal de la ville de Grenoble, modifiant le règlement intérieur des piscines municipales, afin d'y autoriser le port du burkini.

Ces procédures d'urgence constituent, à l'évidence, des instruments de protection des libertés qui se sont révélées efficaces. De nombreuses décisions attentatoires aux libertés ont été suspendues, et, le plus souvent, leurs auteurs n'attendaient pas un éventuel recours au fond pour renoncer au projet contesté.

 

L'instrumentalisation du référé

 

La période récente a pourtant vu une sorte de détournement de la procédure de référé. Elle devient en effet un instrument politique. L'administration se sent ainsi autorisée à prendre des actes susceptibles de séduire l'opinion même s'ils sont grossièrement illégaux, puisqu'elle sait qu'ils seront suspendus quelques jours plus tard. De leur côté, les requérants, le plus souvent des mouvements associatifs militants, n'hésitent pas à saisir le juge des référés de recours sans aucun espoir d'obtenir la suspension de l'acte, dans le seul but de cristalliser un débat politique et de conforter l'engagement des militants.

Des exemples très récents permettent d'illustrer ces deux types de dévoiements de la procédure de référé. 



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L'administration : le référé nettoie les illégalités


Personne n'a oublié la célèbre affaire Dieudonné et l'usage qui avait été fait du référé-liberté. Le juge des référés du Conseil d'Etat avait, le 9 janvier 2014, rendu une ordonnance extrêmement médiatisée par laquelle il refusait de suspendre l'interdiction d'un précédent spectacle du même Dieudonné à Saint Herblain. A l'époque, l'interdiction du spectacle émanait du préfet de Loire-Atlantique, faisant application d'une circulaire signée du Premier ministre Manuel Valls

Pour admettre cette interdiction, le juge avait procédé à un élargissement considérable du principe de dignité consacré par l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995. Ce dernier n'était plus invoqué pour empêcher le traitement inhumain et dégradant infligé à une personne donnée en spectacle, en l'occurrence une malheureuse victime de l'attraction de "lancer de nain". Il était désormais utilisé pour interdire un spectacle au nom de la dignité des spectateurs potentiels susceptibles d'être choqués par le caractère antisémite de son contenu. En même temps, l'ordonnance de 2014 allait à l'encontre de la célèbre jurisprudence Benjamin de 1933, pivot du système libéral organisant la liberté de réunion et le régime des spectacles. Elle repose sur une idée simple : la liberté doit pouvoir s'exercer librement, et le pouvoir de police ne peut prononcer une interdiction préalable que si les autorités sont dans l'impossibilité matérielle de garantir un ordre public fortement menacé. Il n'est pas surprenant que l'ordonnance de 2014 ait suscité des commentaires sévères de la doctrine juridique et de tous ceux qui refusent le principe même de l'interdiction préalable de l'exercice d'une liberté. 

L'année suivante, le juge des référés du Conseil d'Etat a donc renoncé, à petit bruit, à cette jurisprudence. Dans une seconde ordonnance du 6 février 2015, il confirme la suspension de l'arrêté du maire de Cournon d'Auvergne, estimant que la mesure d'interdiction préalable était disproportionnée, l'ordre public pouvant facilement être protégé en l'espèce. Ce faisant, le juge des référés ressuscitait une jurisprudence Benjamin qui n'aurait jamais dû disparaître. Ce retour à la jurisprudence Benjamin n'a plus guère été contesté depuis cette date.

Et pourtant, le préfet de police de Paris n'a pas hésité à prendre un arrêté du 26 septembre 2023 interdisant les spectacles de Dieudonné prévus pour les 28 et 29 septembre suivants et donnés dans un car, le Dieudobus. Exactement comme en 2014, il s'appuie sur les éventuelles atteintes à la dignité commises durant le spectacle, d'autant que celui-ci, affirme-t-il, laisse une large part à l'improvisation. Et comme en 2014, il s'agit d'interdire un spectacle en raison de propos antisémites qui n'ont pas encore été tenus. 

Le juge des référés, dans une ordonnance du 28 septembre 2023, ordonne la suspension de l'arrêté du préfet de police. Reprenant les termes de l'ordonnance de 2015, il estime que le préfet n'établit pas que le spectacle, non encore donné, contiendrait des propos caractérisant une atteinte à la dignité de la personne, alors même qu'il pourrait comporter des improvisations. Il ajoute, conformément à la jurisprudence Benjamin, que la réalité et la gravité des troubles matériels à l'ordre public ne sont pas davantage établies. 

La suspension de l'arrêté préfectoral était donc certaine et on peut alors se demander pourquoi ce texte a été pris, alors que son auteur ne pouvait ignorer son irrégularité. En réalité, il s'agissait, pour le préfet de police, de donner une satisfaction toute provisoire aux groupes demandaient l'annulation du spectacle de Dieudonné en se fondant sur l'antisémitisme du pseudo-humoriste. L'administration, et au-dessus d'elle le gouvernement, peut ainsi s'attribuer le mérite d'une mesure qui donne satisfaction aux demandeurs. Et si elle est ensuite suspendue par le juge des référés, ce n'est tout de même pas de sa faute ! L'administration prend donc sciemment une mesure irrégulière, en sachant parfaitement que le juge des référés viendra ensuite nettoyer son illégalité. 
 

Les associations : un référé pour conforter l'engagement militant



Le juge de rôles est identique, mais inversé, pour les associations requérantes. L'affaire de l'interdiction du port de l'abaya illustre cette pratique. On se souvient que le 7 septembre 2023, le juge des référés du Conseil d'État a écarté une demande de référé-liberté formulée par l'association Action Droits des musulmans, et demandant la suspension de la note de service du ministre de l'Éducation nationale du 27 août 2023, interdisant le port de l'abaya dans les établissements d'enseignement secondaire.

Ce premier référé n'avait déjà aucune chance d'être accueilli. La circulaire s'analysait en effet comme une simple mise en oeuvre de la loi du 15 mars 2004 qui permet d'interdire un signe ou une tenue qui "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse". Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État avait déjà été saisi du cas d'un élève portant un turban et, comme pour l'abaya, le requérant affirmait qu'il portait une tenue traditionnelle et non pas religieuse. Le juge énonçait alors que le jeune lycéen, "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe, et cela sans que l'administration n'ait à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme (...)". Autrement dit, pour manifester l'appartenance à une religion, il suffit que le vêtement soit considéré comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée. 
 
Cette jurisprudence bien établie n'a pas empêché l'association musulmane de déposer un référé-liberté, accompagné d'une campagne médiatique parfaitement bien orchestrée. Bien entendu, chacun a le droit de saisir le juge, même sans aucun espoir d'obtenir satisfaction. Le but de l'action résidait plutôt dans l'écho donné à cette affaire par les médias, comme en témoigne l'incohérence des termes du recours. D'un côté, l'association requérante affirmait que l'abaya était un vêtement non religieux, de l'autre elle invoquait une discrimination en matière de liberté religieuse. 

La preuve du caractère très médiatique de ce référé réside dans le dépôt d'un second référé, cette fois un référé-suspension, déposée par différents syndicats et associations lycéennes. Bien entendu, le juge des référés du Conseil d'État, dans une ordonnance du 27 septembre 2023, écarte cette nouvelle demande. Il note en particulier que le port de ce vêtement "s'inscrit dans une logique d’affirmation religieuse, ainsi que cela ressort notamment des propos tenus au cours des dialogues engagés avec les élèves". Il ajoute que le ministre n'a pas inexactement qualifié le port de l'abaya comme une manifestation ostensible d’appartenance religieuse, au sens de la loi de 2004. 

Le seul intérêt de ce second référé réside dans le fait qu'il n'a pas bénéficié d'une médiatisation identique à celle du premier référé-liberté. Le temps était passé, et l'interdiction de l'abaya n'avait donné lieu qu'à un tout petit nombre de contestations, exactement comme l'interdiction du voile en 2004. La bataille de l'abaya était perdue, même si on ne doute pas que de nouvelles offensives apparaîtront bientôt. Précisément, ce second référé prend l'apparence d'un acte destiné à assurer la cohésion des groupes favorables au port des signes religieux dans les établissements d'enseignement, à les encourager à mener d'autres combats.  Chaque référé correspond ainsi à une posture politique, le premier destiné aux médias, le second aux militants.

Qu'il s'agisse de la décision d'un préfet ou de l'agitation de militants, le référé se trouve instrumentalisé. Dans un cas, l'administration s'autorise des actes illégaux et attend que le juge des référé répare les dommages causés à l'État de droit. Dans l'autre, les associations ou groupements politiques investissent un nouveau lieu de manifestation, le prétoire étant utilisé comme une tribune. Quant au juge des référés, il lutte comme il peut contre cette tendance qui vise à transformer son prétoire en Talk Show ou en ring.

 

mercredi 27 septembre 2023

Les Invités de LLC. Bruno Mathis : L'open data, l'open source et les craintes de la Cour de cassation


Bruno Mathis est chercheur associé au Centre de droit et d'économie de l'ESSEC


L'open data, l'open source 

et les craintes de la Cour de cassation


 

Le 8 octobre 2016 est adoptée la loi pour une République numérique et ses articles prévoyant la mise à disposition du public des décisions de justice. C'est alors une bonne nouvelle pour le chercheur devant qui s'ouvre tout un champ d'investigations possibles, sur l'analyse du contentieux ou le fonctionnement même de la justice. 

Le législateur a choisi de pseudonymiser les décisions de justice, ce que Légifrance faisait déjà pour les arrêts motivés des cours suprêmes et une sélection d’arrêts d’appel. La Cour de cassation lance dès 2016 un projet pour les pseudonymiser elle-même grâce à l’intelligence artificielle, et, après avoir testé un progiciel d’un éditeur privé, décide de développer sa propre solution à base d’apprentissage automatique.

En avril 2020, sinon avant, la Cour décide que sa solution sera en open source. La perspective est également une opportunité pour le chercheur, qui pourrait pseudonymiser automatiquement des décisions qui seraient en sa possession en version intègre, avant d’engager une autre expérimentation. Un exemple est d’extraire des données relatives au parcours du contentieux, de la première saisine jusqu’au dernier recours. Si des arrêts civils d’appel et de cassation sont disponibles en suffisamment grand nombre en open data pour être prêts à l’emploi, l’essentiel des jugements civils de première instance ne sera mis à disposition, au mieux, qu’en 2026. Pseudonymiser des jugements avec le même algorithme ayant pseudonymisé des arrêts permettrait d’éviter un biais dans l’expérimentation. Pourquoi perdre du temps à construire un nouvel outil de pseudonymisation, puisque la Cour a promis de mettre le sien en open source ?

Après avoir fait des pieds et des mains pour l’obtenir, la Cour se voit confier, par un décret de juin 2020, la responsabilité de l’open data des décisions de justice judiciaire. Plus connue comme juridiction suprême, la Cour devient éditeur de logiciel et opérateur technique, non sans risquer le conflit d’intérêts. 

 


 Les chiffres. Joseph Brauner. 1927

 

La demande adressée à la Cour de cassation

 

En octobre 2021, l’auteur de ces lignes demande à la Cour de cassation de lui communiquer, en vertu de l’article L311-1 du Code des relations entre le public et l'administration (CRPA), l’analyse d’impact relative à la protection des données (AIPD) du traitement d’open data des décisions de justice. La Cour envoie alors une AIPD après « occultation des mentions qui ne sont pas communicables en application des articles L. 311-5 et L. 311-6 du même code », c’est-à-dire après l’avoir caviardée aux deux tiers. La partie en clair n’explique même pas clairement que l’outil appelé LABEL sert à corriger manuellement les défauts de pseudonymisation résiduels, après application automatique du modèle d’apprentissage, ni que son développement, comme le recrutement de vingt agents pour l’utiliser, informations publiquement disponibles, ont été décidés au titre de mesure de réduction du risque. Le document précise que « la présente étude d’impact sera mise à jour en fonction des évolutions techniques qui le permettront », et non pas en fonction de l’évolution des risques. Le système n’est pas défini à partir de l’analyse des risques, c’est le contraire. Il n’est pas utile de demander la version intégrale de l’AIPD.

En juillet 2022, une demande est adressée à la Cour de cassation pour obtenir le code source de la pseudonymisation automatique. Elle ne porte pas sur le jeu d’apprentissage lui-même, c’est-à-dire la liste des décisions de justice en version intègre assorties des annotations portées manuellement en vue de leur apprentissage par l’algorithme, mais sur le modèle qui en résulte et le code source qui l’utilise. Pour simplifier, le modèle d’apprentissage remplace par des chiffres tous les mots des décisions apprises ; sans lui, pas de réutilisation possible. La requête fait valoir que le code source est mentionné dans une liste non limitative de documents considérés comme administratifs par l’article L300-2 du CRPA. L’absence de réponse deux mois plus tard conduit alors à la saisine de la Commission d’accès aux documents administratifs (CADA). 

 

L'avis de la CADA

 

L’avis, négatif, de la CADA, indique que «  le premier président de la Cour de cassation s’oppose à la communication des documents sollicités au motif qu’il existe un risque que des opérations de rétro-ingénierie […] permettent de reconstituer les données qui ont été occultées ». La Commission estime que ce risque présente « un caractère suffisant de vraisemblance pour être tenu pour acquis », sans fournir de référence à la littérature scientifique à l’appui de cette affirmation.

Relisons l’AIPD « communicable ». Deux titres de paragraphes laissés en clair, sur « la sécurisation des flux inter-applicatifs » et la « sécurisation des accès aux bases de données » suggèrent l’identification implicite d’un risque de dissémination fortuite, ou d’interception, de données personnelles et d’un risque d’intrusion à froid. La partie en clair ne fait pas valoir le risque aujourd’hui allégué de rétro-ingénierie né de la mise à disposition du public de l’outil, encore moins ledit risque né du simple fait de sa communication. Elle ne fournit pas de précisions sur la taille de l’échantillon de décisions de justice ayant fait l’objet d’un apprentissage supervisé, sans doute de quelques dizaines à quelques milliers. Elle ne tente pas de rapprocher la probabilité d’une reconstitution de données personnelles, par rétro-ingénierie du modèle d’apprentissage, appliquée à cet échantillon une seule fois, avec la probabilité de défaut de pseudonymisation appliquée à quelques millions de décisions de justice mises en open data chaque année. L’AIPD ne se demande pas si la rétro-ingénierie est possible sans y déployer des efforts disproportionnés, réservés à des spécialistes en intelligence artificielle, qui feraient perdre à ces données leur caractère personnel au sens du considérant 26 du RGPD. À supposer que ces données personnelles soient reconstituées sans de tels efforts, et sans altération, l’AIPD ne tente pas davantage d’évaluer le risque que cette reconstitution entraîne une atteinte à la vie privée ou aux droits fondamentaux de ces personnes.

Ou alors ce risque serait mentionné dans la partie occultée ? L’article L311-5 du CRPA mentionne des exceptions à la communicabilité au titre de l’intérêt de l’État (secret des délibérations du pouvoir exécutif, secret de la défense nationale, etc…), et le suivant au titre de la vie privée des personnes, du secret des affaires et du secret médical. Cela n’expliquerait pas pourquoi une exception, mentionnée par l’un de ces articles, justifierait de ne pas faire état de ce risque de rétro-ingénierie à ce moment-là, mais n’empêcherait pas d’en faire état aujourd’hui et de l’opposer au demandeur. Le résultat tient en tous cas du paradoxe : pour ouvrir les décisions de justice, il faudrait fermer l’algorithme qui les produit.

L’emploi d’un argument d’autorité et les contradictions de la Cour ont conduit à un recours auprès du tribunal administratif.

Que craint vraiment la Cour de cassation ? Une atteinte aux droits fondamentaux des personnes ou un examen de ce qu’elle fait dans son nouveau rôle d’éditeur de logiciel ?

dimanche 24 septembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Secret des sources v. secret défense.


Alors que les "États généraux de l'information" doivent s'ouvrir le 3 octobre 2023, la garde à vue subie par la journaliste Ariane Lavrilleux relance le débat sur le secret des sources. Journaliste indépendante travaillant notamment pour Disclose et Mediapart, elle a participé à l'enquête diffusée par Complément d'enquête sur "France Egypte, révélation d'une opération secrète" diffusée en 2021. L'objet de ses investigations était l'Opération Sirli, opération de renseignement conjointe franco-égyptienne. Alors que le but était officiellement de lutter contre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient détourné les moyens électroniques du renseignement militaire français pour identifier et exécuter des trafiquants et contrebandiers opérant à leurs frontières.

En 2021, le scandale annoncé a fait long feu, la presse n'étant pas parvenue à intéresser l'opinion à cette affaire compliquée. Cela n'a pas empêché le ministère des Armées de chercher la taupe, c'est-à-dire le militaire qui a divulgué à Ariane Lavrilleux les documents confidentiels dont elle fait état. On apprend aujourd'hui qu'un ancien militaire a été mis en examen pour "détournement et divulgation du secret de la défense nationale". Ce délit, prévu par l'article 413-10 du code pénal, punit de sept ans d'emprisonnement et 100 000 € d'amende celui qui, dépositaire d'une information couverte par le secret de la défense nationale, la porte à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.

Précisément, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue parce qu'elle ne dispose d'aucune habilitation l'autorisant à accéder et à publier des informations couvertes par le secret de la défense nationale, alors même qu'un informateur lui a confié des documents classifiés. A ce stade, elle ne semble pas avoir été mise en examen, mais elle pourrait l'être pour compromission du secret de la défense nationale, délit puni de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende par l'article 413-11 du code pénal.

Elle invoque évidemment le secret des sources et une campagne de presse en sa faveur insiste sur le caractère absolu de ce secret. Mais cette affirmation est fausse, car le secret des sources, en droit français, bénéficie d'une protection toute relative. Le secret de la défense nationale, en revanche, fait l'objet d'une définition et d'un régime juridique qui confèrent à ses titulaires une maîtrise totale des informations concernées. 

 

Le secret des sources, secret de la source ou du journaliste ? 

 

Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le secret des sources protège la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", définition donnée dans l'arrêt du 8 décembre 2005, Nordisk Film Ltd c. Danemark. La décision Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 ajoute que ce secret est une prérogative de l'informateur, quand bien même il serait de mauvaise foi et chercherait à manipuler le journaliste.

Le secret des sources peine à s'implanter dans le droit français, tout simplement parce que le monde de la presse le revendique comme un secret dont le titulaire n'est pas la source mais le journaliste. La protection de l'informateur demeure donc imparfaite, comme celle des journalistes victimes d'une législation encore embryonnaire. 

Le premier texte en la matière fut la loi du 4 janvier 1993 (art. 109 cpp). Elle autorisait le journaliste entendu comme témoin à taire ses sources devant un juge d’instruction. Mais ce droit au silence n’interdisait pas au juge d’obtenir les informations par d’autres moyens. Cette possibilité a toutefois été sanctionnée par la CEDH dans deux arrêts successifs, Martin c. France du 12 avril 2012, et Ressiot c. France du 28 juin 2013, tous deux rendus à propos de perquisitions concernant des journalistes.

La loi du 4 janvier 2010 se montre plus précise. Elle affirme que  "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Les autorités peuvent cependant y déroger, pour répondre à un « impératif prépondérant d’intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi », formulation reprise dans un arrêt de la CEDH du 6 octobre 2020 Jecker c. Suisse.

« Impératif prépondérant d’intérêt public » ? La presse considérait, non sans fondement, que le flou de cette formule permettait aux juges d'écarter trop facilement le secret des sources. Elle a obtenu le dépôt d'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016 substituant à cet "impératif prépondérant" une énumération des infractions justifiant une atteinte au secret des sources.

L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais le lobby de la presse a été un peu trop gourmand. Il a aussi obtenu que le secret des sources soit invocable non seulement par les journalistes, mais encore par les « collaborateurs de la rédaction », notion également très floue permettant au stagiaire ou l'archiviste d'invoquer le secret des sources devant un juge. Cette conception absolutiste du secret des sources, largement initiée par les journalistes eux-mêmes, a finalement provoqué la censure du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2016.

Hélas pour Ariane Lavrilleux, la décision du Conseil a eu pour conséquence de remettre en vigueur la loi du 4 janvier 2010 et, avec elle, l' « impératif prépondérant d’intérêt public ». Il est évident que, dans l'affaire pour laquelle elle a été mise en garde à vue, la protection du secret défense peut être considérée comme un tel "impératif"

 


Le bouclier Arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Le secret de la défense nationale


Le secret défense s'inscrit dans un cadre législatif et réglementaire et l'on sait que le Code pénal sanctionne sa violation dans un chapitre consacré aux "atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation". Le Conseil constitutionnel contrôle les lois sur le secret de la défense, sans toutefois attribuer à ce dernier une valeur constitutionnelle. Dans une décision QPC du 10 novembre 2011, il sanctionne ainsi une disposition de la loi de programmation militaire de 2009 qui permettait de classifier non plus seulement les documents et les informations mais encore les lieux. Il s'agissait alors d'empêcher purement et simplement toute perquisition, le juge d'instruction pénétrant dans un lieu classifié commettant d'emblée une compromission du secret défense. Comme les journalistes en matière de secret des sources, les autorités habilitées à gérer le secret défense s'étaient montré un peu trop gourmandes.

Le secret de la défense nationale souffre d'un défaut structurel. Il lui manque quelque chose d'essentiel : une définition. L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Autrement dit, pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

Le Code pénal, quant à lui, dans son article 413-9, le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret (...) les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesure de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. Autrement dit, un document est secret lorsque l'autorité compétente pour le classifier le considère comme tel. Cette fois, ce n'est plus vraiment une définition, mais une tautologie. On en déduit que le contenu du secret défense est à la discrétion de l'autorité de classement.

Les services de renseignement, lorsqu'ils sont confrontés à ce type d'observation, répondent que la définition du secret défense est introuvable, et qu'il est matériellement impossible de dresser une liste des intérêts protégés, d'autant que la notion de défense est aujourd'hui très large, intégrant notamment la défense économique. Dans le cas d'Ariane Lavrilleux, il est clair que les opérations menées par la Direction du Renseignement Militaire sont couvertes par le secret de la défense nationale, et que, juridiquement, il y a eu double compromission, d'abord par la source qui a livré les informations, puis par la journaliste qui les a diffusées.

Il n'en demeure pas moins que le droit du secret de la défense s'oppose frontalement au secret des sources. Le problème essentiel ne réside pas dans la définition du secret mais bien davantage dans l'impact qu'il a sur l'ensemble du droit processuel, et plus particulièrement sur le principe du contradictoire. Celui-ci exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Pendant très longtemps, on a considéré que le secret de la défense nationale était opposable au juge qui était donc amené à instruire et à juger des affaires sans avoir accès aux pièces essentielles.

Aujourd'hui, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. Certes, il existe bien une commission spéciale, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

De cette analyse on peut déduire que le secret de la défense s'impose avec une puissance difficilement contestable, surtout par rapport à un secret des sources qui repose sur une législation inaboutie. Convaincus du caractère absolu du secret des sources, les journalistes tombent ainsi dans un piège redoutable. Il est d'autant plus dangereux que ni le militaire considéré comme une "taupe" ni Ariane Lavrilleux ne peuvent se revendiquer comme lanceurs d'alerte. La loi du 14 novembre 2016 place certes les journalistes à l'abri des poursuites pour recel d'informations divulguées par un lanceur d'alerte, mais celle du 21 mars 2022 ajoute que "sont exclus du régime de l'alerte les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale (...)". Décidément, aucun secret n'est mieux protégé que le secret défense.

 

Lanceurs d'alertes et secret des sources : Chapitre 9, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet



 

 



mercredi 20 septembre 2023

Conception post mortem : la CEDH refuse de s'en mêler.

Dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) met fin aux espoirs de deux femmes qui espéraient encore pouvoir bénéficier d'une assistance médicale à la procréation, après le décès de leur conjoint. 

La première requérante avait bénéficié, début 2019, d'une insémination avec les paillettes de sperme déposée par son mari au Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) de l'hôpital de la Conception à Marseille. Cette première tentative avait échoué, et la seconde a été interrompue par le décès du mari, diagnostiqué d'une tumeur cérébrale en 2016. Dans son testament, celui-ci déclarait avoir décidé de la conservation de ses paillettes pour précisément que son épouse, si elle le désirait toujours, « puisse avoir recours à la procréation post mortem, peut-être dans un autre pays ». Mais le CECOS, puis l'Agence de biomédecine, ont rejeté sa demande d'exportation vers l'Espagne, pays dans lequel l'insémination post mortem est licite. 

La seconde requérante est sensiblement dans la même situation, si ce n'est que le couple avait procédé à une fécondation in vitro à Brest. Alors que le mari était atteint d'une leucémie, une première grossesse par FIV avait été menée à terme. Après son décès, sa veuve demande l'exportation de ses embryons également vers l'Espagne, afin de bénéficier d'une nouvelle réimplantation. Elle aussi s'est heurtée à un refus. 

Toutes deux ont contesté ces décisions de rejet devant le juge administratif français qui les a confirmées. Elles se tournent vers la CEDH et invoquent une atteinte au droit à la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La décision de la CEDH était attendue, car le droit français avait fait preuve d'hésitations en matière d'exportation des gamètes dans un but d'insémination post mortem.

A l'époque des faits, les dispositions pertinentes se trouvaient dans l'article L 2141-2 du code de la santé publique. La première condition pour pouvoir bénéficier d'une assistance médicale à la procréation (AMP) était clairement rédigée : "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants". Par la suite, la rédaction a été modifiée pour tenir compte de l'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou en couple. Mais la prohibition de l'insémination post mortem est demeurée identique. Il est désormais précisé que "lorsqu'il s'agit d'un couple, fait obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons le décès d'un des membres du couple".

 

Une jurisprudence compréhensive

 

Si le principe de l'interdiction de l'insémination post mortem était affirmé en droit français, la jurisprudence se montrait plus tolérante dans le cas d'exportation des gamètes et des embryons vers un État dans lequel cette pratique était légale. 

Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État a autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Il s'appuyait alors sur deux éléments. D'une part, l'épouse vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes de son mari étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui entendait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. D'autre part, l'époux décédé avait pris soin de faire un testament manifestant son désir de permettre à son épouse d'utiliser les paillettes de sperme. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes a délivré une injonction au CHU de Rennes. Elle ordonnait l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et il avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, la petite fille était elle-même décédée in utero en avril 2016. C'est donc l'histoire de ce bébé perdu, témoignage de l'existence d'un véritable projet parental, qui constitue, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

Malgré cette évolution jurisprudentielle, et malgré un avis favorable du Comité consultatif national d'éthique, l'insémination post mortem a été écartée dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. 

 


 My man is gone now, Air de Serena. Porgy and Bess. Gershwin

Latonia Moore. Metropolitan Opera 2019

 

La CEDH et l'autonomie des États

 

On attendait donc avec beaucoup d'intérêt la décision de la CEDH, mais celle-ci ne se prononce guère sur le fond, préférant affirmer que les États disposent d'une large autonomie dans ce domaine.

La CEDH applique en effet sa jurisprudence Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022. Elle considère qu'il n'y a pas d'atteinte à la vie dans le refus d'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante, le droit tchèque interdisant l'insémination post mortem. Mais la situation est tout de même différente, car le droit tchèque n'interdit pas totalement l'exportation qu'elle subordonne au consentement préalable de l'époux, exprimé par exemple dans son testament. Sur ce point, le droit français se montre plus rigoureux, car il veut éviter le contournement de la prohibition de l'insémination post mortem que constitue le recours à cette technique dans un pays étranger qui l'autorise.

La décision de la CEDH s'appuie donc finalement sur l'absence de consensus européen sur ce point. Même au sein de l'Union européenne, pourtant plus étroite que le Conseil de l'Europe, les États sont divisés sur l'insémination post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme l'Espagne, la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, sans oublier la République tchèque qui l'autorise, dans certains cas, à l'étranger.

La décision n'aurait rien pour surprendre, si ce n'est, tout de même, l'analyse assez déroutante de la légitimité de cette interdiction de l'insémination post mortem. La Cour affirme ainsi qu'elle "découle de la conception de la famille, telle qu'elle prévalait à l'époque des faits litigieux". Elle ajoute que la "conception posthume soulève des questions éthiques mêlées à des considérations d'intérêt public pouvant se rattacher, entre autres, à la situation des enfants à naître". A ses yeux, l'interdiction ainsi prononcée répond au but légitime de "protection de la morale". Ce discours est à rapprocher des propos du rapporteur du projet de loi bioéthique, Aurore Bergé. Elle affirmait alors que l'insémination post mortem n’était pas « éthiquement souhaitable », sans davantage de précision.

Sur le fond, ces justifications semblent faibles. La "conception de la famille", la "protection de la morale", ces notions victoriennes ne sont guère convaincantes aujourd'hui. La même loi bioéthique qui interdit l'insémination d'une veuve avec le sperme de son mari défunt l'autorise pour une femme seule avec le sperme d'un donneur. Comment justifier ce traitement différencié ? En quoi l'enfant à naître sera-t-il plus malheureux dans un cas que dans l'autre ? Et ce droit de "faire famille" si souvent invoqué dans le cas des personnes homosexuelles ne peut-il être invoqué par une veuve ? Sur ce point, la décision laisse l'impression d'une rigueur dont on cherche vainement le fondement.

L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet