« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 24 septembre 2023

Le Fact Checking de LLC : Secret des sources v. secret défense.


Alors que les "États généraux de l'information" doivent s'ouvrir le 3 octobre 2023, la garde à vue subie par la journaliste Ariane Lavrilleux relance le débat sur le secret des sources. Journaliste indépendante travaillant notamment pour Disclose et Mediapart, elle a participé à l'enquête diffusée par Complément d'enquête sur "France Egypte, révélation d'une opération secrète" diffusée en 2021. L'objet de ses investigations était l'Opération Sirli, opération de renseignement conjointe franco-égyptienne. Alors que le but était officiellement de lutter contre le terrorisme, les autorités égyptiennes auraient détourné les moyens électroniques du renseignement militaire français pour identifier et exécuter des trafiquants et contrebandiers opérant à leurs frontières.

En 2021, le scandale annoncé a fait long feu, la presse n'étant pas parvenue à intéresser l'opinion à cette affaire compliquée. Cela n'a pas empêché le ministère des Armées de chercher la taupe, c'est-à-dire le militaire qui a divulgué à Ariane Lavrilleux les documents confidentiels dont elle fait état. On apprend aujourd'hui qu'un ancien militaire a été mis en examen pour "détournement et divulgation du secret de la défense nationale". Ce délit, prévu par l'article 413-10 du code pénal, punit de sept ans d'emprisonnement et 100 000 € d'amende celui qui, dépositaire d'une information couverte par le secret de la défense nationale, la porte à la connaissance du public ou d'une personne non qualifiée.

Précisément, Ariane Lavrilleux a été placée en garde à vue parce qu'elle ne dispose d'aucune habilitation l'autorisant à accéder et à publier des informations couvertes par le secret de la défense nationale, alors même qu'un informateur lui a confié des documents classifiés. A ce stade, elle ne semble pas avoir été mise en examen, mais elle pourrait l'être pour compromission du secret de la défense nationale, délit puni de cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende par l'article 413-11 du code pénal.

Elle invoque évidemment le secret des sources et une campagne de presse en sa faveur insiste sur le caractère absolu de ce secret. Mais cette affirmation est fausse, car le secret des sources, en droit français, bénéficie d'une protection toute relative. Le secret de la défense nationale, en revanche, fait l'objet d'une définition et d'un régime juridique qui confèrent à ses titulaires une maîtrise totale des informations concernées. 

 

Le secret des sources, secret de la source ou du journaliste ? 

 

Selon la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), le secret des sources protège la personne qui "aide la presse à informer le public sur des sujets d'intérêt général", définition donnée dans l'arrêt du 8 décembre 2005, Nordisk Film Ltd c. Danemark. La décision Becker c. Norvège du 5 octobre 2017 ajoute que ce secret est une prérogative de l'informateur, quand bien même il serait de mauvaise foi et chercherait à manipuler le journaliste.

Le secret des sources peine à s'implanter dans le droit français, tout simplement parce que le monde de la presse le revendique comme un secret dont le titulaire n'est pas la source mais le journaliste. La protection de l'informateur demeure donc imparfaite, comme celle des journalistes victimes d'une législation encore embryonnaire. 

Le premier texte en la matière fut la loi du 4 janvier 1993 (art. 109 cpp). Elle autorisait le journaliste entendu comme témoin à taire ses sources devant un juge d’instruction. Mais ce droit au silence n’interdisait pas au juge d’obtenir les informations par d’autres moyens. Cette possibilité a toutefois été sanctionnée par la CEDH dans deux arrêts successifs, Martin c. France du 12 avril 2012, et Ressiot c. France du 28 juin 2013, tous deux rendus à propos de perquisitions concernant des journalistes.

La loi du 4 janvier 2010 se montre plus précise. Elle affirme que  "le secret des sources des journalistes est protégé dans l'exercice de leur mission d'information du public". Les autorités peuvent cependant y déroger, pour répondre à un « impératif prépondérant d’intérêt public et si les mesures envisagées sont strictement nécessaires et proportionnées au but poursuivi », formulation reprise dans un arrêt de la CEDH du 6 octobre 2020 Jecker c. Suisse.

« Impératif prépondérant d’intérêt public » ? La presse considérait, non sans fondement, que le flou de cette formule permettait aux juges d'écarter trop facilement le secret des sources. Elle a obtenu le dépôt d'un amendement gouvernemental à la loi du 14 novembre 2016 substituant à cet "impératif prépondérant" une énumération des infractions justifiant une atteinte au secret des sources.

L'idée n'était pas mauvaise en soi, mais le lobby de la presse a été un peu trop gourmand. Il a aussi obtenu que le secret des sources soit invocable non seulement par les journalistes, mais encore par les « collaborateurs de la rédaction », notion également très floue permettant au stagiaire ou l'archiviste d'invoquer le secret des sources devant un juge. Cette conception absolutiste du secret des sources, largement initiée par les journalistes eux-mêmes, a finalement provoqué la censure du Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2016.

Hélas pour Ariane Lavrilleux, la décision du Conseil a eu pour conséquence de remettre en vigueur la loi du 4 janvier 2010 et, avec elle, l' « impératif prépondérant d’intérêt public ». Il est évident que, dans l'affaire pour laquelle elle a été mise en garde à vue, la protection du secret défense peut être considérée comme un tel "impératif"

 


Le bouclier Arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Le secret de la défense nationale


Le secret défense s'inscrit dans un cadre législatif et réglementaire et l'on sait que le Code pénal sanctionne sa violation dans un chapitre consacré aux "atteintes aux intérêts fondamentaux de la nation". Le Conseil constitutionnel contrôle les lois sur le secret de la défense, sans toutefois attribuer à ce dernier une valeur constitutionnelle. Dans une décision QPC du 10 novembre 2011, il sanctionne ainsi une disposition de la loi de programmation militaire de 2009 qui permettait de classifier non plus seulement les documents et les informations mais encore les lieux. Il s'agissait alors d'empêcher purement et simplement toute perquisition, le juge d'instruction pénétrant dans un lieu classifié commettant d'emblée une compromission du secret défense. Comme les journalistes en matière de secret des sources, les autorités habilitées à gérer le secret défense s'étaient montré un peu trop gourmandes.

Le secret de la défense nationale souffre d'un défaut structurel. Il lui manque quelque chose d'essentiel : une définition. L'instruction générale interministérielle, dite IGI 1300 se borne à énoncer les "fondements" du secret : "Le secret de la défense nationale vise, au travers de mesures de sécurité physiques, logiques ou organisationnelles à protéger les informations et supports dont la divulgation ou auxquels l'accès est de nature à nuire à la défense et à la sécurités nationale". Il s'agit là d'une démarche téléologique, c'est-à-dire définissant une notion par son but. Autrement dit, pour l'IGI, une information est secrète lorsque sa diffusion est de nature à nuire à la défense. 

Le Code pénal, quant à lui, dans son article 413-9, le définit en ces termes : "Présentent un caractère de secret (...) les procédés, objets, documents, informations, réseaux informatiques, données informatisées ou fichiers intéressant la défense nationale qui ont fait l'objet de mesure de classification destinées à restreindre leur diffusion ou leur accès". C'est la mesure de protection qui crée la confidentialité. Autrement dit, un document est secret lorsque l'autorité compétente pour le classifier le considère comme tel. Cette fois, ce n'est plus vraiment une définition, mais une tautologie. On en déduit que le contenu du secret défense est à la discrétion de l'autorité de classement.

Les services de renseignement, lorsqu'ils sont confrontés à ce type d'observation, répondent que la définition du secret défense est introuvable, et qu'il est matériellement impossible de dresser une liste des intérêts protégés, d'autant que la notion de défense est aujourd'hui très large, intégrant notamment la défense économique. Dans le cas d'Ariane Lavrilleux, il est clair que les opérations menées par la Direction du Renseignement Militaire sont couvertes par le secret de la défense nationale, et que, juridiquement, il y a eu double compromission, d'abord par la source qui a livré les informations, puis par la journaliste qui les a diffusées.

Il n'en demeure pas moins que le droit du secret de la défense s'oppose frontalement au secret des sources. Le problème essentiel ne réside pas dans la définition du secret mais bien davantage dans l'impact qu'il a sur l'ensemble du droit processuel, et plus particulièrement sur le principe du contradictoire. Celui-ci exige qu'une pièce versée au dossier par une partie soit automatiquement transmise à l'autre. Pendant très longtemps, on a considéré que le secret de la défense nationale était opposable au juge qui était donc amené à instruire et à juger des affaires sans avoir accès aux pièces essentielles.

Aujourd'hui, on admet qu'un juge soit désigné dans une juridiction pour obtenir une habilitation et avoir communication des dossiers classifiés, lorsqu'ils sont indispensables à l'affaire en cours. Le problème est que, dans ce cas, la pièce remise au juge par une partie n'est plus communiquée à l'autre. C'est alors le principe du contradictoire qui est violé. Si on résume la situation, dans un cas le juge instruit une affaire sans avoir accès aux pièces, dans l'autre il a accès aux pièces mais le principe du contradictoire est la principale victime de la procédure. Certes, il existe bien une commission spéciale, la Commission consultative du secret de la défense nationale (CCSDN) qui peut être saisie par un juge à des fins de déclassification de certains documents. Mais son rôle demeure modeste. D'une part, l'administration n'est pas tenue de suivre ses avis. D'autre part, la CCSDN a souvent davantage tendance à protéger le secret qu'à pratiquer la transparence.

De cette analyse on peut déduire que le secret de la défense s'impose avec une puissance difficilement contestable, surtout par rapport à un secret des sources qui repose sur une législation inaboutie. Convaincus du caractère absolu du secret des sources, les journalistes tombent ainsi dans un piège redoutable. Il est d'autant plus dangereux que ni le militaire considéré comme une "taupe" ni Ariane Lavrilleux ne peuvent se revendiquer comme lanceurs d'alerte. La loi du 14 novembre 2016 place certes les journalistes à l'abri des poursuites pour recel d'informations divulguées par un lanceur d'alerte, mais celle du 21 mars 2022 ajoute que "sont exclus du régime de l'alerte les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale (...)". Décidément, aucun secret n'est mieux protégé que le secret défense.

 

Lanceurs d'alertes et secret des sources : Chapitre 9, section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet



 

 



mercredi 20 septembre 2023

Conception post mortem : la CEDH refuse de s'en mêler.

Dans un arrêt Baret et Caballero c. France du 14 septembre 2023, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) met fin aux espoirs de deux femmes qui espéraient encore pouvoir bénéficier d'une assistance médicale à la procréation, après le décès de leur conjoint. 

La première requérante avait bénéficié, début 2019, d'une insémination avec les paillettes de sperme déposée par son mari au Centre d’étude et de conservation des œufs et du sperme (CECOS) de l'hôpital de la Conception à Marseille. Cette première tentative avait échoué, et la seconde a été interrompue par le décès du mari, diagnostiqué d'une tumeur cérébrale en 2016. Dans son testament, celui-ci déclarait avoir décidé de la conservation de ses paillettes pour précisément que son épouse, si elle le désirait toujours, « puisse avoir recours à la procréation post mortem, peut-être dans un autre pays ». Mais le CECOS, puis l'Agence de biomédecine, ont rejeté sa demande d'exportation vers l'Espagne, pays dans lequel l'insémination post mortem est licite. 

La seconde requérante est sensiblement dans la même situation, si ce n'est que le couple avait procédé à une fécondation in vitro à Brest. Alors que le mari était atteint d'une leucémie, une première grossesse par FIV avait été menée à terme. Après son décès, sa veuve demande l'exportation de ses embryons également vers l'Espagne, afin de bénéficier d'une nouvelle réimplantation. Elle aussi s'est heurtée à un refus. 

Toutes deux ont contesté ces décisions de rejet devant le juge administratif français qui les a confirmées. Elles se tournent vers la CEDH et invoquent une atteinte au droit à la vie privée, garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

La décision de la CEDH était attendue, car le droit français avait fait preuve d'hésitations en matière d'exportation des gamètes dans un but d'insémination post mortem.

A l'époque des faits, les dispositions pertinentes se trouvaient dans l'article L 2141-2 du code de la santé publique. La première condition pour pouvoir bénéficier d'une assistance médicale à la procréation (AMP) était clairement rédigée : "L’homme et la femme formant le couple doivent être vivants". Par la suite, la rédaction a été modifiée pour tenir compte de l'ouverture de l'AMP aux femmes seules ou en couple. Mais la prohibition de l'insémination post mortem est demeurée identique. Il est désormais précisé que "lorsqu'il s'agit d'un couple, fait obstacle à l'insémination ou au transfert des embryons le décès d'un des membres du couple".

 

Une jurisprudence compréhensive

 

Si le principe de l'interdiction de l'insémination post mortem était affirmé en droit français, la jurisprudence se montrait plus tolérante dans le cas d'exportation des gamètes et des embryons vers un État dans lequel cette pratique était légale. 

Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'État a autorisé l'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante. Il s'appuyait alors sur deux éléments. D'une part, l'épouse vivait certes à Paris, mais elle était de nationalité espagnole et avait épousé un Italien. Les gamètes de son mari étaient donc exportés vers le pays d'origine de la veuve qui entendait bénéficier d'une insémination, conformément au droit de son pays. D'autre part, l'époux décédé avait pris soin de faire un testament manifestant son désir de permettre à son épouse d'utiliser les paillettes de sperme. Le juge affirmait certes le caractère exceptionnel de l'autorisation, mais il témoignait tout de même de sa volonté de faire de chaque affaire d'insémination post mortem un cas particulier. 

Quelques mois plus tard, dans une ordonnance de référé du 11 octobre 2016, le tribunal administratif de Rennes a délivré une injonction au CHU de Rennes. Elle ordonnait l'exportation vers l'Espagne des paillettes de sperme du mari défunt de la requérante. Les deux membres du couple étaient pourtant de nationalité française, mais, profitant de l'ouverture offerte par le Conseil d'État, le juge rennais s'était appuyé sur le caractère exceptionnel du dossier. En effet, le projet parental de deux époux s'était concrétisé par une grossesse intervenue sans aucune assistance médicale en novembre 2015. En dépit de sa maladie, l'époux avait suivi cette grossesse et il avait pu connaître le sexe de son enfant le 14 janvier 2016, avant de s'éteindre le 27 janvier. Hélas, à la suite du traumatisme causé à sa mère par le décès de son époux, la petite fille était elle-même décédée in utero en avril 2016. C'est donc l'histoire de ce bébé perdu, témoignage de l'existence d'un véritable projet parental, qui constitue, aux yeux du juge, la "circonstance particulière" de nature à justifier l'exportation des gamètes.

Malgré cette évolution jurisprudentielle, et malgré un avis favorable du Comité consultatif national d'éthique, l'insémination post mortem a été écartée dans la dernière loi bioéthique du 2 août 2021. Le législateur s'est en effet refusé à toute modification de l'article L 2141-2 du code de la santé publique. 

 


 My man is gone now, Air de Serena. Porgy and Bess. Gershwin

Latonia Moore. Metropolitan Opera 2019

 

La CEDH et l'autonomie des États

 

On attendait donc avec beaucoup d'intérêt la décision de la CEDH, mais celle-ci ne se prononce guère sur le fond, préférant affirmer que les États disposent d'une large autonomie dans ce domaine.

La CEDH applique en effet sa jurisprudence Pejrilova c. République tchèque du 8 décembre 2022. Elle considère qu'il n'y a pas d'atteinte à la vie dans le refus d'exportation des gamètes du mari décédé de la requérante, le droit tchèque interdisant l'insémination post mortem. Mais la situation est tout de même différente, car le droit tchèque n'interdit pas totalement l'exportation qu'elle subordonne au consentement préalable de l'époux, exprimé par exemple dans son testament. Sur ce point, le droit français se montre plus rigoureux, car il veut éviter le contournement de la prohibition de l'insémination post mortem que constitue le recours à cette technique dans un pays étranger qui l'autorise.

La décision de la CEDH s'appuie donc finalement sur l'absence de consensus européen sur ce point. Même au sein de l'Union européenne, pourtant plus étroite que le Conseil de l'Europe, les États sont divisés sur l'insémination post mortem. Les uns l'interdisent comme la France, l'Allemagne, la Bulgarie, le Danemark, la Finlande, la Grèce, l'Italie ou le Portugal, les autres l'autorisent selon des modalités variables comme l'Espagne, la Belgique, Chypre, l'Estonie, la Hongrie, la Lituanie, La Lettonie, les Pays Bas, sans oublier la République tchèque qui l'autorise, dans certains cas, à l'étranger.

La décision n'aurait rien pour surprendre, si ce n'est, tout de même, l'analyse assez déroutante de la légitimité de cette interdiction de l'insémination post mortem. La Cour affirme ainsi qu'elle "découle de la conception de la famille, telle qu'elle prévalait à l'époque des faits litigieux". Elle ajoute que la "conception posthume soulève des questions éthiques mêlées à des considérations d'intérêt public pouvant se rattacher, entre autres, à la situation des enfants à naître". A ses yeux, l'interdiction ainsi prononcée répond au but légitime de "protection de la morale". Ce discours est à rapprocher des propos du rapporteur du projet de loi bioéthique, Aurore Bergé. Elle affirmait alors que l'insémination post mortem n’était pas « éthiquement souhaitable », sans davantage de précision.

Sur le fond, ces justifications semblent faibles. La "conception de la famille", la "protection de la morale", ces notions victoriennes ne sont guère convaincantes aujourd'hui. La même loi bioéthique qui interdit l'insémination d'une veuve avec le sperme de son mari défunt l'autorise pour une femme seule avec le sperme d'un donneur. Comment justifier ce traitement différencié ? En quoi l'enfant à naître sera-t-il plus malheureux dans un cas que dans l'autre ? Et ce droit de "faire famille" si souvent invoqué dans le cas des personnes homosexuelles ne peut-il être invoqué par une veuve ? Sur ce point, la décision laisse l'impression d'une rigueur dont on cherche vainement le fondement.

L'insémination post mortem  : Chapitre 7, section 3 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet

dimanche 17 septembre 2023

Données personnelles et juridiction de l'État

Il serait dommage que l'arrêt Wieder et Guarnieri c. Royaume-Uni rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 12 septembre 2023 passe inaperçu. Il donne en effet d'intéressantes précisions sur les contentieux qui relèvent de la juridiction de la Cour, montrant ainsi que la notion de "juridiction" est plus pertinente que celle d'extraterritorialité. Dans cette affaire, la Cour affirme en effet que les interceptions de communications opérées par les services de renseignement britanniques relèvent de la juridiction de la Cour, quand bien les victimes ne résident pas sur le territoire d'un État partie à la Convention européenne et n'en ont pas la nationalité.

En l'espèce, les requérants sont un Italien domicilié à Berlin et un Américain résidant en Floride. L'un et l'autre sont des militants actifs en matière de protection des données. Tous deux ont appris, grâce aux révélations d'Edward Snowden, qu'ils faisaient parties des personnes espionnées sur le fondement des programmes de surveillance électronique mis en oeuvre par les services de renseignement anglais et américains. Tous deux ont déposé des recours devant les tribunaux britanniques, mais ils se sont heurtés à des décisions d'irrecevabilité au motif qu'ils ne relevaient pas de la juridiction du Royaume-Uni puisqu'ils ne se trouvaient pas sur son territoire. Ils contestent donc ces décisions, et invoquent, bien entendu, l'ingérence dans leur vie privée que cet espionnage a entrainé.

Le texte essentiel en la matière est l'article 1er de la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce : "Les Hautes Parties contractantes reconnaissent à toute personne relevant de leur juridiction les droits et libertés définis au titre I de la présente Convention". C'est donc seulement si un requérant est considéré comme relevant de la juridiction de l'État que ce dernier peut être tenu responsable des actes ou omission qui lui sont imputables et qui donnent lieu à une allégation d'atteinte aux droits et libertés garantis dans la Convention. Pour pouvoir statuer sur le fond, la CEDH doit donc d'abord montrer que le fait d'intercepter les communications des requérants les place sous la juridiction du pays qui a procédé à cette surveillance, en l'espèce le Royaume-Uni. 

 

La juridiction territoriale

 

L'arrêt H. F. et autres c. France du 14 septembre 2022 offre déjà une réflexion sur ce sujet. Il porte sur la décision de la France de ne pas rapatrier des personnes vivant dans des camps, dans le nord-est de la Syrie. Elles se revendiquaient comme ressortissants français et estimaient donc être placées sous la juridiction de la France. 

Dans cette décision, la CEDH rappelle que la compétence juridictionnelle d'un État est avant tout territoriale, d'autant que cette compétence est nécessairement limitée par les droits territoriaux des autres États concernés. La Cour a toutefois admis une interprétation souple de la formule "relevant de leur juridiction", en définissant le sens qu'il convient de lui dans son contexte et à la lumière de l'objet et du but de la Convention. Par exception au principe de territorialité, les actes des États parties accomplis ou produisant des effets en dehors de leur territoire peuvent relever de leur juridiction. 

La CEDH se livre de manière très méticuleuse à cette appréciation du contexte de l'affaire à la lumière de l'objet et du but de la Convention. Dès son arrêt M. N. et autres c. Belgique du 5 mars 2020, elle estimait que le fait que les autorités belges aient autorisé des ressortissants syriens à faire des demandes de visas au sein de l’ambassade de Belgique à Beyrouth, ne suffisait pas à les placer sous la juridiction territoriale belge. En d'autres termes, cet élargissement exceptionnel de la juridiction territoriale se fonde sur la spécificité du dossier et doit demeurer... exceptionnelle.

Si les règles de compétence territoriale influencent la jurisprudence Wieder et Guarnieri, il n'en demeure pas moins que la Cour européenne énonce une différence de taille. Le placement sous la juridiction de l'État qui intercepte les communications n'est pas une exception, mais un principe général.


Big Brother is watching you. Shepard Fairey, 1989

La juridiction numérique


L'arrêt Wieder et Guarnieri est la première occasion donnée à la CEDH de se prononcer sur sa compétence dans le cas d'une plainte relative à une ingérence dans les communications électroniques d'un requérant. Dans l'arrêt Bosak et autres c. Croatie du 6 juin 2019, la Cour avait contourné le problème dans le cas d'interceptions par les autorités croates des communications deux requérants vivant aux Pays-Bas. Mais ces interceptions s'étaient produites à l'occasion de la surveillance d'un tiers vivant en Croatie avec lequel ils avaient été en contact.

Aujourd'hui, la CEDH se voit contrainte de trancher la question. Elle se réfère à sa jurisprudence de Grande Chambre Big Brother Watch c. Royaume-Uni du 25 mai 2021, dans laquelle elle se penche sur les procédures qui accompagnent les collectes de masse. Elle identifiait alors quatre étapes : l'interception et la conservation initiale des communications, la recherche des données connexes déjà conservées par le système, l'examen par des analystes et enfin la conservation et l'utilisation ultérieures de ces informations. La CEDH a alors considéré que le degré d'atteinte à la vie privée augmentait au fil de ce processus. En effet, les deux premiers stades consistent simplement en une collecte de masse, les données ne donnant lieu à aucune analyse particulière. C'est seulement lorsqu'elles sont identifiées et analysées que l'atteinte à la vie privée prend un relief spécifique.

Le gouvernement britannique a bien essayé de soutenir que l'ingérence dans la vie privée des requérants ne produisait d'effets que sur le territoire où ils se trouvaient eux-mêmes, c'est-à-dire en Allemagne pour l'un, aux États-Unis pour l'autre. Mais la jurisprudence de la CEDH ne va pas vraiment dans ce sens. L'arrêt de Grande Chambre Anheuser-Busch Inc. c. Portugal affirmait déjà, le 11 janvier 2007, qu'une ingérence dans les biens d'une personne a lieu là où il y a ingérence et non là où se trouve le propriétaire. Statuer autrement reviendrait à considérer que la perquisition du domicile d'une personne dans un État partie à la Convention ne relèverait pas de la compétence territoriale de cet État si la personne était à l'étranger au moment de la visite domiciliaire. 

Les arguments développés par le gouvernement britannique sont donc rejetés par la Cour. Elle considère que l'interception des communications ainsi que l'usage qui en est ultérieurement fait porte atteinte à la vie privée de l'expéditeur comme du destinataire des communications. Plus important encore, elle place résolument ces interceptions sous la juridiction de l'État qui en est l'auteur, quel que soit le territoire sur lequel vit la personne qui en est victime. 

La décision est essentielle, car elle donne au droit européen un instrument de lutte particulièrement efficace contre les systèmes juridiques qui entendent s'affranchir des règles issues du droit européen de la protection des données. Il est sans doute utile de rappeler que le système juridique du Royaume-Uni relève de la juridiction de la Cour et que les services de renseignement britanniques, s'ils peuvent agir pour le compte des États-Unis, doivent néanmoins respecter les standards européens de protection des données. Ils perçoivent en effet la vie privée comme une bulle de protection qui entoure l'individu et qui lui permet de bénéficier des droits de la Convention, où qu'il soit.

Les fichiers de renseignement  : Chapitre 8, section 5 § 3 B du manuel de libertés publiques sur internet

 

mercredi 13 septembre 2023

Don de gamètes et accès aux origines


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt Gauvin-Fournis et Silliau c. France du 7 septembre 2023, déclare que le dispositif d'accès aux origines des personnes nées d'un don de gamète n'emporte pas une ingérence excessive dans leur droit à la vie privée.

Les requérants sont nés, dans les années 80, d'une assistance médicale à la procréation (AMP) impliquant un don de gamètes par un tiers. Parvenus à l'âge adulte, chacun a demandé au Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme (CECOS) dans lequel l'opération s'était déroulée des informations sur le donneur à l'origine de leur conception, dans les deux cas un donneur de sperme. Ils demandaient des éléments non identifiants comme son âge, sa situation professionnelle, sa description physique, le nombre de personnes conçues à partir de ses gamètes, ainsi que ses antécédents médicaux. Mais ils demandaient aussi l'identité du donneur, ce qui signifiait une remise en cause radicale du principe d'anonymat gouvernant le don des produits du corps humain. A l'époque, aucun d'entre eux n'a donc obtenu satisfaction. 

 

L'intervention de la loi bioéthique du 2 août 2021

 

Mais le droit a changé avec la loi bioéthique du 2 août 2021, applicable à partir de septembre 2022. Elle prévoit l'intervention d'une Commission d'accès aux données non identifiantes et à l'identité du tiers donneur (CAPADD). Saisie par les personnes nées d'un don de gamètes, elle a pour mission de prendre contact avec le donneur pour lui demander s'il consent à ce que des données identifiantes ou non soient communiquées au demandeur. L'accès aux origines relève donc d'un accord de volontés entre les deux parties concernées. 

Observons que les requérants ont tous deux épuisé les voies de recours internes avant l'intervention de la loi nouvelle.  L'un d'entre eux a engagé une nouvelle procédure et saisi la CAPADD, mais il n'a pas obtenu satisfaction, car il lui a été répondu que le tiers donneur était décédé et qu'il était donc impossible de solliciter son consentement à une levée de son anonymat. L'autre n'a pas engagé de procédure sur le fondement de la loi nouvelle. 

La Cour refuse toutefois de considérer la requête comme irrecevable, au motif que les recours internes n'ont pas été épuisés. En effet, les contentieux initiés sur le fondement du droit antérieur se sont traduits par un rejet des moyens fondés sur la violation du droit à la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ils peuvent donc toujours se considérer comme victimes d'une violation d'un droit, au sens de l'article 34 de la Convention.

 


 Bébé assis. Henri Ottman (1877-1927)


L'accès aux origines, un accord entre deux volontés


Le droit français ne considère pas vraiment l'accès aux origines comme un droit, mais plutôt comme une possibilité, lorsqu'il existe un accords de volontés entre les deux parties. La question s'est d'abord posée pour les enfants nés sous X. La loi du 22 janvier 2002 a mis en place une autorité indépendante, le Conseil national pour l’accès aux origines personnelles (CNAOP) dont la mission est de permettre l’accès, par les personnes à la recherche de leurs origines, au dossier détenu par les services départementaux ou les œuvres privées d’adoption. Cet accès est cependant subordonné à l’accord de la femme ayant accouché sous X. La loi du 2 août 2021 fait une transposition exacte de cette procédure pour l'appliquer aux enfants nés d'un don de gamètes.

Ce dispositif législatif ne saurait être analysé comme créant un "droit" d'accès aux origines, dès lors que son exercice est conditionné par l'accord du donneur. C'est d'ailleurs ce qu'affirme le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 16 mai 2012 Mathieu E. Il constate en effet que le droit d’accès aux origines n’a pas d’existence juridique. Il estime en revanche que l’accouchement sous X poursuit un objectif de valeur constitutionnelle. En voulant « éviter le déroulement de grossesses et d'accouchements dans des conditions susceptibles de mettre en danger la santé tant de la mère que de l'enfant et prévenir les infanticides (…) », le législateur répond à une préoccupation de santé publique. A propos cette fois de l'anonymat des donneurs de gamètes, le Conseil précise, dans une décision Frédéric L. du 9 juin 2023 que le don de gamètes "n'a pas pour vocation de créer un lien familial".

Le droit français continue donc à reposer sur le principe de l'anonymat du donneur, figurant d'ailleurs, avec valeur législative, dans l'article L 1211‑5 du code de la santé publique. Il permet en effet de garantir le respect de la vie privée du donneur, ou de la mère dans le cas de l'accouchement sous X. Il repose aussi sur la volonté de protéger le principe de gratuité, en rendant presque impossible la recherche d'un donneur contre rémunération. L'accès aux origines ne s'analyse que comme une procédure dérogatoire qui ne peut aboutir sans l'accord des deux personnes concernées.

La CEDH ne raisonne pas différemment dans sa célèbre décision Odièvre c. France du 13 février 2003. Elle déclare en effet, à propos de l'accouchement sous X, que la vie privée de la mère doit être protégée et qu'elle est fondée à demander un anonymat absolu. Si elle reconnaît la procédure d'"accès aux origines", elle se garde bien de la qualifier de droit. Depuis cette date, sa jurisprudence a quelque peu évolué, car elle sanctionne, dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012, le système juridique italien qui connaît également l'accouchement sous X, mais qui n'a prévu aucune procédure permettant l'accès aux origines.

L' arrêt Gauvin-Fournis et Silliau c. France ne fait finalement que transposer la jurisprudence Odièvre au cas du don de gamètes. L'accès aux origines apparaît ainsi comme une procédure exceptionnelle, une dérogation au principe de l'anonymat du donneur. On pourrait certes considérer que la Cour fait un choix entre deux facettes du droit à la vie privée. La connaissance des informations identifiantes sur le donneur de gamètes est en effet un élément de la vie privée de la  personne qui en est issue. Mais le donneur, quant à lui, et surtout à l'époque où il a fait ce geste altruiste, comptait sur un anonymat absolu, et c'est aussi sa vie privée. Surtout, derrière sa vie privée, préoccupation incontestable, apparaît aussi un intérêt de santé publique. Avec la dernière loi bioéthique qui ouvre l'AMP aux femmes, seules ou en couple, les inséminations se multiplient et le nombre de donneurs doit aussi s'accroître. La reconnaissance d'un droit d'accès aux origines dans ce domaine aurait pour effet immédiat de dissuader les dons et d'empêcher l'accès à l'AMP de toute une série de personnes. Or le désir d'enfant est aussi un élément de la vie privée.





samedi 9 septembre 2023

Abaya : une décision sans surprise



L'ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'État le 7 septembre 2023 n'a surpris que ceux qui voulaient absolument voir reconnaître l'illégalité de l'interdiction de porter l'abaya dans les établissements publics d'enseignement secondaire. Les autres, peut-être mieux informés sur le droit positif, n'ont vu dans cette décision que la simple application de la loi du 15 mars 2004 interdisant "le port de signes ou tenues par lesquels les élèves manifestent ostensiblement une appartenance religieuse". 

 

La loi de 2004

 

Ses dispositions n'étaient jamais invoquées par les requérants et ceux qui les soutenaient. Généreusement accueillis dans les médias, ils s'appuyaient sur l'avis du Conseil d'État du 27 novembre 1989. Il avait été sollicité par le gouvernement au moment de l'affaire de Creil, à une époque où un groupe de lycéennes avait tenté de pénétrer dans leur lycée, revêtues d'un voile. A l'époque, le chef du gouvernement, Lionel Jospin, s'était quelque peu défaussé sur le Conseil d'État et celui-ci avait rendu un avis mi-chèvre mi-chou. Il préconisait en effet une approche individualisée des situations, le port du voile pouvait justifier une sanction s'il revêtait le caractère d'un acte de pression et de prosélytisme. Cet avis n'avait, par définition aucun caractère obligatoire, situation qui plaçait les professeurs et les chefs d'établissement dans une situation délicate d'incertitude. 

Quoi qu'il en soit, l'avis est tout récemment ressorti du chapeau de ceux qui contestaient l'interdiction de l'abaya, comme s'il représentait le droit positif d'aujourd'hui. 

Mais ce n'est plus le cas, car la loi du 15 mars 2004 lui a fait perdre tout son sens. Cette fois, une interdiction d'ordre général est posée et il n'est plus question de sonder l'âme et le coeur de chaque élève portant un signe religieux. Pour que l'interdiction soit prononcée, il faut et il suffit que le signe ou la tenue "manifeste ostensiblement une appartenance religieuse".

Certes, mais c'était avant... Avant la loi du 15 mars 2004 qui, cette fois, pose une règle d'ordre général.


Les Indégivrables. Xavier Gorce, juin 2018

Un vêtement religieux, ou pas


L'ordonnance du juge des référés ne reprend pas l'argument essentiel développé ces derniers jours, dans les médias et à l'audience. Il consistait à affirmer que l'abaya n'est pas un vêtement religieux. Cette ample robe a donc été comparée à une robe du soir, à une "toge" de magistrat, vendue comme kimono, ou encore assimilée à une combinaison de plongée. Ce n'est pas un vêtement religieux, donc l'abaya ne peut pas être juridiquement considérée comme un signe religieux. C'est aussi simple que cela. 

Certes, tout cela est fort drôle, et tout le monde s'est plus à imaginer les élèves venant tous les jours au lycée en combinaison de plongée, avec les palmes, bien entendu académiques. 

Mais le problème est que cette analyse n'a juridiquement aucun intérêt. La jurisprudence administrative portant sur la mise en oeuvre de la loi de 2004 considère en effet que la revendication du caractère non-religieux du vêtement est sans influence sur la décision. Dans un arrêt M. Singh du 5 décembre 2007, le Conseil d'État est en effet saisi du cas d'un élève portant un turban et, comme pour l'abaya, le requérant affirme qu'il porte une tenue traditionnelle et non pas religieuse. Le juge affirme alors que le jeune lycéen, "adoptait une tenue le faisant reconnaître immédiatement comme appartenant à la religion sikhe, et cela sans que l'administration n'ait à s'interroger sur la volonté de l'intéressé d'adopter une attitude de revendication de sa croyance ou de prosélytisme (...)". Autrement dit, il suffit que le vêtement soit considéré comme religieux par les tiers, tout simplement parce qu'il n'est porté que par les fidèles d'une religion clairement identifiée. Le port du vêtement suffit alors à manifester l'appartenance à une religion.  

L'ordonnance de référé du 5 septembre 2023 se situe dans la droite ligne de cette jurisprudence, sans qu'il soit besoin de gloser sur le caractère religieux de l'abaya. Le juge affirme ainsi que "que le port de ce vêtement, qui ne peut être regardé comme discret, constitue une manifestation ostensible de l'appartenance religieuse". Il est donc logiquement interdit sur le fondement de la loi de 2004. 


Vêtement non-religieux, et violation de la liberté de culte

 

Les requérants se sont trouvés devant une difficulté juridique quasi-insurmontable. D'une part, la requête était déposée par l'association "Action Droits des musulmans", dont il convient de noter qu'elle n'avait été rejointe par aucun des groupements habituellement prompts à intervenir dans ce domaine. Bien entendu, conformément aux exigences du référé-liberté posées par l'article L 521-2 du code de justice administrative, l'association a invoqué la violation de toute une série de libertés fondamentales, parmi lesquelles la liberté de culte. D'autre part, durant l'audience, l'association a affirmé le caractère non-religieux de l'abaya, ce qui conduisait nécessairement les juges à se demander pourquoi une association musulman défendait le port d'un vêtement sans rapport avec la religion et pourquoi elle invoquait une atteinte à la liberté de culte.

Il n'était pas facile de sortir de cette contradiction, qui avait d'ailleurs déjà été au coeur du contentieux portant sur le port du burkini dans les piscines de Grenoble. En fait l'association "Action Droits des musulman" n'a pas été en mesure de résoudre ce problème, peut-être insoluble. Elle a d'abord affirmé que les autorités cultuelles étaient seules en mesure de qualifier un vêtement de religieux. Il s'agit-là d'une revendication qui ne reflète évidemment pas l'état du droit. La loi de 2004 confère au contraire aux autorités chargées de son application une marge d'interprétation, ce qui leur permet de sanctionner les tentatives de contournement de ses dispositions. L'association requérante affirme ensuite que le ministre de l'Éducation nationale avait déclaré, en juin 2023, qu'il ne considérait pas l'abaya comme un vêtement religieux. Sans doute, mais la déclaration d'un ministre est dépourvue de toute valeur juridique, et c'est peut-être pour avoir tenu de tels propos que Pap Ndiaye a été remplacé un mois plus tard par Gabriel Attal. L'argument n'était peut-être pas très adroit.

Le dossier de l'association requérante était extrêmement faible, et la décision du juge des référés n'est donc pas une surprise. Plus surprenant est le débat médiatique qui a précédé, débat parfaitement unilatéral. Les médias préfèrent toujours le "buzz" à l'analyse juridique, ce que l'on peut comprendre. Mais en l'espèce, le débat a été littéralement confisqué par quelques militants, finalement assez peu nombreux. 

Aucun n'a jamais cité l'arrêt de 2007, et la plupart se sont bornés à rappeler un avis de 1989 qui n'a plus rien à voir avec le droit positif, ou la loi de 1905 qui, on le confirme, ne traite pas de l'abaya. On observe d'ailleurs que ce dernier texte a été souvent interprété d'étrange manière, certains soutenant que la loi de Séparation ne contenait, d'une façon générale, aucune interdiction. Elle comporte au contraire un grand nombre de prohibitions, notamment en matière de financement des cultes, d'usage des lieux de culte, d'emblèmes religieux dans les lieux publics ou de cérémonies telles que les processions. Et considérer que la loi de 1905 n'interdit pas l'abaya parce qu'elle ne la mentionne pas revient à ignorer totalement que, à l'époque, le culte musulman relevait du droit colonial.

Ces analyses militantes ont suscité une attente de la décision, voire de vains espoirs de suspension de l'interdiction. Elles auront au moins permis de cristalliser le mouvement d'opposition au texte, même extrêmement minoritaire. Les médias pourraient peut être s'interroger sur le rôle qu'ils ont joué dans l'affaire.





jeudi 7 septembre 2023

Zemmour et le Maréchal : la contestation de crime contre l'humanité


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 septembre 2023 a surtout attiré l'attention des médias parce qu'il concernait Éric Zemmour. Il casse en effet une décision de la Cour d'appel de Paris qui, suivant en cela le jugement du tribunal correctionnel, le relaxait du chef de contestation de crime contre l'humanité. La Cour d'appel, autrement composée, devra donc statuer de nouveau sur le cas d'Éric Zemmour, et c'est évidemment ce qu'ont retenu les premiers commentateurs.

Si l'on oublie un peu la personnalité d'Éric Zemmour, la décision de la Cour de cassation devient plus intéressante sur un strict plan juridique. Elle porte sur l'application de l'article 24 bis de la loi du 29 juillet 1881. Il punit d'une peine d'un an d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende "ceux qui auront contesté l'existence d'un ou plusieurs crimes contre l'humanité, tels qu'ils sont définis par l'article 6 des Accords de Londres", convention qui a créé le Tribunal de Nuremberg. Il punit aussi d'une peine identique "ceux qui auront nié, minoré ou banalisé de façon outrancière, (...) l'existence d'un crime de génocide, d'un autre crime contre l'humanité (...)".

Les propos reprochés à Éric Zemmour ne peuvent être compris que si l'on tient compte du fait qu'ils s'inscrivent dans un discours tenu depuis plusieurs années. En 2014, dans son livre "Le suicide français" et dans une émission de télévision, il avait affirmé : "Pétain a sauvé des juifs". Interviewé sur CNews le 21 octobre 2019, l'intéressé persiste et signe, mais en énonçant cette fois que "Pétain avait sauvé les juifs français". Interrompu par son interlocutrice, il confirme et ajoute : "C'est encore une fois le réel". On comprend évidemment que l'évolution consistant à dire d'abord que "Pétain a sauvé des juifs" pour ensuite dire qu'il a sauvé "les juifs français" est loin d'être neutre.

Zemmour est poursuivi sur le fondement du  second alinéa de l'article 24 bis de la loi de 1881, celui qui sanctionne le fait de "nier, minorer ou banaliser de façon outrancière" l'existence d'un crime contre l'humanité. La Cour de cassation, en sanctionnant l'arrêt de relaxe de la Cour d'appel, précise les contours de cette infraction. 

 

Une "falsification de l'histoire"


Le pourvoi a un caractère largement inédit. En matière de crime contre l'humanité, l'essentiel de la jurisprudence porte sur des contestations de la réalité des faits commis par l'Allemagne nazie, notamment la minoration du nombre des victimes ou l'existence même des chambres à gaz. Dans le cas présent, Zemmour ne conteste pas l'existence même de l'Holocauste. Il utilise, selon les termes de l'avocat général, "une argumentation procédant d'une falsification de l'histoire", cherchant à exonérer la responsabilité du régime de Vichy dans la déportation des juifs français. 

L'avocat général rappelle que, dès septembre 1940, de nombreux juifs français ont été privés de leur nationalité. Le maréchal Pétain a même rayé de sa main l'article, figurant dans le statut d'octobre 1940, permettant d'épargner "les descendants de juifs français nés ou naturalisés avant 1860". Le réquisitoire de l'avocat général reprend ainsi les travaux les plus récents des historiens, pour mettre en lumière cette "falsification de l'histoire". Celle-ci est aggravée par deux facteurs. D'une part, l'évolution sémantique visant "les juifs français", ce qui laisse entendre que l'ensemble de la population juive française aurait bénéficié des bonnes actions du Maréchal. D'autre part, les inexactitudes historiques de l'analyse d'Éric Zemmour qui, par exemple, ne distingue pas entre la zone occupée et la zone non-occupée, témoignant d'une volonté de masquer la responsabilité de Vichy dans la politique antisémite de l'époque.

 


 La complainte des nazis. Pierre Dac. BBC, circa 1943-1944

 

Une personne qui n'a pas été condamnée pour crime contre l'humanité

 

Pour confirmer la relaxe d'Éric Zemmour, la Cour d'appel de Paris s'est fondée sur le fait que ses propos portaient sur une personnalité qui n'avait pas été condamnée pour crime contre l'humanité, en l'espèce Philippe Pétain. Il est exact que le maréchal n'a pas été condamné sur ce fondement, mais pour attentat contre la sûreté intérieure de l'État et intelligence avec l'ennemi. A l'époque, le crime contre l'humanité ne figurait que dans les Accords de Londres. Il a donc été utilisé lors des poursuites engagées par le Tribunal de Nuremberg contre les hauts responsables du régime nazi, mais ne pouvait l'être dans un procès relevant du droit interne français. 

Le raisonnement de la Cour d'appel est tout de même très surprenant : parce que Pétain n'a pas été condamné pour crime contre l'humanité, celui qui cherche à exonérer Pétain ne pourrait être poursuivi pour négation de crime contre l'humanité.

La cassation est prononcée sur ce fondement, et l'analyse juridique le laissait prévoir. On observe d'abord que, désormais, le crime contre l'humanité est une infraction figurant dans le code pénal, dans les articles 211-1 et suivants. Dans l'arrêt Barbie du 20 décembre 1985, la Cour de cassation définissait déjà le crime contre l'humanité  comme "les actes inhumains et les persécutions qui, au nom d'un État pratiquant une politique d'hégémonie idéologique, ont été commis de façon systématique (..) contre le personnes en raison de leur appartenant à une collectivité raciale ou religieuse (...)".  L'arrêt Papon du 23 janvier 1997 précise ensuite que le droit n'exige pas que le complice de crime contre l'humanité ait adhéré à la politique d'hégémonie des auteurs principaux, ni qu'il ait appartenu à une organisation déclarée criminelle par le tribunal de Nuremberg. Enfin, dans un arrêt du 24 mars 2020 rendu à propos de la Rafle du Vél d'Hiv., la Cour admet des poursuites pour des propos tenus à l'égard de personnes ayant participé à la mise en oeuvre d'un crime contre l'humanité, sans en être les organisateurs ou les instigateurs. Cette dernière décision s'inscrit dans une jurisprudence sanctionnant la "minoration outrancière" des exactions commises, et c'est exactement l'action à laquelle se livre Éric Zemmour.

De l'état du droit, la Cour de cassation déduit qu'il importe peu que le maréchal Pétain n'ait pas été condamné pour crime contre l'humanité, dès lors, qu'au regard du droit aujourd'hui applicable, il s'est rendu coupable de complicité d'un tel crime. Prononcer une relaxe sur ce fondement reviendrait en effet à exonérer les auteurs de contestation de crime contre l'humanité. Il suffirait de se référer à Pétain et non pas aux condamnés de Nuremberg pour développer un discours négationniste, et l'infraction serait vidée de sa substance.



 Les crimes contre l'humanité : Chapitre 7, section 1 § 3 du manuel de libertés publiques sur internet