Dans une ordonnance du 5 avril 2023, le juge des référés du Conseil d'État reconnaît le caractère obligatoire du port du numéro d'identification individuelle des forces de l'ordre. Il écarte toutefois une demande de référé-liberté visant à enjoindre au ministre de l'Intérieur de prendre
toutes mesures utiles susceptibles de rendre effectif le port de ce numéro par les policiers et les gendarmes.
Le RIO
Le Référentiel des identités et de l'organisation (RIO) est un matricule à sept chiffres qui doit être arboré de manière visible par tous les agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Il concerne donc les fonctionnaires du ministère, le corps préfectoral et les agents administratifs en préfecture. Mais il concerne aussi, et c'est ce qui est en cause en l'espèce, les membres des forces de l'ordre, police nationale et Gendarmerie. Ils doivent le porter sur leur uniforme, ou sur un brassard, s'ils n'exercent pas leurs fonctions en uniforme.
Cette obligation a un fondement réglementaire, avec l'article R434-15 du Code de la sécurité intérieure, qui précise que l'agent, "sauf exception justifiée par le service auquel il appartient ou la nature des missions qui lui sont confiées, se conforme aux prescriptions relatives à son identification individuelle". Seuls en sont dispensés les personnels travaillant dans les services de renseignement ou ceux chargés de la sécurité des services diplomatiques à l'étranger.
On observe toutefois une réelle répugnance des personnels de police à arborer le RIO, et nul n'ignore que les syndicats de police ne sont pas sans influence au ministère de l'Intérieur. Le juge des référés affirme clairement l'existence de cette contrainte, et reconnaît volontiers que "l'obligation de port du numéro d'identification n'a pas été respectée en différentes occasions par des agents de la police nationale pendant l'exécution de leurs missions, en particulier lors d'opérations de maintien de l'ordre (...)". Son refus d'injonction ne repose cependant pas, comme certains commentateurs ont fait semblant de le penser, sur une volonté délibérée de dispenser les forces de l'ordre du port du RIO. Les motifs doivent en être recherchés dans d'autres directions.
Si tu vas à Rio. Dario Moreno
24 février 1966. Archives de l'INA
Les libertés invoquées
D'abord, il faut bien reconnaître que le recours en référé aurait sans doute mérité une analyse juridique préalable un peu plus substantielle. La demande a été déposée par l'Association des chrétiens pour l’abolition de la torture (ACAT), la Ligue des droits de l’homme (LDH), le Syndicat des avocats de France, et le Syndicat de la magistrature. Elle intervient immédiatement après les violences intervenues lors de la manifestation Sainte-Soline contre les "méga-bassines". La requête énumère pêle-mêle un certains nombre de "libertés fondamentales" auxquelles l'absence de port du RIO porterait une "atteinte grave et immédiate". Cette formulation est celle de l'article L. 521-2 du code de justice administrative qui énonce ainsi les conditions du référé-liberté.
En l'espèce, les associations requérantes affirment que l'absence de RIO porte atteinte à "la liberté de manifester, à la liberté de réunion, au droit au respect de la vie, à la prohibition des tortures et traitements inhumains ou dégradants et au droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction".
Observons d'emblée que la liberté de réunion n'est pas réellement en cause dans le cas de violences intervenues lors de rassemblements dans l'espace public et sur les voies publiques, comme à Sainte-Soline. La loi du 30 juin 1881 limite en effet le champ d'application de cette liberté aux rassemblements se déroulant hors des voies publiques. La liberté de manifestation est en revanche pleinement en cause. Mais il est tout de même délicat d'affirmer que le port du RIO entrave le libre exercice de la liberté de manifester. Le fait qu'un policier ne porte pas le RIO n'a jamais empêché personne de manifester, heureusement. De même, le droit à la vie et la prohibition des traitements inhumains et dégradants sont certainement des "libertés fondamentales", mais le lien de causalité entre l'absence de RIO et de telles violations des droits de l'homme ne saute pas aux yeux. Serait-il possible de considérer que le port de cet accessoire suffirait à supprimer toute violence lors des opérations de maintien de l'ordre ?
Enfin, le "droit de chacun de pouvoir identifier ou de faire identifier les agents des autorités publiques dans l'exercice de leurs fonction" a quelque chose d'extrêmement sympathique, et on aimerait qu'il existe. Hélas, il ne figure pas dans la liste de 39 "libertés fondamentales" susceptibles de donner lieu à un référé-liberté, liste dressée par le Conseil d'État lui-même et qu'il s'est donné la peine de publier sur son site. N'y figure pas davantage, même si c'est sans doute regrettable, le droit de demander des comptes à l'administration. Il est dommage que le juge des référés n'ait pas profité de l'occasion qui lui était offerte de consacrer ce droit comme "liberté fondamentale", dès lors qu'il peut être déduit de l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Cette reconnaissance n'aurait sans doute pas empêché le rejet de la demande de référé, mais aurait permis une avancée jurisprudentielle non négligeable.
Les lacunes du dossier
Le juge des référés refuse pourtant d'entrer dans ce débat, et se borne à faire état des lacunes, non pas juridiques mais matérielles du dossier. Il note que les pièces qui ont été versées sont des photos et des vidéos montrant des agents de la police nationale qui, pendant des opérations de maintien de l'ordre, n'arborent pas le RIO, du moins pas de manière visible. Nul ne conteste l'authenticité de ces documents, ni le fait que ces policiers ne respectaient pas le cadre réglementaire qui leur est imposé.
Le problème n'est pas tant l'exactitude des faits que l'ampleur du phénomène. Il est évident que les manifestants de Sainte-Soline ne se sont pas précipités pour photographier policiers et gendarmes portant le RIO. Il est donc matériellement impossible de connaître l'ampleur réelle de ces manquements. Par ailleurs, les éléments fournis par le ministère de l'Intérieur témoignent d'instructions régulières données par l'autorité hiérarchique demandant aux agents de porter leur numéro d'identification. Le juge des référés a donc pris acte du fait qu'il ne connaissait pas l'ampleur du phénomène et que la responsabilité du ministère de l'Intérieur ne semble pas clairement engagée, puisqu'il rappelle régulièrement aux agents l'obligation à laquelle ils sont astreints.
Les conséquences de l'absence de port du RIO
L'un des éléments essentiels de l'analyse du juge des référés se trouve dans un refus de considérer que l'absence de RIO entraine nécessairement une impossibilité totale d'identifier les agents
de la police et de la gendarmerie intervenant dans le cadre d'opérations
de maintien de l'ordre. Il fait ainsi observer que l'équipement des agents indique clairement leur unité, ce qui permet de faire des enquêtes et, le cas échéant, d'engager des poursuites. L'absence de RIO n'empêche donc pas l'identification d'éventuels auteurs de violences policières. Certes, mais elle ne les facilite pas davantage.
Convenons que le juge des référés ne pouvait pas réellement statuer autrement. Il lui appartient de prendre des décisions pour empêcher des manquements graves et immédiats à des libertés fondamentales, pas d'imposer aux agents publics, de manière générale, le respect de leurs obligations hiérarchiques. Ce rôle incombe au ministère de l'Intérieur et, sur ce point, on peut évidemment regretter qu'il n'ait pas été en mesure d'imposer efficacement le port du RIO. Le juge administratif n'a pas pour fonction de se substituer au pouvoir hiérarchique, et c'est au ministre, pour une fois, d'imposer sa volonté à des syndicats de police peut-être un peu trop puissants. Saura-t-il entendre ce message ? En l'absence de réponse ferme, la jurisprudence pourrait peut-être évoluer.
La liberté de manifestation : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 1§ 2