« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


vendredi 23 décembre 2022

Le Fact Checking de LLC : Le retour des ravis de la crèche


Comme chaque année en cette saison, une offensive est lancée contre la loi du 9 décembre 1905. Des élus, généralement très attachés aux "racines chrétiennes de la France" font ériger une crèche de Noël dans les locaux de l'Hôtel de ville ou de l'Hôtel de région. Le tribunal administratif déclare ensuite l'opération non-conforme à la loi de 1905 et en ordonne la suppression de l'installation, généralement sous astreinte. 

C'est ainsi que le tribunal administratif de Montpellier a successivement suspendu les décisions d'installer une crèche dans les locaux de la mairie, d'abord à Beaucaire, puis à Béziers, et enfin à Perpignan. Il a également ordonné leur retrait sous astreinte de cent euros par jour. Les trois élus, Julien Sanchez (RN), Robert Ménard (sans étiquette), et Louis Aliot (RN) sont coutumiers de ce genre de contentieux. A Perpignan, ce sont finalement leurs électeurs qui vont se cotiser pour payer l'astreinte, heureux sans doute de témoigner leur opposition à ces juges mécréants. Robert Ménard, quant à lui, se montre plus économe des économies des militants, et la crèche qui était installée dans la cour de la mairie, a été déplacée sur le parvis, devant la porte.

Les éléments de langage des élus sont toutefois identiques. Ils dénoncent en choeur l'interdiction d'ériger une crèche dans leur commune. Louis Aliot dénonce ainsi "la justice administrative" qui fait "obstacle à l’expression de nos traditions, de nos héritages et plus généralement pour nous empêcher d’être ce que nous sommes". Certes, mais il oublie de dire que l'installation d'une crèche sur le territoire d'une commune n'est pas, en soi, illicite. La crèche est seulement présumée illégale si elle est placée dans un bâtiment public comme l'hôtel de ville.

Il convient donc de rappeler le droit positif, beaucoup plus tolérant que l'affirment ces élus

 


 Crèche. Eglise dell Ammiraglio de Santa Maria

Photo de Jean-Noël Luc

 

Santons en choeur

 

A l'origine était le verbe, c'est-à-dire l'article 28 de la  loi de séparation des églises et de l'Etat du 9 décembre 1905.  Il interdit "d'élever ou d'apposer aucun signe ou emblème religieux sur les monuments publics ou en quelque emplacement public que ce soit, à l'exception des édifices servant au culte, des terrains de sépulture dans les cimetières, des monuments funéraires, ainsi que des musées ou expositions". Une crèche est-elle un "emblème religieux" au sens de ce texte ? 

Le Conseil d'État a donné une réponse positive dans deux arrêts du 9 novembre 2016. Ils distinguent deux situations. Si la crèche est installée dans un « emplacement public », c’est-à-dire sur le domaine public, elle est présumée légale, sauf si elle témoigne d’une volonté de prosélytisme. En revanche, si elle est installée dans un bâtiment public, la crèche est présumée illégale et il appartient alors à l’élu de montrer que l’installation est justifiée par des circonstances particulières de nature culturelle artistique ou festive. 

 

Robert Ménard a bien compris cette jurisprudence. En déplaçant la crèche de l'intérieur de l'hôtel de ville à son parvis, il est passé d'un "bâtiment public" à un "emplacement public" et il peut ainsi désormais bénéficier d'une présomption de légalité.

 

De même, les élus invoquent de plus en plus souvent une « circonstance particulière » permettant le maintien de l'installation dans l'hôtel de ville, et ils ajoutent des manifestations diverses à la crèche de Noël. Le tribunal administratif de Lyon, le 22 novembre 2018, a ainsi admis l’installation de l’hôtel de la région d’Auvergne qui ajoutait à la crèche une exposition de santons, « vitrine du savoir-faire régional des métiers d’art et de traditions populaires ». En revanche, une autre exposition de santons, installée à côté de la crèche dans l’hôtel de ville de Beaucaire, n’a pas été bénéficié de la même indulgence par la cour administrative d’appel de Marseille le 3 décembre 2018. Il est vrai que le maire avait habilement présenté l’installation comme un « acte de résistance ».

 

Précisément, les élus qui se voient ainsi contraints de retirer la crèche sous astreinte n'ignorent rien du droit positif. Ils veulent au contraire affirmer ouvertement leur opposition et leur attachement à la religion catholique, sans avoir à exposer des santons ou à organiser une manifestation quelconque, exposition ou concert. En refusant l'approche culturelle, ils pénètrent ainsi dans la sphère du prosélytisme, ce qui est évidemment sanctionné par les juges.

 

 

Les Croisés de la crèche

 

 

Aujourd'hui, les Croisés de la crèche ont engagé un nouveau combat, celui de la révision de la loi du 9 décembre 1905. Le 19 décembre 2022, le sénateur Le Rudulier (LR) a déposé devant le Sénat une proposition de loi visant "à préserver les traditions immémoriales de la Nation française". L'article unique est des plus réjouissants, car il s'agit de permettre "la présence temporaire de crèches et arbres de Noël, de santons, de galettes des rois et d’œufs de Pâques". On attend avec impatience les débats parlementaires sur la nécessité, ou non, d'intégrer la Cloche de Pâques, très active pour apporter les oeufs. De même s'interrogera-t-on sur des sujets plus graves. Conviendrait-il de placer un rameau derrière le portrait du Président de la République dans la semaine précédant Pâques ? Vaste sujet.

Le combat n'est donc jamais fini, et il permet de mesurer la fragilité du principe de laïcité, toujours menacé et tiraillé par les uns et les autres. 
 
Ceux-là mêmes qui en exigent le respect quand il s'agit de l'islam, et ils ont évidemment raison, n'hésitent pas à le bafouer lorsqu'il s'agit d'affirmer leur foi catholique. Alors imaginons un instant qu'un élu de confession musulmane décide de placer sur le mur du hall d'entrée de la mairie un verset du Coran, en invoquant le fait qu'une large partie de la population partage ses convictions... Nos élus de Béziers, Perpignan ou Beaucaire soutiendront-ils cette installation ? A moins qu'ils se souviennent, juste à temps, que la laïcité n'est pas un principe qu'il faut combattre au nom de la religion, mais au contraire l'instrument essentiel de la paix religieuse.
 
 


jeudi 22 décembre 2022

Il n'y a pas de Zemmour heureux


Dans Le Point du 6 octobre 2018, Eric Zemmour dénonçait, avec sa vigueur habituelle, les juges européens qui "s'imposent au peuple, et donc foulent aux pieds la démocratie". Cela ne l'a pas empêché de saisir la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), pour contester une condamnation pour provocation à la discrimination qui lui a été infligée en 2017. Mais la Cour, dans un arrêt Zemmour c. France du 20 décembre 2022, ne lui donne pas satisfaction et estime que cette sanction ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.




Les propos tenus à "C à vous"




Les propos reprochés à Eric Zemmour ont été tenu lors de l'émission télévisée "C à vous" diffusée le 16 septembre 2016. Ils sont fort nombreux, et nous n'en citerons donc qu'une partie, l'intégralité étant mentionnée dans l'arrêt. D'abord la réponse négative, "non", à la question de savoir « s’il y a des musulmans en France qui vivent dans la paix, qui n’interprètent pas à la lettre les textes du Coran, qui sont totalement intégrés ». Ensuite, à propos d'une distinction entre les "bons et les mauvais musulmans", Eric Zemmour déclare : « Les soldats du djihad sont considérés par tous les musulmans, qu’ils le disent ou qu’ils ne le disent pas, comme des bons musulmans, c’est des guerriers, c’est des soldats de l’Islam ». Et d'insister ensuite, à propos de la distinction entre djihadisme et Islam : "Pour moi, c'est égal". Enfin, le sort des musulmans de France est rapidement réglé : « Je pense qu’il faut leur donner le choix entre l’Islam et la France ». Ce propos est suivi de l’affirmation selon laquelle « Donc s’ils sont Français ils doivent, mais c’est compliqué parce que l’islam ne s’y prête pas, ils doivent se détacher de ce qu’est leur religion ».

A la suite de cette émission, Éric Zemmour a été poursuivi devant le tribunal correctionnel de Paris sur le fondement de l’article 24 alinéa 7 de la loi du 29 juillet 1881 sur la liberté de la presse (loi de 1881), qui réprime la provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence à l’égard d’une personne ou d’un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée. Il est condamné à 5000 € d'amende, sanction relativement modérée, si l'on considère que l'infraction est punie d'une peine de cinq ans d'emprisonnement et de 45 000 euros d'amende. La peine d'Éric Zemmour a été confirmée par la Cour d'appel en 2018, puis par la Cour de cassation en 2019. Il se tourne donc vers la CEDH, en invoquant une violation de sa liberté d'expression.

Nul ne conteste que cette condamnation emporte une ingérence dans la liberté d'expression. Mais conformément au texte même de la Convention européenne des droits de l'homme, la CEDH va examiner si cette ingérence est « prévue par la loi », si elle poursuit « un but légitime» et enfin si elle est « nécessaire dans une société démocratique ».



Zemmour, j'adore ! 

Les Goguettes, en trio mais à quatre, 2019

Prévisibilité de la loi




Conformément à sa jurisprudence Perincek c. Suisse du 15 octobre 2015, la Cour interprète le fait que l'ingérence soit "prévue par la loi" comme imposant une exigence de prévisibilité de la loi. Autrement dit, Éric Zemmour était-il censé savoir qu'il engageait sa responsabilité pénale en tenant de tels propos ?

La Cour observe que la jurisprudence française, celle de la Cour de cassation, est solidement établie, depuis un arrêt de la chambre criminelle rendu le 29 janvier 2008. Depuis une vingtaine d'années, elle juge donc que sont incriminés sur le fondement de l'article 24, les propos qui, même sous une forme implicite, « incitent », « exhortent » ou « appellent » à la discrimination. Un arrêt du 1er février 2017 précise que sont également concernés les propos qui "tendant à susciter un sentiment d’hostilité ou de rejet envers un groupe de personnes à raison d’une religion déterminée".

La CEDH elle-même avait déjà admis, dans un arrêt Le Pen c. France du 20 avril 2010, que l'infraction de l'article 24 alinéa 7 de la loi de 1881 satisfaisait aux exigences d’accessibilité et de prévisibilité requises par l’article 10 de la Convention.  Cette jurisprudence a été récemment confirmée par l'arrêt Bonnet c. France du 25 janvier 2022, relatif à la condamnation d'Alain Soral pour des propos très clairement antisémites.

De tous ces éléments, la Cour déduit qu'Éric Zemmour savait que ses propos tombaient sous le coup d'une condamnation.

Le but légitime de la législation française n'est guère susceptible de débat, dès lors que tous les États européens disposent de textes permettant de sanctionner la provocation à la discrimination. Ils ont pour but de protéger la réputation et les droits d'autrui, en l'espèce les droits des personnes de confession musulmane.


Nécessité de l'ingérence



Conformément à la jurisprudence Perincek, la CEDH rappelle qu'elle n'a pas à définir le droit applicable en France. Il lui appartient seulement de s'assurer que le droit interne, et donc le pouvoir d'appréciation laissé aux juges, est compatible avec l'article 10. Elle rappelle toutefois, dans sa décision Baldassi et autres c. France du 11 juin 2020, que l'appel à l'intolérance ou à la violence est une limite qui ne doit pas être dépassée. Les États peuvent donc disposer de législations de nature à sanctionner ce type de discours.

En l'espèce, la défense d'Éric Zemmour repose exclusivement sur le débat d'intérêt général. Il se réfère ainsi directement à l'arrêt Périncek, dans lequel la CEDH avait refusé la condamnation infligée par les tribunaux suisses au requérant qui était accusé de nier l'existence du génocide arménien, infraction reconnue par le droit suisse. Mais, la Cour affirme qu'il ne lui appartient pas de qualifier de génocide les meurtres de masse dont les Arméniens ont été victimes en 1915, et que l'intéressé, intervenu en sa qualité d'universitaire dans les médias, n'avait jamais nié l'existence de ces massacres.

La situation d'Éric Zemmour est bien différente. Certes, la Cour relève qu'il était l'invité d'une émission de télévision à une heure de grande écoute, invité comme journaliste polémiste, et invité à parler de la place de l'islam en France. A une époque, 2016, marquée par différents attentats terroristes, il ne fait aucun doute que ce débat pouvait être qualifié d'intérêt général.

Mais la CEDH rappelle, et c'est sans doute l'intérêt essentiel de sa décision que, "pour autant, les propos tenus par le requérant n'échappaient pas aux limites posées par la Convention européenne en matière de liberté d'expression. La qualification de "débat d'intérêt général" n'entraine donc pas d'exonération de toute responsabilité pénale, lorsque les limites posées par le droit interne sont franchies.

Or, les juges internes ont précisément estime que les barrières étaient franchies. Car Éric Zemmour ne se bornait pas à une critique de l'Islam ou à une formulation de ses craintes sur l'évolution des banlieues françaises. Il allait beaucoup plus loin en postulant une nécessaire solidarité des musulmans avec les violences terroristes commises au nom de l'Islam. C'est précisément cette généralisation, ainsi que l'agressivité des termes employés, qui constitue le caractère discriminatoire des propos. Il s'agit en effet de rejeter l'ensemble des "musulmans" considérés comme une entité globale, qui doit donc faire l'objet d'une exclusion tout aussi globale.

La CEDH insiste en outre sur le fait qu'Éric Zemmour était à l'époque lui-même journaliste et chroniqueur, intervenant régulièrement sur les plateaux de télévision. Il ne pouvait donc ignorer les responsabilités qui sont celles d'un journaliste, et pouvait parfaitement mesurer la portée de ses propos et leurs conséquences, y compris pénales.

De tous ces éléments, la Cour déduit que les juges internes ont commis une ingérence dans la liberté d'expression de l'intéressée parfaitement proportionnée à l'impératif de lutte contre les discriminations et de protection des droits d'autrui. 

La décision est conforme à la jurisprudence de la CEDH, et on pourrait penser que Éric Zemmour aurait pu consulter d'autres requérants devant cette juridiction comme Jean-Marie Le Pen ou Alain Soral, avant d'engager un contentieux. Il ne l'a pas fait, car la décision de la Cour n'est pas sans avantage pour lui. Il va pouvoir se présenter comme une nouvelle victime de ces "juges européens qui foulent aux pieds la démocratie". Battu aux élections présidentielles, battu aux élections législatives, et battu devant la CEDH. Un homme qui aime l'échec ?



lundi 19 décembre 2022

Les Invités de LLC : John Stuart Mill, L'asservissement des femmes 1869

Liberté Libertés Chéries a désormais l'habitude d'inviter ses lecteurs à retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité, et de donner envie de lire la suite. 

Les choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.

Aujourd'hui, notre invité est John Stuart Mill qui, dans son ouvrage "L'asservissement des femmes" paru en 1869, apporte son soutien au mouvement des Suffragettes. Il évoque alors, non seulement la questions des droits civils et politiques des femmes, mais aussi le problème des violences faites aux femmes.

 

John Stuart Mill

"L'asservissement des femmes"

1869


 


 

Mais, dira-t-on, la domination des hommes sur les femmes diffère de tous les autres exemples, car ce n’est pas une domination par la force : elle est acceptée volontairement, les femmes ne s’en plaignent pas et y consentent.

D’abord, un grand nombre de femmes ne l’acceptent pas. Depuis qu’il y a des femmes capables de faire connaître leurs sentiments par leurs écrits (le seul moyen de publicité que la société leur permette), elles ont, en nombre croissant, élevé des protestations contre leur condition sociale actuelle et, récemment, des milliers d’entre elles, conduites pas des femmes connues pour être les plus éminentes, ont déposé des pétitions au Parlement pour revendiquer le droit de vote. Les femmes réclament avec de plus en plus d’insistance et avec de grandes chances de succès de recevoir une éducation semblable à celle des hommes, c’est-à-dire dans les mêmes domaines de connaissance et avec le même approfondissement.

De la même manière, elles revendiquent chaque année, de façon de plus en plus pressante, le droit d’exercer des professions qui leur sont, jusqu’ici, fermées. Bien qu’il n’y ait pas dans ce pays, comme aux États-Unis, de conventions périodiques ou de parti structuré pour faire campagne en faveur des droits des femmes, il existe une société composée de membres nombreux et actifs, organisée et dirigée par les femmes, dans le but plus limité d’obtenir le droit de vote. 

De plus, ce n’est pas seulement dans notre pays et en Amérique que les femmes commencent à s’élever plus ou moins collectivement contre les incapacités qui les frappent. On trouve des exemples semblables en France, en Italie, en Suisse et en Russie. 

Personne ne peut savoir combien il y a de femmes qui nourrissent les mêmes aspirations et gardent le silence ; de nombreux signes indiquent qu’elles seraient assurément nombreuses, si on ne leur apprenait avec tant d’acharnement à réprimer ces aspirations comme contraires aux convenances propres à leur sexe. On doit se souvenir aussi que, dans le cas des classes asservies, la revendication d’une liberté totale n’est jamais subite. Quand Simon de Montfort appela les représentants des communes à siéger pour la première fois au Parlement, lequel d’entre eux songea à exiger qu’une assemblée élue par ses mandants nomme les ministres, les révoque et dicte au roi la conduite des affaires de l’État ? Cela ne vint pas à l’esprit même des plus ambitieux. 

La noblesse avait déjà ces prétentions ; le tiers état ne prétendait à rien d’autre que de mettre fin à la levée d’impôt arbitraire et à l’oppression brutale des officiers du roi. C’est une loi politique naturelle que ceux qui sont soumis à un quelconque pouvoir d’origine très ancienne ne commencent jamais leur contestation par se plaindre du pouvoir lui-même, mais seulement de l’oppression qui résulte de son exercice. 

Il ne manque jamais de femmes pour se plaindre d’être maltraitées par leurs maris. Il y en aurait infiniment plus si les plaintes n’étaient pas la cause la plus susceptible de conduire à un redoublement et une augmentation des mauvais traitements. C’est pour cette raison que toute tentative de maintenir ce pouvoir tout en protégeant les femmes de ses abus est vouée à l’échec. Il s’agit ici du seul exemple, avec celui des enfants, où la victime reconnue d’un mauvais traitement est, après jugement, remise à la merci du pouvoir physique du coupable. Par conséquent, les femmes, même quand elles sont victimes de brutalités répétées, n’osent guère recourir aux lois faites pour les protéger ; et si, dans un moment d’indignation irrépressible ou grâce à l’intervention des voisins, elles sont amenées à le faire, elles s’efforcent par la suite d’en révéler le moins possible et supplient qu’on n’inflige pas à leur tyran le châtiment qu’il a mérité. 

vendredi 16 décembre 2022

Emmanuel Macron caricaturé en Hitler et Pétain : injure ou satire ?


L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2022 n'a guère attiré l'attention de la presse. Il casse sans renvoi la décision de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait condamné pour injure l'auteur de deux affiches satiriques. Pour le moment, il semble être passé relativement inaperçu, et il ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. 

La personnalité du plaignant pourrait pourtant attirer l'attention. Le président de la République avait porté plainte, en juillet 2021, contre un exploitant de panneaux publicitaires à Toulon et à la Seyne-sur-mer. Celui-ci avait en effet diffusé deux affiches publiées à ses frais sur deux panneaux dont il est propriétaire. Sur la première, on voyait Emmanuel Macron, grimé en Hitler, avec la phrase suivante : "Obéis, et fais-toi vacciner". Sur la seconde, le président se retrouvait à côté du maréchal Pétain, revêtu du même uniforme, avec la légende suivante : "Il n'y a qu'un pass à franchir". A l'époque, il s'agissait de contester, avec un mauvais goût incontestable, la décision d'élargir l'exigence du passe sanitaire à tous les restaurants et cafés, aux transports etc.

Mais le mauvais goût n'est pas, en soi, une infraction pénale. C'est donc sur le fondement de l'injure qu'Emmanuel Macron porte plainte. Observons qu'il applique le droit commun car le délit d'offense au chef de l'État a aujourd'hui disparu du droit positif. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait cru bon de l'invoquer lorsqu'en 2008, quand un manifestant avait brandi sur son passage une petite pancarte sur laquelle était inscrite la phrase "casse toi pov'con". Condamné à une amende de 30 euros, l'intéressé avait saisi la CEDH qui avait jugé, le 13 mars 2013, que cette sanction était disproportionnée. Très rapidement ensuite, le président François Hollande avait suscité le vote de la loi du 5 août 2013 qui a définitivement supprimé un délit considéré comme portant une atteinte trop grande à la liberté d'expression.

Emmanuel Macron ne connaît pas plus de réussite dans sa démarche que son anté-prédécesseur. Certes, il a obtenu en première instance une condamnation de l'affichiste pour injure, avec une amende de 10 000 euros. La Cour d'appel a ensuite réduit la peine d'amende à 5 000 euros. Mais cette fois, ce n'est pas la sanction qui est jugée disproportionnée, c'est le fait que le délit d'injure ait été retenu. 



Discours d'Hynkel. Le Dictateur. Charlie Chaplin. 1940

 

Le débat d'intérêt général

 

La chambre criminelle s'appuie d'abord sur une jurisprudence classique, issue de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui veut que les infractions d'injure, de diffamation, voire les atteintes à la vie privée cèdent devant la nécessité du "débat d'intérêt général". Les premiers arrêts intervenus dans ce domaine concernent surtout les révélations des tabloïds, sur la santé du prince Rainier en 2012 ou sur "l'enfant caché" du prince Albert en 2014. A l'époque, on avait un peu l'impression que le "débat d'intérêt général" permettait surtout aux paparazzi de diffuser images et informations sur les têtes couronnées monégasques.

Par la suite, la jurisprudence s'est éloignée de la presse people et de la seule protection de la vie privée. La CEDH, dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 affirme qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel.  

Reprenant cette jurisprudence, la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018 élargit le champ du "débat d'intérêt général" de la diffamation à l'injure. Elle est bien présente dans le texte d'un rap intitulé "Nique la France" chanté en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés" et "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". La Cour n'en juge pas moins que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Peu importe donc le caractère injurieux des propos, le débat demeure d'intérêt général si les auteurs entendent diffuser un message relevant de la liberté d'opinion.

Le 5 octobre 2021, la chambre criminelle apporte toutefois une inflexion de taille à cette jurisprudence très libérale. A propos d'un autre rap, le "rap des Gilets jaunes", elle affirme que le "débat d'intérêt général" ne saurait protéger des propos ouvertement discriminatoires, voire, comme en l'espèce, clairement teintés d'antisémitisme. 

Les affiches diffusées à Toulon et à la Seyne-sur-mer ne comportent, aussi rudes soient-elles à l'égard du Président de la République, ne comportent aucun propos discriminatoire. La cour de cassation ajoute qu'en l'espèce, le contrôle du message diffusé devait être modulé au regard de fonctions qui exposent son titulaire à un contrôle permanent de ses faits et gestes, non seulement par les journalistes mais aussi par les citoyens. Sur ce point, la chambre criminelle sanctionne la Cour d'appel qui n'a pas tenu compte de cette situation particulière du plaignant. La Cour de cassation affirme donc que les "photomontages en cause, pour outrageants qu'ils fussent vis-à-vis de l'actuel Président de la République, se sont inscrits dans le débat d'intérêt général et la polémique qui s'est développée au sujet du passe vaccinal contre le virus du Covid".

 

Le mode satirique de l'expression


Ce "débat d'intérêt général", car il est reconnu par la Cour de cassation, peut-il s'exprimer par des propos particulièrement satiriques ? La Cour de cassation l'affirme et elle reprend clairement la jurisprudence européenne qui considère que la satire est une expression artistique à part entière, et qu'il existe un droit des personnes de s'exprimer de cette manière.

Dans une affaire Leroy c. France du 2 octobre 2008, elle juge ainsi que l'ingérence dans la liberté d'expression n'est pas disproportionnée, à propos d'un caricaturiste qui, en septembre 20001, avait dessiné les Twin Towers effondrées, avec en sous-titre : "Nous en avions tous rêvé. Le Hamas l'a fait". En revanche, dans un arrêt récent Patricio Monteiro Telo de Abreu c. Portugal du 7 juin 2022, elle sanctionne les juges portugais qui n'ont pas replacé dans leur contexte des caricatures politiques visant des élus locaux et diffusées sur le blog du requérant. Elle observe alors que le requérant n'avait pas "dépassé les limites de l'exagération et de la provocation propres à la satire".

Dans la présente affaire, la chambre criminelle sanctionne la cour d'appel qui s'est bornée à mentionner que les affiches litigieuses "assimilent l'actuel président de la République au plus haut dignitaire de l'Allemagne nazie et au plus haut dignitaire du régime de Vichy", considérant que ce seul élément suffit à constituer le délit d'injure. Mais la question de la proportionnalité de la satire n'est pas évoquée, contrairement à ce qu'exige la jurisprudence européenne. La chambre criminelle, quant à elle, constate que l'objet satirique est clairement affiché, notamment, pour la seconde affiche, avec le jeu de mots "Il n'y a qu'un pass à franchir". Quant à la première affiche, celle caricaturant Emmanuel Macron en Adolphe Hitler, elle porte une mention spécifique : "Affichage satirique et parodique". Il est donc clair, aux yeux de la Cour de cassation, que le juge d'appel ne pouvait écarter l'analyse de la proportionnalité de la satire.

La cour déclarant en même temps que le caractère satirique est avéré et que les affiches s’inscrivent dans un débat d’intérêt général, la cassation est prononcée sans renvoi.

L'arrêt du 13 décembre 2022 n'emporte pas d'innovation majeure et applique finalement la jurisprudence de la CEDH. A cet égard, il est tout de même surprenant que la cour d'appel d'Aix-en-Provence ait complètement ignoré cette jurisprudence, et se soit contentée d'écarter le recours du requérant en estimant que la seule violence du propos suffisait à caractériser l'injure. La personnalité du plaignant était-elle susceptible de tétaniser les juges d'appel ? On peut le penser mais, heureusement, le contrôle de cassation a précisément pour objet d'appliquer le droit, rien que le droit. Et la loi est la même pour tous.


Injure : Chapitre 9 Section 2 § 1 A du manuel sur internet


mardi 13 décembre 2022

Géolocalisation et licenciement


La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo c. Portugal du 13 décembre 2022 considère comme conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme une procédure de licenciement reposant exclusivement sur le contrôle, par géolocalisation, des trajets professionnels effectués par un salarié, avec son véhicule de fonction. 

Le dispositif GPS avait été installé en 2011 sur les véhicules des salariés d'une entreprise, employés comme délégués médicaux. Les procédures imposées par le droit en vigueur avaient été respectées, notamment l'information des salariés et celle de la Commission nationale de protection des données (CNPD), équivalent portugais de la CNIL. 

Le requérant avait contesté dès 2011 l'installation de ce système, en saisissant la CNPD d'un recours qui fut classé sans suite. Alors qu'il faisait appel de cette décision, il signa néanmoins le document interne par lequel il déclarait être informé de cette surveillance et s'engageait à respecter les principes posés en ce domaine, notamment le remboursement des frais liés aux trajets purement personnels. 

Le conflit ne fit que s'envenimer par la suite, jusqu'au licenciement intervenu en 2014. Le requérant s'est alors vu reprocher d'avoir majoré le nombre de kilomètres parcourus à titre professionnel, d'avoir manipulé le GPS en recourant à des techniques de brouillage, et surtout de n'avoir pas effectué le nombre d'heures de travail requis par son contrat. Après avoir vainement contesté ce licenciement devant les tribunaux portugais, il saisit la CEDH, invoquant une atteinte à l'article 8 de la Convention européenne. A ses yeux, l'utilisation d'un GPS pour surveiller ses déplacements constituait une ingérence excessive dans sa vie privée.

 

Applicabilité de l'article 8

 

La première question qui se pose est celle de l'applicabilité de l'article 8 à un système qui fournit des données de géolocalisation. La CEDH a déjà statué sur les ingérences dans la vie privée lors des relations de travail. Il s'agissait parfois de la captation d'images par la vidéosurveillance comme dans l'arrêt Köpke c. Allemagne du 5 octobre 2010, à propos du licenciement d'une caissière d'un supermarché accusée de vol. On trouvait aussi des décisions relatives à la surveillance des courriels des salariés, notamment l'affaire Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. Le premier type de jurisprudence concerne directement le droit à l'image, le second touche au secret des correspondance.

Dans l'arrêt Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo, l'ingérence dans la vie privée est moins évidente, mais la Cour estime qu'elle est néanmoins présente. Elle se réfère à l'article 2 de la Convention de 1981 sur la protection des personnes à l’égard du traitement automatisé desdonnées à caractère personnel. Il donne en effet une définition très large de la "donnée personnelle" comme "toute information concernant une personne physique identifiée ou identifiable". En l'espèce, les données recueillies permettent de suivre les déplacements du salarié, non seulement durant ses trajets professionnels mais aussi durant ses déplacements privés. Rappelons en effet qu'il est autorisé à faire usage de son véhicule de fonction durant ses loisirs et ses activités personnelles, à la condition de rembourser les frais à son entreprise. 

La géolocalisation ne peut donc constituer une ingérence dans la vie privée que dans la seule mesure où elle capte des données relatives aux déplacements personnels. On peut donc penser, a contrario, qu'un GPS se bornant en enregistrer des déplacements professionnels ne pourrait être contesté sur le fondement de l'article 8 de la Convention. 

En matière de protection de la vie privée, l'État conserve une certaine marge d'autonomie. Depuis l'arrêt Barbulescu c. Roumanie, la Cour considère que son rôle se limite à vérifier si le droit interne, et notamment la protection juridictionnelle, sont conformes aux dispositions de la Convention. Pour la surveillance des employés sur le lieu de travail, elle n'exige pas l'adoption d'une législation spécifique mais s'assure que les juges contrôlent que ces mesures de surveillance ne portent pas une atteinte disproportionnée à la vie privée et s'accompagnent d'un certain nombre de garanties. En l'espèce, le Portugal a adopté une législation spécifique, très proche de la loi française, qui prévoit que tout système de géolocalisation doit être déclaré auprès de l'autorité de contrôle. 


On the road again. Canned Heat, 1969

 

Les critères énoncés par la jurisprudence Lopez Ribalda


Dans l'arrêt Lopez Ribalda c Espagne du 17 octobre 2019, la CEDH dresse une liste des éléments pris en compte pour apprécier cette proportionnalité, et elle les applique avec rigueur dans l'affaire Florindo de Almeida Vasconcelos Gramaxo. Le premier d'entre eux est évidemment l'information du salarié sur l'existence même de cette surveillance. En l'espèce, le requérant avait signé un document attestant qu'il savait que son véhicule était équipé de ce dispositif. Le second critère pris en compte est l'importance de l'intrusion dans la vie privée, et les juges portugais n'ont retenu que le kilométrage parcouru pour justifier le licenciement. De même est-il exigé que la surveillance GPS soit le seul moyen de contrôle possible pour répondre au but légitime. En l'occurrence, elle permettait le contrôle des coûts supportés par l'entreprise. Enfin, le dernier critère réside dans la diffusion des données personnelles ainsi captées, et il a été démontré qu'elles demeuraient circonscrites au cadre professionnel. 

A ces trois éléments s'ajoute en l'espèce l'attitude du requérant que la CEDH ne manque pas de relever. Elle observe en effet qu'il a essayé d'installer un dispositif de brouillage pour empêcher le fonctionnement du GPS, élément qui laisse penser qu'il avait sans doute quelques manquements à se reprocher en matière de temps de travail. De tous ces éléments, la CEDH déduit donc que la surveillance par GPS des trajets du requérant ne saurait constituer une ingérence disproportionnée dans sa vie privée.

 

Le droit français

 

Le droit français se situe dans la ligne jurisprudentielle définie par la CEDH. Il se montre tout d'abord exigeant sur l'information préalable des salariés.

Dès sa décision du 3 novembre 2011, la chambre sociale de la Cour de cassation imposait à l'employeur de donner aux salariés une information complète sur le dispositif de géolocalisation et sur ses buts. Elle sanctionne alors une entreprise qui avait présenté la géolocalisation du véhicule comme destinée à l'amélioration du processus de production, et non pas au contrôle du temps de travail. A l'époque, le juge utilise le droit commun en sanctionnant un détournement de finalité, puisque le traitement automatisé est utilisé à d'autres fins que celles annoncées aux intéressés. Aujourd'hui, les juges du fond refusent que les données de localisation puissent être utilisées pour prouver la faute d'un salarié, si l'installation du dispositif n'a pas été officiellement portée à la connaissance du comité d'entreprise.

Le Conseil d'État a également été appelé à se prononcer, à propos de la légalité d'une délibération de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) mettant en demeure une entreprise de cesser d'utiliser un système GPS pour contrôler le temps de travail de ses salariés. Dans un arrêt du 15 décembre 2017, il écarte le recours, en affirmant que l'entreprise avait d'autres moyens à sa disposition pour surveiller l'activité des salariés. Un système déclaratif existait en effet déjà dans l'entreprise, et celle-ci n'était pas spécialement victime de fraudes dans ce domaines. On retrouve ainsi le critère dégagé par la CEDH, selon lequel le dispositif GPS doit être le seul moyen de répondre à la finalité poursuivie, en l'absence de toute autre alternative.

La surveillance des salariés par GPS et donc possible, et sa licéité repose essentiellement sur le respect des procédures. S'ils sont officiellement informés, si l'autorité de contrôle a été régulièrement saisie, et si l'entreprise affirme ne pas avoir d'alternative à ce choix, la géolocalisation devient un élément de gestion du personnel. Il reste à s'interroger sur le fondement de cette pratique, non plus en droit, mais en termes de management. On revient à un système de contrôle, de repérage permanent, finalement assez semblable à l'ancienne horloge pointeuse. Le salarié est quelqu'un dont l'honnêteté est sujette à caution, et qu'il faut surveiller autant que possible. On est bien loin du management reposant sur la confiance et le contrat d'objectifs, sur l'adhésion aux buts de l'entreprise.

Protection des données : Chapitre 8 Section 5 du manuel sur internet

samedi 10 décembre 2022

L'évacuation d'un camp de Roms devant la CEDH


Le démantèlement d'un camp rom situé Porte de Paris, à Saint-Denis, n'emporte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, pas plus qu'il ne viole l'article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) en a jugé ainsi dans un arrêt Stefan Caldaras et Vasile Lupu c. France le 17 novembre 2022

 

Une double irrecevabilité

 

En 2014, époque à laquelle le camp a été démantelé, les ressortissants roumains vivaient dans des habitations de fortune installées sur un terrain appartenant à l’Établissement public d’aménagement Plaine de France (EPAPF). Les requérants estiment que leur expulsion, en l'absence de relogement, s'analyse comme un traitement inhumain et dégradant. Ils considèrent d'ailleurs que cette mesure a été prise au regard de leur origine ethnique et y voient également une atteinte au principe de non discrimination garanti par l'article 14 de la Convention. Cette partie de la requête est toutefois rapidement écartée par la CEDH, car ces griefs n'ont pas été soulevés devant les juges internes. En ce qui concerne ce moyen, mais seulement lui, l'irrecevabilité repose donc sur le fait que les requérants n'ont pas épuisé les voies de recours internes.

Le moyen essentiel, qui justifie une analyse un peu plus substantielle, est donc celui tiré de l'atteinte à la vie privée et familiale des requérants. De son côté, l'EPAPF invoque l'atteinte à son droit de propriété, fondement de sa demande d'expulsion adressée au juge des référés, ordonnée et confirmée par la Cour d'appel. A cette occasion, les juges ont rappelé que "le droit de propriété, d’une personne publique comme privée, est un droit fondamental (...)". La CEDH est donc appelée à se prononcer sur l'ensemble de cette procédure judiciaire d'expulsion. De nouveau, elle prononce une irrecevabilité, mais sur un tout autre fondement. Cette fois, c'est le caractère "manifestement mal fondé" de la requête qui est relevé.



Campement de Bohémiens dans des ruines romaines

Pieter van Bredael (att), circa 1670


 

Le droit à la vie familiale normale

 

L'ingérence dans la vie privée n'est pas contestée. La CEDH précise que la question de savoir si le camp de la Porte de Paris constituait ou non le "domicile" des requérants est sans influence sur l'affaire. En effet, le simple fait que son démantèlement ait eu des conséquences sur les liens familiaux suffit à caractériser cette ingérence, principe déjà affirmé dans les décisions Winterstein et autres c. France du 17 octobre 2013 et Hirtu et autres c. France du 14 mai 2020.

Aux termes de la Convention européenne, une ingérence dans la vie privée ne peut être licite que si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si elle est "nécessaire dans une société démocratique". La Cour n'a pas de difficulté pour constater que cette occupation d'une propriété publique constitue un trouble illicite qui justifie le recours en référé, organisé à l'époque par l'article 809 du code de procédure civile. Quant au "but légitime", il repose sur des considérations qui dépassent largement le simple respect de la propriété publique. Conformément à la procédure en vigueur, un diagnostic social, précédé d'un premier constat d'huissier dans le cas présent, ont été réalisés, témoignant des conditions de sécurité et d'hygiène catastrophiques dans le camp. La Cour relève que les parcelles occupées n'ont pas d'accès sécurisés et qu'elles se situent entre deux grands axes routiers. Elle note la présence de cloaques, de déchets divers, d'animaux nuisibles, et enfin d'installations de gaz, d'électricité et de chauffage dangereuses. Elle en déduit donc que ce n'est pas l'évacuation du camp qui constitue une atteinte à la vie privée et famille mais bien davantage les conditions de vie à l'intérieur. 

Pour apprécier la nécessité de l'ingérence, la CEDH utilise les principes rappelés dans son arrêt Yordanova et autres c. Bulgarie du 24 avril 2012. Évidemment, le fait que les occupants s'étaient installés sur ce terrain sans droit ni titre constitue un élément essentiel dans l'analyse. Mais ce n'est pas le seul, et la CEDH insiste sur le fait que l'établissement propriétaire avait réagi rapidement pour demander l'expulsion. Il n'avait pas laissé s'installer une occupation de fait de longue durée, qui aurait pu donner aux occupants l'impression qu'ils avaient "une espérance légitime d'y rester". Dans l'affaire Yordanova, la CEDH considéra au contraire comme disproportionnée l'ingérence dans la vie privée, précisément parce que les autorités bulgares avaient fait évacuer en 2005 un campement installé depuis cinquante ans dans la banlieue de Sofia.

La procédure d'expulsion est également appréciée au regard de l'article 8 de la Convention. Dans la rédaction de l'arrêt Caldaras et Lupu, la CEDH prend soin de reprendre la procédure telle qu'elle s'est déroulée en France. Elle montre que les juges internes ont pu apprécier le déroulement des opérations et que l'établissement public en a respecté les règles, en particulier avec la mise en oeuvre du diagnostic social prévu par le droit français.  


Le relogement 


La question du relogement des personnes ainsi expulsées est également évoquée. L'arrêt Chapman c. Royaume‑Uni du 18 juin 2001 en fait d'ailleurs un élément du contrôle de proportionnalité. Mais il ajoute immédiatement que l'article 8 n'implique pas un véritable droit à obtenir un domicile. De fait, le relogement ne constitue qu'une obligation de moyen. Certes la Cour sanctionne l'État qui ne cherche pas à abriter les personnes expulsées, comme la Bulgarie dans l'arrêt Yordanova. Mais, en l'espèce, les autorités françaises ont proposé un relogement. L'un des deux requérants a ainsi accepté d'être relogé dans un hôtel des Yvelines où il est demeuré quatre jours. Quant à l'autre, il n'est pas fondé à invoquer un tel manquement, car il avait quitté le camp de la Porte de Paris plusieurs jours avant son évacuation.

Dans ce type de contentieux, le contrôle de proportionnalité repose finalement sur les circonstances de l'expulsion, c'est-à-dire des éléments contextuels qui l'entourent, rapidité de la décision, enquête sociale, relogement des personnes évacuées, etc. En l'espèce, la décision est loin d'être sans intérêt, car elle fournit aux autorités un certain nombre d'éléments très concrets permettant de garantir la conformité à la Convention de telles opérations. On pense notamment à la nécessité de demander rapidement au juge l'expulsion des occupants sans titre, et à celle de procurer, autant que possible, un relogement aux personnes les plus fragiles.

Reste que la décision est une décision d'irrecevabilité. On sait que l'article 35 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme permet à la Cour de déclarer irrecevable toute requête "manifestement mal fondée ou abusive". Au sens littéral, cette formule pourrait laisser penser que ce motif d'irrecevabilité ne s'applique qu'aux recours fantaisistes ou dont le caractère infondé sauterait aux yeux d'un lecteur, même non averti de la jurisprudence européenne. Mais tel n'est pas le cas, et la CEDH en donne une interprétation très large. A ses yeux, est "manifestement mal fondée", une requête qui, lors de l'examen préliminaire, ne révèle aucune apparence de violation des droits garantis par la Convention. La conséquence en est que la décision d'irrecevabilité implique un examen du fond et une procédure contradictoire, exactement comme un arrêt, à la différence que la décision rendue n'est pas un "arrêt", au sens de la Convention. Cette procédure est-elle satisfaisante ? Pour la Cour, certainement, car elle permet d'accélérer la procédure et sa préoccupation essentielle est de réduire le nombre d'affaires inscrites au rôle. Pour le requérant, l'insatisfaction doit dominer. Comment lui expliquer que certaines affaires donnent lieu à un arrêt, et pas d'autres, alors même que toutes sont étudiées au fond ?