L'"Affaire des fiches" a éclaté en France en 1904, dans une Troisième République qui s'efforce de liquider l'affaire Dreyfus. On craint alors le faible attachement au régime républicain des officiers des forces armées, et l'administration va entreprendre de constituer un fichier, faisant état de leurs convictions religieuses et politiques. Ce fichier doit guider la décision en matière d'avancement et d'octroi de décorations, l'idée étant de constituer un haut état-major parfaitement républicain. Le scandale éclate en octobre 1904, mettant directement en cause le général André, ministre de la guerre. Le gouvernement Combes est finalement emporté dans la tourmente, en janvier 1905. A la suite de ce scandale, sera votée la loi du 22 avril 1905 qui ouvre à tous les fonctionnaires, civils et militaires, un droit d'accès à leur dossier professionnel. Elle constitue toujours le socle de notre droit de la fonction publique.
Des magistrats fichés
Le 28 juin 2022, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) s'est prononcée sur des faits relativement comparables dans un arrêt M. D. et autres c. Espagne, si ce n'est que les fichiers sont désormais gérés sur internet. En février 2014, une vingtaine de magistrats exerçant leurs fonctions en Catalogne, les requérants, ont signé une pétition affirmant que la population catalane devait pouvoir exercer sont "droit de décider", procédure conforme, à leurs yeux, à la Constitution espagnole et au droit international. Le 3 mars suivant, le quotidien national La Razon titrait : "La conspiration des trente-trois juges séparatistes". L'article faisait état d'un fichier, dans lequel étaient conservés non seulement les noms des juges considérés comme séparatistes, y compris certains n'ayant pas signé la pétition, mais encore leur photographie et, bien entendu, leurs convictions politiques. Ce fichier était géré par la police espagnoles, à partir des entrées figurant dans le fichier des titres d'identité.
Les magistrats fichés ont porté plainte et obtenu l'ouverture d'une information par un juge d'instruction. Mais la procédure n'a pas abouti et le juge d'instruction mit fin à la procédure. A ses yeux, si les faits de fichage étaient effectivement constitutifs d'une infraction, il n'existait aucun élément suffisant permettant de les imputer à une personne déterminée. L'appel n'a pas abouti, et le "Conseil général du pouvoir judiciaire" (l'équivalent du Conseil supérieur de la magistrature) a même engagé des poursuites disciplinaires contre ces magistrats, mais cette procédure n'a abouti à aucune sanction.
Devant la CEDH, les magistrats invoquent donc une violation de l'article 8 qui protège le droit au respect de la vie privée. Ils invoquent notamment le fait que leurs photos, prises dans la base des titres d'identité, ont été stockées sur un fichier illégal, avant que les fuites n'entrainent leur publication dans la presse. Il en est de même des opinions politiques qui ont été conservées et qui ont fuité de la même manière. Tous ces éléments relèvent de la vie privée, chacun étant maître de la diffusion de son image ou de ses convictions politiques.
En matière de recevabilité de la requête, la CEDH opère une distinction. Elle admet cette recevabilité en ce qui concerne le fichage illégal opéré par la police espagnole, responsable du fichier contesté. En revanche, elle écarte la partie du recours dirigée contre les fuites dans la presse. En effet, les magistrats n'ont engagé aucune poursuite, civile ou pénale contre les responsables des publications, les journaux étant les seuls responsables de ces divulgations. A cet égard, mais à cet égard seulement, le recours est irrecevable. Cette restriction est tout-à-fait conforme à la jurisprudence de la CEDH. Dans sa décision Selmouni c. France de 1999, elle affirmait déjà le caractère subsidiaire du recours devant la Cour, le principe étant que les juges internes doivent avoir eu l'occasion de sanctionner préalablement les atteintes aux droits garantis par la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
Ne reste donc de la requête que la contestation d'un fichage illégal, mais elle est largement suffisante pour permettre la condamnation de l'Espagne.
Y'en a qui se disent Espagnols. Les Brigands. Offenbach
Florian Laconi
Manquement à l'obligation négative
L'article 8 impose une obligation négative qui consiste à ne pas interférer dans la vie privée et familiale des personnes. Certes des dérogations sont possibles, mais elles doivent alors être conformes aux exigences posées par l'article 8 §2 qui affirme que ces dérogations doivent être prévues par la loi, poursuivre un but légitime et être "nécessaires dans une société démocratique". Dans l'arrêt M. M. c. Pays-Bas du 8 avril 2003, la CEDH affirme que ces conditions fonctionnent comme une sorte de Check List : si la première condition n'est pas remplie, il n'est pas nécessaire d'examiner les suivantes.
Or, en l'espèce, il est bien clair que le fichier constitué par la police espagnole est totalement dépourvu de fondement légal. C'est d'autant plus vrai que les opinions politiques sont considérées comme des données extrêmement sensibles dont la conservation doit être autorisée par une loi, au sens formel du terme, et que cette loi doit prévoir un haut niveau de protection de ces informations sensibles. Ces principes sont rappelés dans la décision Catt c. Royaume-Uni du 24 janvier 2019. En l'espèce, l'État espagnol a failli à ses devoirs en ne parvenant pas à empêcher ces interférences dans la vie privée.
Manquement à l'obligation positive
En l'espèce, les autorités espagnoles ont aussi manqué à une obligation positive qui leur impose d'assurer une protection effective du droit au respect de la vie privée. Cette fois, il s'agit de sanctionner l'absence d'enquête, à la suite des fuites dans la presse. Il ne fait guère de doute que ces fuites venaient de l'administration espagnole, mais le chef de la police de Barcelone auquel ces informations étaient adressées n'a jamais entendu comme témoin.
Il appartient à la Cour, et elle l'a affirmé notamment dans l'arrêt Craxi c. Italie du 17 juillet 2003, de s'assurer de manière effective que le droit à la vie protégé. Pour cela, il doit recourir, si nécessaire, à des enquêtes pénales, principe repris dans la décision Khadija Ismayilova c Azerbahidjan du 10 janvier 2019. Et ces enquêtes doivent être suffisamment sérieuses pour permettre à la fois d'établir les faits, d'identifier les responsables et de les punir. Certes, il ne s'agit que d'une obligation de moyen et non de résultat, mais dans la décision Alkovic c. Montenegro du 15 décembre 2017, la CEDH rappelle que tous les moyens doivent être mis en oeuvre par l'État pour parvenir à un résultat.
En l'espèce, aucune enquête sérieuse n'a été diligentée en Espagne sur la manière dont les fuites ont pu se produire, alors même qu'elles ne peuvent émaner que de l'administration. Même si l'Audiencia Provincial, juge d'appel contre le premier classement sans suite, avait demandé d'autres investigations, et notamment l'audition du chef de la police de Barcelone, cette demande n'a eu aucune suite, du fait de la clôture du dossier par le juge d'instruction. Il apparaît ainsi que tant la justice que la police espagnole ont tout fait pour étouffer le contentieux dans l'oeuf, ne laissant aux magistrats fichés aucune voie de recours.
Les fichages politiques n'ont pas disparu et ne disparaîtront sans doute jamais, y compris dans les pays démocratiques. Le développement considérable du stockage de masse des données personnelles, l'attraction pour un droit américain qui ne reconnait pas la notion même de protection des données, toute une série d'éléments contribuent à accroître la tentation du fichage des données sensibles. La Cour européenne a le mérite de s'appuyer sur une conception européenne plus exigeante dans ce domaine, également incarnée dans le droit de l'Union européenne. C'est donc un droit européen "continental" qui se construit en matière de protection des données, et il faut espérer en la solidité de cette construction.