« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 30 avril 2022

La suspension de l'acte de dissolution d'associations palestiniennes


Le juge des référés du Conseil d'État a rendu deux décisions le 29 avril 2022, ordonnant la suspension de deux décrets prononçant la dissolution de deux mouvements pro-palestiniens. La première concerne une association, le Comité Action-Palestine. La seconde vise un groupement de fait, Palestine Vaincra. Par ces deux ordonnances, le juge des référés montre sa volonté de contrôler étroitement la procédure de dissolution purement administrative des associations, considérablement élargie par la loi du 24 août 2021 confortant les principes de la République.

L'article L 212-1 du code de la sécurité intérieure (csi) offre désormais une liste des motifs justifiant la dissolution administrative d'un groupement. Y figurent au premier chef ceux issus de la célèbre loi du 10 janvier 1936 qui avait permis la dissolution d'une association "détenant ou ayant accès des armes, doté d'une organisation hiérarchisée et susceptible de troubler l'ordre public". A l'époque, il s'agissait de lutter efficacement contre les ligues armées actives le 6 février 1934 et étaient également visés les groupements organisant des manifestations armées, ayant pour objet de porter atteinte à l'intégrité du territoire national ou à la forme républicaine du gouvernement, ou encore s'ils provoquaient à la discrimination, à la haine ou à la violence raciales.

Ces motifs de dissolution n'ont pas disparu de l'ordre juridique. Ils ont au contraire été élargis, d'abord aux "groupements qui se livrent (...) à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme (...)", puis à ceux qui pratiquent la "provocation à des agissements violents à l'encontre des personnes et des biens". Dans les deux décisions concernées, plusieurs de ces motifs sont invoqués par le ministre de l'Intérieur, mais ils sont rapidement écartés par le juge des référés.


Une accusation d'antisémitisme non fondée


Dans le cas du groupement de fait Palestine Vaincra, le décret de dissolution invoque la diffusion de propos sur le "sentiment d'oppression des peuples musulmans", sur le "sionisme mondial" ainsi que la qualification d'Israël comme "monstruosité créée par les puissances impérialistes". Le juge des référés observe toutefois qu'aucune pièce versée au dossier ne permet de prouver que ce groupement aurait effectivement été l'auteur de tels propos. 

Quant au Comité Action Palestine, il se voit reprocher d'avoir diffusé des publications présentant un caractère antisémite et provoquant à la discrimination. Le juge des référés note cette fois que les pièces versées au dossier sont déjà anciennes. Si elles expriment "des opinions tranchées et parfois virulentes" sur la politique israélienne et sur le soutien que l'association apporte à la cause palestinienne, rien dans le dossier ne permet de déceler une provocation à la haine et à la discrimination. 

Aucun élément ne vient appuyer l'affirmation selon laquelle des membres du groupement ont été condamnés pour une participation à des actes antisémites. On doit à ce sujet s'interroger sur la motivation du décret qui affirme que certains "ont été impliqués dans des actes antisémites". On apprend ensuite que des plaintes sur ce fondement ont été déposées pour injure non publique... en 2013, mais que ces plaintes n'ont jamais abouti à une condamnation pénale. De même, des commentaires antisémites ont certes été déposés par des internautes sur la page Facebook du groupement, mais le juge prend acte que celui-ci a désormais mis en place un système de modération et de suppression de ce type de commentaires, dont rien ne dit, d'ailleurs, qu'ils émanent de membres du groupe.



Membres d'associations palestiniennes après les ordonnances du juge des référés

Le groupe palestinien Al-Asala Dabke Group, 2005

 

L'appel au boycott des produits israéliens


Le décret de dissolution de Palestine Vaincra se réfère ensuite à l'appel au boycott des produits israéliens, considéré comme une pratique antisémite. Cet amalgame est désormais sanctionné par la jurisprudence et l'on ne peut manquer d'être surpris de cette persévérance des autorités française qui continuent à l'invoquer régulièrement.

Il est vrai que la Cour de cassation, le 20 octobre 2015 avait rendu une surprenante décision, estimant que l'appel au boycott ne pouvait être analysé comme rattaché à la liberté d'expression. Elle validait alors la condamnation des auteurs d'un tel appel visant les produits israéliens pour provocation à la discrimination. 

Il serait utile que les autorités françaises actualisent un peu leurs connaissances jurisprudentielles. Car la position de la Cour de cassation a été balayée par un arrêt Baldassi c. France du rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 11 juin 2020. Elle affirme alors très clairement que la condamnation pénale de militants ayant appelé au boycott de produits importés d'Israël viole leur liberté d'expression. 

Le juge des référés du Conseil d'État, mieux informé sans doute que le ministre de l'Intérieur, prend acte de cette évolution jurisprudentielle. Il énonce ainsi que "l'appel au boycott, en ce qu'il traduit l'expression d'une opinion protestataire, constitue une modalité particulière de la liberté d'expression". Il ne saurait donc, par lui-même, être regardé comme une provocation à la discrimination.


La notion de provocation


D'une manière générale, le juge des référés entend faire respecter la définition de la "provocation" à des actes antisémites, voire à des actes terroristes. Il opère une distinction claire entre le soutien à la cause palestinienne, qui n'a rien d'illicite quand bien même elle s'exprimerait un peu vivement, et la provocation à commettre des infractions graves. Selon la Cour de cassation, par exemple dans un arrêt du 7 juin 2017, cette infraction n'est caractérisée que "si les juges constatent que, tant par leur sens que par leur portée, les propos incriminés tendent à inciter le public à la discrimination, à la haine ou à la violence ou un groupe de personnes déterminées". En l'espèce, aucun délit de provocation ne peut être relevé à l'égard des membres des deux groupements.

A l'issue de l'analyse, on est tenté de comparer la motivation extrêmement soignée de la dissolution de l'association Barakacity en octobre 2020 avec le méli-mélo à peine juridique sanctionné aujourd'hui par le juge des référés du Conseil d'État. Cette motivation aurait-elle été élaborée hâtivement pour des motifs peut-être électoraux ? A moins que le ministre de l'Intérieur ait donné une satisfaction de courte durée à ceux qui réclamaient cette dissolution, en sachant parfaitement que la motivation ne franchirait pas l'obstacle du juge administratif ? Il est évidemment impossible de répondre à cette question.

Les deux décisions comportent cependant une lueur d'espoir. Le juge des référés considère en effet comme recevable l'intervention d'une autre association, l'Union juive française pour la paix, qui vient au soutien de la demande de suspension. Un beau rapprochement au nom de la liberté d'association.


Sur la dissolution des associations: Chapitre 12 Section 2 § 1 B  du Manuel

 


mardi 26 avril 2022

Le pluralisme des courants d'opinion... en Moldavie


L'arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldavie rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 5 avril 2022 pourrait surprendre un lecteur non averti. La Cour ne voit en effet pas d'atteinte à la liberté d'expression dans la révocation par les autorités moldaves de l'autorisation de diffusion accordée à une chaîne de télévision. Si celle-ci se montrait particulièrement critique à l'égard du gouvernement moldave, il n'en demeure pas moins qu'un État peut parfaitement imposer une obligation de neutralité et d'impartialité dans les journaux d'information des chaînes de télévision qui diffusent leurs émissions sur des réseaux publics nationaux.

 

Le pluralisme interne

 

La décision présente l'intérêt d'évoquer la question du pluralisme interne, c'est-à-dire de l'expression équilibrée des différents courants d'opinion à l'intérieur des chaînes de télévision. Le sujet n'est pas souvent évoqué, et le pluralisme est plus généralement traité à travers la question des phénomènes de concentration dans l'audiovisuel.  

En l'espèce, la chaine NIT présente comme caractéristique d'être née en 1997, six ans après la fin de l'Union soviétique. Elle n'a commencé à émettre à l'échelle nationale qu'en 2004, retransmettant pour l'essentiel une chaîne de télévision russe en insérant dans ses émissions un peu de contenu local. D'une manière générale, elle a été considérée comme très proche du Parti communiste de République de Moldavie (PCRM). Or, le droit moldave en ce domaine reposait à l'époque sur un "code de l'audiovisuel" adopté en 2006, et qui imposait aux chaînes de télévision, en particulier dans les journaux télévisés, une stricte obligation d'impartialité et de neutralité à l'égard des débats politiques. Pour avoir enfreint ce code à des multiples reprises, NIT s'est vu infliger de nombreuses sanctions, jusqu'au retrait de sa licence de diffusion, en avril 2012.

 

Un régime d'autorisation

 

NIT ne conteste pas seulement la sanction qui la frappe, mais son fondement même, c'est-à-dire le Code de l'audiovisuel qui imposait alors un cadre réglementaire strict en matière de pluralisme. Ce système a aujourd'hui disparu en Moldavie avec la généralisation de la TNT.

Quoi qu'il en soit, depuis l'arrêt Demuth c. Suisse du 5 novembre 2002, la Cour admet qu'un Etat peut soumettre à autorisation, en l'occurrence l'obtention d'une licence, la diffusion d'une chaine de télévision. Certes, l'affaire Demuth est différente, car elle concernait le refus de délivrer une licence et non sa révocation. En outre, M. Demuth envisageait de diffuser des émissions consacrées à l'automobile, alors que la chaine NIT se veut généraliste, diffusant des émissions d'informations, d'actualités et d'analyses. Il aurait suffi à M. Demuth de diversifier son offre de programme pour obtenir la licence, alors que NIT s'est vu contrainte de cesser d'émettre immédiatement, dès le retrait de son autorisation.

Mais le principe même de l'autorisation demeure, et la CEDH se demande donc si cette ingérence dans la liberté d'expression est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique. Sur le premier point, il ne fait guère de doute que le "code de l'audiovisuel" moldave impose des contraintes suffisamment claires aux gestionnaires des licences et définit une liste de sanctions que l'administration applique sous le contrôle des juges. Le but légitime de cette procédure n'est pas davantage contesté, et la Cour précise qu'elle répond à "la nécessité de préserver l’accès du public à un discours politique impartial, digne de foi et diversifié par l’intermédiaire de programmes d’information télévisés". 

 

 Emission de télévision pluraliste en Moldavie

Nelly Ciobanu - Hora Din Moldova. Eurovision 2009

Contrôle de proportionnalité

 

Se pose alors la question de savoir si ce régime de sanction est "nécessaire dans une société démocratique". L'appréciation est évidemment plus délicate, et la CEDH développe une motivation très substantielle. Elle commence par affirmer que NIT était parfaitement informée par le Code des contraintes pesant sur son activité. Au demeurant, l'obligation de pluralisme interne n'interdisait pas d'ouvrir l'antenne aux représentants d'un parti politique, le PCRM, mais obligeait NIT à accorder le même temps d'antenne aux représentants des autres formations. La CEDH précise que l'obligation de pluralisme aurait été remplie en leur donnant simplement la possibilité de faire des commentaires ou de formuler un droit de réponse.

Surtout, la Cour observe que la politique de pluralisme interne mise en oeuvre en Moldavie avait été évaluée par les experts du Conseil de l'Europe, qui l'avaient considérée comme "louable". En effet, à l'époque, la Moldavie n'était pas passée à la TNT et le nombre de fréquences était limité. Dans de telles conditions, il "pesait sur les autorités une forte obligation positive de mettre en place une législation sur la radiodiffusion qui fût apte à garantir la transmission de nouvelles et d’informations exactes et neutres reflétant toute la palette des opinions politiques" . La contrainte est donc lourde, mais elle est justifiée par un contexte technique qui disparaîtra par la suite.

Au plan de la procédure, la Cour note que les éléments de preuve réunis par les autorités moldaves sont convaincants. Des enregistrements montrent ainsi que les journaux télévisés étaient "clairement orientés en faveur des activités du PCRM" et que les tiers ne pouvaient répondre aux critiques. Les attaques contre les partis au gouvernement étaient particulièrement virulentes, un des leaders politiques ayant été comparé à Hitler, et tous étaient régulièrement qualifiés de « criminels », de « bandits », de « crapules », d’« escrocs » et autres noms d'oiseaux. Compte tenu du fait que de multiples sanctions avaient précédé le retrait de la licence, et que les responsables de NIT avaient eu la possibilité de les contester devant les tribunaux, la CEDH estime donc que l'ingérence dans la liberté d'expression est proportionnée au but poursuivi.

 

Médias chauds et médias froids

 

La décision NIT c. Moldavie repose finalement sur le principe selon lequel les médias audiovisuels ont des responsabilités particulières. En faisant passer les messages par l'image et le son, ils ont des effets plus puissants et plus immédiats que la presse écrite. Cette ancienne distinction de Marshall Mac Luhan trouve ainsi un écho direct dans la jurisprudence de la CEDH, notamment dans l'arrêt Animal Defenders International c Royaume-Uni du 22 avril 2013. De fait, le respect du pluralisme est considéré comme une nécessité si importante qu'elle impose l'ingérence de l'État. C'est à lui d'imposer un service pluraliste, notamment lorsque, comme dans la Moldavie de l'époque des faits, il demeure le principal le principal diffuseur.

Il reste à se demander si la privatisation peut réellement être présentée comme une panacée, la main invisible du marché permettant d'assurer la représentation pluraliste des courants d'opinion. Sur ce point, la situation française est loin de constituer un exemple. On a vu tout récemment un rapport sénatorial écarter purement et simplement la question du pluralisme interne, et refuser donc de se prononcer sur le cas de CNews qui reste considérée comme une chaine d'information et non pas comme une chaine d'opinion. Quant au pluralisme externe, il ne semble plus considéré comme une obligation et les seuils figurant dans la loi de 1982 sont aujourd'hui largement oubliés, au point que M. Bolloré peut étendre son empire à peu près comme il l'entend. Le pluralisme est-il mieux respecté en France que dans la Moldavie de 2012 ? La réponse à cette question devrait passer par une étude sérieuse de son respect durant la campagne présidentielle de 2022. Une étude sérieuse, pas un rapport de McKinsey.


Sur la liberté de communication : Chapitre 9 du Manuel



samedi 23 avril 2022

Télévision : Humour beauf' et plaisanterie sexiste


La chambre sociale de la Cour de cassation, dans un arrêt du 20 avril 2022, estime que le licenciement d'un animateur de télévision auteur d'une plaisanterie sexiste ne constitue pas une atteinte disproportionnée à sa liberté d'expression.

L'animateur en question, qui se disait humoriste, intervenait dans un jeu télévisé intitulé "Les Z'amours" diffusé en décembre 2017 sur France 2. Il a alors tenu les propos suivants  : " Comme c'est un sujet super sensible, je la tente : Les gars, vous savez c'qu'on dit à une femme qui a les deux yeux au beurre noir ? - Elle est terrible celle-là ! - on lui dit plus rien, on vient déja d'lui expliquer deux fois". Cette plaisanterie d'un goût exquis se révélait particulièrement opportune, dans une période marquée par l'affaire Weinstein et le développement des mouvements #MeToo et #Balancetonporc, quelques jours après la journée internationale pour l'élimination de la violence à l'égard des femmes.

Le 6 décembre 2017, l'animateur était mis à pied. Le 14 décembre, il était licencié pour faute grave. Il a ensuite contesté la mesure devant les prud'hommes, invoquant l'atteinte à l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantissant la liberté d'expression. N'ayant pas obtenu satisfaction devant les prud'hommes, et pas davantage devant la Cour d'appel, il s'est tourné vers la Cour de cassation.

 

La liberté d'expression dans l'entreprise

 

La Chambre sociale ne conteste pas que la liberté d'expression s'applique dans le cadre des rapports de travail, y compris lorsqu'ils sont gérés par des règles de droit privé. Ce principe est posé depuis longtemps par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Tel est le cas dans l'entreprise, et l'arrêt du 5 novembre 2019 Herbai c. Hongrie le rappelle, à propos d'un employé de banque critiquant son employeur sur son blog. 

Tel est le cas aussi à la télévision, qu'elle soit publique ou privée, d'autant que les relations de travail y sont généralement gérées par des contrats de travail ordinaires.  Dans sa décision Fuentes Bobos c. Espagne du 29 mai 2000, la CEDH considère ainsi comme portant une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression le licenciement d'un réalisateur de télévision qui avait publiquement protesté contre la suppression de l'émission qu'il animait. Mais en l'espèce, les déclarations reprochées à l'intéressé s'inscrivaient dans le contexte d'un conflit du travail accompagné d'un large débat public en Espagne concernant la gestion de la télévision publique. Aux yeux de la CEDH, il s'agissait évidemment d'un débat d'intérêt général.

L'article L 1121-1 du code du travail énonce, quant à lui, que "nul ne peut apporter aux droits des personnes et aux libertés individuelles et collectives de restrictions qui ne seraient pas justifiées par la nature de la tâche à accomplir ni proportionnées au but recherché". Ces dispositions s'articulent parfaitement avec la jurisprudence européenne. Pour déterminer si le licenciement de l'animateur était justifié, la Chambre sociale se demande donc si l'ingérence dans sa liberté d'expression que constitue la rupture du contrat de travail était une "mesure nécessaire dans une société démocratique", au sens où l'entend l'article 10 de la Convention européenne.

 

Mon Beauf'. Renaud. 1981

Les manquements contractuels

 

En l'espèce, la situation est particulière car le contrat de travail de l'animateur comportait une clause par laquelle il s'engageait à respecter le cahier des charges de France Télévision et la "Charte des antennes". Ces dispositions lui imposaient "le respect des droits de la personne" et précisaient que "toute atteinte à ce principe constituait une faute grave permettant à la société de production de rompre le contrat de travail". D'autres articles évoquaient "le refus de toute complaisance à l'égard des propos risquant d'exposer une personne ou un groupe de personnes à la haine ou au mépris, notamment pour des motifs fondés sur le sexe" ou encore "le refus de toute valorisation de la violence et tout particulièrement des formes perverses qu'elle peut prendre telles que le sexisme (...)". Autant dire que les propos de l'animateur violaient au moins trois dispositions de son contrat de travail.

 

Le contexte de l'émission

 

Au-delà de ces manquements contractuels, la chambre sociale considère le contexte de l'émission. La plaisanterie sexiste est intervenue à la toute dernière minute du jeu télévisé, n'autorisant aucun commentaire ultérieur susceptible d'en atténuer la portée ou de s'en désolidariser. Dans les jours suivants, l'animateur n'a d'ailleurs émis aucun regret. Il s'est au contraire déclaré satisfait d'avoir "fait son petit buzz" et il n'a pas manqué de demander à une candidate du jeu télévisé quelle était la fréquence de ses relations sexuelles avec son compagnon. Cette attitude était bien éloignée de ce que lui avait demandé son employeur au lendemain de ses propos sur les "deux yeux au beurre noir", l'alertant sur la nécessité de changer de comportement.

Enfin, mais est-ce utile de le préciser, il apparaît que l'animateur de C8 n'a participé à aucun débat public portant sur une ou plusieurs questions d'intérêt général. Son humour beauf' ne risquait pas vraiment d'alimenter une réflexion  sur les violences faites aux femmes, sauf à considérer qu'il a suscité le débat, à son corps défendant, en faisant étalage de son sexisme décomplexé.

De tous ces éléments, la Chambre sociale déduit que le licenciement constituait une ingérence parfaitement justifiée dans la liberté d'expression de l'animateur, d'autant que son attitude ultérieure ne faisait que renforcer l'impression de banalisation des violences faites aux femmes. Certes, personne ne s'est lamenté sur son éviction d'une émission de la télévision publique à une heure de grande écoute. Mais à propos qui avait eu l'idée de recruter ce parfait beauf' ? Quelle culture s'agissait-il de valoriser dans une émission diffusée sur une chaine de service public ? Ces questions n'ont pas été posées, et c'est dommage.

Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du Manuel

mardi 19 avril 2022

Les Invités de LLC. Serge Sur : La Constitution contre la démocratie ?


Serge Sur est professeur émérite de l'Université Panthéon-Assas (Paris 2). Auteur de "Les aventures constitutionnelles de la France", Sorbonne Université Presses, 2020.


 


Dans une tribune récente, divers juristes militants ont dénoncé tout usage éventuel du referendum direct pour modifier la constitution. Les adversaires du recours au referendum constitutionnel font valoir que la révision de la Constitution est enfermée par son article 89 dans une procédure spécifique et exclusive. Mais tant la pratique qui a suivi que le texte de la constitution démentent cette conception restrictive du referendum.

 

Une pratique favorable au referendum constituant direct

 

La controverse remonte à 1962, lors du recours au referendum direct prévu par l’article 11 pour décider de l’élection du président de la République au suffrage universel direct. La réforme était proposée par le président de Gaulle afin d’enraciner la Ve République, dont la pérennité reposait alors sur sa personne. En assurant à ses successeurs une légitimité électorale incontestable, il visait à renforcer les institutions. A l’époque, la plupart des partis politiques, réunis dans le Cartel des non, s’opposaient avec vigueur aussi bien à la procédure du referendum qu’à ce mode d’’élection. Les deux évoquaient les plébiscites bonapartistes et menaçaient la République.

 

Ils étaient rejoints par la grande majorité des juristes. De bons esprits faisaient cependant remarquer qu’un article 85 relatif à la Communauté, disparu depuis, prévoyait un mode de révision dérogatoire. De Gaulle lui-même argumentait que, d’abord, l’article 11 mentionne « tout projet de loi portant sur l’organisation des pouvoirs publics », ce qui pouvait fort bien concerner les projets de loi constitutionnelle, ensuite que l’article 3 de la Constitution dispose que « la souveraineté nationale appartient au peuple qui l’exerce par ses représentants et par la voie du referendum ».

 

En outre, aux termes de l’article 5 de la Constitution, le Président de la République «  veille au respect de la Constitution. Il assure, par son arbitrage, le fonctionnement régulier des pouvoirs publics… ». C’est dire qu’il est l’interprète de droit commun de la constitution, ce qui n’est pas le cas du Conseil constitutionnel, qui n’a que des compétences d’attribution.  Et le Conseil, peu favorable à la procédure, a cependant tiré les conséquences de son succès en 1962, décidant qu’il était incompétent pour juger la constitutionnalité d’une loi adoptée directement par le corps électoral. 

 

Ajoutons les positions convergentes de deux autorités différentes, Georges Vedel en tant que juriste, François Mitterrand en tant que responsable politique. Les deux étaient hostiles au referendum de 1962, puis se sont ultérieurement ravisés. Georges Vedel estimait en 1969 que la coutume constitutionnelle avait régularisé un usage de l’article 11 initialement contestable. François Mitterrand président considérait en 1988 que « l’usage, établi et approuvé par le peuple français, peut désormais être considéré comme l’une des voies de la révision concurremment avec l’article 89 » (Cité par Jean et Jean-Eric Gicquel, Droit constitutionnel et institutions politiques, Précis Domat, 27e éd., p. 523). Ce deuxième argument est plus convaincant que celui de la coutume constitutionnelle, qui n’existe pas en droit français, fondamentalement un droit écrit.   

 

 

 


 

Dis-moi oui, dis-moi non. Tohama. 1951

 

Une pratique autorisée par le texte de la Constitution

 

Il est vrai que cette méthode de révision n’a plus été utilisée depuis l’échec du referendum de 1969, qui a entraîné non seulement l’abandon du projet de réforme constitutionnelle du Sénat mais aussi la démission du président de Gaulle – revanche ultime des partis politiques. Ils ont depuis rétabli durablement leur emprise sur les institutions, tout au moins jusqu’à l’élection du président Macron en 2017, crépuscule des anciens partis de gouvernement sous leurs divers avatars.

 

A l’occasion de l’élection présidentielle de 2022, Marine Le Pen, candidate qualifiée pour le second tour, a déclaré vouloir utiliser l’article 11 pour réviser la constitution sur différents points, ce qui réactive la querelle et explique la prise de position des juristes militants qui lui sont hostiles. On peut, sur le plan politique, leur opposer deux observations. D’abord, ils frappent d’inconstitutionnalité toutes les élections présidentielles au suffrage universel direct depuis 1965, ce qui est tout de même fâcheux. Ensuite, en condamnant à l’avance toute consultation référendaire constituante directe, ils expliquent aux électeurs qu’ils n’ont pas le droit de voter, ce qui n’est pas moins fâcheux, et peut difficilement se réclamer de la démocratie. C’est un domaine où l’on mesure clairement la contradiction entre Etat de droit et démocratie. 

 

Il n’y a rien de choquant, du point de vue des institutions comme de celui de la démocratie, à ce que l’on applique pour modifier la constitution la même procédure que celle qui a été utilisée pour son adoption initiale. En 1958, un texte élaboré par le gouvernement a été soumis au corps électoral, qui l’a voté. Exiger au préalable un vote parlementaire revient à conférer aux chambres, et surtout au Sénat qui ne peut être dissous, un droit de veto sur un vote populaire. Au nom de quoi ? La constitution est la chose du peuple, non des chambres qui n’ont pas à se l’approprier – encore moins celle du Conseil constitutionnel.

 

C’est le peuple qui est souverain, non la constitution. La compétence constitutionnelle originaire ne s’abolit pas en instituant une compétence constitutionnelle dérivée, elle s’y superpose. Un referendum constituant est très différent de la formule suggérée par Jean-Luc Mélenchon, l’élection d’une Constituante, qui se propose non de réformer la constitution mais de la détruire. On peut en revanche penser que si le président Macron avait utilisé l’article 11 pour la réforme constitutionnelle qui faisait partie de son programme électoral, avec notamment la réduction du nombre de députés et de sénateurs, il aurait eu beaucoup plus de chances de succès qu’en passant par la voie parlementaire.

  

Ajoutons enfin que, non contraire au texte de la Constitution, cette possibilité est confirmée par une règle classique d’interprétation des textes, la règle dite de l’effet utile (ut res magis valeat quam pereat). Cette règle signifie que, entre deux interprétations dont l’une donne tout leur sens aux mots employés alors que l’autre la restreint, on doit préférer la première. Or « tout projet de loi… » peut impliquer les projets de loi constitutionnelle. La querelle ainsi réactivée par des juristes militants ne repose donc sur aucun souci de rigueur juridique. Elle ne peut s’appuyer ni sur le texte ni sur sa pratique. Elle relève de l’engagement politique et non du respect du droit.

 

dimanche 17 avril 2022

Université, neutralité, et campagne électorale


La campagne électorale en vue du second tour des présidentielles ne laisse aux électeurs que bien peu de temps pour reprendre leur souffle et réfléchir à leur choix. Ils sont saturés de messages dans les médias et sur les réseaux sociaux qui leurs expliquent pour qui, ou contre qui, ils doivent voter. 

Les plus jeunes électeurs, notamment les étudiants, sont les plus courtisés. Les sondages nous apprennent en effet qu'une bonne partie d'entre eux s'est partagée au premier tour entre l'abstention et le vote Mélenchon. Il convient donc de les conduire aux urnes et de leurs donner de bons conseils. On voit des professeurs éminents des Universités signer des tribunes pour expliquer aux étudiants, et aux autres, dans quel sens ils doivent voter. Auraient-ils la simplicité de penser que la mention de leur nom suffit à faire pencher la balance dans un sens ou dans l'autre ? A moins qu'ils estiment que ces jeunes gens, pourtant majeurs, ne sont pas suffisamment éduqués pour faire le devoir de citoyen, et qu'il convient de leur tenir la main, surtout celle qui tient un bulletin de vote ?  Si ces enseignants surestiment peut-être leur influence, il n'en demeure pas moins qu'ils ont parfaitement le droit de signer des tribunes dans la presse. 

Un problème juridique se pose toutefois lorsque ces professeurs interviennent au nom de l'institution universitaire et conduisent à l'engager. C'est ainsi que la présidente de l'Université de Nantes a cru bon d'envoyer à l'ensemble des étudiants de cet établissement un courriel intitulé «Le 24 avril, faites barrage à l’extrême droite». Elle se présentait alors comme «profondément attachée aux valeurs démocratiques et républicaines, à l’état de droit, au respect des droits fondamentaux et individuels, à un universalisme fondé sur le respect des différences, à la liberté d’expression et à la construction européenne». Elle appelait ensuite «solennellement à voter le 24 avril pour faire barrage à l’extrême droite et donc au Rassemblement national». Le courriel a évidemment suscité nombre de commentaires. Les uns y voyaient une atteinte à l'obligation de réserve, d'autres invoquaient "la liberté d'expression de l'universitaire". 

Ces deux analyses semblent également dépourvues de crédibilité juridique. En tout état de cause, cependant, le courriel envoyé par la présidente de l'Université de Nantes relève pourtant du droit pénal et du droit disciplinaire de la fonction public.

 

Le détournement de fichier

 

A l'évidence, une infraction été commise, concernant l'utilisation du fichier des étudiants. L'article 226-21 du code pénal sanctionne de cinq ans d'emprisonnement et de 300 000 € d'amende " le fait, par toute personne détentrice de données à caractère personnel à l'occasion de leur enregistrement, de leur classement, de leur transmission ou de toute autre forme de traitement, de détourner ces informations de leur finalité telle que définie par la disposition législative, réglementaire ou la décision de la Commission nationale de l'informatique et des libertés autorisant le traitement automatisé, ou par les déclarations préalables à la mise en œuvre de ce traitement". 

Une université est un établissement public à caractère culturel, et elle gère à ce titre un fichier public qui comporte des données personnelles relatives aux étudiants qui y sont inscrits et aux personnels, enseignants ou non, qui y travaillent. Dès le 3 décembre 1996, la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) adoptait une recommandation relative à l'utilisation de fichiers à des fins politiques. Toujours en vigueur, elle précise clairement que "chaque fichier public a une finalité particulière qui ne comporte pas celle de faire de la prospection politique". Ce principe a ensuite été réaffirmé par le droit de l'Union européenne avec le règlement général sur la protection des données (RGPD). Dans son article 5, il énonce que les données personnelles sont "collectées pour des finalités déterminées, explicites et légitimes, et ne pas être traitées ultérieurement d'une manière incompatible avec ces finalités".

L'infraction de détournement de finalité est rarement sanctionnée, tout simplement parce que la preuve de l'utilisation illicite du fichier n'est pas toujours facile à apporter. Le plus souvent, les donnée sont volées, et transmises à un tiers plus ou moins repérable, qui va ensuite les utiliser à des fins politiques. Dans le cas présent, la présidente de l'Université assume parfaitement sa démarche, et apporte ainsi elle-même la preuve de l'infraction. 

 

 

Astérix en Corse. René Goscinny et Albert Uderzo. 1973
 

 

L'obligation de réserve

 

D'origine purement jurisprudentielle, l'obligation de réserve apparaît dès 1935, dans un arrêt du Conseil d'Etat Bouzanquet, pour fonder la sanction frappant un employé à la chefferie du Génie à Tunis, qui avait tenu des propos publics très critiques à l'égard de la politique du gouvernement.  Elle impose à l'agent une certaine retenue dans l'expression. Surtout, elle lui interdit  d'utiliser sa fonction pour d'autres finalités que celles qui lui sont attachées, par exemple à des fins de propagande politique ou de dénigrement. Il est exact qu'en l'espèce, la présidente de l'Université utilise sa fonction pour intervenir dans le débat électoral. 

On ne peut cependant pas constater clairement un manquement à la réserve. Cette obligation n'interdit pas d'exprimer son opinion, mais sanctionne plutôt l'absence de mesure dans cette expression. En outre, elle a pour objet de sanctionner des critiques formulées par un fonctionnaire à l'encontre de son administration ou du gouvernement qui l'emploie. En l'espèce, la présidente de l'Université s'exprime avec mesure et ne critique pas son administration ni le gouvernement. L'idée est au contraire d'inciter les étudiants à voter pour le président sortant et tout le propos vise à "faire barrage à l'extrême droite". 

 

L'obligation de neutralité


Le devoir de neutralité est, en revanche, clairement malmené par le courriel qu'a envoyé la présidente de l'Université. Règle d'organisation du service public, il a été consacré par le Conseil constitutionnel comme  le "corollaire du principe d'égalité" dans sa décision n° 86-217 DC du 18 septembre 1986. S'il est vrai que la neutralité est, dans la période actuelle, particulièrement invoquée comme instrument de mise en oeuvre du principe de laïcité, son champ d'application est beaucoup plus large. D'une manière générale, elle a pour finalité d'empêcher que le service public soit assuré de manière différenciée en fonction des convictions politiques ou religieuses de son personnel ou de ses usagers. 

Dans son  article L121-2, le code général de la fonction publique énonce que «dans l’exercice de ses fonctions, l’agent public est tenu à l’obligation de neutralité». L' article L 952-2 du code de l'éducation, quant à lui, affirme que "les enseignants-chercheurs, les enseignants et les chercheurs jouissent d'une pleine indépendance et d'une entière liberté d'expression dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche, sous les réserves que leur imposent, conformément aux traditions universitaires et aux dispositions du présent code, les principes de tolérance et d'objectivité". Ces dispositions sont issues de la jurisprudence du Conseil constitutionnel qui, depuis sa décision du Conseil constitutionnel du 20 janvier 1984 fait de l'indépendance et de la libre expression des professeurs d'Université un principe fondamental reconnu par les lois de la République, principe ensuite étendu à l'ensemble des enseignants-chercheurs par la décision du 28 juillet 1993. De cet ensemble normatif, on doit déduire que l'obligation de réserve doit être conciliée avec la liberté d'expression académique. L'article 7 du règlement intérieur de l'Université de Nantes énonce ainsi, de manière très logique, que "les personnels sont notamment tenus au devoir de réserve, à la discrétion professionnelle, et au respect des principes de laïcité et de neutralité politique du service public". 

Sans doute la présidente de l'Université n'avait-elle pas une connaissance très approfondie du règlement intérieur de son Université. Certains commentateurs ont certes essayé de faire valoir la liberté académique, mais hélas l'article L 952-2 du code de l'éducation précise bien que celle-ci s'applique "dans l'exercice de leurs fonctions d'enseignement et de leurs activités de recherche". En l'espèce, le courriel contesté montre clairement qu'il émanait non pas d'un professeur de droit privé intervenant comme enseignant-chercheur, mais de la présidente de l'Université exerçant son autorité. L'auteur signe d'ailleurs de son titre de "Présidente", et s'adresse à "tous les étudiants" et tous les collègues de l'Université, pas seulement ceux qui suivent ses enseignements ou participent aux activités de son centre de recherche. La présidente n'est donc clairement pas en position d'invoquer la liberté académique pour justifier sa démarche. Celle-ci émane, non d'un enseignant-chercheur, mais d'une autorité administrative.

La situation de la présidente de l'Université de Nantes ne suscite guère d'inquiétudes, sauf peut-être en ce qui concerne ses connaissances sur le droit de la protection des données et le droit de la fonction publique. Mais elle a des excuses car elle enseigne le droit civil. En tout cas, il est fort probable qu'aucune procédure pénale ne sera engagée pour le détournement de fichier, et qu'aucune procédure disciplinaire ne résultera du manquement au devoir de neutralité. Peut-être même sera-t-elle prochainement récompensée par un emploi de recteur ou un poste dans un cabinet ministériel ? De la distance académique à la proximité politique, il n'y a qu'un pas.

mercredi 13 avril 2022

McKinsey : Mais que font les polices ?


"S'il y a des preuves de manipulation, que ça aille au pénal". Ces fortes paroles ont été prononcées par le Président de la République après la publication du rapport du Sénat sur l'influence des cabinets de conseil privés sur les politiques publiques. Au coeur de l'affaire, les activités du cabinet McKinsey. Celui-ci a produit des réflexions stratégiques, notamment une étude sur la crise sanitaire pour un montant estimé à 12, 33 millions d'euros, et une autre sur l'avenir du métier d'enseignant facturée 496 000 euros pour préparer un colloque de l'Unesco finalement annulé. Il a aussi travaillé pro bono pour la Présidence de la République en 2018 et 2019, pour l'organisation du sommet "Tech for Good". 

Les entités françaises de McKinsey sont accusées dans le rapport d'avoir pratiqué une technique somme toute classique d'optimisation fiscale. Elle consiste à verser des "prix de transfert" à la société mère basée au Delaware pour compenser des dépenses mutualisées au sein du groupe, par exemple les frais d'administration ou de mise à disposition de personnel. Ces "prix de transfert" sont considérés comme des charges qui contribuent à minorer le résultat fiscal. En l'espèce, le rapport sénatorial observe que McKinsey n'a pas payé l'impôt sur les sociétés en France depuis au moins dix ans, même si son directeur associé a affirmé le contraire, sous serment.

 

Le blanchiment contre le verrou

 

Cette situation a conduit le Parquet national financier (PNF) à ouvrir une enquête préliminaire pour blanchiment aggravé de fraude fiscale. En soi, cela n'a rien de surprenant, et l'on sait que le blanchiment est "aggravé", selon l'article 324-2 du code pénal, lorsqu'il utilise les facilités procurées par l'exercice d'une activité professionnelle. Cette infraction permet en outre de contourner le verrou de Bercy qui, aux termes de l'article 288 du Livre des procédures fiscales (LPF), octroie une initiative exclusive à l'administration fiscale pour déposer une plainte pour fraude fiscale. Mais si le parquet ne peut diligenter directement une enquête pour fraude fiscale, rien ne lui interdit de s'intéresser au blanchiment, qui n'est pas soumis à la même contrainte.


Le SEJF


Plus étonnant est le choix de confier ces investigations au Service d'enquêtes judiciaires des finances  (SEJF). Il s'agit d'un service nouvellement créé par un décret du 16 mai 2019 pris sur le fondement de la loi du 23 octobre 2018. Il est composé d'officiers fiscaux judiciaires (OFJ), créés sur le modèle des officiers de douane judiciaires (ODJ). Comme les officiers de police judiciaire existant dans la police et la gendarmerie, ils sont amenés à procéder à des enquêtes, des auditions, des perquisitions pour la recherche des infractions entrant dans le champ de leurs compétences. Comme eux, ils interviennent sur réquisition du procureur de la République ou sur commission rogatoire d'un juge d'instruction. De manière très concrète, on peut ainsi considérer que les membres du SEJF sont des agents des impôts dotés de prérogatives de police judiciaire. 

La formule n'avait guère suscité l'enthousiasme du Conseil d'État, intervenant pour avis lors du vote de la loi du 23 octobre 2018. Outre le fait qu'il avait estimé que la création du SEJF relevait du domaine réglementaire, il avait émis des réserves au fond. Il observait ainsi que "le nouveau service aurait des compétences identiques à celles du service existant rattaché au ministère de l'Intérieur, sans que le projet (...) ne vienne introduire des éléments de spécialisation. Le nouveau service serait donc concurrent du premier". Et le Conseil d'État insiste et avoue "n'être pas convaincu de la nécessité de créer un nouveau service d'enquête".

Sans mettre en cause la compétence de ces agents, force est tout de même de constater qu'ils sont rattachés au ministère des finances. C'est évidemment un sujet d'interrogation. Le rapport sénatorial nous apprend en effet que McKinsey ne paye pas l'impôt sur les sociétés depuis au moins dix ans sans, semble-t-il, que cette situation ne provoque un quelconque émoi des services fiscaux, et l'enquête est précisément confiée à un service de Bercy. Cette saisine est certes conforme au droit positif, mais la moindre difficulté de l'enquête risque de provoquer des rumeurs de collusion entre Bercy et McKinsey. 

 


 Faut demander à McKinsey. Les Goguettes

C à vous. 28 mars 2022


D'autres services à disposition


Pour éviter ce type de situation, le Parquet financier pouvait tout simplement saisir un autre service, rattaché celui-là au ministère de l'Intérieur. Le service de lutte contre la délinquance et la criminalité financière regroupe en effet deux offices de police judiciaire, l'Office central de lutte contre la corruption et les infractions financières et fiscales (OCLCIFF) et l'Office central de la répression de la grande délinquance financière (OCRGDF). Au sein de L'OCLCIFF, la Brigade nationale de répression de la délinquance fiscale (BNRDF) est tout à fait compétente pour diligenter l'enquête dans l'affaire McKinsey.

Ce choix aurait été parfaitement logique, surtout si l'on considère que le champ de compétence de chacun de ces services n'est pas tout-à-fait identique. Pour justifier la création du SEJF, l'administration a fait valoir que ses activités seraient limitées à la fraude fiscale, dans le sens le plus étroit du terme. Les services du ministère de l'intérieur pourraient donc se consacrer aux affaires complexes, notamment celles comportant une dimension de crime organisé, d'escroquerie ou de corruption. Cette fois, le choix du SEJF apparaît sous un éclairage nouveau. Ne s'agirait-il pas de limiter l'enquête à la seule hypothèse d'une fraude sur l'impôt sur les sociétés ? 

A ce stade, l'enquête est donc clairement circonscrite à l'éventuelle fraude fiscale commise par McKinsey. L'hypothèse même d'éventuelles atteintes à la probité, notamment de pratiques de corruption, est exclue et le choix du SEJF permet d'afficher cette exclusion. Les esprits taquins suggéreront qu'il n'est pas question de trouver des preuves d'une corruption avant le second tour des élections présidentielles, même si un tel emballement de l'enquête était peu probable. Les plus raisonnables observeront tout simplement qu'il sera possible, si le besoin s'en faisait sentir, d'ouvrir une seconde enquête confiée cette fois aux agents placés sous l'autorité du ministère de l'Intérieur. Tous ces excellents professionnels sauront travailler ensemble à l'élucidation de l'affaire McKinsey.