L'arrêt NIT S.R.L. c. République de Moldavie rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 5 avril 2022 pourrait surprendre un lecteur non averti. La Cour ne voit en effet pas d'atteinte à la liberté d'expression dans la révocation par les autorités moldaves de l'autorisation de diffusion accordée à une chaîne de télévision. Si celle-ci se montrait particulièrement critique à l'égard du gouvernement moldave, il n'en demeure pas moins qu'un État peut parfaitement imposer une obligation de neutralité et d'impartialité dans les journaux d'information des chaînes de télévision qui diffusent leurs émissions sur des réseaux publics nationaux.
Le pluralisme interne
La décision présente l'intérêt d'évoquer la question du pluralisme interne, c'est-à-dire de l'expression équilibrée des différents courants d'opinion à l'intérieur des chaînes de télévision. Le sujet n'est pas souvent évoqué, et le pluralisme est plus généralement traité à travers la question des phénomènes de concentration dans l'audiovisuel.
En l'espèce, la chaine NIT présente comme caractéristique d'être née en 1997, six ans après la fin de l'Union soviétique. Elle n'a commencé à émettre à l'échelle nationale qu'en 2004, retransmettant pour l'essentiel une chaîne de télévision russe en insérant dans ses émissions un peu de contenu local. D'une manière générale, elle a été considérée comme très proche du Parti communiste de République de Moldavie (PCRM). Or, le droit moldave en ce domaine reposait à l'époque sur un "code de l'audiovisuel" adopté en 2006, et qui imposait aux chaînes de télévision, en particulier dans les journaux télévisés, une stricte obligation d'impartialité et de neutralité à l'égard des débats politiques. Pour avoir enfreint ce code à des multiples reprises, NIT s'est vu infliger de nombreuses sanctions, jusqu'au retrait de sa licence de diffusion, en avril 2012.
Un régime d'autorisation
NIT ne conteste pas seulement la sanction qui la frappe, mais son fondement même, c'est-à-dire le Code de l'audiovisuel qui imposait alors un cadre réglementaire strict en matière de pluralisme. Ce système a aujourd'hui disparu en Moldavie avec la généralisation de la TNT.
Quoi qu'il en soit, depuis l'arrêt Demuth c. Suisse du 5 novembre 2002, la Cour admet qu'un Etat peut soumettre à autorisation, en l'occurrence l'obtention d'une licence, la diffusion d'une chaine de télévision. Certes, l'affaire Demuth est différente, car elle concernait le refus de délivrer une licence et non sa révocation. En outre, M. Demuth envisageait de diffuser des émissions consacrées à l'automobile, alors que la chaine NIT se veut généraliste, diffusant des émissions d'informations, d'actualités et d'analyses. Il aurait suffi à M. Demuth de diversifier son offre de programme pour obtenir la licence, alors que NIT s'est vu contrainte de cesser d'émettre immédiatement, dès le retrait de son autorisation.
Mais le principe même de l'autorisation demeure, et la CEDH se demande donc si cette ingérence dans la liberté d'expression est prévue par la loi, poursuit un but légitime et est nécessaire dans une société démocratique. Sur le premier point, il ne fait guère de doute que le "code de l'audiovisuel" moldave impose des contraintes suffisamment claires aux gestionnaires des licences et définit une liste de sanctions que l'administration applique sous le contrôle des juges. Le but légitime de cette procédure n'est pas davantage contesté, et la Cour précise qu'elle répond à "la nécessité de préserver l’accès du public à un discours politique impartial, digne de foi et diversifié par l’intermédiaire de programmes d’information télévisés".
Emission de télévision pluraliste en Moldavie
Nelly Ciobanu - Hora Din Moldova. Eurovision 2009
Contrôle de proportionnalité
Se pose alors la question de savoir si ce régime de sanction est "nécessaire dans une société démocratique". L'appréciation est évidemment plus délicate, et la CEDH développe une motivation très substantielle. Elle commence par affirmer que NIT était parfaitement informée par le Code des contraintes pesant sur son activité. Au demeurant, l'obligation de pluralisme interne n'interdisait pas d'ouvrir l'antenne aux représentants d'un parti politique, le PCRM, mais obligeait NIT à accorder le même temps d'antenne aux représentants des autres formations. La CEDH précise que l'obligation de pluralisme aurait été remplie en leur donnant simplement la possibilité de faire des commentaires ou de formuler un droit de réponse.
Surtout, la Cour observe que la politique de pluralisme interne mise en oeuvre en Moldavie avait été évaluée par les experts du Conseil de l'Europe, qui l'avaient considérée comme "louable". En effet, à l'époque, la Moldavie n'était pas passée à la TNT et le nombre de fréquences était limité. Dans de telles conditions, il "pesait sur les autorités une forte obligation positive de mettre en place une législation sur la radiodiffusion qui fût apte à garantir la transmission de nouvelles et d’informations exactes et neutres reflétant toute la palette des opinions politiques" . La contrainte est donc lourde, mais elle est justifiée par un contexte technique qui disparaîtra par la suite.
Au plan de la procédure, la Cour note que les éléments de preuve réunis par les autorités moldaves sont convaincants. Des enregistrements montrent ainsi que les journaux télévisés étaient "clairement orientés en faveur des activités du PCRM" et que les tiers ne pouvaient répondre aux critiques. Les attaques contre les partis au gouvernement étaient particulièrement virulentes, un des leaders politiques ayant été comparé à Hitler, et tous étaient régulièrement qualifiés de « criminels », de « bandits », de « crapules », d’« escrocs » et autres noms d'oiseaux. Compte tenu du fait que de multiples sanctions avaient précédé le retrait de la licence, et que les responsables de NIT avaient eu la possibilité de les contester devant les tribunaux, la CEDH estime donc que l'ingérence dans la liberté d'expression est proportionnée au but poursuivi.
Médias chauds et médias froids
La décision NIT c. Moldavie repose finalement sur le principe selon lequel les médias audiovisuels ont des responsabilités particulières. En faisant passer les messages par l'image et le son, ils ont des effets plus puissants et plus immédiats que la presse écrite. Cette ancienne distinction de Marshall Mac Luhan trouve ainsi un écho direct dans la jurisprudence de la CEDH, notamment dans l'arrêt Animal Defenders International c Royaume-Uni du 22 avril 2013. De fait, le respect du pluralisme est considéré comme une nécessité si importante qu'elle impose l'ingérence de l'État. C'est à lui d'imposer un service pluraliste, notamment lorsque, comme dans la Moldavie de l'époque des faits, il demeure le principal le principal diffuseur.
Il reste à se demander si la privatisation peut réellement être présentée comme une panacée, la main invisible du marché permettant d'assurer la représentation pluraliste des courants d'opinion. Sur ce point, la situation française est loin de constituer un exemple. On a vu tout récemment un rapport sénatorial écarter purement et simplement la question du pluralisme interne, et refuser donc de se prononcer sur le cas de CNews qui reste considérée comme une chaine d'information et non pas comme une chaine d'opinion. Quant au pluralisme externe, il ne semble plus considéré comme une obligation et les seuils figurant dans la loi de 1982 sont aujourd'hui largement oubliés, au point que M. Bolloré peut étendre son empire à peu près comme il l'entend. Le pluralisme est-il mieux respecté en France que dans la Moldavie de 2012 ? La réponse à cette question devrait passer par une étude sérieuse de son respect durant la campagne présidentielle de 2022. Une étude sérieuse, pas un rapport de McKinsey.
Sur la liberté de communication : Chapitre 9 du Manuel