« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 4 avril 2022

Concentration des médias : CNews empoisonne le débat


La commission d'enquête sénatoriale chargée de "mettre en lumière les processus ayant permis ou pouvant aboutir à une concentration dans les médias en France, et d'évaluer l'impact de cette concentration sur la démocratie" publie un rapport de 379 pages. La Commission d'enquête, avec pour rapporteur David Assouline (Paris, groupe socialiste, écologiste et républicain), avait commencé ses travaux en novembre 2021. Elle a procédé à plus de 80 auditions avant de rendre le présent rapport. Il est incontestable qu'une nouvelle réflexion sur le sujet était indispensable.

 

Une réforme nécessaire

 

Le dispositif législatif hérité de la loi du 29 juillet 1982 puis de celle du 30 septembre 1986 est en effet très largement obsolète. Il est exact qu'il a permis de consacrer une liberté de communication à laquelle le Conseil constitutionnel a attribué valeur constitutionnelle. Mais le système anti-concentration qu'il prévoit remonte à une époque où le secteur était exclusivement dominé par la presse écrite ainsi que la radio et la télévision à l'ancienne. Les médias n'étaient pas diffusés par un internet, et les chaînes You Tube ne venaient pas faire concurrence aux aux principaux acteurs du secteur. 

C'est ainsi que l'article 40 de la loi interdit à une société détenue à plus de 20 % par des personnes de nationalité non-européenne de posséder une entreprise bénéficiant d'une autorisation d'émettre par voie hertzienne. Cette disposition ne présente plus aucun intérêt pratique, à une époque où il n'y a pas besoin d'une autorisation de l'Arcom pour diffuser des services par câble, satellite ou ADSL. A cela s'ajoute le fait que la loi de 1986 voulait essentiellement empêcher le cumul d'autorisations entre médias nationaux et locaux. Le critère essentiel était la quantité de population concernée, critère largement dépassé si l'on considère que tout le monde peut accéder à un média diffusé sur internet.

La législation en vigueur n'a donc pas été en mesure d'empêcher la récente accélération des mouvements de concentration dans le secteur. Le rapport sénatorial fait sur ce point un état des lieux particulièrement éclairant. Il montre que la presse écrite est désormais très concurrencée par la presse en ligne, avec notamment Mediapart. Il constate le dynamisme des nouveaux acteurs que sont les fournisseurs d'accès à internet, en particulier Xavier Niel et Altice. Il s'inquiète aussi des projets de fusion entre TF1 et M6, en se demandant si le nouveau groupe pourrait efficacement concurrencer les plateformes américaines de streaming.

Une telle situation entraine une menace immédiate sur le principe de pluralisme des courants d'opinion, dont le Conseil constitutionnel affirme, dans sa décision du 18septembre 1986,  qu’il « constitue une des conditions de la démocratie ». Est ainsi consacré un véritable droit à l’expression des courants minoritaires. Ensuite, dans deux décisions du 3 mars 2009, le Conseil constitutionnel a fait de l’« indépendance des médias » un objectif de valeur constitutionnelle, instrument du pluralisme. La CEDH, quant à elle, utilise une formule proche, selon laquelle le droit d’exposer une opinion minoritaire est une composante essentielle de la société démocratique, qui repose sur « le pluralisme, la tolérance et l’esprit d’ouverture » Le juge des référés du Conseil d’État enfin, dans une ordonnance du 4 avril 2019 affirme que « le pluralisme des courants de pensée et d’opinion est une liberté fondamentale ».

 

Une réflexion pour inciter à réfléchir

 

Le rapport sénatorial met en avant un éventail de 32 propositions destinées à protéger le pluralisme. Leur lecture laisse toutefois apparaître un violent contraste entre la sévérité du constat et la tiédeur des propositions. Certaines ont pour objet de ne rien changer, comme celle visant à pérenniser le financement de l'audiovisuel public. D'autres sont si vagues qu'elles sont destinées à satisfaire tout le monde, comme celle affirmant la nécessité de "renforcer l'indépendance et l'éthique au sein des médias". D'autres enfin demandent que les réflexions du rapport suscitent d'autres réflexions en vue d'une éventuelle refonte de la loi de 1986. La présente réflexion avait donc pour objet d'inciter à réfléchir. On ne sera pas surpris que ces propositions aient été adoptées à l'unanimité.

Comment expliquer un tel désastre après des mois de travail et la tenue d'auditions parfois extrêmement tendues ? La réponse est politique et tient en un seul mot : CNews.

 

 

Zemmour. J'adore

Les Goguette, en trio mais à quatre, octobre 2019

 

CNews, télévision d'opinion ou d'information ?


Au fil des débats, le cas de CNews a focalisé l'attention, parce qu'il posait la question du pluralisme interne. En dehors des périodes électorales, c'est un sujet relativement nouveau, car le droit français incitait à évoquer le pluralisme entre les médias, et non pas à l'intérieur d'un seul média.

Précisément, l'annonce de la candidature aux élections présidentielles d'Éric Zemmour, chroniqueur extrêmement présent sur CNews, a suscité un débat sur l'existence d'une ligne éditoriale qui transformerait cette chaine d'information en chaine d'opinion. Dans le but de garantir le respect du pluralisme, l'ancien CSA a adopté une délibération le 8 septembre 2021, demandant aux médias audiovisuels de décompter les interventions d'Éric Zemmour portant sur le débat politique national. En effet, il considérait que l'intéressé "pouvait être regardé dorénavant, tant par ses prises de positions et ses actions, que par les commentaires auxquels elles donnent lieu, comme un acteur du débat politique national".

Derrière l'omniprésence d'Éric Zemmour, c'est évidemment la question du contrôle financier de la chaîne qui est posée. On sait que CNews est née sous le nom d'i-Télé en 1999, comme chaine payante du groupe Canal +. Devenue gratuite au moment du passage à la TNT en 2005, elle s'est trouvée en difficulté, confrontée à la concurrence de LCI et de BFM. En 2016, Vincent Bolloré a pris le contrôle de la chaine, et les trois-quarts des journalistes ont alors choisi de quitter la rédaction, précisément parce qu'ils n'adhéraient pas à une ligne éditoriale qui visait à faire de CNews une sorte de "Fox News" à la française. Cette démarche droitière a toutefois rencontré le succès, et CNews est actuellement la deuxième chaine d'information en France, derrière BFM.

Précisément, s'agit-il désormais d'un média d'opinion ? Il est bien difficile de définir avec précision cette notion. Le rapport sénatorial fait état de nombreuses interrogations formulées par les personnes entendues par la commission d'enquête. Aucun consensus n'a pu être trouvé sur ce point. D'un côté, Éric Fottorino résume la plupart des remarques : "Il me paraît problématique aujourd'hui de voir Vincent Bolloré feindre d'être complètement étranger au contenu de ses antennes et à l'identité de ses chroniqueurs, en particulier d'Éric Zemmour qui est maintenant candidat à la présidence de la République. Nul besoin d'être un spécialiste pour se rendre compte qu'il nous prend pour des imbéciles ! Il est aussi problématique que, même lorsque ce candidat n'est pas à l'antenne, différents chroniqueurs et animateurs entretiennent sa présence en reprenant ses propos". De l'autre côté, Thomas Bauder, directeur de la rédaction de CNews répond : "Il arrive souvent, lorsque je crois quelqu'un, qu'on me demande : "Alors est-ce que Vincent Bolloré t'appelle tous les jours ? Non, je n'ai pas eu d'appel de Vincent Bolloré ni de qui que ce soit pour me dire ce qu'il fallait faire à l'antenne de CNews (...)". Quant aux chroniqueurs de CNews, ils invoquent le fait que le pluralisme n'est guère plus respecté à France Inter et à France Culture que chez eux.

Entre ceux deux positions, la commission d'enquête n'a pas su choisir. Son rapporteur David Assouline n'a pu obtenir que CNews soit qualifié de média d'opinion. La majorité sénatoriale a su se regrouper pour défendre le groupe Bolloré et éviter tout débat de fond sur la concentration et le pluralisme des médias. La question qui fâche a été neutralisée, jusqu'à des jours meilleurs, et l'impact de ce recul constant du pluralisme sur la démocratie n'est finalement pas évalué. Il est vrai que le moment était particulièrement mal choisi et que l'on aurait pu prévoir que le travail de la commission d'enquête serait entravé par une campagne électorale à laquelle CNews participe largement. Peut-être sera-t-il possible d'en reparler lorsque cette campagne sera terminée ?


Sur la liberté de communication : Chapitre 9 du Manuel

 


jeudi 31 mars 2022

Russia Today devant le juge européen des référés


Le 30 mars 2022, le président du tribunal de l'Union européenne a rendu une ordonnance de référé refusant de suspendre l'interdiction d'émettre qui frappe Russia Today depuis le 2 mars.

Le droit applicable remonte formellement à la première intervention militaire en Ukraine, en 2014, visant la Crimée et certaines parties du Donbass. Le Conseil européen avait alors adopté, en juillet 2014, une décision concernant des mesures restrictives en réponse "aux actions de la Russie déstabilisant la situation en Ukraine". A l'époque, il s'agissait essentiellement d'interdire les exportations d'armements et de technologies duales. 

Au lendemain de l'intervention militaire russe de 2022 en Ukraine, le Conseil européen a adopté des conclusions le 24 février 2022, dans lesquelles il condamne avec la plus grande fermeté" cette "agression non provoquée et injustifiée". Ensuite, une décision du 1er mars de ce même Conseil annonce des sanctions et appelle la Russie "et les formations qu'elle soutient à cesser leur campagne de désinformation". Cette décision interdit aux opérateurs de diffuser les services de Russia Today, tant par le câble et le satellite que par internet. Elle est complétée par un règlement du même jour qui accuse la Fédération de Russie d'avoir "lancé une campagne internationale systématique de manipulation des médias et de déformation des faits afin de renforcer sa stratégie de déstabilisation des pays voisins et de l’Union et de ses États membres". L'interdiction de Russia Today s'impose alors à tous les États membres. 

Les responsables de Russia Today ont fait savoir qu'ils utiliseraient tous les moyens de droit à leur disposition pour contester cette interdiction. Le référé est donc dirigé à la fois contre la décision du Conseil européen et contre le règlement du 1er mars. 

 

Les rigueurs du référé européen

 

La procédure de référé devant le tribunal de l'Union européenne est différente du référé-liberté utilisé par le Conseil d'État français. Elle trouve son fondement dans le traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE). Son article 278 énonce ainsi que "les recours formés devant la Cour de justice de l'Union européenne n'ont pas d'effet suspensif. Toutefois, la Cour peut, si elle estime que les circonstances l'exigent, ordonner le sursis à l'exécution de l'acte attaqué". Les actes des institutions de l'Union jouissent donc d'une présomption de légalité et le sursis à exécution demeure exceptionnel. Ce caractère exceptionnel a d'ailleurs été rappelé dans l'ordonnance du tribunal datée du 19 juillet 2016 Belgique c. Commission.

L’article 156 du règlement de procédure du tribunal de l'Union européenne soumet la demande de sursis à des conditions rigoureuses. D'une part, elle doit nécessairement s'accompagner d'un recours au fond, ce qui la distingue de la procédure française du référé-liberté qui n'est plus soumise à cette condition. D'autre part, elle doit préciser clairement "l’objet du litige, les circonstances établissant l’urgence ainsi que les moyens de fait et de droit justifiant à première vue l’octroi de la mesure provisoire (...)".

Tout cela n'est pas simple, d'autant que l'absence d'équivalent du référé-liberté interdit à Russia Today de se fonder directement sur l'atteinte à la liberté de presse, quand bien même il s'agirait d'une presse aux ordres d'un État étranger. 

 


Réunion du comité de rédaction à RT

Kalinka. Choeur de l'Armée Rouge. Circa 1965

 

L'absence d'urgence


En l'espèce, le juge européen évite soigneusement de se poser des questions superflues. Il refuse de suspendre les deux décisions au seul motif que Russia Today n'est pas parvenu à démontrer le caractère d'urgence de son recours.

La presse est d'abord envisagée comme une activité économique de manière nature que n'importe quelle autre activité commerciale. Pour prouver l'urgence d'une mesure provisoire, la société requérante doit donc prouver que la simple attente des résultats de son recours au fond risque de lui infliger un préjudice grave et irréparable. Cette exigence est notamment rappelée dans l'ordonnance Glass Europe e.a. c. Commission du 14 janvier 2016.

En l'espèce, Russia Today invoque d'abord les conséquences économiques, financières et humaines de l'interdiction qui la vise. Elle est en effet empêchée d'exercer son activité, et ses journalistes se voient opposer des refus d'accréditation au sein de l'Union européenne. L'entreprise estime alors qu'elle risque une mise en liquidation qui impliquerait de nombreux licenciements. Sont ensuite invoquées les conséquences de cette interdiction sur la réputation de Russia Today, présentée comme une officie de propagande placée sous le contrôle permanent des autorités russes. De l'ensemble de ces éléments, le média russe déduit l'existence d'un préjudice grave et irréparable.

Le juge des référés observe que le dossier qui a été remis par Russia Today est trop léger pour lui permettre d'apprécier ce caractère grave et irréparable du préjudice. Aucune donnée sociale sérieuse n'est communiquée permettant d'apprécier concrètement le nombre et le type d'emplois menacés. Surtout, les données financières font défaut, ce qui n'est pas surprenant. Il est en effet pour le moins délicat de livrer au juge les détails du budget et des aides qui sont accordées à Russia Today, éléments qui pourraient faire apparaître au grand jour l'importance de l'investissement russe dans l'entreprise. Quoi qu'il en soit, la sanction de cette opacité est immédiate. Le juge des référés estime qu'il n'est pas en mesure d'apprécier le préjudice allégué et il en déduit que la société requérante n'a pas su démontrer son existence.

 

Les droits fondamentaux, et les autres

 

Russia Today, ou plutôt son avocat, a bien compris qu'il lui était difficile de s'appuyer sur un préjudice commercial pratiquement impossible évaluer. L'entreprise requérante considère donc que le caractère grave et irrémédiable du préjudice se trouve dans l'atteinte à la liberté de presse et de communication. D'une manière générale, la société requérante estime en effet que toute atteinte à un droit fondamental entraine un préjudice irréparable.

Sur ce point, la réponse du juge des référés est peut-être moins convaincante, car il opère une distinction entre les droits fondamentaux, et ceux qui sont moins fondamentaux. Il affirme en effet que "la violation de certains droits fondamentaux, tels que l’interdiction de la torture et des peines ou des traitements inhumains ou dégradants (... ) est susceptible, en raison de la nature même du droit violé, de donner lieu par elle‑même à un préjudice grave et irréparable". A ses yeux, les droits fondamentaux susceptibles d'entraîner d'emblée un tel préjudice sont donc ceux qui relèvent du droit humanitaire, et de lui seul. On retrouve une distinction traditionnelle entre le droit humanitaire qui soumet l'État à des obligations intransgressibles et les droits de l'homme qui impose la recherche constante d'un équilibre entre les différents droits.

Quoi qu'il en soit, la liberté de presse fait partie de ces droits moins fondamentaux. Reprenant la jurisprudence issue de l'ordonnance de la Cour de justice du 10 septembre 2013, Commission c. Pilkington Group, le juge des référés estime qu'il appartient dans ce cas au demandeur de prouver l'existence d'un préjudice grave et irréparable. La charge de la preuve est donc renversée : en matière de droit humanitaire, le préjudice est présumé grave irréparable, et pour une violation des autres droits, le préjudice est présumé non irréparable, et donc moins grave.

En l'espèce, cette distinction faite par le droit européen entre les droits fondamentaux, et ceux qui le sont moins, n'a pas beaucoup de conséquences. Le juge des référés observe que là encore, Russia Today a omis de constituer un dossier. Elle se borne en effet à invoquer, en termes généraux, une atteinte au caractère démocratique de la société démocratique, sans préciser en quoi l'entreprise serait elle-même affectée. Or, une mesure d'urgence telle que le sursis à exécution ne peut être prononcée que si un préjudice personnel peut être constaté. Le juge fait d'ailleurs observer que l'entreprise "reste muette sur sa contribution ou adhésion aux valeurs démocratiques".

 

Les intérêts poursuivis

 

D'une manière plus générale, le juge met en balance les intérêts poursuivis. Du côté de Russia Today, il s'agit de l'emploi des salariés et de la sécurité financière d'une entreprise. Du côté du Conseil, est mise en avant la "la nécessité de protéger l’Union et ses États membres contre des campagnes de désinformation et de déstabilisation qui seraient menées par les médias placés sous contrôle des dirigeants de la Fédération de Russie et qui menaceraient l’ordre et la sécurité publics de l’Union, dans un contexte marqué par une agression militaire contre l’Ukraine". Il s'agit donc d'un intérêt public qui, évidemment, est considéré comme plus important que les intérêts privés d'une entreprise, d'autant qu'il s'agit de "mettre un terme, aussi vite que possible, à l’agression subie par l’Ukraine".

On peut parfaitement le comprendre, si ce n'est que le juge des référés s'abstient de définir certaines notions essentielles. Il ne serait pas inutile d'expliquer ce qu'il entend par "désinformation" et de démontrer l'existence de ces campagnes de déstabilisation. Si le dossier de la défense est vide, il serait tout de même intéressant que celui de l'accusation soit un peu étayé. Bien entendu, on peut espérer que la décision sur le fond sera motivée de manière plus complète et plus convaincante. Mais il faudra attendre de longs mois avant qu'elle intervienne.

Même s'il n'est pas contestable que Russia Today peut être considéré comme un organe de propagande des autorités russes, on ne peut s'empêcher d'éprouver un certain malaise à la lecture de cette ordonnance. Il est toujours étrange de voir reprocher à un organe de presse ce qu'il est, et non pas ce qu'il dit. La décision en effet se réfère aux liens de Russia Today avec la Russie mais ne donne aucun exemple de propos illicites ou d'actes délibérés de désinformation. Il y en certainement, alors pourquoi ne pas les citer ? 
 
L'atteinte à une liberté, et notamment la liberté de presse, ne saurait être admise qu'avec la plus extrême prudence, et avec un effort particulier de motivation. En l'espèce, la motivation est relativement sommaire, reposant sur l'idée que "la propagande et les campagnes de désinformation sont de nature à saper les fondements des sociétés démocratiques et font partie intégrante de l’arsenal de guerre moderne". C'est justifier la censure au nom des nécessités liées à la guerre. Si la guerre est moderne, l'argument est ancien et a permis de justifier la censure durant toutes les guerres. Le seul problème, c'est que, à ce stade, l'Union européenne n'est en guerre contre personne.
 

samedi 26 mars 2022

Orpea : Le secret est le principe, le droit à l'information l'exception


La ministre déléguée chargée de l'autonomie, Brigitte Bourguignon, annonce, le 26 mars 2022, que l'État va porter plainte contre le groupe Orpea, afin que "des poursuites judiciaires puissent, le cas échéant, être diligentées". Cette formule signifie que le gouvernement va saisir le procureur de la République, sur le fondement de l'article 40 qui, dans son alinéa 2 énonce  que "toute autorité constituée, tout officier public ou fonctionnaire qui, dans l'exercice de ses fonctions, acquiert la connaissance d'un crime ou d'un délit est tenu d'en donner avis sans délai au procureur de la République et de transmettre à ce magistrat tous les renseignements, procès-verbaux et actes qui y sont relatifs". 

Cette décision trouve son origine dans les révélations faites par Vincent Castanet, dans son livre "Les Fossoyeurs" qui dénonçait la gestion privée des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD) reposant exclusivement sur le profit et l'optimisation des coûts, au détriment des résidents. A la suite de la publication de ce livre, un rapport a été demandé en février à l'Inspection générale des affaires sociales (IGAS) et à l'Inspection générale des finances (IGF). C'est ce rapport qui justifie aujourd'hui le recours à l'article 40. Selon la formulation employée par la ministre, ce document laisse apparaître "des manquements sur le plan humain et des manquements sur le plan organisationnel".

 

Le secret est le principe

 

Sans doute, mais ce document reste parfaitement confidentiel. Ni la presse ni les citoyens n'ont le droit de lire le rapport. Le ministre des solidarités et de la santé Olivier Véran avait pourtant annoncé, le 11 mars, que serait publiée "la totalité du rapport", pour ajouter ensuite "à l'exception de ce qui est couvert par le secret des affaires". Hélas, le ministre ne connaissait sans doute pas le directive "secret des affaires" et la loi qui l'a transposée. Le principe n'est pas celui de la publicité, accompagné d'exceptions pour protéger le secret. C'est tout le contraire : le secret est le principe et le droit à l'information administrative l'exception.

Comment en est-on arrivé à un établir un système normatif qui porte une atteinte directe à une liberté constitutionnellement garantie ? 

 

La directive européenne

 

La directive "protection des secrets d'affaires contre l'obtention, l'utilisation et la divulgation illicites" a été proposée à la fin de l'année 2013 par Michel Barnier, alors commissaire au marché intérieur, mais cette démarche était passée plus ou moins inaperçue. Son texte a été soigneusement verrouillé par les milieux industriels, particulièrement efficaces à Bruxelles grâce à l'intervention de cabinets de lobbying actifs et bien rémunérés. La directive a été adoptée le 14 avril 2016, sans susciter trop de critiques, si ce n'est de quelques juristes un peu trop attachés à la transparence administratie, à la liberté de presse et à la protection des lanceurs d'alerte.

La loi de transposition de la directive dans l'ordre juridique français est datée du 30 juillet 2018, c'est-à-dire après l'élection d'Emmanuel Macron à la Présidence de la République, à une époque où il convenait de donner toutes les satisfactions possibles au monde de l'entreprise. Depuis cette date, celle-ci possède une maîtrise complète de ses informations.

 

Réaction d'un résident d'un EHPAD 

au refus de communication du rapport de l'IGAS

Asterix aux Jeux olympiques. René Goscinny et Albert Uderzo. 1968

 

Une définition tautologique du secret des affaires


La directive présente la caractéristique de ne pas définir son objet. Dans son préambule, elle précise ainsi qu'il "importe d'établir une définition homogène du secret d'affaires sans imposer de restrictions quant à l'objet à protéger contre l'appropriation illicite".  L"'objet à protéger", ce peut être des savoir-faire ou des informations, dès lors qu'ils peuvent être considérés comme ayant une valeur commerciale, effective ou potentielle et que leur divulgation porte atteinte aux intérêts de l'entreprise (cons. 14). 

Peuvent donc être couvertes par le "secret d'affaires" les informations qui répondent à trois conditions cumulatives. 
 
D'abord, ces informations sont secrètes, ce qui signifie qu'elle "ne sont généralement pas connues des personnes appartenant aux milieux qui s'occupent normalement du genre d'information en question, ou ne leur sont pas aisément accessibles". On ne peut s'empêche d'admirer la précision d'un critère qui conduit à considérer comme secrètes les informations qui ne sont pas connues. 

Ensuite, ces informations ont une valeur commerciale, précisément parce qu'elles sont secrètes. Sur ce plan, l'entreprise est tout à fait tranquille, c'est elle est seule compétente pour apprécier non seulement le secret, mais aussi sa valeur commerciale.

Enfin, ces informations ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" destinées à les garder secrètes. Il suffit donc à l'entreprise d'organiser une procédure de protection de ses informations confidentielles, notamment un système d'habilitation et de classification interne, pour que ces dernières soient couvertes par la directive "secret des affaires".
 
On l'a compris, la définition du secret des affaires est purement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise considère comme secrète. A partir de ce principe confortable est déclinée une procédure qui repose sur la distinction entre les "détenteurs légitimes du secret des affaires" et ceux qui ne le sont pas. Toute divulgation faite sans le consentement d'un "détenteur légitime" entraine l'engagement de la responsabilité de son auteur, ce qui n'interdit pas d'éventuelles poursuites pénales. 

On ne pouvait imaginer régime plus favorable aux entreprises et Orpea ne fait qu'invoquer des normes juridiques qui aujourd'hui assurent la primauté du secret sur la transparence.

Précisément, la question de la constitutionnalité est aujourd'hui posée. Certes, le secret des affaires a toujours existé, d'abord protégé sous le nom de "secret industriel et commercial", mais il n'a jamais été mis en oeuvre de manière aussi absolutiste, conduisant à interdire l'exercice de libertés publiques.
 

Une interdiction totale d'exercer des libertés publiques



La première d'entre elles est, à l'évidence, la liberté d'accès aux documents administratifs. Il est vrai qu'elle trouve son origine dans une loi ordinaire du 17 juillet 1978 qui crée la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) pour en protéger l'exercice. On observe toutefois que cette liberté a été constitutionnalisée par la décision QPC rendue par le Conseil constitutionnel le 3 avril 2020. Il y reconnait, de manière très explicite, "un "droit constitutionnel à l'accès aux documents administratifs". Précisément, l'accès au rapport de l'IGAS et de l'IGF sur la gestion des établissements gérés par Orpea est aujourd'hui totalement empêché par la seule décision de l'entreprise elle-même. Il serait vraiment intéressant de faire une demande d'avis à la CADA pour savoir ce qu'elle pense de cette interdiction générale et absolue d'exercice de la liberté d'accès aux documents administratifs. 
 
Bien entendu, la liberté d'accès aux documents n'est pas la seule qui soit mise en cause, puisque la liberté de presse se trouve également entravée. Or cette liberté a directement valeur constitutionnelle. Elle est considérée comme l'une des facettes de la liberté d'expression, protégée par l'article 11 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen, qui en fait l'un "des droits les plus précieux de l'homme". La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), quant à elle, rappelle régulièrement, depuis l'arrêt Goodwin c. Royaume-Uni du 27 mars 1996 que les journalistes doivent être considérés comme les "chiens de garde de la démocratie".

Certes, la question de la constitutionnalité de la loi de transposition du 30 juillet 2018 a été posée. Dans sa décision du 26 juillet 2018, le Conseil constitutionnel a écarté la requête déposée par 60 sénateurs, l'Assemblée nationale n'ayant pas trouvé 60 opposants à cette législation. Le Conseil avait alors rappelé que "la transposition d'une directive ne saurait aller à l'encontre d'une règle ou d'un principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, sauf à ce que le constituant y ait consenti". En l'absence de mise en cause d'un tel principe, il s'était estimé incompétent pour contrôler une loi qui se borne à tirer les conséquences d'une directive de l'Union européenne. A l'époque, le Conseil appliquait une jurisprudence remontant à sa décision du 27 juillet 2006 sur la loi relative au droit d'auteur dans la société de l'information.

Mais cela, c'était avant... Avant la désormais célèbre décision du 15 octobre 2021 qui donne un contenu concret à la notion de principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France (PIIC). Il déclare alors que l'interdiction de déléguer l'exercice de la force publique à des personnes privées constitue l'un de ces principes. La porte est désormais ouverte à la reconnaissance d'autres PIIC et à une appréciation de la conformité à la Constitution des dispositions législatives qui mettent en oeuvre le droit de l'Union. L'incompétence de principe se trouve en effet grignotée par une exception, lorsque précisément est en cause un "principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France".

Cette évolution jurisprudentielle pourrait être considérée comme un changement de circonstance de droit justifiant un nouvel examen de la loi de 2018 lors d'une question prioritaire de constitutionnalité. Et on se prend à rêver de la consécration d'un second principe inhérent à l'identité constitutionnelle de la France, celui de la liberté d'accès aux documents administratifs.



 

 

mercredi 23 mars 2022

Le lanceur d'alerte, un héros des temps modernes


Le Journal Officiel du 22 mars 2022 publie deux nouvelles lois datées du 21 mars, probablement les dernières de l'actuelle législature. L'une vise à "améliorer la protection des lanceurs d'alerte", l'autre à "renforcer le rôle du Défenseur des droits en matière de signalement d'alerte".  De toute évidence, il s'agit d'apporter une nouvelle pierre à la construction d'un statut du lanceur d'alerte, engagée par la loi Sapin 2 du 9 décembre 2016. Mais si le dispositif de 2022 améliore quelque peu la protection, il est bien loin de définir un statut du lanceur d'alerte.

 

La définition du lanceur d'alerte

 

La loi du 21 mars 2022, dans son article premier § I, définit le lanceur d'alerte, comme une "personne physique qui signale ou divulgue, sans contrepartie financière directe et de bonne foi, des informations portant sur un crime, un délit, une menace ou un préjudice pour l'intérêt général, une violation ou une tentative de dissimulation d'une violation d'un engagement international régulièrement ratifié ou approuvé par la France, d'un acte unilatéral d'une organisation internationale pris sur le fondement d'un tel engagement, du droit de l'Union européenne, de la loi ou du règlement." Cette définition n'est pas très différente de celle de la loi Sapin 2. Tout au plus peut-on observer que le lanceur d'alerte n'agit plus "de manière désintéressée", mais "sans contrepartie financière", formulation qui repose sur un critère plus objectif mais qui réduit aussi l'espace d'interprétation ouvert au juge. De même, la qualification de lanceur d'alerte peut désormais concerner les personnes qui aident un lanceur d'alerte dans sa démarche et celles qui risquent des représailles en même temps que lui.

Cette définition large est immédiatement tempérée par le paragraphe II de ce même article premier. Il précise que sont "exclus de régime de l'alerte" les faits dont la révélation emporterait une atteinte au secret de la défense nationale, au secret médical, au secret des enquêtes ou délibérations judiciaires, ainsi qu'au secret professionnel de l'avocat. Ces secrets protégés par la loi constituent ainsi une barrière infranchissable pour les lanceurs d'alerte. On peut certes comprendre la nécessité de cette protection, mais force de constater que le champ couvert par ces secrets est de plus en plus large. Nul n'a oublié notamment que le Garde des Sceaux a fait à ses anciens confrères avocats un très beau cadeau, avec la loi "pour la confiance dans l'institution judiciaire" du 22 décembre 2021. Elle crée un "secret professionnel de la défense et du conseil", Un lanceur d'alerte qui aurait connaissance d'une fraude fiscale de son entreprise donnant lieu à des échanges avec un avocat peut se voir opposer ce secret, désormais étendu aux activités de conseil. 

A cet ensemble, il convient d'ajouter le secret des affaires, désormais directement protégé par la directive européenne du 8 juin 2016. Elle permet de considérer comme secrète une information qui n'est pas aisément accessible, qui a une valeur commerciale, et qui a fait l'objet de dispositions destinées à garantir sa confidentialité. Autant dire que le secret des affaires vise toute information que l'entreprise considère comme telle. Avec une définition aussi large, il est évidemment possible d'empêcher l'action des lanceurs d'alerte. 



Boîte alerte. Marcel Duchamp. 1959


Le courage du lanceur d'alerte

 

Confronté à une montagne de secrets divers et variés, et en élargissement constant, le lanceur d'alerte devra faire preuve de courage pour s'engager dans une action de dénonciation. La procédure de signalement est en effet particulièrement dissuasive, mais elle seule peut permettre à l'audacieux redresseur de torts de bénéficier d'un régime de protection. Or cette procédure bureaucratique n'est modifiée qu'à la marge par rapport à celle mise en place par la loi Sapin 2.

Celle-ci prévoyait déjà un "canal interne" organisé par le décret du 19 avril 2017. Le salarié qui veut dénoncer une violation de la loi ou une pratique qui menace l'intérêt général doit s'exprimer dans un "registre spécial". Il peut y inscrire directement l'information dans les entreprises de moins de cinquante salariés, mais doit passer par la voie hiérarchique pour celles de plus de cinquante salariés. Sur ce point, la loi de 2022 ne change rien, si ce n'est qu'elle élargit la procédure aux actionnaires, membres des organes de direction, collaborateurs occasionnels et sous traitants de l'entreprise. Mais si ceux qui peuvent utiliser cette procédure sont plus nombreux, son usage demeure extrêmement délicat. On imagine que le lanceur d'alerte doit être particulièrement héroïque pour dénoncer des mauvaises pratiques... à ses supérieurs hiérarchiques.

Peut-être choisira-t-il alors la "procédure externe" qui permet de s'adresser directement au juge ou au Défenseur des droits, voire aux institutions européennes lorsque son alerte pour sur la violation du droit de l'Union ? L'un des apports de l'article 7 § 2 de la loi du 21 mars 2022 est de l'autoriser à utiliser directement ce canal externe, même s'il n'est pas passé par le canal interne. C'est évidemment un progrès, car cette gestion hiérarchique de l'alerte était un facteur de dissuasion très important. La seconde loi du 21 mars, celle qui renforce le rôle du Défenseur des droits, impose désormais à celui-ci de "recueillir, traiter, selon une procédure indépendante et autonome" tous les signalements de lanceurs d'alerte.

Par une transposition de la directive européenne du 23 octobre 2019 sur la protection des personnes qui signalent des violations du droit de l'Union, la loi du 21 mars 2022 autorise une dénonciation publique. Mais celle-ci n'est pas si simple, car le lanceur d'alerte doit avoir, au préalable, vainement suivi l'une ou l'autre des autres procédures. Dans le cas du canal externe, il doit même démontrer qu'il risque d'être victime de représailles ou encore que des preuves pourraient incessamment être détruites.  La formule est plus claire que celle de la loi Sapin 2 qui n'envisageait cette dénonciation publique qu'en "situation d'urgence ou de risque irréversible". Les conditions sont donc particulièrement strictes et le droit positif organise finalement un système dans lequel la mise sur la place publique d'un scandale peut conduire le lanceur d'alerte à perdre toute protection, en perdant le statut de lanceur d'alerte.

Précisément, le texte nouveau ne modifie pas réellement l'intensité de la protection qui était offerte par la loi Sapin 2. Celle-ci interdisait de sanctionner un lanceur d'alerte, de le licencier ou de prendre à son encontre des mesures discriminatoires. Désormais, l'article 6 de la loi dresse une liste d'une quinzaine de mesures qu'il est interdit de prendre à l'égard du lanceur d'alerte, allant de la suspension ou mise à pied à "l'orientation abusive vers un traitement psychiatrique". On peut s'interroger sur ce choix de dresser une telle liste, d'autant que la loi ne dit pas si elle est exhaustive ou pas. La notion de discrimination n'était-elle pas plus efficace en permettant au juge de sanctionner toute mesure de représailles, sachant que leurs auteurs savent faire preuve d'imagination dans ce domaine ?

En tout état de cause, on peut regretter que la question des procédures-baillon n'ait pas suscité un intérêt identique du législateur. Un amendement qui proposait la création d'un nouvel délit d'intimidation judiciaire n'a pas été retenu. Mais, à dire vrai, rien de sérieux n'a été adopté dans ce domaine. La loi se borne en effet à faire passer l'amende pour action abusive ou dilatoire de 30 000 à 60 000 € et à prévoir une procédure classique d'affichage ou de diffusion de la condamnation. On imagine mal que cette sanction puisse dissuader une grande entreprise d'engager une procédure à l'encontre d'un lanceur d'alerte. En outre, cette sanction intervient tardivement, à une époque où cette procédure pénale a produit ses effets dissuasifs, ne serait-ce qu'en obligeant le lanceur d'alerte à engager d'importants frais de justice. 

Le dispositif nouveau apparaît ainsi comme une sorte de trompe-l'oeil. Certes, la définition du lanceur d'alerte est un peu plus large, la procédure de signalement un peu plus facile, et la loi interdit, en principe, les représailles de l'entreprise concernée. Mais la multiplication des secrets protégés et le maintien des procédures baillon jouent parfaitement leur rôle dissuasif. Celui qui veut dénoncer une action illégale doit obtenir la qualification de lanceur d'alerte, mais cette qualification ne peut être acquise qu'après avoir franchi une multitude de barrières, évité divers chausses-trappes, et épuisé ses économies en luttant dans des procédures baillon. Le lanceur d'alerte, un héros des temps modernes.


Sur les lanceurs d'alerte : Chapitre 9 section 1 § 2 B 1° du Manuel 


samedi 19 mars 2022

Covid : Atteinte à la liberté de manifester, en Suisse


Dans une décision Communauté genevoise d'action syndicale (CGAS) c. Suisse du 15 mars 2022, la Cour européenne (CEDH) estime que la réglementation suisse limitant le droit de se réunir publiquement durant l'épidémie de Covid-19 était excessive au regard de la menace sanitaire et donc n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Immédiatement, certains commentateurs ont vu dans cette décision une sanction indirecte d'un droit français qui, lui aussi, a interdit les réunions publiques lorsque le virus circulait avec une intensité particulière. Mais l'arrêt CGAS c. Suisse est loin d'être aussi simpliste, et c'est bien le droit suisse, et seulement le droit suisse qu'il sanctionne.

 

La "situation particulière" liée à la Covid-19

 

La CGAS est un syndicat suisse qui organise chaque année un grand nombre de manifestations dans le canton de Genève. Comme la plupart des pays touchés par la pandémie, la Suisse a adopté une législation d'urgence et, dès le 28 février 2020, le Conseil fédéral déclarait une "situation particulière", système reposant sur une loi sur les épidémies, assez proche du régime de l'urgence sanitaire mis en oeuvre en France. Les manifestations de plus de mille personnes sont alors interdites. Le 13 mars, cette interdiction est étendue aux rassemblements de plus de cent personnes, puis le 20 mars à ceux de plus de cinq personnes. Ces restrictions ont duré jusqu'au 11 mai 2020, date à laquelle la Suisse a commencé de sortir du confinement. Précisément, la CGAS a donc dû renoncer à organiser le traditionnel défilé du 1er mai, et s'est donc abstenue de solliciter l'autorisation administrative indispensable.


Le droit suisse des manifestations


Le droit suisse est en effet loin de constituer un exemple de libéralisme en matière de liberté de manifestation. Alors que le droit français l'organise selon un régime de déclaration préalable, le droit suisse soumet la manifestation à un régime d'autorisation préalable. En mars 2012, le canton de Genève a même, par une votation adoptée à 53, 9 % des voix, mis en place un système plus rigoureux qui soumet les organisateurs d'une manifestation à la volonté de l'administration genevoise. Celle-ci peut leur imposer l'itinéraire, ou prescrire que la manifestation se tiendra dans un lieu déterminé, sans déplacement. Enfin, elle peut aussi les contraindre à prévoir un service d'ordre qui devra "collaborer avec la police et se co
nformer à ses injonctions
".

Le syndicat requérant invoque donc une violation de l'article 11 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui énonce que "Toute personne a droit à la liberté de réunion pacifique et à la liberté d’association, y compris le droit de fonder avec d’autres des syndicats (...)". Contrairement au droit français qui fait de la liberté de manifester une facette de la liberté d'expression, le droit européen la rattache à la liberté de réunion. 




 

Manifestation autorisée en Suisse



L'épuisement des recours internes


La première question posée à la CEDH est évidemment celle de la recevabilité du recours. Pour le gouvernement suisse, le fait que le syndicat n'ait pas déposé de demande d'autorisation de manifester pour le 1er mai suffit à montrer qu'il n'entendait pas épuiser les voies de recours internes. Mais la CEDH s'attarde davantage sur la procédure et montre que le droit suisse n'a pas prévu de recours d'urgence ou de référé dans le cas des mesures prises pour la gestion de l'épidémie. C'est seulement un an plus tard, le 24 mars 2021, que le tribunal fédéral suisse a sanctionné cette lacune en considérant comme inconstitutionnelle une interdiction de manifestations culturelles excluant tout recours contre les interdictions intervenues dans ce domaine. En mai 2020, la CGAS n'avait aucun recours à sa disposition, lui permettant en particulier d'obtenir la suspension du refus d'autorisation. 

Cette lacune va directement à l'encontre de la jurisprudence de la CEDH qui, dans un arrêt Lashmankin et a. c. Russie du 7 février 2017,  estime que le droit au recours effectif exige que le contrôle d’un refus d’autorisation intervienne avant la date même de la réunion ou du rassemblement. En l'espèce, la Cour admet donc la recevabilité de la requête, en estimant que le syndicat requérant ne bénéficiait pas d'un droit de recours effectif, en l'absence de juge susceptible de procéder à un examen au fond des ingérences dans les libertés réalisées dans la lutte contre la pandémie.

 

Le contrôle de proportionnalité

 

La Cour examine donc le fond et, s'appuyant sur l'article 11 de la Convention européenne, elle vérifie que l'ingérence dans la liberté de manifester était « prévue par la loi », inspirée par un "but légitime" et « nécessaire dans une société démocratique ». Les deux premières conditions sont évidemment remplies. L'interdiction de manifester repose sur une loi, et la lutte contre la pandémie constitue un "but légitime".

Dans son arrêt Kudrevicius et a. c. Lituanie du 15 octobre 2015, la CEDH affirme qu'en matière de liberté de manifestation, le contrôle de proportionnalité doit conduire à un examen particulièrement attentif de l'ensemble de l'affaire : "La Cour doit se convaincre que les autorités nationales ont appliqué des règles conformes aux principes consacrés par l’article 11 et ce, de surcroît, en se fondant sur une appréciation acceptable des faits pertinents". La CEDH précise toutefois, notamment dans une décision Animal Defenders International c. Royaume‑Uni du 22 avril 2013, que l'État conserve la possibilité d'adopter des mesures générales dans ce domaine, même si elles suscitent des difficultés dans certains cas particuliers.

La Suisse bénéficie donc d'une certaine autonomie dans sa gestion de la liberté de manifestation en période d'épidémie, mais cette autonomie n'est pas illimitée. En l'espèce, la Suisse a décidé d'une interdiction générale et absolue des rassemblements de plus de cinq personnes, durant une période allant du 17 mars au 30 mai 2020. La Cour ne dit pas que cette interdiction était, en soi, illicite, mais elle affirme qu'une mesure aussi attentatoire aux libertés devait être spécialement motivée et soumise à un contrôle très sérieux des tribunaux. 

Or, il est apparu que les juges suisses ne disposaient pas des instruments juridiques leur permettant d'intervenir pour suspendre une interdiction de manifester en amont, avant le rassemblement. Cette absence de contrôle est d'autant plus "préoccupante" affirme la Cour que l'interdiction totale de manifester a duré plus de deux mois. Quant à l'absence de justification convaincante, elle apparaît dans la comparaison faite par la CEDH entre le droit applicable à l'entreprise et le droit applicable aux manifestants. A la même époque en effet, le droit suisse n'interdit pas l'accès aux lieux de travail, bureaux ou usine, même s'ils accueillent plusieurs centaines de personnes. En revanche, il interdit les manifestations qui se déroulent en plein air, et donc avec un risque bien moins élevé de contamination. Pour toutes ces raisons, la Cour considère donc que la mesure prise par la Suisse n'était pas "nécessaire dans une société démocratique". Elle fait d'ailleurs observer que la Suisse n'avait pas activé le mécanisme de l'article 15 de la Convention européenne qui permet à un État de déroger aux obligations qu'elle prévoit en cas de danger menaçant la vie de la nation.  

La décision CGAS c. Suisse sanctionne ainsi ce pays, et seulement ce pays. Le rapprochement avec le système français est juridiquement erroné. D'une part, la liberté de manifestation est organisée en France selon un régime déclaratoire et non pas selon un régime d'autorisation, ce qui conduit à une véritable négociation entre les organisateurs et l'autorité de police. D'autre part, l'interdiction d'une manifestation peut toujours donner lieu à un contrôle du juge des référés, et ce fut le cas en période de Covid. C'est précisément parce que les autorités suisses n'avaient pas prévu de procédure d'urgence qu'elles sont sanctionnées. La CEDH aurait-elle été quelque peu agacée par un système juridique dont le libéralisme privilégie la libre circulation des capitaux, pas celle des manifestants ?  

 

Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du Manuel 

mercredi 16 mars 2022

Liberté de presse et délit d'initié


La Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) n'intervient pas très fréquemment en matière de liberté de presse, et son arrêt M. A. c. Autorité des marchés financiers (AMF) rendu le 15 mars 2022 se montre particulièrement libéral dans ce domaine. Il fait prévaloir en effet la liberté de presse sur la nécessité de restreindre la circulation des informations financières pour éviter les délits d'initié. Ce libéralisme connaît toutefois des limites, que la CJUE précise dans l'arrêt.

M. A. est un journaliste spécialisé dans les questions financières et travaillant pour différents quotidiens britanniques. Il y diffuse notamment les rumeurs de marché, et c'est précisément ce qui lui a été reproché. Dans deux articles publiés sur le site du Daily Mail en 2011 et 2012, il évoquait ainsi les rumeurs d'OPA de LVMH sur la société Hermès, puis d'autres bruits d'OPA sur l'entreprise Maurel & Prom. Dans les deux cas, le résultat a été identique, et une hausse significative des cours des actions a été constatée. Une enquête menée par l'AMF a ensuite montré que des résidents britanniques avaient acheté des actions Hermès et Maurel & Prom la veille de la publication des articles de M. A. Ces actions ont ensuite été revendues avec profit dès le lendemain. 

M.A. s'est donc vu infliger une amende de 40 000 € pour avoir divulgué à ces personnes des "informations privilégiées". Il a contesté cette sanction devant la Cour d'appel de Paris, et celle-ci a interrogé la CJUE à titre préjudiciel sur deux points essentiels. D'une part, une information sur la publication prochaine d'un article de presse peut-elle s'analyser comme une "information privilégiée" ? D'autre part, existe-t-il des exceptions à cette interdiction de diffuser ce type d'information, en particulier lorsque l'auteur de la divulgation est journaliste ?

 

L'information privilégiée

 

La notion d'"information privilégiée" trouve son origine dans la directive du 28 janvier 2003 sur les opérations d'initiés et les manipulations de marché. Elle est définie, dans l'article 1er, comme une information "à caractère précis qui n’a pas été rendue publique, qui concerne, directement ou indirectement, un ou plusieurs émetteurs d’instruments financiers, ou un ou plusieurs instruments financiers, et qui, si elle était rendue publique, serait susceptible d’influencer de façon sensible le cours des instruments financiers concernés ou le cours d’instruments financiers dérivés qui leur sont liés". La directive énonce ensuite, dans son article 2, que les États membres doivent interdire à toute personne qui détient une "information privilégiée" du fait de ses fonctions, de l'utiliser pour son propre compte ou pour le compte d'autrui, en acquérant ou cédant les instruments financiers auxquels elle se rapporte.

Pour la CJUE, il ne fait aucun doute que l'information divulguée par M. A. est une "information privilégiée". Deux critères sont alors successivement examinés. Le premier se trouve dans le fait que, au moment de la divulgation, on pouvait raisonnablement penser que l'article serait publié. Il est évidemment rempli, d'autant que M. A. est un journaliste connu dans les milieux boursiers. 

Le second critère est d'un maniement plus délicat, car il s'agit cette fois de s'intéresser à la "spécificité" de l'information, terminologie un peu obscure. En réalité, il s'agit pour le juge de se demander si l'information serait susceptible, si elle était rendue publique, d'influencer de manière sensible le cours des actions. En l'espèce, il s'agit seulement de "rumeurs" dont le journaliste se prépare à faire état dans la presse, et il est évidemment difficile d'apprécier l'impact d'une rumeur. Mais le cas des rumeurs boursières est évidemment particulier. La CJUE fait observer que la rumeur divulguée par M. A. va acquérir une valeur informative propre, du fait de sa publication. Une connaissance prématurée de cette rumeur ne peut donc que conférer à un investisseur un avantage qu'il peut exploiter dans son propre intérêt.

L'analyse permet de poursuivre aisément les délits d'initiés. En revanche, elle pourrait être critiquée sur le simple plan de la logique. Peut-on réellement imaginer une rumeur qui serait susceptible d'influencer le cours des actions, et qui ne constituerait pas une "information privilégiée" parce qu'elle serait considérée comme insuffisamment précise ? Sauf à prendre les investisseurs pour des pigeons, force est de constater qu'une rumeur qui risque d'influencer les cours présente, à l'évidence, un certain degré de précision.



Le sucre. Jacques Rouffio. 1978


Le rôle du journaliste

 

L'essentiel de la décision réside sans doute dans la seconde question préjudicielle, celle qui porte sur le rôle de la presse. Un journaliste peut-il invoquer la liberté de presse lorsqu'il divulgue une information privilégiée à l'une de ses sources d'information habituelle. Le règlement du Parlement européen et du Conseil du 16 avril 2014 sur les abus de marché précise, dans son article 21, que la diffusion d'informations dans les médias doit être appréciée "en tenant compte des règles régissant la liberté de la presse et la liberté d’expression dans les autres médias et des règles ou codes régissant la profession de journaliste". Il n'existe que deux exceptions à ce principe, lorsque le journaliste tire lui-même un avantage de ses divulgations, ou lorsqu'il a pour but d'induire le marché en erreur. 

Tel n'est pas le cas en l'espèce. Ses amis britanniques ont certes tiré bénéfice de ses confidences, mais pas lui. Il n'avait pas davantage pour objet de publier une fausse nouvelle. Sans doute, mais une rumeur diffusée verbalement avant d'être publiée, est-ce déjà une action réalisée "à des fins journalistiques" ?

Sur ce point, la CJUE se borne à donner des éléments d'analyse à la juridiction de renvoi. Elle indique qu'il faut sortir de la stricte interprétation des directives de 2003 et de 2014 pour envisager la liberté de presse de manière globale. Les juges doivent donc se référer directement à l'article 11 de la Charte des droits fondamentaux de l'Union européenne qui consacre la liberté d'expression. 

Indirectement, la CJUE semble s'appuyer aussi sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Certes, celle-ci affirme régulièrement, et notamment dans son arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 que les journalistes ne sauraient être dispensés du respect des lois pénales pour le seul motif que l'infraction a été commise dans l'exercice de leurs fonctions. Il n'en demeure pas moins que la CEDH prévoit une exception, lorsque le journaliste agit "à des fins journalistiques". Dans l'arrêt Stakunnan Markinapörrsi Oy c. Finlande du 27 juin 2017, elle déclare ainsi que l'accès à des données fiscales par des moyens illicites peut être protégé par l'article 10 de la Convention européenne, à la condition que la presse ne réalise pas une collecte de masse de données personnelles.

 

Les critères utilisés par les juges du fond

 

La CJUE demande donc aux juges du fond d'apprécier si M. A. a agi "à des fins journalistiques", dès lors que ses contacts avec ses sources sont un élément essentiel de son métier et que la divulgation était "proportionnée" aux exigences de la Charte. Pour cela, les juges devront voir si la divulgation était nécessaire pour vérifier l'information sur ces OPA, et s'il était tout aussi indispensable d'annoncer la publication prochaine d'un article sur le sujet.

De même, les juges français devront évaluer la proportionnalité de la divulgation aux intérêts en cause. Ceux de la presse d'abord, et il faudra voir si la sanction d'une telle divulgation risque d'avoir un effet dissuasif sur la liberté d'expression. Ceux des entreprises ensuite et, de manière plus générale, des marchés financiers en général, qui risquent de subir de graves préjudices du fait de ces divulgations.

Ces éléments laissent évidemment penser que M. A. risque fort de voir sa condamnation confirmée en France. En effet, les entreprises et les marchés ont souffert de sa divulgation intempestive. En outre, le droit français tend actuellement à renforcer le secret. En témoigne la directive secret des affaires, initiée par la France. Elle définit comme couvertes par le secret des affaires les informations qui sont secrètes, qui ont une valeur commerciale et qui ont fait l'objet de "dispositions raisonnables" pour protéger leur confidentialité. Il s'agit là d'une définition parfaitement tautologique : est secrète l'information que l'entreprise qualifie comme telle.  M. A. aurait peut-être aussi pu être poursuivi sur cette base, si la directive n'avait pas été adoptée cinq ans après sa malencontreuse divulgation. 

Quoi qu'il en soit, l'arrêt du 15 mars 2022 est fort révélateur de la démarche de la juridiction européenne. Elle affirme clare et intente un libéralisme extrêmement généreux sur la liberté de presse, mais offre finalement aux autorités françaises une large marge d'autonomie pour condamner le journaliste indélicat. Un partage des rôles qui satisfait tout le monde.

Sur la liberté de presse : Chapitre 9 du Manuel