« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


mardi 12 octobre 2021

Le passe sanitaire devant la CEDH : L'arroseur arrosé


L'arrêt Zambrano c. France rendu par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 7 octobre 2021 fait irrésistiblement songer au célèbre film 'L'arroseur arrosé" tourné par les frères Lumière en 1895. Le requérant. M. Zambrano est maître de conférence à l'Université de Montpellier et il milite avec conviction contre le passe sanitaire et l'obligation vaccinale. Il veut donc contester le dispositif établi par les lois du 5 août 2021 et du 31 mai 2021 devant la CEDH. 

 

Invention de la "Class Action" devant la CEDH

 

Il dépose donc une requête en son nom propre, mais ce n'est évidemment pas suffisant à ses yeux. Il va donc inventer la "Class Action" devant la CEDH, alors même qu'il n'existe aucun dispositif de cette sorte devant la juridiction européenne. Sur son site clairement dénommé "Nopass", il invite ses visiteurs à copier son recours, créant ainsi une requête préremplie et standardisée qu'il suffit ensuite de signer. Il déclare ensuite qu'il défendra lui-même tous ses recours. Devant la Cour, il affirme ainsi agir au nom de 7934 requérants, mais la CEDH déclare, elle, avoir reçu 18 000 requêtes répondant à cette rédaction standardisée. Invité par la Cour à compléter les dossiers, le requérant est demeuré sourd à cette demande. La Cour écarte donc les autres recours et n'examine que celui déposé par M. Zambrano. 18 000 personnes ont donc appris que leur travail de copiste n'a servi à rien.

 

Épuisement des recours internes

 

La CEDH aurait pu déclarer la requête immédiatement irrecevable. En effet, le requérant avait complètement ignoré la règle de l'épuisement des recours internes. Il n'avait en particulier jamais saisi le Conseil d'État des décrets d'application des deux lois, pas même en référé. Or, il aurait pu, à cette occasion, invoquer les violations qui figurent aujourd'hui dans sa requête. A ses yeux, la vaccination obligatoire des personnels de santé s'analyse comme un traitement inhumain et dégradant prohibé par l'article 3, et le passe sanitaire emporte une atteinte au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8. Mais le requérant n'a pas daigné saisir les juges internes. Il a préféré déposer une requête irrecevable devant la Cour. 

 


 L'arroseur arrosé. Les Frères Lumière. 1895


Le recours abusif


Mais la CEDH ne se limite pas à constater cette évidente irrecevabilité. Elle s'offre le luxe de donner une petite leçon au requérant. A l'absence d'épuisement des recours internes, elle ajoute en effet le caractère abusif du recours déposé par M. Zambrano. 

L'article 35 § 3 de la convention précise en effet que "toute requête individuelle" peut être déclarée irrecevable lorsqu'elle est "manifestement infondée ou abusive". La décision permet ainsi à la Cour de préciser la notion d'"abus". Dans l'arrêt Mirolubovs et a. c. Lettonie du 15 septembre 2009, elle déclarait ainsi que l'"abus" réside dans "le fait, par le titulaire d’un droit, de le mettre en œuvre en dehors de sa finalité d’une manière préjudiciable". Il n'est donc pas surprenant que l'irrecevabilité pour recours abusif demeure exceptionnelle, car la responsabilité directe du requérant doit être établie avec certitude.

A cet égard, la CEDH précise, en particulier dans l'arrêt Zhdanov et autres c. Russie du 16 juillet 2019, que le "comportement abusif" du requérant ne doit pas seulement détourner la finalité du droit au recours, mais encore entraver le bon fonctionnement de la Cour ou le bon déroulement de la procédure devant elle. Tel est le cas dans la décision M. c. Royaume-Uni du 15 octobre 1987, dans lequel l'irrecevabilité trouve son origine dans une "séries de plaintes chicanières et mal fondées".

La situation de M. Zambrano est évidemment très proche. Alors même qu'il est maître de conférence et donc censé connaître le droit, il a même fait preuve d'une certaine naïveté en avouant sur son site même que sa démarche ne visait pas du tout à obtenir gain de cause dans un contentieux juridique. Il s'agissait en effet d'utiliser les multiples recours déposés par les internautes crédules pour engorger la juridiction européenne : "Notre objectif consiste à envoyer le plus grand nombre de requêtes possible devant la Cour. Pourquoi ? Parce que la Cour européenne des droits de l’homme est obligée de répondre à chacune de ces requêtes, ça prend du temps (...) Au-delà de 40 000 requêtes par an, c’est l’embouteillage, l’engorgement, l’inondation, la Cour européenne des droits de l’homme déborde. (...) Voilà ma stratégie judiciaire. On ne peut pas perdre quand l’objectif n’a jamais été de gagner mais de faire dérailler le système". La cohérence du discours aurait peut être pu faire douter les militants les plus hostiles au passe sanitaire. Mais il n'empêche que le requérant apporte ainsi la preuve d'une volonté d'entraver le fonctionnement de la Cour, justifiant l'irrecevabilité pour recours abusif.

Si la Cour européenne n'est pas inondée, le requérant, lui, est soigneusement douché. D'une part, il n'a pu faire admettre sa pseudo Class Action. D'autre part, il a apporté lui-même la preuve de l'irrecevabilité de sa propre requête. Quant à la Cour, elle a trouvé un bon vecteur pour rappeler la définition du recours abusif. Surtout, elle refuse très clairement de se laisser instrumentaliser à des fins militantes.

 

 Sur la procédure devant la CEDH : Chapitre 1 section 2 § B du Manuel

samedi 9 octobre 2021

Quand le rap dérape


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 octobre 2021 précise l'étendue de son contrôle sur des propos sanctionnés pour injure, diffamation et provocation à la haine envers une personne ou un groupe de personnes à raison "de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée". En l'espèce, elle casse la relaxe prononcée par la Cour d'appel à l'égard d'Alain S., responsable du site sur lequel avait été diffusé, en janvier 2019 un clip musical intitulé "Le rap des gilets jaunes" interprété par un groupe nommé "Rude Goy Bit".

Le contenu était très explicite. Les paroles "ce n'est qu'en virant les Rothschild qu'on pourra sauver la France" étaient illustrées d'une image montrant le nom Rothschild en train de brûler, tout comme la photo de Patrick Drahi, également jetée dans les flammes.  Ces images étaient poursuivies pour provocation à la haine envers la communauté juive. Les paroles "Les Français n'en peuvent plus de ces parasites", relevaient, quant à elle, de l'injure à caractère aggravé. Enfin celles mentionnant que "les banques ont acheté les médias pour asseoir leur emprise", toujours illustrées par le nom de Rothschild dans les flammes, étaient poursuivies pour diffamation à caractère aggravé.

Le tribunal correctionnel de Paris avait donc condamné M. S. à une peine de deux ans d'emprisonnement, dont six avec sursis, ainsi qu'à 210 heures de travaux d'intérêt général.  A cela s'ajoutait une amende de 45 000 € et l'injonction de supprimer la vidéo. Mais la Cour d'appel de Paris, le 17 décembre 2020, avait prononcé une relaxe. Pour elle, la mention de la Banque Rothschild  était liée au fait qu'elle fut l'employeur du Président de la République. De même observait-t-elle que le rap stigmatisait également des personnalités non juives comme Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing, ainsi qu'Emmanuel Macron, rapidement mentionné par un extrait du discours qu'il prononça devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).

 

La Cour d'appel et le débat d'intérêt général

 

L'interprétation de la Cour d'appel semblait être dans la ligne de l'arrêt de la Chambre criminelle du 11 décembre 2018. A l'époque, il était question de la chanson "Nique la France" chantée en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche"étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Et pour faire bonne mesure : "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". La Cour de cassation prend note du "langage en usage dans le genre du rap". Mais aussi "outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", ils entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, et "s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général".

La notion de débat d'intérêt général trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), largement reprise par les juges français. Elle permet de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, et peut être invoquée pour écarter des poursuites pour injure ou diffamation. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH juge ainsi qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice est un débat d'intérêt général. Ce ne sont donc pas les propos tenus qui sont d'intérêt général, mais le débat qu'ils entendent susciter. Dans la présente affaire, la Cour d'appel avait donc justifié la relaxe en affirmant que "Le rap des gilets jaunes" avait pour objet "la dénonciation de l'influence du monde de la finance sur la politique menée par M. M, Président de la République, avec la complicité d'une partie de la presse audiovisuelle". 

 

 


 Les marmottes de FR3. Été 2015


Débat d'intérêt général et discrimination


En se plaçant dans cette perspective, la Cour d'appel de Paris n'a pourtant pas tiré tous les enseignements de l'arrêt du 11 décembre 2018. Dans cette même décision en effet, la Cour de cassation note que la liberté d'expression des artistes, même engagés, ne saurait aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque".  Autrement dit, le débat d'intérêt général ne peut permettre d'échapper à des poursuites pour des infractions d'incitation ou de provocation à la discrimination.

En l'espèce, les juges d'appel se sont bornés à noter, d'une part que des personnalités non juives étaient mentionnées dans le rap diffusé sur le site d'Alain S., d'autre part que le rap entendait dénoncer l'alliance entre le monde de la finance et celui des médias.

Sans doute, mais ce n'était pas suffisant pour écarter les poursuites reposant sur le caractère discriminatoire des propos visant une communauté religieuse. La Cour d'appel en effet n'a pas adopté une vision d'ensemble et n'a pas examiné si "Le rap des gilets jaunes" ne visait pas la communauté juive en tant que telle, indépendamment de telle ou telle personne nommément citée. Le mémoire déposé par le MRAP l'y incitait pourtant. Il s'interrogeait d'abord sur le nom du groupe de rap, auquel la Cour d'appel ne semblait guère accorder d'importance. "Rude Goy Bit" repose ainsi sur une opposition entre juifs et non-juifs clairement assumée. De même, le terme de "parasites" pour désigner certains membres de la communauté juive renvoie au vocabulaire utilisé par les nazis. L'autodafé et les flammes tendent également à imposer des images de mort et d'extermination. A tout le moins, la Cour d'appel aurait dû se demander "si ces images ne visaient pas la communauté juive dans son ensemble". C'est pour ne pas avoir mené cette analyse jusqu'au bout que le pourvoi est accueilli, la cause et les parties étant renvoyées devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.

La Cour de cassation pose ainsi des bornes à la notion européenne de "débat d'intérêt général". Au-delà des paroles d'un rap, la décision illustre un double mouvement du droit positif. D'un côté, l'usage très large de la notion de débat d'intérêt général révèle une influence anglo-saxonne, dominée par une conception absolutiste de la liberté d'expression. De l'autre côté, le droit français pose des limites législatives à cette liberté, en interdisant certains propos injurieux, diffamatoires ou discriminatoires. Entre ces deux tendances, la jurisprudence oscille dans un véritable mouvement de balancier.

Sur les propos antisémites ou négationnistes : Chapitre 9, section 3, § 1, B du Manuel


mercredi 6 octobre 2021

Le Fact Checking de LLC : Le secret de la confession n'est pas supérieur aux lois de la République


Le rapport de la Commission indépendante sur les abus de l'Église (CIASE) présidée par Jean-Marc Sauvé risque fort d'avoir les effets d'une sorte de bombe à fragmentation. Pour le moment, chacun salue la qualité du travail accompli, mais le sentiment qui domine est la sidération à l'annonce du chiffre de 330 000 victimes de pédocriminalité dans l'Église entre 1950 et 2020.  Le constat est accablant et ne pourra rester sans suite, affirme Jean-Marc Sauvé. 

Selon le rapport, ce phénomène massif a pu exister parce qu'il a été "longtemps recouvert par une chape de silence". Et précisément, le rapport invite l'Église à lever l'omerta, à affronter avec courage cette triste réalité, et à réparer les dommages causés aux victimes. Certaines réactions de religieux sont encourageantes, d'autres le sont beaucoup moins. Il est un peu inquiétant, en effet, d'entendre le porte-parole des évêques de France, Monseigneur Éric de Moulins-Beaufort, affirmer sur France-Info que "le secret de la confession est plus fort que les lois de la République". Une telle assertion repose sur l'idée que le droit de l'Église est supérieur au droit de l'État. De tels propos visent précisément à justifier et à protéger cette "chape de silence". Le problème est que cette affirmation manque cruellement d'un fondement juridique sérieux. Elle va d'ailleurs directement à l'encontre du rapport Sauvé qui affirme, page 48, que "le secret de la confession ne peut permettre de dérogation à l'obligation de signaler aux autorités compétentes les cas de violences sexuelles"


Le droit canon


Le secret de la confession trouve son origine dans le code de droit canonique, plus précisément le canon 983, § 1 : "Le secret sacramentel est inviolable; c'est pourquoi il est absolument interdit au confesseur de trahir en quoi que ce soit un pénitent, par des paroles ou d'une autre manière, et pour quelque cause que ce soit". Certes, mais le droit canon ne s'impose pas au droit positif, contrairement à ce que semble croire Monseigneur de Moulins-Beaufort. La Cour de cassation a réaffirmé ce principe dans un arrêt du 21 janvier 2012, à propos d'une affaire un peu moins grave que les crimes aujourd'hui mentionnés. L'Église voulait en effet reculer les droits à pension d'un religieux à la "première tonsure", c'est-à-dire au moment où il quitte le séminaire et est ordonné prêtre, norme édictée par le droit canon. La Cour de cassation réintègre les religieux dans le droit commun, en affirmant que le droit à pension est ouvert dès l'entrée au grand séminaire, dès lors que l'élève est déjà considéré comme "membre d'une congrégation ou collectivité religieuse". Le droit canon est donc écarté, pour faire prévaloir le principe d'égalité devant la loi.

 

Le secret professionnel 

 

On doit reconnaître toutefois que les juges admettent volontiers l'existence d'un secret professionnel des religieux. Il dépasse le seul secret de la confession pour s'étendre à toutes les informations obtenues dans le cadre de la fonction ecclésiastique, principe acquis dès la décision du 4 décembre 1891. Les religieux peuvent donc invoquer l'article 226-13 du code pénal qui punit la révélation d'une information à caractère secret par une personne qui en est dépositaire. Au nom du principe d'égalité, cette garantie du secret professionnel s'étend à l'ensemble des représentants des différentes églises. Le 27 avril 1977, le tribunal correctionnel de Bordeaux a ainsi sanctionné un pasteur protestant trop bavard qui avait révélé des informations confidentielles apprises lors d'une préparation au mariage. 

Le secret professionnel qui protège les religieux n'a donc rien de religieux. Il ne s'appuie pas sur le droit canon, mais sur le droit commun qui estime que les professions qui reçoivent certaines confidences peuvent invoquer le secret professionnel. Les religieux sont donc liés par la même norme juridique que les notaires ou les médecins.

 


Chappatte. 2 mars 2019


La barrière du droit pénal


Monseigneur de Moulins-Beaufort n'a peut-être pas vu que l'article 226-13 du code pénal est immédiatement suivi d'un article 226-14 qu'il convient de citer : "L'article 226-13 n'est pas applicable dans les cas où la loi impose ou autorise la révélation du secret", en particulier " à celui qui informe les autorités judiciaires (...) de privations ou de sévices, y compris lorsqu'il s'agit d'atteintes ou mutilations sexuelles, dont il a eu connaissance et qui ont été infligées à un mineur ou à une personne qui n'est pas en mesure de se protéger en raison de son âge ou de son incapacité physique ou psychique".  La loi prévoit donc une exception spécifique au secret professionnel dans le cas où il s'agit de dénoncer un acte de pédocriminalité.

Cette exception permet ainsi de diligenter une enquête pénale. Dans un arrêt du 17 décembre 2002, la Chambre criminelle de la Cour de cassation juge ainsi qu'un juge d'instruction peut ordonner une perquisition dans un tribunal ecclésiastique, une "officialité", dans le but de saisir les pièces d'un dossier d'enquête canonique concernant des faits de viol reprochés à un prêtre lyonnais. 

 

La non-dénonciation

 

La non-dénonciation d'agressions ou d'atteintes sexuelles infligées à un mineur est réprimée par l'article 434-3 du code pénal. Elle est punie d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende, peine qui peut être à cinq ans d'emprisonnement et 75 000 € d'amende, si le mineur a moins de quinze ans. Certes, le dernier alinéa de cette disposition mentionne que "sauf lorsque la loi en dispose autrement, sont exceptées des dispositions qui précèdent les personnes astreintes au secret dans les conditions prévues par l'article 226-13". Mais cela ne signifie pas qu'un religieux puisse invoquer le secret professionnel pour se soustraire à cette obligation de dénonciation d'un acte de pédocriminalité. Car précisément, "la loi qui en dispose autrement", c'est l'article 226-14 qui écarte précisément le secret dans ce cas particulier. La loi spéciale déroge clairement à la loi générale. 

Le juge a fait application de ces dispositions, lorsque l'évêque de Bayeux a été condamné, le 4 septembre 2001, par le Tribunal correctionnel de Caen à trois mois de prison avec sursis pour ne pas avoir signalé à la justice les actes pédophiles commis par un prêtre de son diocèse, dont il avait eu connaissance.  Le jugement écarte formellement le secret professionnel, pourtant invoqué par les avocats de la défense.

Cette jurisprudence a été indirectement confirmée par la Cour de cassation, dans sa décision du 14 avril 2021 concernant les poursuites diligentées contre l'ancien archevêque de Lyon, accusé de ne pas avoir dénoncé des faits d'agressions sexuelles commis par un prêtre de son diocèse. En l'espèce, il n'est pas contesté que l'évêque était tenu de procéder à cette dénonciation, et il n'obtient la relaxe qu'en raison de la prescription et du fait que les victimes, devenues majeures, étaient elles-mêmes en mesure de dénoncer les traitements subis. 

Au regard du droit positif, le secret de la confession n'existe pas et ne saurait donc être "plus fort que les lois de la République". Seul existe un secret professionnel qui cède devant la nécessité de dénoncer des crimes graves. Les propos de Monseigneur de Moulins-Beaufort apparaissent ainsi comme une tentative maladroite d'affirmer que l'Église est au-dessus des lois, combat d'arrière-garde parfaitement inapproprié dans le cas des faits dénoncés par la Commission Sauvé. Surtout, le porte-parole des évêques de France donne ainsi une image catastrophique d'une Église incapable d'assumer sa responsabilité. Il ne reste plus qu'à attendre que ses propos soient rapidement désavoués par la hiérarchie ecclésiastique.

 

dimanche 3 octobre 2021

Les états d'urgence : le Conseil d'État content de lui


Le 29 septembre 2021, le Conseil d'État a mis en ligne son étude annuelle, intitulée : "Les états d'urgence : la démocratie sous contraintes". Préparée par une série de conférences organisées à la fin de l'année 2020 et rédigée par la section des études et du rapport, elle veut proposer "une grille de lecture et d'emploi de ce régime d'exception", avec une série de propositions concrètes destinées à en améliorer l'utilisation. 

Une partie du rapport est ainsi consacrée à la présentation de l'état d'urgence comme une politique publique globale qu'il convient d'améliorer. Il est suggéré de donner un rôle plus grand au Secrétariat général de la défense et de la sécurité nationale et d'organiser une véritable planification des catastrophes prévisibles. Tout cela n'est pas nouveau, et le SGDSN a déjà cette compétence. On observe toutefois que le rapport reste muet sur le Conseil de défense, alors même que cette institution a eu un rôle prépondérant durant l'état d'urgence sanitaire.

 

Une vision englobante

 

La vision englobante adoptée par le Conseil d'État peut d'abord être questionnée. L'état d'urgence "terrorisme" déclaré en 2015 n'a pas le même fondement que l'état d'urgence sanitaire de mars 2020. Après une longue étude historique, l'étude mentionne pourtant les deux états d'urgence comme le point d'aboutissement d'une évolution commencée avec Saint Thomas d'Aquin et Machiavel. Sans doute, mais cette perspective historique, longuement développée, masque une réalité contemporaine bien différente. L'état d'urgence "terrorisme" trouve en effet son fondement dans la loi du 3 avril 1955 que le législateur n'a fait que modifier, alors que l'état d'urgence sanitaire a été créé ex nihilo par la loi du 23 mars 2020

Le Conseil d'État peine à justifier cette assimilation entre les deux états d'urgence. C'est ainsi qu'il écrit que les déclarations d'état d'urgence en France ont été "cantonnées à la lutte contre les troubles à l'ordre public jusqu'en 2015, étendues au terrorisme puis aux épidémies". Il a peut-être oublié que la loi de 1955 visait aussi à lutter contre le terrorisme, arme déjà employée dans le conflit algérien. De fait, la situation de 2015 n'implique aucun changement de nature de l'état d'urgence. En revanche, la loi de 1955 n'envisageait pas du tout l'hypothèse d'une pandémie, nécessitant une loi nouvelle. Surtout, les deux états urgence n'ont pas le même champ d'application et n'emportent pas les mêmes ingérences dans les libertés publiques. Quand l'assignation à résidence concernait quelques individus, le confinement touchait toute la population.

Il n'empêche que le Conseil d'État est fondé à noter des similitudes procédurales entre les deux états d'urgence. Il s'agit à chaque fois, en effet, de renforcer les compétences de l'Exécutif pour permettre une action à la fois plus centralisée et plus rapide. 

 





Qu'elle est belle la liberté

Heureux qui comme Ulysse. Georges Brassens. 1970

 

La constitutionnalisation

 

Cette démarche englobante permet au Conseil d'État de se prononcer clairement en faveur d'une intégration dans la Constitution d'un état d'urgence unique. On se souvient qu'un projet de révision constitutionnelle avait été initié par le Président François Hollande à la fin de l'année 2015, mais elle n'avait pu aboutir en raison d'une double opposition, des partis de droite et des "frondeurs" du PS. A l'époque, une partie de la doctrine juridique s'opposait également à cette réforme, estimant que la Constitution n'était pas faite pour accueillir des normes restreignant les libertés.

C'était oublier que la Constitution de 1958 a été rédigée pour accueillir un droit "des temps de tempête". Y figurent déjà l'état de siège (art. 36) et le célèbre article 16. Le problème est que ces deux dispositions ne guère applicables aux crises d'aujourd'hui. L'état de siège protège le territoire. Il donne le pouvoir aux militaires, et ne peut être mis en oeuvre qu'en cas de péril imminent du fait d'une insurrection armée ou d'une guerre. Quant à l'article 16, il protège l'État. Il ne peut être appliqué que si deux conditions sont réunies. D'une part, "les institutions de la République, l'indépendance de la Nation, l'intégrité de son territoire ou l'exécution (des) engagements internationaux" doivent être menacés d'une manière grave et immédiate. D'autre part, "le fonctionnement régulier des pouvoirs publics constitutionnels" doit "être interrompu". Ni les attentats terroristes de 2015 ni la Covid-19 n'ont présenté de telles caractéristiques. Dans les deux cas, il s'agit en effet de protéger la société.

Le Conseil d'État va au-delà de ce qu'était le projet de révision de 2015. A ses yeux, la Constitution devrait non seulement intégrer l'état d'urgence, mais aussi encadrer son usage, par exemple en précisant clairement le délai dans lequel la prorogation par le parlement est exigée et en prévoyant une éventuelle saisine préalable du Conseil constitutionnel avant cette prorogation.

Ce dernier point soulève la question du contrôle des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence et c'est sans doute l'élément de faiblesse du rapport. 

 

Le contrôle parlementaire

 

Le Conseil d'État envisage la question du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Il fait à ce propos des propositions qui constituent autant d'ingérences dans la pouvoir législatif. Il suggère ainsi de "permettre au parlement d'exercer un contrôle renforcé des mesures qu'il estime importantes", formulation peu claire qui semble renvoyer à l'idée d'une confirmation parlementaire de certaines mesures prises par ordonnance. En tout état de cause, une telle modification du régime des ordonnances suppose une révision constitutionnelle. 

En même temps, le Conseil d'État suggère de conférer à une assemblée parlementaire permanente un pouvoir de contrôle identique à celui d'une commission d'enquête. Une telle possibilité existe déjà dans le règlement de l'Assemblée nationale, et a d'ailleurs été mise en oeuvre en 2015. Ce choix relève de l'autonomie de l'assemblée parlementaire et il était possible de l'utiliser de nouveau durant l'état d'urgence sanitaire. Mais l'Assemblée n'a pas mis en oeuvre ce contrôle, parce que la majorité parlementaire s'est très bien accommodée d'une prise de décision centralisée par le Président de la République, éclairé par un Conseil de défense.

 

Le contrôle du juge

 

Le contrôle du juge, quant à lui, ne soulève aucune réserve. Le Conseil d'État, à propos de la procédure des états d'urgence, affirme ainsi que ces "schémas institutionnels (...) se déroulent tous deux sous le regard attentif du juge". Nul n'a oublié, pourtant les motivations stéréotypées des décisions du juge des référés durant les premiers mois de l'application des deux états d'urgence. En matière sanitaire, ont ainsi été systématiquement écartées toutes les demandes demandant au juge d’enjoindre à l’administration de déployer des moyens dont elle ne disposait pas encore, distribution de masques aux professionnels de santé, utilisation systématique des tests de dépistage, etc. En revanche, le juge des référés, dans une ordonnance du 30 avril 2020, a suscité une formidable avancée dans la protection des libertés en jugeant que les sorties autorisées pendant le confinement pouvaient se dérouler à bicyclette

Certes, les décisions se sont faites plus nuancées avec le temps, et le Conseil d'État s'est ensuite montré plus attentif aux libertés. A dire vrai, la liberté la mieux protégée a sans doute été la liberté de culte. Deux décisions successives sont intervenues. La première, du 18 mai 2020, suspendait le décret maintenant l'interdiction de tout rassemblement dans les lieux de culte, lors du premier déconfinement. La seconde, du 29 octobre 2020, suspendait le décret limitant ces rassemblements à trente personnes, estimant que le texte ne tenait pas compte de la surface des locaux et de leur capacité d'accueil. 

Il n'en demeure pas moins le Conseil d'Etat devrait peut-être se montrer plus discret dans l'auto-satisfaction. Personne n'a oublié que, dans une ordonnance du 3 avril 2020, le juge des référés avait parfaitement admis, sur le fondement de l'état d'urgence sanitaire, la prorogation par l'autorité administrative de la détention provisoire, pour une durée allant jusqu'à six mois en matière criminelle. Il a ensuite été désavoué par la Cour de cassation qui, le 26 mai 2020, a décide que « la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire », principe ensuite confirmé par le Conseil constitutionnel, dans une QPC du 3 juillet 2020. Avouons que le "regard attentif" du juge administratif était surtout fixé sur les intérêts de l'Exécutif.

Précisément, le grand absent du rapport est sans doute le juge judiciaire, pourtant gardien des libertés individuelles au sens de l'article 66 de la Constitution. Il est le juge naturel des libertés, et, contrairement au Conseil d'État, il n'a pas de proximité étroite avec l'Exécutif. Or, il n'est qu'à peine évoqué dans le rapport, à travers une proposition de création d'un "comité de liaison" entre les deux ordres de juridiction, lorsque l'état d'urgence est mis en oeuvre. Il reste à se demander si la Cour de cassation appréciera cette idée. De toute évidence en effet, le Conseil d'Etat entend, comme toujours, se présenter comme "le gardien des libertés". Sur ce point, le rapport apparaît certes comme un instrument de proposition mais aussi comme un outil de communication.


 Sur les états d'urgence : Chapitre 2 section 2 § 2 du Manuel


jeudi 30 septembre 2021

Avis du CSM : Contrôle disciplinaire des magistrats, ou contrôle politique de la justice


Le 24 septembre 2021, le Conseil supérieur de la magistrature (CSM) a remis au Président de la République l'avis qu'il lui avait demandé le 17 février, sur la responsabilité des magistrats et leur protection. Rappelons que cette procédure est prévue par l'article 65 de la Constitution qui énonce que "le Conseil supérieur de la magistrature se réunit en formation plénière pour répondre aux demandes d'avis formulées par le Président de la République". Il s'agit donc de conseiller celui-là même qui, selon l'article 64, est le "garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Dans le cas présent, le Président de la République fait état du faible nombre de saisines du CSM en matière disciplinaire et du faible nombre de sanctions prononcées, sept en 2020. D'autres auraient peut-être déduit de ces chiffres que les magistrats faisaient bien leur travail, mais le Président privilégie, lui, une vision plus quantitative de la discipline. 

 

La protection des magistrats, à peine évoquée


La lecture de l'avis laisse penser que le CSM s'est concentré sur la responsabilité des magistrats, au détriment de leur protection. Celle-ci n'est évoquée qu'à la fin, à travers des propositions, largement cosmétiques, comme celle de "renforcer la communication judiciaire institutionnelle" ou d'"élaborer une politique ministérielle de poursuites des infractions dont les magistrats sont victimes". Le code pénal prévoit déjà des sanctions aggravées lorsque des magistrats sont victimes de certains faits. Il suffirait de poursuivre systématiquement leurs auteurs, solution sans doute plus satisfaisante que la création d'une commission chargée de définir une politique ministérielle. Ajoutons la création souhaitée d'une "cellule de prévention des risques psycho-sociaux", dispositif indispensable si l'on considère que les magistrats ont besoin d'un soutien psychologique lorsqu'ils prennent connaissance du budget de la Justice.

L'essentiel de l'avis porte donc sur la "responsabilité", et l'idée est de faciliter les plaintes des justiciables et de développer les poursuites disciplinaires contre les magistrats. 

 

De la procédure au fond

 

L'état actuel du droit a l'avantage d'être précis. Il figure dans l'article 43 alinéa du statut de la magistrature : "Constitue un des manquements aux devoirs de son état la violation grave et délibérée par un magistrat d'une règle de procédure constituant une garantie essentielle des droits des parties, constatée par une décision de justice devenue définitive". Des poursuites disciplinaires peuvent donc être diligentées en cas de manquement à une règle de procédure. En excluant les règles de fond, cette disposition interdit toute pression sur le contenu de la décision de justice. 

Précisément, Emmanuel Macron s'est montré très clair dans sa demande d'avis, indiquant qu'il s'agit désormais de sanctionner "l'insuffisance dans l'acte juridictionnel". Certes, on doit pouvoir sanctionner un magistrat qui a pris une décision grossièrement illégale, par exemple empreinte de partialité, ou qui s'est trouvé au coeur d'un conflit d'intérêt. Mais le droit autorise déjà de telles poursuites, et l'on se souvient que trois magistrats de la Cour de cassation ont été mis en cause pour ne pas s'être déportés dans un contentieux mettant en cause un éditeur juridique qui les rémunérait pour rédiger des articles.

 

 


 

 Représentants de la loi. Adrien Barrère. 1927

La déontologie, sans définition

 

L'avis du CSM se montre beaucoup plus imprécis.  Il ne donne aucune définition de ce que pourrait être un manquement disciplinaire dans un domaine où la frontière entre la sanction et la pression peut se révéler extrêmement délicate à définir. Il emploie ainsi la notion de "déontologie", indiquant qu'elle devrait "être placée au coeur de la fonction de magistrat". Au-delà de cette formule aussi accrocheuse que vide, il est précisé qu'elle pourrait devenir un élément de l'évaluation des magistrats.

Sans doute, mais de quoi s'agit-il ? On comprend bien que la déontologie se définit généralement comme un ensemble de règles qui gèrent et guident une activité professionnelle. Dans le cas des professions de santé, les codes de déontologie ont valeur réglementaire et sont intégrés au code de la santé publique. Pour les avocats, le code de déontologie est issu de normes définies par le Barreau, solution logique si l'on considère qu'il s'agit d'une activité privée. 

L'avis du CSM se réfère, à ce stade, à une "déontologie" dont les fondements juridiques sont très imprécis. Il existe certes un "Recueil des obligations déontologiques des magistrats", rédigé par le CSM lui-même et actualisé en janvier 2019. Dès lors qu'il en est l'auteur, le CSM ne peut pas ignorer que ce "Recueil" est un bel exemple de "droit mou". Il est d'ailleurs clairement précisé que "ce Recueil ne constitue pas un code de discipline mais un guide pour les magistrats (...)". Or c'est le seul document déontologique concernant les magistrats, et voilà que ce texte qui n'est pas un "code de discipline" devrait être utilisé pour fonder des poursuites disciplinaires ! 

 

L'évaluation à 360°

 

Pour s'assurer de son respect, le CSM envisage une "évaluation à 360°". Une telle procédure a déjà été mise en place dans bon nombre d'administrations, et notamment au Quai d'Orsay. Elle repose généralement sur un questionnaire anonyme rempli d'une part par l'agent concerné qui procède ainsi à son auto-évaluation, et par les personnes avec lesquelles il travaille, ses collaborateurs directs. Un magistrat pourrait ainsi être accusé de "comportement inapproprié" ou de "management inadapté" sans savoir d'où vient l'accusation, qui demeure anonyme, du moins pour lui. Il pourrait donc aussi être sanctionné sur la base de témoignages anonymes. Ajoutons que l'on imagine mal le justiciable participer à cette évaluation du magistrat qui a jugé son affaire. Cette mesure est donc totalement inadaptéeFrémun à l'objectif affiché qui est d'établir un contrôle sur la manière dont la justice est rendue.

Encore faut-il que ce contrôle soit efficace, et l'avis se propose donc d'améliorer la procédure de mise en cause disciplinaire. Depuis la révision constitutionnelle de 2008, les justiciables peuvent saisir le CSM pour se plaindre du comportement d'un magistrat lors d'un procès, réforme mise en oeuvre effectivement depuis 2011. Il est exact que ces procédures ne prospèrent guère, parce que les justiciables se heurtent à des difficultés de preuve. 

 

L'IGJ et l'atteinte à la séparation des pouvoirs

 

Pour résoudre ce problème, le CSM propose la pire des solutions, permettant à la Commission d'admission des requêtes de recourir aux pouvoirs d'investigation de l'Inspection générale de la justice (IGJ). Le CSM a-t-il oublié la séparation des pouvoirs, pourtant consacrée constitutionnellement par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen ? Créée par un décret du 5 décembre 2016, l'IGJ est une commission administrative placée sous l'autorité du ministre de la justice qui peut lui confier "toute mission d'information, d'expertise et de conseil ainsi que toute mission d'évaluation des politiques publiques, de formation et de coopération internationale". En termes très généraux, elle est chargée d'apprécier "l'activité, le fonctionnement et la performance des juridictions".  Rappelons qu'en invoquant la séparation des pouvoirs, la Cour de cassation a obtenu de n'être pas soumise au contrôle de cette commission. Les autres juridictions, relevant pourtant également de l'autorité judiciaire, n'ont pas eu cette chance.

Le CSM envisage ainsi, sans déceler aucune difficulté constitutionnelle, de confier l'enquête sur l'activité des magistrats à une autorité purement administrative. Doit-on en déduire que les magistrats ont eux-mêmes oublié la séparation des pouvoirs, ou qu'ils ont des tendances suicidaires ? La réponse à cette question doit être nuancée, si l'on considère que les magistrats sont minoritaires dans la formation plénière du CSM. 

 

Du contrôle disciplinaire au contrôle politique

 

Il reste évidemment à s'interroger sur le fondement réel de cette proposition de réforme. Le Président de la République invoquait, dans sa lettre de saisine, le faible nombre de sanctions disciplinaires prononcées à l'encontre de magistrats. Le Figaro, dans un article signé par Paule Gonzales le 28 septembre 2021, mentionne au contraire une tendance à la hausse des saisines et des condamnations disciplinaires de magistrats. Situation plutôt cocasse, si l'on considère que ces éléments proviennent du rapport d'activité du CSM pour 2020. Le CSM aurait-il des positions différentes quand il dresse le bilan de son action et quand il répond aux demandes d'avis du Président de la République ? Si l'on considère que la procédure disciplinaire ne fonctionne pas si mal dans l'état actuel du droit, on doit alors s'interroger sur la finalité de cette demande d'avis. On ne peut tout de même pas imaginer que la menace de poursuites, reposant sur des incriminations floues, pourrait être utilisée pour placer sous contrôle une magistrature jugée un peu trop indépendante, ou un peu trop sévère avec les politiques.


Sur l'indépendance des juges : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 4 section 1

 

dimanche 26 septembre 2021

Le bracelet anti-rapprochement est rétroactif


Le bracelet anti-rapprochement est rétroactif. La Cour de cassation en a décidé ainsi dans un avis rendu le 22 septembre 2021. La demande d'avis portait sur l'application dans le temps de la loi du 28 décembre 2019 "visant à agir contre les violences au sein de la famille". Ce texte prévoit un bracelet anti-rapprochement, dispositif de surveillance électronique qui permet de géolocaliser l'auteur de violences conjugales. L'autorité judiciaire, civile ou pénale, décide d'un périmètre de protection qu'il ne doit pas franchir. S'il pénètre malgré tout dans cette zone, la victime peut ainsi être avertie et mise en sécurité, pendant que l'auteur est interpelé. Cette violation de l'interdiction peut ensuite donner lieu à des poursuites pénales.

 

Le bracelet anti-rapprochement

 

Ce dispositif, dont la mise en oeuvre a été précisée dans le décret du 23 septembre 2020, peut être ordonné en matière civile, avec l'accord de l'intéressé. En matière pénale, il peut être utilisé avant jugement, pendant le contrôle judiciaire ou après le jugement, à titre de peine. Dans ce cas, il peut intervenir pendant le sursis avec mise à l'épreuve, ou la détention à domicile sous surveillance électronique. La question posée à la Cour de cassation porte sur l'application, ou non, de ce dispositif nouveau à une personne qui a été condamnée pénalement avant la loi du 28 décembre 2019, le bracelet anti-rapprochement étant alors utilisé dans le cadre d'un aménagement de peine intervenu postérieurement. La question posée est donc celle de la rétroactivité de ce dispositif.

La Cour de cassation refuse de considérer que le bracelet anti-rapprochement s'analyse comme une peine et pourrait donc être soumis au principe de non-rétroactivité. L'avis s'appuie au contraire sur un principe général, selon lequel le principe de non-rétroactivité n'est pas d'application absolue, Il ne s'applique pas, en effet, aux lois pénales plus douces et aux lois de procédure.

 

Une loi de procédure

 

En l'espèce, le dispositif anti-rapprochement est considéré comme trouvant son fondement dans une loi de procédure. Dès sa décision du 5 juillet 1983, la Chambre criminelle considérait ainsi que la période de sûreté imposée au cours de la détention était immédiatement applicable à ceux dont la condamnation a été prononcée après la mise en vigueur du texte, quand bien même les faits à l'origine de celle-ci étaient antérieurs. L'article 112-2 du code pénal confère un fondement législatif à ce principe en affirmant que "sont applicables immédiatement à la répression des infractions commises avant leur entrée en vigueur (...) les lois de compétence et d'organisation judiciaire (...), les lois fixant les modalités des poursuites et les formes de la procédure (...) et enfin "les lois relatives au régime d'exécution et d'application des peine". Dans ce dernier cas toutefois, il est précisé que le principe de non-rétroactivité retrouve sa puissance lorsque les nouvelles dispositions ont pour résultat de rendre plus sévères les peines prononcées.  

 

Hippodrome de Longchamp. Prix de l'Arc de Triomphe. 2009
 

 

Une mesure de sûreté

 

Plus précisément, le dispositif anti-rapprochement est présenté comme une mesure de sûreté, c'est-à-dire une mesure préventive prise par le juge. Une jurisprudence bien établie considère qu'une telle mesure peut être appliquée aux auteurs d'infractions antérieures. La question a été posée au Conseil constitutionnel, à propos de la loi du 12 décembre 2005 qui inscrit dans le code pénal un régime de "surveillance judiciaire". Il permet de soumettre les condamnés, à leur libération, à diverses obligations, parmi lesquelles le placement sous surveillance électronique, dispositif à peu près identique au bracelet anti-rapprochement. Or la loi de 2005 prévoit l'application de la "surveillance judiciaire" aux personnes condamnées avant son entrée en vigueur. Cette disposition a été jugée conforme à la Constitution par le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 8 décembre 2005.  

L'analyse de la décision montre que le Conseil constitutionnel ne se fonde pas sur l'idée qu'une loi instituant une mesure de sûreté est nécessairement une loi de procédure. Il s'appuie sur les motifs qui sont ceux du législateur, et il affirme ainsi que "la surveillance judiciaire repose non sur la culpabilité du condamné, mais sur sa dangerosité". Le but n'est pas de punir, mais de prévenir la récidive. Certes, le raisonnement pourrait être discuté, car une mesure de sureté se veut également dissuasive, exactement comme une peine. Elle est aussi, sans doute, perçue comme une sanction par celui ou celle qui se voit notifier une telle décision. Mais précisément, il appartient au législateur de prendre des mesures destinées à assurer la protection des tiers.

Mutatis mutandis, l'avis de la Cour de cassation est dans la ligne de cette jurisprudence. Le dispositif anti-rapprochement est perçu comme un instrument destiné à prévenir les violences familiales et non pas comme une sanction, d'autant que la mesure peut intervenir au civil, ou avant le jugement. C'est donc la protection des personnes qui justifie l'ordonnance d'éloignement, et le bracelet électronique n'est qu'un moyen de garantir le respect de cette mesure. Alors que les violences familiales connaissent une croissance considérable, il aurait été bien délicat pour la Cour de cassation de prendre une autre décision. Limiter le dispositif anti rapprochement aux seuls condamnés postérieurement à la loi de 2019 aurait en effet réduit considérablement son efficacité. Alors que les plaintes et les poursuites pour violences familiales connaissent une croissance considérable, cette solution était tout simplement inenvisageable.


 

Sur le principe de non-rétroactivité : Chapitre 4 section 1, § 1, C du  Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier,