« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


Affichage des articles triés par pertinence pour la requête débat d'intérêt général. Trier par date Afficher tous les articles
Affichage des articles triés par pertinence pour la requête débat d'intérêt général. Trier par date Afficher tous les articles

dimanche 30 décembre 2018

"Nique la France " et le débat d'intérêt général

Le 11 décembre 2018, la chambre criminelle de la Cour de cassation a rendu une décision qui témoigne de l'imprégnation du droit européen dans la protection de la liberté d'expression. L'affaire à l'origine de cet arrêt est presque caricaturale, car elle porte sur des propos qui non seulement n'attirent aucune sympathie, mais au contraire suscitent rejet ou indignation. 

En 2010, dans sa chanson "Nique la France", le groupe de rap ZEP traite ainsi les "Français de souche" de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Il ajoute, pour faire bonne mesure :  "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". Enfin, il affirme : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésents, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Ces quelques extraits ne constituent qu'une petite partie d'un texte entièrement tourné vers ce type de provocation.


Un second pourvoi



L'association Alliance générale contre le racisme et pour le respect de l'identité française et chrétienne (AGRIF) a porté plainte pour injure raciale. Dans un premier temps, le tribunal correctionnel, puis la Cour d'appel de Paris, avaient considéré que le terme " Français de souche" ne renvoyait pas un "groupe de personnes" identifiées au regard "de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée", aux termes de l'article 33 de la loi du 29 juillet 1881. La Cour de cassation, intervenant dans un premier arrêt le 28 février 2017, avait rejeté cette interprétation, estimant que les références aux représentations de la République, drapeau et hymne national notamment, permettaient l'identification d'un groupe précis, à savoir "les personnes appartenant à la nation française". 

Après renvoi de l'affaire à la Cour d'appel de Lyon, celle-ci avait donc condamné pour injure, en janvier 2018, le groupe de rap à un euro symbolique de dommages et intérêts, et au paiement des frais de justice engagés par l'Agrif. La décision de la Cour de cassation du 11 décembre 2018 est donc issue d'un second pourvoi, initié celui-là par le rappeur contre sa condamnation. 

Cette seconde décision de 2018 témoigne d'une complète rupture par rapport au premier pourvoi de 2017. Cette fois, la Cour ne recherche plus si les "Français de souche" peuvent être identifiés comme un groupe au sens de la loi de 1881. Elle se place résolument sur le terrain de la liberté d'information telle qu'elle est définie par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), interprétant l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Pierre Alechinsky. la liberté, c'est d'être inégal

Le débat d'intérêt général



De manière purement prétorienne, la CEDH a en effet créé la notion de "débat d'intérêt général", permettant de justifier certains propos tenus dans la presse qui, propos qui sans cette justification, seraient susceptibles de donner lieu à des poursuites. 

L'usage le plus fréquent de cette jurisprudence se trouve dans l'atteinte à la vie privée. La famille princière de Monaco est ainsi à l'origine de plusieurs arrêts, d'abord une décision Von Hannover du 7 février 2012, qui affirme que la santé du prince Rainier de Monaco relève d'une contribution au débat d’intérêt général, ensuite un arrêt du 12 juin 2014 qui reprend cette jurisprudence pour justifier la révélation de l'enfant caché du Prince Albert. Mais la référence au débat d'intérêt général est aussi utilisée en dehors de la presse people, par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 pour rappeler dans qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Dans l'affaire Morice, le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel. 

De la diffamation à l'injure, il n'y a qu'un pas et c'est précisément ce pas que franchit la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018. Elle affirme que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Ce ne sont donc pas les propos tenus qui, en tant que tels, sont d'intérêt général, mais le débat sur le racisme dans la société française qu'ils entendent susciter. La Cour se fonde donc sur l'intention des auteurs, appréciation certes subjective mais qui présente l'avantage d'autoriser une expression volontairement grossière ou caricaturale pour diffuser un message qui relève de la liberté d'opinion. La Cour de cassation applique cette jurisprudence et considère donc que "Nique la France" relève bel et bien du débat d'intérêt général.

La Cour pose tout de même une limite à cette tolérance particulière dont bénéficient les artistes. Leur liberté d'expression ne saurait en effet aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque", ce qui serait "excéder les limites" de la liberté d'expression. Autrement dit, le débat d'intérêt général peut permettre d'échapper à des poursuites pour atteinte à la vie privée, injure ou diffamation, mais pas aux infractions d'incitation à la discrimination.

Cette utilisation de la notion de débat d'intérêt général témoigne d'un véritable phénomène d'acculturation du droit européen dans le droit français. Celui-ci, sans doute influencé par le droit américain du Premier Amendement, repose sur un postulat libéral et une liberté d'expression aussi large que possible, les ingérences de l'État demeurant extrêmement réduites. Or, depuis une quarantaine d'années, le législateur français a choisi une voie totalement opposée, visant à multiplier les lois destinées à lutter contre les "discours de haine" ou toutes les formes de discrimination. De toute évidence, les contentieux vont se multiplier et le débat d'intérêt général sera invoqué dans le but de revenir à une vision libérale de la liberté d'expression, évidemment sous le contrôle du juge, mais pourquoi pas changer de juge et de procédure ? En matière de liberté d'expression en effet, de solides dommages et intérêts accordés lors d'une audience civile sont parfois bien plus efficaces que des amendes pénales fort modestes qui ne font que donner de la publicité aux propos dénoncés. Qui en effet se serait intéressé à la chanson "Nique la France" si elle n'avait pas fait l'objet de poursuites ?



Sur les délits de presse : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






samedi 4 mars 2017

CEDH : Le retour de la vie privée des personnes publiques

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans son arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne du 21 février 2017, est une nouvelle fois saisie d'un conflit de normes entre la liberté d'expression dans la presse et le droit au respect de la vie privée des personnes. Après avoir, pendant plusieurs années, pratiqué une jurisprudence très favorable à la liberté d'expression au nom du "débat d'intérêt général", la Cour semble désormais en définir les bornes. Elle précise ainsi dans quels cas le droit à la vie privée est susceptible de prévaloir sur la liberté de presse. 

En 2005, Paulina Rubio est une chanteuse célèbre en Espagne. Son ancien manager, interviewé dans le cadre de trois émissions de télévision, fait des confidences pour le moins explosives sur sa vie privée, invoquant successivement les humiliations qu'elle fait subir à son compagnon, sa bisexualité et sa consommation de drogues. La justice espagnole n'a pas vu dans ces interviews la moindre atteinte à la vie privée de l'intéressée, estimant que les propos tenus ne portaient pas vraiment atteinte à sa réputation, sa notoriété suscitant depuis longtemps des commentaires sur sa vie privée. Après avoir épuisé les voies de recours internes, et n'avoir connu que des échecs successifs, la chanteuse saisit la CEDH en invoquant la violation de l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale.

Une ingérence dans la vie privée


En l'espèce, personne ne conteste que la diffusion des propos tenus par l'ancien manager de la chanteuse s'analyse comme une ingérence dans sa vie privée. Mais le problème posé est celui de savoir si cette ingérence peut être justifiée par le fait que les informations ainsi divulguées contribuent à un "débat d'intérêt général". Tel n'est pas le cas, et la CEDH sanctionne les juges espagnols qui n'ont pas recherché si le public avait un intérêt légitime à les connaître. Agissant ainsi, ils admettaient en effet implicitement que la célébrité d'une personne la prive de toute protection de sa vie privée. 

 La célébrité. Jeanne Moreau. 1970

Le label "débat d'intérêt général"


La position des juges espagnols, bien que très restrictive sur le droit au respect de la vie privée, trouvait un écho dans la jurisprudence de la CEDH. Observons d'emblée que la notion de "débat d'intérêt général"est une création purement prétorienne qui ne figure pas dans la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Déjà, dans un arrêt Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, la Cour estimait que la publication par Le Canard Enchaîné du montant des impôts payés par le Président de Peugeot constituait « question d’actualité intéressant le public », d’autant qu’elle intervenait pendant un conflit social. Plus récemment, dans sa décision Morice c. France du 23 avril 2015, elle considère que « les propos relatifs au fonctionnement du pouvoir judiciaire » concernent, de manière globale, un sujet d’intérêt général

La jurisprudence devient moins aisément compréhensible lorsqu'il s'agit de justifier la publication d'informations portant sur la vie privée des personnes. De la presse judiciaire, la jurisprudence s'est peu à peu déplacée vers la presse "people", écartant parfois toute protection de la vie privée, au nom du "débat d'intérêt général". La famille princière monégasque a largement fait les frais de cette évolution. La CEDH a d'abord considéré que la santé du prince Rainier de Monaco relevait d'une contribution au débat d’intérêt général, comme plus tard l'enfant caché du Prince Albert, dans un premier arrêt du 12 juin 2014. On avait alors le sentiment que la Cour considérait que tout élément de la vie privée d'une personne publique qui, pour une raison ou pour une autre, se retrouvait au coeur de l'actualité, se trouvait revêtu du label "débat d'intérêt général". De manière plus ou moins avouée, la jurisprudence européenne adoptait une conception très absolutiste de la liberté d'expression, assez proche de celle développée aux Etats-Unis à propos du Premier Amendement. Par voie de conséquence, le droit à la vie privée devenait un droit de seconde zone, qui ne s'appliquait que dans la mesure où la presse voulait bien le respecter.

Une jurisprudence plus nuancée


Heureusement, la jurisprudence a évolué, et l'enfant caché du Prince Albert a suscité un second arrêt, de Grande Chambre cette fois, intervenu en novembre 2015.  La Cour a alors sanctionné les juges français qui avaient directement rattaché ces révélations au "débat d'intérêt général", en mentionnant seulement le caractère héréditaire du régime monégasque et l'intérêt que pouvait présenter les questions dynastiques et successorales sur le Rocher. En revanche, les juges n'avaient pas examiné le reste de la publication, et notamment les révélations sur les liens qu'entretenait le Prince avec son enfant et c'est ce que sanctionne la Cour. 

Dans le cas présent, la CEDH observe que, contrairement au Prince Albert, la chanteuse espagnole n'est investie d'aucune fonction officielle, ce qui a pour conséquence que le champ de sa vie privée devrait, en principe, être plus large (CEDH, 8 juillet 1986, Lingens c. Autriche, § 42). Or, les juges espagnols, comme les juges français avant eux, ne se sont pas penchés sur le détail des divulgations, se bornant à justifier la publication par la notoriété de la requérante. Surtout, et la Cour se montre très sévère, sur ce point, les juges ont accueilli le moyen selon lequel les relations houleuses de la star avec son compagnon ainsi que son homosexualité étaient déjà dans la sphère publique, dans la mesure où elles faisaient l'objet de "rumeurs persistantes". La Cour déclare "avoir des difficultés à suivre ce raisonnement" et affirme clairement que le fait que la requérante ait été l'objet de l'attention de la presse ne devrait pas avoir pour conséquence de refuser toute protection de sa vie privée. Cette précision est essentielle car un tel raisonnement conduisait à considérer que la vie privée devait céder devant les harcèlements de la presse.

L'arrêt Rubio Dosamantes c. Espagne s'inscrit ainsi dans un mouvement de réappropriation de la notion de vie privée par les juges européens. La CEDH exige ainsi des juridictions internes qu'elles examinent l'ensemble de la publication contestée pour s'assurer que chaque confidence n'emporte pas une atteinte au droit au respect de la vie privée. Elle affirme ainsi que le "débat d'intérêt général" ne doit pas être une notion fourre-tout dans la seule fonction serait d'écarter la responsabilité de la presse en ce domaine. La jurisprudence devra encore s'affiner mais l'essentiel est fait pour que la protection de la vie privée ne disparaisse au profit d'une conception qui considère l'information comme un bien de consommation.


Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8 section 4 § 1 C du manuel de libertés publiques sur internet




samedi 9 octobre 2021

Quand le rap dérape


L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 5 octobre 2021 précise l'étendue de son contrôle sur des propos sanctionnés pour injure, diffamation et provocation à la haine envers une personne ou un groupe de personnes à raison "de leur appartenance à une ethnie, une nation, une race ou religion déterminée". En l'espèce, elle casse la relaxe prononcée par la Cour d'appel à l'égard d'Alain S., responsable du site sur lequel avait été diffusé, en janvier 2019 un clip musical intitulé "Le rap des gilets jaunes" interprété par un groupe nommé "Rude Goy Bit".

Le contenu était très explicite. Les paroles "ce n'est qu'en virant les Rothschild qu'on pourra sauver la France" étaient illustrées d'une image montrant le nom Rothschild en train de brûler, tout comme la photo de Patrick Drahi, également jetée dans les flammes.  Ces images étaient poursuivies pour provocation à la haine envers la communauté juive. Les paroles "Les Français n'en peuvent plus de ces parasites", relevaient, quant à elle, de l'injure à caractère aggravé. Enfin celles mentionnant que "les banques ont acheté les médias pour asseoir leur emprise", toujours illustrées par le nom de Rothschild dans les flammes, étaient poursuivies pour diffamation à caractère aggravé.

Le tribunal correctionnel de Paris avait donc condamné M. S. à une peine de deux ans d'emprisonnement, dont six avec sursis, ainsi qu'à 210 heures de travaux d'intérêt général.  A cela s'ajoutait une amende de 45 000 € et l'injonction de supprimer la vidéo. Mais la Cour d'appel de Paris, le 17 décembre 2020, avait prononcé une relaxe. Pour elle, la mention de la Banque Rothschild  était liée au fait qu'elle fut l'employeur du Président de la République. De même observait-t-elle que le rap stigmatisait également des personnalités non juives comme Georges Pompidou et Valéry Giscard d'Estaing, ainsi qu'Emmanuel Macron, rapidement mentionné par un extrait du discours qu'il prononça devant le Conseil représentatif des institutions juives de France (CRIF).

 

La Cour d'appel et le débat d'intérêt général

 

L'interprétation de la Cour d'appel semblait être dans la ligne de l'arrêt de la Chambre criminelle du 11 décembre 2018. A l'époque, il était question de la chanson "Nique la France" chantée en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche"étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". Et pour faire bonne mesure : "c'que je pense, de leur identité nationale, de leur Marianne, de leur drapeau et de leur hymne à deux balles, j'vais pas te faire un dessin, ça risque d'être indécent, de voir comment je me torche avec leurs symboles écoeurants". La Cour de cassation prend note du "langage en usage dans le genre du rap". Mais aussi "outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", ils entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, et "s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général".

La notion de débat d'intérêt général trouve son origine dans la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), largement reprise par les juges français. Elle permet de faire prévaloir la liberté d'expression sur le droit au respect de la vie privée, et peut être invoquée pour écarter des poursuites pour injure ou diffamation. Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH juge ainsi qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice est un débat d'intérêt général. Ce ne sont donc pas les propos tenus qui sont d'intérêt général, mais le débat qu'ils entendent susciter. Dans la présente affaire, la Cour d'appel avait donc justifié la relaxe en affirmant que "Le rap des gilets jaunes" avait pour objet "la dénonciation de l'influence du monde de la finance sur la politique menée par M. M, Président de la République, avec la complicité d'une partie de la presse audiovisuelle". 

 

 


 Les marmottes de FR3. Été 2015


Débat d'intérêt général et discrimination


En se plaçant dans cette perspective, la Cour d'appel de Paris n'a pourtant pas tiré tous les enseignements de l'arrêt du 11 décembre 2018. Dans cette même décision en effet, la Cour de cassation note que la liberté d'expression des artistes, même engagés, ne saurait aller jusqu'à "l'appel ou l'exhortation à la discrimination, la haine ou la violence contre quiconque".  Autrement dit, le débat d'intérêt général ne peut permettre d'échapper à des poursuites pour des infractions d'incitation ou de provocation à la discrimination.

En l'espèce, les juges d'appel se sont bornés à noter, d'une part que des personnalités non juives étaient mentionnées dans le rap diffusé sur le site d'Alain S., d'autre part que le rap entendait dénoncer l'alliance entre le monde de la finance et celui des médias.

Sans doute, mais ce n'était pas suffisant pour écarter les poursuites reposant sur le caractère discriminatoire des propos visant une communauté religieuse. La Cour d'appel en effet n'a pas adopté une vision d'ensemble et n'a pas examiné si "Le rap des gilets jaunes" ne visait pas la communauté juive en tant que telle, indépendamment de telle ou telle personne nommément citée. Le mémoire déposé par le MRAP l'y incitait pourtant. Il s'interrogeait d'abord sur le nom du groupe de rap, auquel la Cour d'appel ne semblait guère accorder d'importance. "Rude Goy Bit" repose ainsi sur une opposition entre juifs et non-juifs clairement assumée. De même, le terme de "parasites" pour désigner certains membres de la communauté juive renvoie au vocabulaire utilisé par les nazis. L'autodafé et les flammes tendent également à imposer des images de mort et d'extermination. A tout le moins, la Cour d'appel aurait dû se demander "si ces images ne visaient pas la communauté juive dans son ensemble". C'est pour ne pas avoir mené cette analyse jusqu'au bout que le pourvoi est accueilli, la cause et les parties étant renvoyées devant la Cour d'appel de Paris autrement composée.

La Cour de cassation pose ainsi des bornes à la notion européenne de "débat d'intérêt général". Au-delà des paroles d'un rap, la décision illustre un double mouvement du droit positif. D'un côté, l'usage très large de la notion de débat d'intérêt général révèle une influence anglo-saxonne, dominée par une conception absolutiste de la liberté d'expression. De l'autre côté, le droit français pose des limites législatives à cette liberté, en interdisant certains propos injurieux, diffamatoires ou discriminatoires. Entre ces deux tendances, la jurisprudence oscille dans un véritable mouvement de balancier.

Sur les propos antisémites ou négationnistes : Chapitre 9, section 3, § 1, B du Manuel


samedi 14 mai 2022

#Balance ton porc devant la Cour de cassation


La 1ère chambre civile de la Cour de cassation a rendu deux décisions le 11 mai 2022 écartant deux actions en diffamation engagées par des hommes qui avaient été accusés d'atteintes sexuelles dans le cadre du mouvement #MeToo ou #Balancetonporc. L'une avait été initiée par M. P. J., aujourd'hui âgé de quatre-vingt-six ans, contre Mme A.F.. Celle-ci, elle-même fille de ministre, avait accusé, en octobre 2017 un «ancien ministre de Mitterrand» de s'être livré à des agressions sexuelles lors d'une soirée à l'Opéra. L'autre action avait été engagée par M. E. B., ancien responsable de la chaîne Equidia, contre la journaliste S. M., celle-là même qui avait lancé le hashtag #Balancetonporc. Pour illustrer sa démarche dénonciatrice, elle avait alors diffusé un tweet qu'elle avait reçu de M. E. B., à l'évidence d'un goût exquis : "«Tu as des gros seins. Tu es mon type de femme. Je vais te faire jouir toute la nuit". En première instance, devant la 17è chambre du tribunal de Paris, les deux femmes avaient été condamnées pour diffamation, les juges ayant considéré que les faits n'étaient pas clairement établis. 


Deux décisions d'espèce

 

La Cour de cassation confirme les deux décisions de la Cour d'appel qui avaient annulé les jugements de première instance et écarté le caractère diffamatoire des dénonciations rendues publiques par les deux femmes. Ces décisions consacrent-elles pour autant une liberté d'expression totale en faveur des femmes dénonçant des violences sexuelles sur internet ? Certains commentateurs l'ont pensé et ont salué une sorte de reconnaissance judiciaire des mouvements  #MeToo et #Balancetonporc.

La portée de ces décisions est cependant plus modeste et l'on observe d'emblée que la Cour n'a pas entendu leur assurer une large diffusion. Au contraire, aucun communiqué de presse n'a été publié. Autant dire qu'il s'agit de décisions d'espèce, d'autant qu'elles sont rendues sur conclusions contraires de l'avocat général. Elles donnent toutefois des éclaircissement utiles sur la diffamation.

 

La définition de la diffamation

 

Il convient de revenir à la définition de la diffamation, telle qu'elle figure dans l'article 29 alinéa 1er de la loi du 29 juillet 1881  : "Toute allégation ou imputation d’un fait qui porte atteinte à l’honneur ou à la considération de la personne ou du corps auquel le fait est imputé". Quatre éléments de définition peuvent donc être distingués. D'abord, le caractère public des propos tenus, ce qui, en l'espèce, n'est guère contestable : l'une des deux femmes s'est exprimée sur un blog, l'autre sur Twitter. Le deuxième critère impose la mention de faits précis et là encore,  les attouchements durant la représentation de l'Or du Rhin et le message salace s'analysent comme des faits précis. Les troisième et quatrième éléments ne se heurtent pas non plus à de sérieuses difficultés, les deux hommes étant parfaitement identifiables, et la dénonciation dont ils ont fait l'objet portant évidemment atteinte à l'honneur et à la considération. 

 


 Piggies. Beatles. 1968

 

La bonne foi

 

Les personnes poursuivies pour diffamation disposent de deux moyens de défense, l'exception de vérité et la bonne foi. La Cour de cassation estime que les deux femmes peuvent difficilement s'appuyer sur l'exception de vérité, car elles se heurtent à une difficulté de preuve. Les faits relatés sont anciens et aucune des deux victimes n'a porté plainte. Certes, mais la Cour aurait tout aussi bien pu dissocier les deux affaires sur ce point. S'il ne fait guère de doute que la preuve des faits se révèle délicate dans le cas de l'ancien ministre, ne serait-ce qu'en raison des failles dans les souvenirs de l'intéressée, la preuve des faits ne pose guère de problème dans le cas d'E. B. Il a lui-même reconnu avoir envoyé le tweet dénoncé. L'exception de vérité aurait donc sans doute pu être utilisée par la destinataire du message.

Quoi qu'il en soit, la Cour décide d'appliquer le même raisonnement aux deux affaires et de s'appuyer sur la bonne foi. Elle exige que l'auteur du propos ait poursuivi un but légitime, en l'espèce l'information du public et la volonté de diffuser la parole des femmes, qu'il ait été convaincu de l'exactitude des faits, et enfin qu'il ait fait preuve de modération et d'objectivité. 

Dans l'affaire E. B., la modération du propos pourrait largement être débattue. L'association du nom de l'intéressé avec le hashtag #Balancetonporc conduisait en effet à le traiter comme un parfait spécimen de la race porcine, ce qui est parfaitement compréhensible, mais pas précisément modéré. La Cour de cassation observe cependant que l'intéressé avait déjà admis, sur Facebook, avoir tenu ces propos, ce qui leur conférait une base factuelle suffisante. Certes, mais la modération reste une question non résolue. 

Quant à P. J., il ne fait pas de doute que le propos de la dénonciatrice est moins violent, car elle se borne à rappeler les faits. Mais précisément, la Cour observe que les souvenirs de l'intéressée comportent de nombreuses erreurs factuelles. Contrairement à ce qu'elle affirme, l'Or du Rhin ne montre pas la "mort des Dieux" et est joué à l'Opéra sans entracte, peut-être pour que les spectateurs ne soient pas tentés de fuir. Mais la Cour reconnaît que la mémoire peut-être infidèle, plus de sept années après les faits. 

 

Le débat d'intérêt général

 

S'écartant de ce terrain mouvant, la Cour de cassation se fonde finalement sur la notion de "débat d'intérêt général" issue de la jurisprudence de la Cour européenne de sauvegarde des droits de l'homme et largement reprise par les juridictions internes. Elle affirme en effet que les dénonciations effectuées dans le cadre de #Balancetonporc relèvent du débat d'intérêt général, et que ce seul élément suffit à démontrer la bonne foi des accusatrices.

Déjà, dans une décision du 11 décembre 2018, la chambre criminelle avait considéré comme relevant du débat d'intérêt général les paroles de la chanson "Nique la France" chantée par le groupe de rap ZAP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés", "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger" etc. Mais l'injure raciale a pourtant été écartée car la suite de la chanson montrait qu'elle s'inscrivait dans le débat d'intérêt général : "Le racisme est dans vos murs et dans vos livres scolaires, dans vos souv'nirs, dans votre histoire, dont vous êtes si fiers. Omniprésent, il est banal et ordinaire, il est dans vos mémoires et impossible de s'en défaire". Pour les juges, les propos tenus "pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés", entendaient dénoncer le racisme dans la société. A ce titre, ils s'intégraient dans un débat d'intérêt général. Il en est de même d'un dessin publié par Charlie-Hebdo , particulièrement insultant à l'égard d'une candidate à l'élection présidentielle, mais dont la Cour de cassation considère dans un arrêt du 25 octobre 2019 qu'il s'intègre dans la campagne électorale et dans le débat d'intérêt général. 

Le débat d'intérêt général apparaît ainsi comme une sorte de couteau suisse du contrôle juridictionnel qui permet de faire prévaloir la liberté d'expression, quand le juge en a besoin.

On pourrait objecter que cette jurisprudence porte sur l'injure et non sur la diffamation. Mais précisément, cette référence au débat d'intérêt général a pour conséquence de rapprocher le régime juridique de la diffamation de celui de l'injure. Celui-ci, rappelons-le, n'exige pas une référence à des faits précis, et les décisions du 11 mai 2022, portant pourtant sur deux actions en diffamation, ne s'intéressent guère à la précision des faits, pourvu qu'ils soient rapportés de bonne foi.

C'est sans doute la raison pour laquelle il n'est pas possible de les analyser comme développant une jurisprudence nouvelle. En tout état de cause, la Cour de cassation a entendu affirmer qu'elle entendait conférer un label d'intérêt général au mouvement #Balancetonporc, à la condition toutefois que cette sorte de bénédiction judiciaire qui lui est ainsi donnée demeure, du moins pour le moment, sans conséquence. C'est bien le cas dans ces deux affaires, dans lesquelles aucune plainte pénale n'a été déposée, d'ailleurs jugées par la première chambre civile de la Cour. Il ne fait aucun doute que les choses pourraient être totalement différentes si des procédures pénales avaient été engagées.

 

 Sur le débat d'intérêt général : Chapitre 8, section 4 § 1, C du Manuel


lundi 4 avril 2016

Secret de l'instruction et presse à sensation

Dans un arrêt de Grande Chambre Bédat c. Suisse rendu le 29 mars 2016, la Cour européenne des droits de l'homme affirme que la condamnation d'un journaliste à une amende pour avoir révélé des faits couverts par le secret de l'instruction ne constitue pas, en soi, une atteinte à la liberté d'expression. 

Le 15 octobre 2003, Arnaud Bédat, journaliste à l'hebdomadaire l'Illustré, publie un article intitulé "Drame du Grand-Pont à Lausanne - la version du chauffard - l'interrogatoire du conducteur fou". La publication intervient trois mois après un fait divers très médiatisé, un automobiliste, M. B., ayant foncé sur des piétons avant de se jeter du pont de Lausanne. M. B. est récupéré vivant dix mètres plus bas, mais sa course a fait trois morts et une dizaine de blessés. 

L'article intervient au moment où le débat sur la santé mentale de M. B. est particulièrement vif. Pour certains, il avait déjà eu quelques épisodes délirants, et il doit désormais être enfermé. Pour d'autres, c'est un simulateur, parfaitement sain d'esprit, et il doit être jugé et puni. Alors que l'instruction est loin d'être achevée, l'article reproduit une partie de ses interrogatoires, d'abord par les policiers puis par le juge d'instruction ainsi que des éléments d'expertise médicale et psychiatrique. L'article est illustré de photographies de lettres de M. B. envoyées au juge, assorties d'un sous-titre particulièrement éclairant : "Il a perdu la boule".

Arnaud Bédat est condamné par les juges suisses pour violation du secret de l'instruction, d'abord à une peine de prison avec sursis, puis en appel à une amende de 4000 francs suisses. Après avoir épuisé les voies de recours internes, il saisit la Cour européenne. A ses yeux, sa condamnation porte atteinte à la liberté de presse, que l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme garantit comme un élément de la liberté d'expression. Il obtient satisfaction de la Cour européenne, dans une décision de Chambre de juillet 2014. Mais le gouvernement suisse a demandé, et obtenu, le renvoi en Grande Chambre.

Précisément, la Grande Chambre renverse la décision de la Chambre. En refusant d'admettre la violation de l'article 10, elle pose les bornes de la jurisprudence relative à la liberté de presse. Les nécessités du débat d'intérêt général qui fondent habituellement une définition extensive de la liberté de presse ne sont plus invocables en effet lorsque le sensationnalisme l'emporte sur l'information.

L'ingérence dans la liberté d'expression


Rappelons que, pour être licite, une ingérence dans la liberté d'expression ne doit pas seulement être prévue par la loi et répondre à un but légitime. Elle doit aussi se révéler "nécessaire dans une société démocratique"

Il n'est pas contesté que la condamnation d'Arnaud Bédat s'analyse comme une telle ingérence. Elle est prévue par la loi suisse qui considère comme un délit la violation du secret de l'instruction. Ce texte repose sur un but légitime, puisqu'il s'agit de garantir "l'autorité et l'impartialité du pouvoir judiciaire" ainsi que "la protection de la réputation et des droits d'autrui".

C'est donc la dernière condition de l'ingérence qui justifie l'intervention de la Grande Chambre, et c'est sur ce point qu'elle se démarque de l'arrêt de chambre. Cette dernière condition impose à la Cour européenne un contrôle de proportionnalité entre l'atteinte à la liberté de presse et le "besoin social impérieux" qui la motive. La Grande Chambre précise donc les critères qui doivent être utilisés par la juridictions européenne pour apprécier cette proportionnalité.



Deadline. Richard Brooks. 1952. Humphrey Bogart

 

Le débat d'intérêt général, instrument d'une liberté absolue


Cette intervention de la Grande Chambre n'est pas inutile. La jurisprudence récente utilise, en effet, la notion de "débat d'intérêt général" de manière si compréhensive qu'elle conduit à consacrer la liberté de presse comme une liberté absolue, au détriment d'autres droits ou libertés comme le droit à la vie privée ou la présomption d'innocence.

Dans un arrêt du 7 février 2012 von Hannover II c. Allemagne, la Cour européenne considère ainsi que la publication de photographies du prince Rainier de Monaco affaibli par la maladie, clichés pris à son insu, ne porte pas atteinte à sa vie privée ni à celle de sa famille, mais relève d'un débat d'intérêt général. Il en est de même, selon un arrêt du 10 novembre 2015 Couderc et Hachette Filipacchi associés c. France, de la divulgation, par Paris-Match d'informations sur l'existence d'un enfant caché du prince Albert. Aux yeux de la Cour, cette nouvelle "dépasse le cadre de la vie privée" du prince et relève donc d'un débat d'intérêt général. La lecture de cette jurisprudence laisse penser que la Cour n'opère aucune distinction entre la presse people et la presse d'information générale.

De toute évidence, la Grande Chambre veut mettre un frein à cet emballement jurisprudentiel qui conduit  à protéger de manière quasi-absolue des journaux dont l'objectif est d'étaler au grand jour la vie privée des people ou de rapporter les faits divers dans une veine sensationnaliste.

L'exception de sensationnalisme


La Grande Chambre rappelle les principes exposés dans l'arrêt Stoll c. Suisse du 10 décembre 2007 : un article prend place dans un débat d'intérêt général, si le journaliste et le journaliste "agissent de bonne foi sur la base de faits exacts et fournissent des informations fiables et précises, dans le respect de la déontologie journalistique". En l'espèce, la Cour fait observer qu'un journaliste professionnel ne pouvait ignorer le caractère secret des pièces qu'il reproduisait dans son article. Elle ajoute cependant que le caractère fiable et précis de ces informations n'est pas évident, dès lors que le ton employé ne laisse "aucun doute sur l'approche sensationnaliste que le requérant a entendu donner à son article".

Dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la Cour a déjà affirmé que l'actualité judiciaire constitue, en soi, un sujet d'intérêt général. Il est normal qu'un fait divers exceptionnel qui a suscité une grande émotion au sein de la population de Lausanne suscite l'intérêt de la presse, et il est tout aussi normal qu'elle rende compte de l'enquête en cours. Jusque là, la Grande Chambre ne fait que reprendre la jurisprudence récente.

Mais elle ajoute aussitôt que la question qui se pose est celle de savoir si les informations divulguées, celles qui sont couvertes par le secret de l'instruction, sont effectivement de nature à nourrir le débat public. Elle note que le tribunal fédéral suisse a estimé que l'article était davantage destiné à satisfaire la "curiosité malsaine" des lecteur qu'à susciter la réflexion. Après avoir examiné le contenu de l'article et les titres racoleurs choisis par le journaliste, la Grande Chambre déduit qu'elle n'a aucune raison de revenir sur l'appréciation des juges suisses.
Elle fait en outre observer que les autorités suisses avaient le devoir de protéger le droit à la vie privée et à la présomption d'innocence de l'auteur de l'accident, et que le système juridique pouvait donc sanctionner le journaliste qui a diffusé les rapports des experts psychiatriques ainsi que le témoignage de son médecin traitant. Même si M. B. n'avait pas porté plainte, il appartenait aux autorités de défendre ses droits.

La Cour pose ainsi des bornes à la notion de débat d'intérêt général qui permettait de faire prévaloir la liberté de presse sur tous les autres droits et libertés. Tout article ne participe donc pas à un tel débat, en particulier s'il est publié dans un journal à sensation ou dans la presse people. La Grande Chambre érige ainsi en principe ce qui avait été décidé par la Cour dans son arrêt tout récent du 25 février 2016 Société de conception de presse et d'édition. On se souvient qu'elle avait alors estimé que la publication de la photographie d'Ilan Halimi torturé par ceux qui allaient ensuite l'assassiner ne participait pas au débat d'intérêt général. Avec la décision Bédat c. Suisse, la Grande Chambre fait de cette exception de sensationnalisme une règle d'interprétation imposée à la Cour. 

Cette évolution jurisprudentielle marque aussi les limites de l'influence américaine dans le droit continental. En effet, le droit américain de la presse repose sur une conception absolutiste du 1er Amendement et la notion de débat d'intérêt général était le vecteur d'un rapprochement très sensible dans les années récentes. En posant des bornes à cette jurisprudence, la Grande Chambre marque ainsi son attachement à l'émergence d'un standard purement européen des libertés.

vendredi 16 décembre 2022

Emmanuel Macron caricaturé en Hitler et Pétain : injure ou satire ?


L'arrêt rendu par la chambre criminelle de la Cour de cassation le 13 décembre 2022 n'a guère attiré l'attention de la presse. Il casse sans renvoi la décision de la Cour d'appel d'Aix-en-Provence qui avait condamné pour injure l'auteur de deux affiches satiriques. Pour le moment, il semble être passé relativement inaperçu, et il ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. 

La personnalité du plaignant pourrait pourtant attirer l'attention. Le président de la République avait porté plainte, en juillet 2021, contre un exploitant de panneaux publicitaires à Toulon et à la Seyne-sur-mer. Celui-ci avait en effet diffusé deux affiches publiées à ses frais sur deux panneaux dont il est propriétaire. Sur la première, on voyait Emmanuel Macron, grimé en Hitler, avec la phrase suivante : "Obéis, et fais-toi vacciner". Sur la seconde, le président se retrouvait à côté du maréchal Pétain, revêtu du même uniforme, avec la légende suivante : "Il n'y a qu'un pass à franchir". A l'époque, il s'agissait de contester, avec un mauvais goût incontestable, la décision d'élargir l'exigence du passe sanitaire à tous les restaurants et cafés, aux transports etc.

Mais le mauvais goût n'est pas, en soi, une infraction pénale. C'est donc sur le fondement de l'injure qu'Emmanuel Macron porte plainte. Observons qu'il applique le droit commun car le délit d'offense au chef de l'État a aujourd'hui disparu du droit positif. On se souvient que Nicolas Sarkozy avait cru bon de l'invoquer lorsqu'en 2008, quand un manifestant avait brandi sur son passage une petite pancarte sur laquelle était inscrite la phrase "casse toi pov'con". Condamné à une amende de 30 euros, l'intéressé avait saisi la CEDH qui avait jugé, le 13 mars 2013, que cette sanction était disproportionnée. Très rapidement ensuite, le président François Hollande avait suscité le vote de la loi du 5 août 2013 qui a définitivement supprimé un délit considéré comme portant une atteinte trop grande à la liberté d'expression.

Emmanuel Macron ne connaît pas plus de réussite dans sa démarche que son anté-prédécesseur. Certes, il a obtenu en première instance une condamnation de l'affichiste pour injure, avec une amende de 10 000 euros. La Cour d'appel a ensuite réduit la peine d'amende à 5 000 euros. Mais cette fois, ce n'est pas la sanction qui est jugée disproportionnée, c'est le fait que le délit d'injure ait été retenu. 



Discours d'Hynkel. Le Dictateur. Charlie Chaplin. 1940

 

Le débat d'intérêt général

 

La chambre criminelle s'appuie d'abord sur une jurisprudence classique, issue de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui veut que les infractions d'injure, de diffamation, voire les atteintes à la vie privée cèdent devant la nécessité du "débat d'intérêt général". Les premiers arrêts intervenus dans ce domaine concernent surtout les révélations des tabloïds, sur la santé du prince Rainier en 2012 ou sur "l'enfant caché" du prince Albert en 2014. A l'époque, on avait un peu l'impression que le "débat d'intérêt général" permettait surtout aux paparazzi de diffuser images et informations sur les têtes couronnées monégasques.

Par la suite, la jurisprudence s'est éloignée de la presse people et de la seule protection de la vie privée. La CEDH, dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015 affirme qu'une discussion sur le fonctionnement de la justice constitue, en soi, un tel débat. Le plaignant était un avocat français condamné pour diffamation envers un fonctionnaire public, après avoir évoqué, dans une interview au Monde, la connivence entre le procureur de Djibouti et des juges français, lors de l'instruction liée à l'assassinat du juge Borrel.  

Reprenant cette jurisprudence, la Cour de cassation, dans sa décision du 11 décembre 2018 élargit le champ du "débat d'intérêt général" de la diffamation à l'injure. Elle est bien présente dans le texte d'un rap intitulé "Nique la France" chanté en 2010 par le groupe ZEP. Les "Français de souche" y étaient traités de "nazillons", "Bidochons décomplexés" et "gros beaufs qui ont la haine de l'étranger". La Cour n'en juge pas moins que "compte tenu du langage en usage dans le genre du rap, les propos poursuivis, pour outranciers, injustes ou vulgaires qu'ils puissent être regardés, entendent dénoncer le racisme prêté à la société française, qu'elle aurait hérité de son passé colonialiste, et s'inscrivent à ce titre dans le contexte d'un débat d'intérêt général". Peu importe donc le caractère injurieux des propos, le débat demeure d'intérêt général si les auteurs entendent diffuser un message relevant de la liberté d'opinion.

Le 5 octobre 2021, la chambre criminelle apporte toutefois une inflexion de taille à cette jurisprudence très libérale. A propos d'un autre rap, le "rap des Gilets jaunes", elle affirme que le "débat d'intérêt général" ne saurait protéger des propos ouvertement discriminatoires, voire, comme en l'espèce, clairement teintés d'antisémitisme. 

Les affiches diffusées à Toulon et à la Seyne-sur-mer ne comportent, aussi rudes soient-elles à l'égard du Président de la République, ne comportent aucun propos discriminatoire. La cour de cassation ajoute qu'en l'espèce, le contrôle du message diffusé devait être modulé au regard de fonctions qui exposent son titulaire à un contrôle permanent de ses faits et gestes, non seulement par les journalistes mais aussi par les citoyens. Sur ce point, la chambre criminelle sanctionne la Cour d'appel qui n'a pas tenu compte de cette situation particulière du plaignant. La Cour de cassation affirme donc que les "photomontages en cause, pour outrageants qu'ils fussent vis-à-vis de l'actuel Président de la République, se sont inscrits dans le débat d'intérêt général et la polémique qui s'est développée au sujet du passe vaccinal contre le virus du Covid".

 

Le mode satirique de l'expression


Ce "débat d'intérêt général", car il est reconnu par la Cour de cassation, peut-il s'exprimer par des propos particulièrement satiriques ? La Cour de cassation l'affirme et elle reprend clairement la jurisprudence européenne qui considère que la satire est une expression artistique à part entière, et qu'il existe un droit des personnes de s'exprimer de cette manière.

Dans une affaire Leroy c. France du 2 octobre 2008, elle juge ainsi que l'ingérence dans la liberté d'expression n'est pas disproportionnée, à propos d'un caricaturiste qui, en septembre 20001, avait dessiné les Twin Towers effondrées, avec en sous-titre : "Nous en avions tous rêvé. Le Hamas l'a fait". En revanche, dans un arrêt récent Patricio Monteiro Telo de Abreu c. Portugal du 7 juin 2022, elle sanctionne les juges portugais qui n'ont pas replacé dans leur contexte des caricatures politiques visant des élus locaux et diffusées sur le blog du requérant. Elle observe alors que le requérant n'avait pas "dépassé les limites de l'exagération et de la provocation propres à la satire".

Dans la présente affaire, la chambre criminelle sanctionne la cour d'appel qui s'est bornée à mentionner que les affiches litigieuses "assimilent l'actuel président de la République au plus haut dignitaire de l'Allemagne nazie et au plus haut dignitaire du régime de Vichy", considérant que ce seul élément suffit à constituer le délit d'injure. Mais la question de la proportionnalité de la satire n'est pas évoquée, contrairement à ce qu'exige la jurisprudence européenne. La chambre criminelle, quant à elle, constate que l'objet satirique est clairement affiché, notamment, pour la seconde affiche, avec le jeu de mots "Il n'y a qu'un pass à franchir". Quant à la première affiche, celle caricaturant Emmanuel Macron en Adolphe Hitler, elle porte une mention spécifique : "Affichage satirique et parodique". Il est donc clair, aux yeux de la Cour de cassation, que le juge d'appel ne pouvait écarter l'analyse de la proportionnalité de la satire.

La cour déclarant en même temps que le caractère satirique est avéré et que les affiches s’inscrivent dans un débat d’intérêt général, la cassation est prononcée sans renvoi.

L'arrêt du 13 décembre 2022 n'emporte pas d'innovation majeure et applique finalement la jurisprudence de la CEDH. A cet égard, il est tout de même surprenant que la cour d'appel d'Aix-en-Provence ait complètement ignoré cette jurisprudence, et se soit contentée d'écarter le recours du requérant en estimant que la seule violence du propos suffisait à caractériser l'injure. La personnalité du plaignant était-elle susceptible de tétaniser les juges d'appel ? On peut le penser mais, heureusement, le contrôle de cassation a précisément pour objet d'appliquer le droit, rien que le droit. Et la loi est la même pour tous.


Injure : Chapitre 9 Section 2 § 1 A du manuel sur internet


dimanche 29 septembre 2013

La princesse et sa Cour... européenne des droits de l'homme

La princesse de Hanovre, née sur le Rocher monégasque, n'hésite jamais à saisir les tribunaux lorsqu'elle estime qu'une publication porte atteinte à sa vie privée et familiale. La Cour européenne des droits de l'homme vient ainsi de rendre,  le 19 septembre 2013, son troisième arrêt von Hannover, après celui du 24 juin 2004, et celui du 7 février 2012. 

La princesse conteste cette fois la publication, en mars 2002, par le journal 7 Tage, d'une photo qui la représente en compagnie de son époux, en vacances dans un lieu non identifiable, sous le titre : "Ambiance de vacances". Sur la même page et la suivante, figurent des photos de sa résidence secondaire, située dans une île kényane. Pour accompagner ces illustrations, un titre accrocheur : "Dormir dans le lit de la Princesse Caroline ? Ce n'est pas un rêve irréalisable ! Caroline et August louent leur villa de rêve." L'article explique ensuite que les membres du Gotha ont pris l'habitude de louer leurs maisons de vacances et il donne même le prix de la location.

La requérante voit dans cet article une atteinte à sa vie privée et familiale, garantie par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme. Elle n'obtient cependant pas satisfaction, car la Cour estime, quant à elle, que l'article contesté relève du "débat d'ordre général", et doit donc être considéré comme l'élément de la liberté d'information de la presse. En d'autres termes, en cas de conflit de normes entre le droit au respect de la vie privée et le droit du public à être 'informé, cette dernière l'emporte si les responsables de la publication peuvent montrer que les propos incriminés touchent à un "débat d'ordre général". Le problème est que la notion n'est pas toujours très claire.

Blanche Neige et les sept nains. Walt Disney. 1937
Someday my Prince will come

Le débat d'ordre général

Elle est déjà présente dans l'arrêt von Hannover I, celui de 2004. En l'espèce, la princesse se plaignait d'une série de publications de photographies par un magazine allemand, la montrant dans des activités diverses, alors qu'elle fait du sport, se promène, dîne au restaurant ou se trouve en vacances. Elle est tantôt seule, tantôt accompagnée, par ses enfants ou un compagnon. Conformément à une jurisprudence particulièrement explicite dans l'arrêt Tammer c. Estonie du 6 février 2001, le juge apprécie donc la contribution apportée par l'article et les photos publiées au débat d'intérêt général. A ses yeux, la question doit donc revêtir un "extrême intérêt pour le public" (CEDH, 26 février 2002 Krone Verlag GmbH & Co KG c. Autriche). A l'époque donc, et c'est précisément le sens de l'arrêt Von Hannover I de 2004, la Cour considère qu'un reportage sur la vie privée d'une personne ne participe pas au débat d'intérêt général. C'est particulièrement vrai dans le cas de la princesse requérante, qui n'exerce aucune fonction officielle. La presse ne peut donc, à son propos, invoquer son rôle de "chien de garde" de la démocratie, auquel la Cour fait allusion dans sa célèbre décision Observer et Guardian du 26 novembre 1991.
La jurisprudence ultérieure a peu à peu obscurci une notion qui laissait déjà beaucoup de place à la subjectivité. Dans la décision von Hannover II, de février 2012, la Cour considère ainsi que les photos de la famille princière aux sports d'hiver, en compagnie d'un prince âgé et très affaibli, constituent une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que les lecteurs se posaient des questions sur l'état de santé du prince. Il suffit donc désormais d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux des informations sur l'état de santé d'une personne, quand bien même elle n'a plus de fonction officielle. La vie privée disparaît, en quelque sorte éclipsée par le droit d'être informé.

Vers un critère unique ?

La décision de septembre 2013, von Hannover III, est dans la droite ligne de la précédente, à une nuance près. En effet, la Cour opère une appréciation globale de l'ensemble de l'article litigieux. Elle fait observer qu'il "n'est pas déraisonnable" de considérer que l'article sur la location de leurs villas de vacances par les personnes célèbres participe à un débat d'intérêt général. Dès lors, la publication de la photo montrant la princesse en vacances avec son prince n'est qu'un accessoire de l'article et ne peut faire l'objet d'une sanction particulière. Il est vrai que les avocats de la princesse ont malencontreusement omis de mentionner que le cliché avait été pris à l'insu des intéressés et que la publication avait été faite sans leur consentement. 

L'examen des trois décisions von Hannover montre ainsi une évolution jurisprudentielle. Il est vrai qu'à l'origine, l'atteinte à la vie privée est appréciée à partir de plusieurs critères, comme en droit français : la notoriété de la personne visée et son comportement antérieur, l'objet du reportage, les circonstances de la prise des photos, et, enfin, la participation de l'article au débat d'intérêt général. Au fil des décisions, ce dernier critère semble prendre de plus en plus d'importance, au détriment des autres. C'est ainsi que la Cour européenne insiste désormais sur le fait que la princesse est une personne publique, et qu'elle ne peut prétendre à une protection de sa vie privée identique à celle dont peut se prévaloir le simple quidam.

Cette évolution devra sans doute être confirmée. La Cour, en effet, ne manque pas d'insister sur la spécificité de ces affaires von Hannover, la requérante essayant "souvent par voie judiciaire, de faire interdire la publication dans la presse de photos sur sa vie privée". De là à penser que les recours de la princesse sont considérés comme quelque peu excessifs... d'autant que nul n'ignore, et surtout pas la Cour, que les photos de famille sont aussi une activité fort lucrative. Certains n'hésitent pas à les vendre fort cher à des tabloïds, pour ensuite demander des dommages intérêts considérables à d'autres tabloïds qui les ont publiées sans autorisation. Autrement dit, on fait payer ceux qui veulent bien les acheter, et aussi ceux qui ne veulent pas. L'évolution jurisprudentielle est peut-être indirectement le résultat de ce type de pratique.





mardi 21 janvier 2014

Le Président de la République a t il une vie privée ?

Il existe une presse spécialisée dans les révélations sensationnelles sur la vie privée des personnes publiques, presse d'ailleurs tout aussi subventionnée par l'Etat que les grands quotidiens nationaux ou régionaux. Très lue chez les coiffeurs, elle exhibe chaque semaine des acteurs en mal de publicité et des stars de télé-réalité que les lecteurs auront oubliées avant le prochain numéro. De temps en temps, l'un de ces hebdomadaires sort "le" scoop. La Une est consacrée à "L'amour secret du Président", et on peut admirer des photos du Chef de l'Etat se rendant en scooter à un rendez vous privé.

Confronté à cette situation, le Président, "en son nom propre, et non pas en tant que Président de la République", a commencé par "déplorer profondément les atteintes au respect de la vie privée auquel il a droit comme tout citoyen", en même temps qu'il annonçait réfléchir à une éventuelle action contentieuse fondée sur l'atteinte à sa vie privée. Quelques jours plus tard, lors de la conférence de presse présidentielle, il a déclaré qu'il n'attaquerait finalement pas l'hebdomadaire :" Je suis contre les législations de circonstances. Je suis Président de la République, c'est en ce sens qu'il y a une interrogation qui m'habite. On ne peut pas m'attaquer, puis-je attaquer les autres ? Comme citoyen, tout me pousse à poursuivre cette publication. Et si je m'abstiens, c'est pour qu'il n'y ait pas deux poids deux mesures".

Action pénale du Président et séparation des pouvoirs


Ce dernier propos mérite quelques éclaircissements. Aux termes de l'article 67 de la Constitution, le Président "n'est pas responsable des actes accomplis en cette qualité". Jusqu'à la fin de son mandat, il est donc soustrait à tout acte de procédure. François Hollande considère que ce privilège lui interdit d'engager des actions pénale contre des tiers. Derrière cette interprétation personnelle de l'article 67, se cache sans doute la volonté d'éviter une situation mettant le Président en porte-à-faux à l'égard du principe de séparation des pouvoirs.

On se souvient que la Cour de cassation, le 15 juin 2012, avait admis la constitution de partie civile du Président de la République, à l'époque Nicolas Sarkozy, victime d'une fraude sur sa carte de crédit. L'ordonnance de renvoi signée par le juge d'instruction reprenait alors, mot à mot, les réquisitions du parquet. Et le parquet de l'époque, c'était le procureur Courroye, ami personnel de Nicolas Sarkozy et institutionnellement placé dans une position de subordination à l'égard de l'exécutif. A cause de ce lien qui n'a pas disparu entre le parquet et l'Exécutif, toute action contentieuse du Chef de l'Etat apparaît potentiellement porteuse d'une atteinte à la séparation des pouvoirs. C'est précisément ce reproche que veut éviter le Chef de l'Etat.

Il n'en demeure pas moins que le droit positif reconnaît que le chef de l'Etat a une vie privée, et que celle-ci mérite une protection. Elle n'est cependant pas protégée avec la même intensité que celle des "simples quidams".

Droit à l'image et droit au respect de la vie privée


L'affaire Closer porte sur l'image de la personne, puisque le Président de la République a été photographié dans sa vie privée. Dans son approche juridique, ce n'est pas l'image en tant que telle qui est protégée, mais sa captation dans la mesure où elle est faite à l'insu de l'intéressé, et où sa divulgation  peut porter atteinte à sa vie privée, à sa dignité ou à son honneur. Ce droit à l'image fait l'objet d'une double protection, pénale car l'atteinte à la vie privée est un délit (art. 226-1 c. pén.), civile car elle ouvre droit à réparation.

Pour apprécier l'atteinte au droit à l'image, le juge française utilise deux critères traditionnels, d'une part le lieu de la captation de l'image, d'autre part l'existence ou non d'un consentement de l'intéressé.

Lieu public / Lieu privé


- L'article 226-1 du code pénal sanctionne la captation de l'image d'une personne se trouvant dans un "lieu privé". La définition de ce "lieu privé" a suscité une jurisprudence souple, tenant particulièrement compte des circonstances du cliché contesté. Le "lieu privé", c'est d'abord le domicile, c'est à dire l'espace ouvert à personne sans l'autorisation de celui qui l'occupe. Il en a été jugé ainsi pour la chambre mortuaire d'un ancien Président de la République, ou pour la voiture dans laquelle la princesse Diana a été victime d'un accident mortel : "Ni l'intervention des services de secours, ni l'exposition involontaire aux regards d'autrui d'une victime gravement atteinte lors d'un accident ne font perdre au véhicule la transportant son caractère de lieu privé". Peut on déduire de cette jurisprudence qu'un scooter peut être considéré comme un lieu privé ? Peut-être, mais, à dire vrai, la réponse à cette question n'est pas vraiment nécessaire pour considérer que la photo du Président de la République porte atteinte à sa vie privée.

La jurisprudence  estime en effet que le lieu privé est l'espace dans lequel une personne peut s'estimer à l'abri des regards indiscrets. Tel est le cas d'un bateau "ne se trouvant plus à proximité d'une plage ou d'un port, mais au large", de sorte que "toute personne se trouvant à bord est fondée à se croire à l'abri des regards d'autrui" (Civ. 2è 16 juillet 1982). Le juge entre donc dans la subjectivité de la victime pour apprécier l'atteinte à la vie privée. En l'espèce, il ne fait guère de doute que le Président de la République, rendu anonyme par l'usage du scooter et le port d'un casque, pouvait se considérer à l'abri des paparazzi, d'autant qu'il était fondé à croire que les personnes chargées de sa protection sauraient les débusquer et, le cas échéant, les écarter de son passage.


Meg Steinhell. Photo de 1899.


Consentement de la personne


Le second critère de l'atteinte à la vie privée est l'absence de consentement de la personne. Il ne fait aucun doute que le Président de la République n'a pas consenti à la captation d'une image réalisée à son insu. Dans son cas particulier cependant, il faut évoquer la distinction opérée par le juge entre les personnes célèbres, et celles qui ne le sont pas. Pour le simple quidam, la captation de l'image comme sa diffusion constituent une violation de la privée, dès que le consentement de la victime n'a pas été expressément obtenu. Pour la personne célèbre, et donc pour le Président de la République, le consentement peut être implicite, à la condition toutefois que le cliché ait été pris "lors de l'exercice public de son activité".  Inutile de dire que le Président de la République n'est pas dans son activité publique lorsqu'il se rend à un rendez vous discret avec une jeune femme.

Cette jurisprudence doit cependant être nuancée au regard de celle de la Cour européenne des droits de l'homme qui introduit dans l'atteinte à la vie privée un nouveau critère, celui de l'intérêt que présente la divulgation relative à la vie privée de la personne pour un "débat d'intérêt général".

Le "débat d'intérêt général"


Le jour même de la conférence de presse du Président de la République, le 14 janvier 2014, la Cour européenne a rendu deux arrêts peu remarqués, Ojala et Etukeno Oy c. Finlande et Ruusunen c. Finlande. Ces deux arrêts concernent en réalité une même affaire. M. Ojala est en effet l'éditeur d'un ouvrage autobiographique écrit par Mme Ruusunen. Elle y raconte sa relation avec l'ex-Premier ministre finlandais pendant neuf mois, à l'époque où celui-ci était aux affaires, le livre étant d'ailleurs paru avant la fin de son mandat. L'ex Premier ministre ne s'est associé qu'aux poursuites diligentées contre l'éditeur, mais celui-ci et l'auteur ont finalement été condamnés par les tribunaux finlandais pour atteinte à la vie privée de l'ancien Premier ministre. Les juges ont cependant refusé la saisie globale de l'ouvrage et ont seulement interdit les passages insistant sur la vie sexuelle ou intime du couple. En revanche, ils n'ont pas sanctionné les chapitres d'ordre plus général, estimant qu'ils contribuaient à un débat d'intérêt général.

La Cour a considéré que les juges finlandais se sont livrés à une analyse conforme à la Convention européenne, et que leur décision n'emporte donc aucune violation de l'article 10 qui garantit la liberté d'expression. Reste que cette notion de "débat d'intérêt général" a pu susciter des interprétations très larges, peut être trop. Dans la décision von Hannover II, de février 2012, la Cour considérait ainsi que les photos de la famille princière de Monaco aux sports d'hiver, en compagnie d'un prince âgé et très affaibli, constituaient une "contribution à un débat d'intérêt général", dès lors que les lecteurs se posaient des questions sur l'état de santé du prince. Cette décision avait alors alors été vivement critiquée, car il suffisait désormais d'invoquer l'intérêt général pour pouvoir étaler dans les journaux des informations sur l'état de santé d'une personne. La vie privée disparassait, éclipsée par le droit d'être informé.

Sur ce point, les deux décisions du 14 janvier 2014 présentent l'intérêt de nuancer un peu cette conception très extensive de la notion de "débat d'intérêt général", en considérant que la vie la plus intime d'une personne célèbre ne saurait être analysée comme suscitant un tel débat. Le Président de la République pourrait évidemment s'appuyer sur cette jurisprudence pour considérer que sa relation avec une jeune femme est sans influence sur son activité publique et ne saurait donc relever du "débat d'intérêt général".

La vie privée du Chef de l'Etat mérite donc protection, mais on constate une certaine évanescence du droit à son propos. Les tribunaux internes ont construit une jurisprudence impressionniste sur la protection des personnes célèbres, donnant parfois le sentiment que leur vie privée ne mérite pas une véritable protection. De manière implicite, cette jurisprudence repose sur l'idée que certaines personnes célèbres considèrent leur vie privée comme un bien dont ils n'hésitent pas à tirer profit et qu'elles ont donc, en quelque sorte, renoncé à se prévaloir d'un droit à l'intimité. Quant à la Cour européenne, elle a, semble-t-il, bien des difficultés à élaborer un standard européen dans ce domaine.  Au nom de la liberté d'expression, certains systèmes juridiques laissent proliférer des journaux qui étalent la vie privée du chef de l'Etat et de sa famille. Dans d'autres, le Chef de l'Etat est un citoyen comme un autre, et la presse doit respecter son intimité. Quant à la notion de "débat d'intérêt général", il n'offre pas un critère précis pour distinguer les informations indispensables au débat démocratique et celles qui relèvent du simple voyeurisme. Où est la solution ? Sans doute dans une réflexion nouvelle sur la vie privée, qui permettrait au moins de dégager un consensus dans ce domaine, et de définir quelques règles de conduite, de nature juridique ou déontologique.