A
l'occasion des vacances, Liberté Libertés Chéries invite ses lecteurs à
retrouver les Pères Fondateurs des libertés publiques. Pour comprendre
le droit d'aujourd'hui, pour éclairer ses principes fondamentaux et les
crises qu'il traverse, il est en effet nécessaire de lire ou de relire
ceux qui en ont construit le socle historique et philosophique. Les
courts extraits qui seront proposés n'ont pas d'autre objet que de
susciter une réflexion un peu détachée des contingences de l'actualité,
et de donner envie de lire la suite.
Les
choix des textes ou citations seront purement subjectifs, détachés de
toute approche chronologique. Bien entendu, les lecteurs de Liberté
Libertés Chéries sont invités à participer à cette opération de
diffusion de la pensée, en faisant leurs propres suggestions de
publication. Qu'ils en soient, à l'avance, remerciés.
CONDORCET
Sur l'admission des femmes au droit de cité
3 juillet 1790
L’habitude peut
familiariser les hommes avec la violation de leurs droits naturels, au point
que, parmi ceux qui les ont perdus, personne ne songe à les réclamer, ne croie
avoir éprouvé une injustice.
Il est même
quelques-unes de ces violations qui ont échappé aux philosophes et aux
législateurs, lorsqu’ils s’occupaient avec le plus de zèle d’établir les droits
communs des individus de l’espèce humaine, et d’en faire le fondement unique
des institutions politiques.
Par exemple,
tous n’ont-ils pas violé le principe de l’égalité des droits, en privant
tranquillement la moitié du genre humain de celui de concourir à la formation
des lois, en excluant les femmes du droit de cité ? Est-il une plus forte
preuve du pouvoir de l’habitude, même sur les hommes éclairés, que de voir
invoquer le principe de l’égalité des droits en faveur de trois ou quatre cents
hommes qu’un préjugé absurde en avait privés, et l’oublier à l’égard de douze
millions de femmes ?
Pour que cette
exclusion ne fût pas un acte de tyrannie, il faudrait ou prouver que les droits
naturels des femmes ne sont pas absolument les mêmes que ceux des hommes, ou
montrer qu’elles ne sont pas capables de les exercer.
Or, les droits
des hommes résultent uniquement de ce qu’ils sont des êtres sensibles,
susceptibles d’acquérir des idées morales, et de raisonner sur ces idées. Ainsi
les femmes ayant ces mêmes qualités, ont nécessairement des droits égaux. Ou
aucun individu de l’espèce humaine n’a de véritables droits, ou tous ont les
mêmes ; et celui qui vote contre le droit d’un autre, quels que soient sa
religion, sa couleur ou son sexe, a dès lors abjuré les siens.
(...)Dira-t-on qu’il y ait dans l’esprit ou dans le cœur des femmes quelques
qualités qui doivent les exclure de la jouissance de leurs droits
naturels ? Interrogeons d’abord les faits. Élisabeth d’Angleterre,
Marie-Thérèse, les deux Catherine de Russie, ont prouvé que ce n’était ni la
force d’âme, ni le courage d’esprit qui manquait aux femmes.
On a dit que
les femmes, malgré beaucoup d’esprit, de sagacité, et la faculté de raisonner portée
au même degré que chez de subtils dialecticiens, n’étaient jamais conduites par
ce qu’on appelle la raison. Cette
observation est fausse : elles ne sont pas conduites, il est vrai, par la
raison des hommes, mais elles le sont par la leur.
Leurs intérêts
n’étant pas les mêmes, par la faute des lois, les mêmes choses n’ayant point
pour elles la même importance que pour nous, elles peuvent, sans manquer à la
raison, se déterminer par d’autres principes et tendre à un but différent (...).
On a dit que
les femmes, quoique meilleures que les hommes, plus douces, plus sensibles,
moins sujettes aux vices qui tiennent à l’égoïsme et à la dureté du cœur,
n’avaient pas proprement le sentiment de la justice ; qu’elles obéissaient
plutôt à leur sentiment qu’à leur conscience. Cette observation est plus vraie,
mais elle ne prouve rien : ce n’est pas la nature, c’est l’éducation,
c’est l’existence sociale qui cause cette différence. Ni l’une ni l’autre n’ont
accoutumé les femmes à l’idée de ce qui est juste, mais à celle de ce qui est
honnête. Éloignées des affaires, de tout ce qui se décide d’après la justice
rigoureuse, d’après des lois positives, les choses dont elles s’occupent, sur
lesquelles elles agissent, sont précisément celles qui se règlent par
l’honnêteté naturelle et par le sentiment. Il est donc injuste d’alléguer, pour
continuer de refuser aux femmes la jouissance de leurs droits naturels, des
motifs qui n’ont une sorte de réalité que parce qu’elles ne jouissent pas de
ces droits.
Si on admettait
contre les femmes des raisons semblables, il faudrait aussi priver du droit de
cité la partie du peuple qui, vouée à des travaux sans relâche, ne peut ni
acquérir des lumières, ni exercer sa raison, et bientôt, de proche en proche,
on ne permettrait d’être citoyens qu’aux hommes qui ont fait un cours de droit
public. Si on admet de tels principes, il faut, par une conséquence nécessaire,
renoncer à toute constitution libre. Les diverses aristocraties n’ont eu que de
semblables prétextes pour fondement ou pour excuse ; l’étymologie même de
ce mot en est la preuve.
On ne peut
alléguer la dépendance où les femmes sont de leurs maris, puisqu’il serait
possible de détruire en même temps cette tyrannie de la loi civile, et que
jamais une injustice ne peut être un motif d’en commettre une autre.
Il ne reste
donc que deux objections à discuter (...).
On aurait à
craindre, dit-on, l’influence des femmes sur les hommes.
Nous répondrons
d’abord que cette influence, comme toute autre, est bien plus à redouter dans
le secret que dans une discussion publique ; que celle qui peut être
particulière aux femmes y perdrait d’autant plus, que, si elle s’étend au-delà
d’un seul individu, elle ne peut être durable dès qu’elle est connue.
D’ailleurs, comme jusqu’ici les femmes n’ont été admises dans aucun pays à une
égalité absolue, comme leur empire n’en a pas moins existé partout, et que plus
les femmes ont été avilies par les lois, plus il a été dangereux, il ne paraît
pas qu’on doive avoir beaucoup de confiance à ce remède. N’est-il pas
vraisemblable, au contraire, que cet empire diminuerait si les femmes avaient
moins d’intérêt à le conserver, s’il cessait d’être pour elles le seul moyen de
se défendre et d’échapper à l’oppression ?
Si la politesse
ne permet pas à la plupart des hommes de soutenir leur opinion contre une femme
dans la société, cette politesse tient beaucoup à l’orgueil ; on cède une
victoire sans conséquence ; la défaite n’humilie point parce qu’on la
regarde comme volontaire. Croit-on sérieusement qu’il en fût de même dans une
discussion publique sur un objet important ? La politesse empêche-t-elle
de plaider contre une femme ?
Mais,
dira-t-on, ce changement serait contraire à l’utilité générale, parce qu’il
écarterait les femmes des soins que la nature semble leur avoir réservés.
Cette objection
ne me paraît pas bien fondée. Quelque constitution que l’on établisse, il est
certain que, dans l’état actuel de la civilisation des nations européennes, il
n’y aura jamais qu’un très petit nombre de citoyens qui puissent s’occuper des
affaires publiques. On n’arracherait pas les femmes à leur ménage plus que l’on
n’arrache les laboureurs à leurs charrues, les artisans à leurs ateliers. Dans
les classes plus riches, nous ne voyons nulle part les femmes se livrer aux
soins domestiques d’une manière assez continue pour craindre de les en
distraire, et une occupation sérieuse les en détournerait beaucoup moins que
les goûts futiles auxquels l’oisiveté et la mauvaise éducation les condamnent.
La cause
principale de cette crainte est l’idée que tout homme admis à jouir des droits
de cité ne pense plus qu’à gouverner ; ce qui peut être vrai jusqu’à un
certain point dans le moment où une constitution s’établit ; mais ce
mouvement ne saurait être durable. Ainsi il ne faut pas croire que parce que
les femmes pourraient être membres des assemblées nationales, elles
abandonneraient sur-le-champ leurs enfants, leur ménage, leur aiguille. Elles
n’en seraient que plus propres à élever leurs enfants, à former des hommes (...).
Jusqu’ici, tous
les peuples connus ont eu des mœurs ou féroces ou corrompues. Je ne connais
d’exception qu’en faveur des Américains des États-Unis qui sont répandus en
petit nombre sur un grand territoire. Jusqu’ici, chez tous les peuples,
l’inégalité légale a existé entre les hommes et les femmes ; et il ne
serait pas difficile de prouver que dans ces deux phénomènes, également
généraux, le second est une des principales causes du premier ; car
l’inégalité introduit nécessairement la corruption, et en est la source la plus
commune, si même elle n’est pas la seule.
Je demande
maintenant qu’on daigne réfuter ces raisons autrement que par des plaisanteries
et des déclamations ; que surtout on me montre entre les hommes et les
femmes une différence naturelle, qui puisse légitimement fonder l’exclusion du
droit.
L’égalité des
droits établie entre les hommes, dans notre nouvelle constitution, nous a valu
d’éloquentes déclamations et d’intarissables plaisanteries ; mais,
jusqu’ici, personne n’a pu encore y opposer une seule raison, et ce n’est
sûrement ni faute de talent, ni faute de zèle. J’ose croire qu’il en sera de
même de l’égalité des droits entre les deux sexes. Il est assez singulier que
dans un grand nombre de pays on ait cru les femmes incapables de toute fonction
publique, et dignes de la royauté ; qu’en France une femme ait pu être régente,
et que jusqu’en 1776 elle ne pût être marchande de modes à Paris ;
qu’enfin, dans les assemblées électives de nos bailliages, on ait accordé au
droit du fief, ce qu’on refusait au droit de la nature. Plusieurs de nos
députés nobles doivent à des dames, l’honneur de siéger parmi les représentants
de la nation. Pourquoi, au lieu d’ôter ce droit aux femmes propriétaires de
fiefs, ne pas l’étendre à toutes celles qui ont des propriétés, qui sont chefs
de maison ? Pourquoi, si l’on trouve absurde d’exercer par procureur le
droit de cité, enlever ce droit aux femmes, plutôt que de leur laisser la
liberté de l’exercer en personne ?