Les bulletins de paie du Président de la République resteront secrets. Cette décision est celle du Directeur du cabinet du Président, écartant la demande de Lucie Sponchiado, membre de l'Observatoire de l'éthique publique, un think tank créé en 2018. Désireuse d'étudier comment les règles fixant la rémunération du Président édictées en 2012 étaient appliquées, elle s'est vu opposer un refus très sec. Patrick Strzoda, lui écrit en effet que "La communication des documents sollicités apparaît inutile pour vos travaux de recherche".
La formulation peut surprendre. On n'ignorait rien des immenses connaissances du Président de la République et des services de l'Elysée, couvrant notamment l'épidémiologie, mais on découvre désormais qu'elles sont de nature encyclopédique, au point de pouvoir apprécier quels sont les documents utiles à une recherche que ni le Président ni son directeur de cabinet ne dirige.
L'analyse de cette réponse conduit à constater qu'elle écarte allègrement le droit positif, comme si la Présidence de la République estimait qu'il ne lui est pas opposable.
Coup de frein à la transparence
Pourtant, voilà plusieurs années que le mouvement de transparence administrative engagé depuis les lois de la "troisième génération des droits de l'homme" de la fin des années 1970 s'était quelque peu élargi à la présidence de la République. Dès 2006, le député René Dosière avait obtenu des réponses circonstanciées à des questions écrites portant sur les effectifs des personnels de l'Elysée ou sur le coût de la protection du domicile privé du Président.
Le quinquennat Sarkozy a ensuite été marqué par quelques effets d'annonce. Dans la lettre de mission adressée au "Comité Balladur" chargé de réfléchir à la réforme constitutionnelle, le Président demandait aux participants de s'interroger sur les moyens "de permettre au Président de la République d'exercer ses fonctions de manière transparente et naturelle". De belles paroles qui ne seront accompagnées d'aucune action concrète.
Il faut attendre le quinquennat de François Hollande pour voir bouger les lignes. Un décret du 23 août 2012 précise le régime juridique du traitement perçu par le Président de la République, ainsi que de ses indemnités de résidence et de fonction. Mais ce texte demeure parcellaire, notamment sur le régime de retraite du Président, et il ne donne pas des éléments aussi précis qu'un bulletin de paie. La demande formulée par Mme Sponchiado n'avait donc rien de redondant, et il n'était pas absurde de vouloir étudier comment les dispositions du décret de 2012 étaient mises en oeuvre.
La réponse de l'Elysée
à la demande de communication de la feuille de paie du Président
Touchez-pas au grisbi
Jeanne Moreau et Jean Gabin. Film de J. Becker. 1954
Évolution de la jurisprudence de la CADA
C'est ainsi que la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA) a compris sa demande d'avis. Après un premier refus des services de la Présidence, la demanderesse s'est en effet tournée vers la CADA pour une demande d'avis, comme l'y autorise la loi du 17 juillet 1978. Les avis de la CADA sont purement consultatifs, mais les rapports de la CADA montrent qu'ils sont largement suivis par les services concernés.
L'Elysée espérait bien obtenir un avis négatif, dans la suite de celui rendu le 19 mars 2009. A l'époque, la CADA avait estimé que la loi sur l'accès aux documents administratifs devait être interprétée à la lumière de l'article 67 de la Constitution affirmant l'irresponsabilité du Chef de l'État. Elle considérait donc qu'il ne figurait pas parmi les autorités tenues de communiquer des documents à toute personne en faisant la demande. Il est en effet incontestable que le Président n'est pas une autorité "administrative" au sens où l'entend la loi de 1978. Mais cette jurisprudence de 2009 conduisait à faire de l'irresponsabilité du Président le fondement d'un secret absolu concernant l'ensemble des services de l'Élysée. La Présidence de la République était ainsi placée à l'écart de toute politique de transparence.
Hélas, les juristes de l'Elysée n'avaient pas tenu compte, dans leur analyse, de l'intervention du décret de 2012. Dans son avis du 10 décembre 2020, la CADA fait évoluer radicalement sa jurisprudence. Elle prend note que la rémunération du Président est désormais fixée par un texte réglementaire, "en fonction de considérations étrangères à la personne ou à l'exercice des fonctions du Président de la République, dont elle est donc détachable". Elle en déduit que les pièces produites ou reçues par le Secrétariat général de la présidence dans le cadre de ses missions sont des documents communicables. Et la CADA de conclure que l'irresponsabilité du Président ne saurait s'opposer à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen qui énonce un droit de la société "de demander compte à tout agent public de son administration".
Un avis favorable à la communication du bulletin de paie du Président est donc rendu, sous la réserve du "caviardage" des mentions touchant à la vie privée du Président. On ne peut que se réjouir de cette référence à l'article 15 qui, dans l'ancienne jurisprudence de 2009, était demeuré lettre morte.
L'avis n'a guère impressionné l'Elysée, puisque le secrétaire général persiste dans son refus, sans même se donner la peine de chercher quelques arguments juridiques susceptibles de le justifier. A cet égard, l'éventuel recours de Mme Sponchiado devant le juge administratif sera certainement fort intéressant.
L'enjeu de cette affaire demeure modeste, mais, précisément, elle révèle comment la Présidence de la République entend traiter les citoyens. Alors que la loi de 1978 précise que la simple curiosité de l'administré suffit à justifier une demande de communication d'un document, l'Elysée n'entend pas satisfaire cette curiosité. Alors que la Constitution confie au Président de la République le soin de veiller au respect de la Constitution, l'Elysée se veut au-dessus des lois.
Surtout, la lecture de la réponse apportée à la demande de communication de ces feuilles de paie laisse l'impression d'une grande incohérence. Le directeur
de cabinet affirme en effet qu'une fois occultées les mentions relatives
à la vie privée et à la situation fiscale de l'intéressé, il ne
subsistera dans le bulletin de paie que "des éléments déjà publics de cette rémunération". Sans doute, mais alors pourquoi refuser l'accès si les éléments sont déjà publics ?