« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 10 mai 2021

La dissolution de Génération Identitaire


Après l'association Barakacity et le Comité contre l'islamophobie en France (CCIF), deux groupements proches d'une mouvance islamiste radicale, c'est au tour d'un mouvement de la droite extrême d'être l'objet d'une dissolution administrative. Intervenue par un décret du 3 mars 2021, la dissolution de Génération Identitaire a donné lieu à un référé devant le Conseil d'Etat. L'association et ses dirigeants ont demandé la suspension d'un texte qui, à leurs yeux, portait une atteinte excessive à la liberté d'association. 

La liberté d'association est un principe fondamental reconnu par les lois de la République depuis la célèbre décision du Conseil constitutionnel du 16 juillet 1971 et elle a, en conséquence, une valeur constitutionnelle. Il appartient donc au gouvernement, lorsqu'il envisage la dissolution d'une association, d'"opérer la conciliation nécessaire entre le respect des libertés et la sauvegarde de l'ordre public sans lequel l'exercice des libertés ne saurait être assuré." Une association ne peut donc être dissoute que si cette mesure est indispensable à l'ordre public.

Dans une ordonnance du 3 mai 2021, le juge des référés du Conseil d'État, intervenant en formation collégiale, écarte le recours et considère donc que la dissolution de Génération Identitaire était indispensable à la protection de l'ordre public.

 

La dissolution administrative 

 

Comme dans le cas de Barakacity et du CCIF, la dissolution est juridiquement fondée sur l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure, lui-même largement issu d'une ancienne loi du 10 janvier 1936. A l'époque, il s'agissait précisément de permettre au gouvernement de prononcer la dissolution des "ligues" et groupements d'extrême-droite qui avaient participé aux manifestations violentes et bien peu républicaines du 6 février 1934.

Les conditions d'une telle dissolution sont précisément définies par l'article L212-1. Le groupement doit soit être constitué comme un groupe armé, soit avoir pour but de porter atteinte à la forme républicaine du Gouvernement, soit se livrer à des agissements en vue de provoquer des actes de terrorisme en France ou à l'étranger, soit enfin provoquer à la discrimination, à la haine ou à la violence envers une personne ou un groupe de personnes à raison de leur origine ou de leur appartenance ou de leur non-appartenance à une ethnie, une nation, une race ou une religion déterminée, soit propagent des idées ou théories tendant à justifier ou encourager cette discrimination, cette haine ou cette violence.

 

Une QPC sans espoir

 

Avant toute chose, Génération Identitaire commence par invoquer l'inconstitutionnalité de ces dispositions et dépose donc une demande de question prioritaire de constitutionnalité. La démarche semble pour le moins désespérée. 

L'association s'appuie en effet sur l'article L332-18 du code du sport qui permet la dissolution ou la suspension pour une durée inférieure ou égale à douze mois d'une association de supporters sportifs dont les membres se sont livrés à "des actes répétés ou un acte d'une particulière gravité et qui sont constitutifs de dégradations de biens, de violence sur des personnes ou d'incitation à la haine ou à la discrimination contre des personnes (...)". Elle invoque également l'article L227-1 du code de la sécurité intérieure qui permet la fermeture d'un lieu de culte, pour une durée qui ne peut excéder six mois,  dans un but de prévention du terrorisme, lorsque "les idées ou théories qui sont diffusées ou les activités qui se déroulent provoquent à la violence, à la haine ou à la discrimination, provoquent à la commission d'actes de terrorisme ou font l'apologie de tels actes". Génération Identitaire voit dans l'article L212-1 du code de la sécurité une disposition qui porte atteinte au principe d'égalité devant la loi, dès lors qu'un mouvement de la droite extrême n'est pas traité de la même manière qu'un groupe de supporters ou les gestionnaires d'un lieu de culte. 

Le juge des référés du Conseil d'Etat ne peut que rappeler une jurisprudence constante du Conseil constitutionnel, selon laquelle le principe d'égalité s'applique aux situations qui sont juridiquement identiques. Tel n'est évidemment pas le cas en espèce, et il rappelle que les groupements de supporters ou les gestionnaires de lieux de culte ne sont pas dissous ou suspendus pour les mêmes faits que les groupements visés par l'article L212-1. 

 

Actualités Pathé du 6 février 1934. Archives de l'INA


Un délai plus que suffisant

 

Le juges des référés commence par écarter rapidement un moyen de procédure. Génération Identitaire se plaint en effet de n'avoir pas bénéficier de suffisamment de temps pour exercer les droits de la défense, mais ses avocats n'ont pas eu l'idée de démontrer cette difficulté en rendant leur mémoire en défense au dernier jour du délai imparti. Informés le 12 février de la mesure de dissolution projetée, ils ont rendu leur mémoire dès le 21 février, soit plus de dix jours avant la fin du délai. Le juge des référés en déduit, logiquement, que ce délai était suffisant.


Des discours et des actes

 

Sur le fond, le juge des référés s'appuie sur deux motifs. L'objet social de l'association est "la défense et la promotion des identités locales, régionales, française et européenne (...) ", objet qui, en soi, n'a rien d'illicite. Mais le juge observe que "sous couvert de participer au débat public", le groupement tend à justifier ou encourager la discrimination, la haine ou la violence envers les étrangers et la religion musulmane". Il cite notamment des slogans ou prises de position mentionnant la lutte contre "la racaille", ainsi que des actes illicites comme l'occupation du toit de la Caisse d'allocations familiales de Bobigny en mars 2019, où avait été déployée une banderole "de l'argent pour les Français pas pour les étrangers ". Certains de ses dirigeants ont d'ailleurs fait l'objet de poursuites ou de condamnations pénales sans que le groupement se soit désolidarisé de leurs agissements. 

Il s'agit, pour le juge des référés, de montrer que Génération Identitaire n'est pas une association dont l'unique objet est de "participer au débat d'intérêt général", au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. La référence à l'occupation du toit de la CAF est destinée à montrer que l'association se livre à des activités illégales portant atteinte à l'ordre public. 

Sur ce point, le juge des référés se réfère à l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 30 juillet 2014, Association "Envie de rêver". On se souvient qu'après le décès du jeune Clément Méric lors d'une rixe avec des militants de la droite extrême, un décret du 12 juillet 2013 prononçait la dissolution de trois mouvements impliqués dans l'agression. Deux étaient des groupements de fait, "Troisième voie" et "Jeunesses nationalistes révolutionnaires" (JNR). Le troisième, "Envie de rêver" était une association qui prêtait le local occupé par les deux précédents. Les trois mouvements étaient proches les uns des autres, et le Premier ministre avait alors estimé impossible de les considérer de manière différenciée. Mais précisément, le juge administratif avait refusé l'amalgame. Il avait estimé que l'activité des deux premiers portaient atteinte à l'ordre public et justifiait donc la dissolution. En revanche, le troisième groupement, celui qui prêtait le local, n'avait commis aucun acte de nature à fonder une telle mesure.

Le juge des référés affirme que Génération Identitaire souhaite " entrer en guerre", et "utilise une imagerie et une rhétorique guerrières". A cette analyse du discours s'ajoute, comme dans le précédent motif, une référence à des faits. Il est ainsi affirmé que l'association "organise des camps d'été au cours desquels des exercices de combat sont proposés (...)". Il s'agit évidemment de se rapprocher du texte même de l'article L212-1 du code de la sécurité intérieure qui permet la dissolution de "groupes de combat ou de milices privées".  

Le juge des référés considère donc, in fine, que la dissolution n'est pas une mesure disproportionnée au regard de la menace que représente Génération Identitaire pour l'ordre public.

Il serait sans doute intéressant de comparer la motivation du décret de dissolution et les motifs développés par le juge des référés. Car le décret se réfère bien davantage aux actes commis qu'à l'idéologie prônant le racisme et la discrimination. Il fait état de la condamnation pénale de certains des membres, des dons reçus émanant notamment de l'auteur de la tuerie de Christchurch, et de la location d'un navire pour tenter d'empêcher les sauvetages et repousser des embarcations de migrants se dirigeant vers les côtes européennes. Tout cela ne figure pas dans les motifs développés par le juge administratif. Sans doute préfère-t-il se concentrer sur l'éventuel recours devant la Cour européenne des droits de l'homme ? 

Celle-ci en effet admet la dissolution d'un groupement au seul regard du "discours de haine" qu'il développe. Dans un arrêt du 13 février 2003, Refah Partisi (Parti de la prospérité) et a. c. Turquie, la CEDH affirme ainsi que la dissolution d'une association prônant l'instauration de la Charia ne porte pas une atteinte excessive à la liberté d'association. Cette jurisprudence a ensuite été confirmée dans une décision du 11 décembre 2006, Kalifatstaat c. Allemagne. Il suffit donc qu'un groupement prône publiquement une remise en cause des principes républicains pour justifier la dissolution. Cette jurisprudence est-telle totalement satisfaisante ? Ne risque-t-elle pas, à terme, d'autoriser la dissolution d'associations qui ne représentent aucun danger sérieux pour l'ordre public ? Un groupement doit-il être jugé à travers l'idéologie qu'il promeut ou à travers ses agissements ? Le juge des référés n'apporte pas de réponse précise à cette questions qui se reposera tôt ou tard.


 

 

Sur la dissolution des groupements : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 12, section 2, § 1, B  

vendredi 7 mai 2021

Un nouveau projet de loi anti-terroriste, pas si nouveau


Le projet de loi anti-terrorisme relatif à la prévention d'actes de terrorisme et au renseignement est le 35e texte intervenu dans ce domaine depuis la loi du 9 septembre 1986. A l'époque, la loi se voulait une réaction aux attentats qui avaient frappé Paris, issus d'une mouvance islamiste proche du Hezbollah iranien. Aujourd'hui, le projet est présenté, une nouvelle fois, comme une réponse à l'assassinat d'une fonctionnaire de police à Rambouillet, commis par ressortissant tunisien, semble-t-il récemment radicalisé. 

Derrière cet aspect conjoncturel se cache un texte prévu de longue date, destiné d'abord à compléter la loi relative à la sécurité intérieure et à la lutte contre le terrorisme (SILT) du 30 octobre 2017, qui avait elle-même pour objet de pérenniser le droit issu de l'état d'urgence, ensuite à toiletter la loi renseignement du 24 juillet 2015. Derrière cette double préoccupation en apparaît une troisième, évidemment moins clairement formulée. Le but est en effet de contourner une jurisprudence parfois très dérangeante du Conseil constitutionnel, démarche qui n'a pas échappé au Conseil d'État qui a rendu son avis sur le texte le 21 avril 2021. 

 

Pérenniser les dispositions de la loi SILT

 

Lors des débats sur la loi SILT, le gouvernement avait limité l'application des dispositions relatives à la prévention du terrorisme à la période s'étendant jusqu'au 31 décembre 2020. Par la suite, la loi du 24 décembre 2020 en a prorogé l'application au 31 juillet 2021. L'actuel projet de loi se propose tout simplement d'abroger les dispositions de l'article 5 de la loi du 30 octobre 2017, celui-là même qui prévoyait le caractère temporaire des dispositions.

De fait, les dispositions provisoires deviennent définitives. Dans son avis, le Conseil d'État, peut-être avec un brin de malice, ne manque pas d'observer que le caractère temporaire ou non des dispositions est rigoureusement sans influence sur l'étendue du contrôle de constitutionnalité. Le Conseil constitutionnel en a en effet jugé ainsi dans sa décision QPC du 16 février 2018, rendue précisément à propos de l'assignation à résidence issue de la loi du 30 octobre 2017.

Parmi ces dispositions ainsi pérennisées figurent les interdictions administratives de fréquenter certains lieux ou de déclarer son changement de domicile, mesures qui peuvent concerner "toute personne à l'égard de laquelle il existe des raisons sérieuses de penser que son comportement constitue une menace d'une particulière gravité pour la sécurité et l'ordre publics".

L'un des points les plus contestés du projet réside dans l'allongement des "mesures individuelles de contrôle administratif et de surveillance" (MICAS)  créées par la loi du 30 octobre 2017 et qui s'analysent en fait comme des assignations à résidence. Il s'agit de mesures prises, à l'issue de leur peine, à l'encontre des personnes condamnées pour terrorisme à des peines égales ou supérieures à cinq ans, ou trois ans en cas de récidive. Le projet Darmanin propose d'abord, une "mesure judiciaire de réinsertion sociale antiterroriste", prise par le tribunal d'application de Paris et imposant à la fois des obligations de résidence, de contrôle, de soins, voire de formation. Il prévoit en outre un allongement de douze à vingt-quatre mois la durée maximale d'une mesure individuelle de surveillance.

La constitutionnalité de cette disposition est loin d'être acquise et le Conseil d'État, dans son avis, met en garde le gouvernement sur ce point. En effet, dans sa décision QPC du 29 mars 2018, le Conseil constitutionnel prend en considération la durée limitée de la mesure dans son contrôle de proportionnalité. Considérera-t-il comme proportionnée une mesure donc la durée sera doublée ? En tout état de cause, le risque d'inconstitutionnalité n'est pas inexistant.

D'autres dispositions édictées en ce domaine n'ont pas d'autre but que de réécrire certaines dispositions de la loi SILT, à l'époque plutôt mal rédigées. Il en est de la fermeture des lieux de culte, désormais étendue "aux locaux dépendant des lieux de culte, dont il existe des raisons sérieuses de penser qu'ils seraient utilisés aux mêmes fins pour faire échec à l'exécution de la mesure de fermeture (...)". Cette réécriture s'imposait, pour empêcher qu'une fermeture soit vidée de son contenu par le transfert immédiat du lieu de culte dans un autre local. 



Chappatte. International Herald Tribune. 10 mai 2005

 

Toiletter la loi renseignement


Bon nombre de dispositions de la loi visent à toiletter la loi du 24 juillet 2015 relative au renseignement. Pour justifier ces modifications, le gouvernement fait état de deux avis favorables émis par la Commission nationale de contrôle des techniques de renseignement (CNCTR) dans des délibérations du 7 et du 14 avril 2021. A dire vrai, on ignore si la CNCTR donne un avis favorable à l'action du gouvernement, ou si c'est le gouvernement qui s'efforce de donner satisfaction à des demandes formules par les services de renseignement.

Dans sa rédaction actuelle, le projet prévoit d'abord la mise en place de procédures fluidifiant les échanges de renseignement entre les services concernés, y compris les services de police. Sur ce point, le texte n'apporte rien de bien nouveau, et le but est plutôt d'affirmer dans la loi une volonté d'améliorer la circulation de l'information, dans une préoccupation de meilleure efficacité. Cette disposition ne pose pas de difficulté sérieuse, dès lors qu'elle ne modifie pas réellement le droit existant. 

L'extension des interceptions des correspondances à celles échangées par voie satellitaire semble également se borner à intégrer ce mode de communication, sans modifier le principe même de l'interception. En réalité, cette interception pose bon nombre de problèmes car les procédés techniques ne permettent pas réellement de cibler l'échange recherché. Le risque est alors grand d'intercepter toutes les correspondances émises ou reçues par voie satellitaire, pour, ensuite, faire un tri. Le risque d'une collecte de masse des données personnelles est alors important, et il est probable que le débat parlementaire sera vif sur ce point. D'ores et déjà, le Conseil d'État suggère de ne mettre en oeuvre de telles dispositions qu'à titre expérimental, tant que les procédés techniques de captation n'ont pas été améliorés.


Surveillance et algorithmes


L'aspect le plus contesté du projet réside, en matière de renseignement, dans l'inscription dans la loi de l'utilisation des algorithmes à des fins de renseignement. L'idée n'est pas nouvelle et l'article L 851-3 du code de la sécurité intérieure, issu de la loi de 2015, autorise le Premier ministre, après avis de la CNCTR, à imposer aux opérateurs et fournisseurs d'accès la mise en oeuvre d'algorithmes de nature à détecter des connexions susceptibles de révéler une menace terroriste. Ils ne peuvent porter que sur les données de connexion, sans permettre l'identification immédiate des personnes. C'est seulement si la menace est avérée que l'identité de l'intéressé peut être recherchée.

Après une période d'expérimentation, le projet de loi se propose d'améliorer l'efficacité des algorithmes en étant leur usage aux URL, c'est-à-dire aux adresses web complètes. A l'appui de cette mesure, le ministre de l'intérieur invoque le fait que Facebook ou Google utilisent déjà cette technique à des faits de marketing commercial et que l'on ne voit pas sur quel motif elle serait interdite à des services qui ont pour finalité de protéger la sécurité publique. L'argument n'est pas sans valeur, mais il faut aussi noter que cette technique consiste en un large filet dérivant qui traite un nombre considérable de données, dans le but d'identifier une menace. 

Le débat sera certainement vif sur cette question, mais le gouvernement a déjà reçu un appui indirect du Conseil d'État, non pas dans sa formation administrative mais dans sa formation contentieuse. Dans sa décision French Data Networks et autres du 21 avril 2021, il a en effet admis la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. De fait, cette décision rend possible l'utilisation des algorithmes et le traitement de ces données. 

Ce type de projet de loi suscite toujours des débats très vifs entre d'un côté un gouvernement qui veut, à tout prix, trouver des moyens de nature à lutter efficacement contre une menace terroriste actuellement très importante, et des de l'autre côté des associations qui ont tendance à rejeter toute collecte de données personnelles à des fins de sécurité. Entre ces deux approches, un équilibre devra être trouvé, recherchant notamment un encadrement juridique de ces techniques. On peut regretter, sur ce point, que le Conseil d'État ne puisse jouer totalement son rôle de conseil du gouvernement et du parlement. En effet, sa formation administrative est, en l'espèce, liée par l'arrêt récent rendu par sa formation contentieuse. A cet égard, la préparation de ce projet de loi illustre parfaitement l'impossibilité de séparer totalement les deux missions remplies par le Conseil d'État.


Sur les fichiers de police : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5 § 3, A.

lundi 3 mai 2021

"Passeport vaccinal", "passe sanitaire" : une idée qui fait son chemin


Comment pourrait-on l'appeler, "passeport vaccinal", "certificat de vaccination", "passe sanitaire" ? A moins que lui soit attribuée une couleur, "passeport bleu" ou "rouge" ? Tous ces termes ne sont pas tout-à-fait synonymes. Le "passeport" sanitaire indique l'existence d'un document facilitant le passage des frontières pour les personnes vaccinées contre la Covid-19. Le "passe sanitaire" ou le "certificat de vaccination" renvoie plutôt à l'idée d'une réouverture de certaines activités. On observe toutefois que ces notions sont indifféremment employées pour désigner un document permettant aux personnes vaccinées de bénéficier d'une plus grande liberté de circulation, soit en dehors des frontières, soit bien plus simplement dans l'exercice de leurs activités quotidiennes. 

 

Le passage des frontières


Un État ne peut évidemment définir seul qui sera autorisé à passer une frontière, car il n'est pas compétent pour imposer à un autre État les conditions d'entrée sur son territoire. Un "passeport vaccinal" ne peut donc relever que d'une initiative de l'Union européenne, organisation dont la finalité même est de nature économique, et qui se préoccupe de rétablir aussi rapidement que possible la liberté de circulation des personnes et des biens.

Précisément, le 29 avril 2021, le parlement européen a pris position pour l'ouverture de négociations sur la proposition d'un "certificat vert" numérique, qui a pour but de permettre aux Européens de voyager dès cet été avec un minimum de restrictions, et même d'ouvrir les frontières extérieures aux ressortissants dûment vaccinés de certains États tiers. De manière très concrète, ce "certificat" attestera qu’une personne a été vaccinée contre la Covid-19, ou qu’elle a reçu récemment un test négatif ou encore qu’elle s’est remise de l’infection. Ce certificat devrait s'accompagner d'un code QR destiné à garantir son authenticité, mettant fin à la prolifération de faux tests PCR.

A ce stade, ce certificat européen demeure un objectif à atteindre, sans que l'on puisse présager s'il verra, ou non, le jour. Sa mise en oeuvre est en effet subordonnée au succès d'un "trilogue", entre la Commission, le parlement européen et le Conseil européen, négociation menée par la présidence portugaise. 

Rien n'interdit, en revanche, aux États de subordonner l'accès à leur territoire ou le retour sur leur territoire à la possession d'un certificat de vaccination, et c'est d'ailleurs ce qu'ils font lorsqu'ils imposent un test PCR de moins de 72 heures. Le règlement sanitaire international (RSI) qui lie 196 États membres de l'OMS impose déjà, depuis bien longtemps, la vaccination contre la fièvre jaune, effectuée dix jours avant un voyage vers une zone endémique d'Afrique ou d'Amérique Latine. En France même, ce certificat de vaccination contre la fièvre jaune doit être produit par tout voyageur qui se rend en Guyane. L'article L3111-6 du code de la santé publique énonce ainsi très clairement : "La vaccination contre la fièvre jaune est obligatoire, sauf contre-indication médicale, pour toute personne âgée de plus d'un an et résidant ou séjournant en Guyane".

 


 Elle est Pfizer. Les Goguettes (en trio, mais à quatre), avril 2021


L'exercice d'activités


Les États poursuivent aussi un autre objectif de réouverture d'activités aux personnes vaccinées. L'exemple d'Israël suscite mouvement d'opinion en faveur d'un "passe sanitaire". En effet, les personnes vaccinées contre la Covid-19 y reçoivent un "passeport vert" une semaine après la seconde injection. Ses heureux titulaires peuvent désormais entrer au concert ou au musée, déjeuner dans la salle intérieure d'un restaurant, se refaire une santé dans une salle de sport ou une piscine. Les autres, les non-vaccinés, doivent se contenter des bains de mer et des terrasses des cafés, désormais ouvertes à tous.

Une telle pratique ne peut être mise en oeuvre que si un pourcentage significatif de la population est déjà vacciné et si l'accès au vaccin est assuré de manière satisfaisante. Il est en effet impensable de limiter durablement les droits de ceux qui ne sont pas vaccinés, parce qu'ils sont seulement victimes d'une pénurie de doses.  En outre, il est impératif qu'une immunité collective soit en cours d'installation, puisque le vaccin empêche sans doute de développer des symptômes mais n'empêche pas d'en être porteur sain.

Le débat a démarré très tôt en France, dès l'époque où l'hypothèse d'un vaccin contre la Covid-19 est devenue crédible. Les acteurs de l'économie ont immédiatement vu l'intérêt d'un document permettant la réouverture, même partielle, de certaines activités. D'autres intervenants ont crié à la discrimination, invoquant une rupture d'égalité entre ceux qui seraient vaccinés et ceux qui ne le seraient pas. Aujourd'hui, l'Assurance maladie annonce qu'à partir du 3 mai 2021, les Français recevant leur seconde dose de vaccin se verront remettre une attestation sécurisée contre la fraude qui, grâce à QR Code, pourra être stockée dans l'application "Tous Anti Covid". Cette attestation pourrait ensuite être utilisée, dans des conditions encore mal définies, pour accéder à certains lieux comme les stades, les foires ou les musées.


La compétence de la loi


Pour répondre à cette question de l'éventuelle discrimination induite par un tel document, il faut d'abord observer que sa création relève du domaine de la loi. Dans un arrêt du 15 novembre 1996, le Conseil d'État annule ainsi pour incompétence un arrêté du ministre de l'agriculture imposant certains vaccins aux jeunes gens désireux d'accomplir leur service national dans la sécurité civile en qualité d'agent forestier. Il précise alors que la loi peut seule rendre obligatoire une vaccination.

Dans le cas de la vaccination contre la Covid-19, l'éventuelle mise en oeuvre du "passe sanitaire" devra donc être décidée par le parlement, et donnera sans doute lieu à une saisine du Conseil constitutionnel, fondée sur le caractère discriminatoire de cette mesure.

 

Egalité et non-discrimination 

 

L'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 énonce que la loi "doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse (...)". Il est vrai que la création d'un "passe sanitaire" implique une nécessaire distinction entre ceux qui sont vaccinés et ceux qui ne le sont pas. Pour le Conseil constitutionnel cependant, le principe d'égalité ne s'oppose pas à ce que "le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général", principe acquis depuis la décision du 16 janvier 1982. Autrement dit, le législateur est compétent pour moduler la mise en oeuvre concrète du principe d'égalité et il peut gérer de manière différente la situation des personnes qui sont dans une situation juridique différente. 

Or la vaccination n'est pas seulement un acte médical. C'est aussi un fait juridique qui peut conditionner l'exercice de certains droits. C'est ainsi que le droit à l'instruction obligatoire n'est accessible qu'aux enfants vaccinés contre certaines maladies, onze depuis 2018, parmi lesquelles la diphtérie, la poliomyélite et le tétanos. Ils ne peuvent être accueillis dans un établissement scolaire que si leurs parents produisent un certificat de vaccination.

Dans le cas des enfants, il s'agit cependant d'une vaccination obligatoire L 3111-1 à L 3111-3 du code de la santé publique (csp). A ce stade, la vaccination contre la Covid-19 n'est pas une obligation, encore moins une "obligation vaccinale déguisée". Il n'est pas interdit de refuser la vaccin, et d'accepter la privation des prérogatives liées au "passe vaccinal" qui est la conséquence de ce refus. Certes, le fait d'être privé de l'accès au stade ou au musée peut être perçu comme une incitation à se faire vacciner, mais ce n'est tout de même pas une obligation juridique.

Reste que le Conseil constitutionnel apprécie la proportionnalité de l'atteinte à l'égalité établie par le législateur, au regard des intérêts publics en cause. Or, il s'est déjà prononcé sur la question de l'obligation vaccinale des enfants dans une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) du 20 mars 2015. Il était alors saisi par des parents condamnés pour avoir refusé de vacciner leurs enfants, sur le fondement de l'article 227-17 du code pénal qui punit de  deux ans d'emprisonnement et de 30 000 euros d'amende "le fait, par le père ou la mère, de se soustraire, sans motif légitime, à ses obligations légales au point de compromettre la santé, la sécurité, la moralité ou l'éducation de son enfant mineur". 

En déclarant ces dispositions constitutionnelles, le Conseil précise "qu'il est loisible au législateur de définir une politique publique" en matière de vaccination. Le parlement dispose d'une large marge d'appréciation dans ce domaine, et le Conseil note qu'il peut "modifier (...) cette politique publique pour tenir de l'évolution des données scientifiques, médicales et épidémiologiques". Autrement dit, le Conseil se borne à exercer un contrôle minimum dans ce domaine, estimant que le but d'une politique publique est précisément de mobiliser les connaissances techniques et scientifiques pour assurer la garantie du droit à la santé. Cette analyse pourrait évidemment être appliquée au "passe sanitaire", quand bien même il aurait pour unique objet d'inciter la population à se faire vacciner. Ce n'est certainement pas, en soi, un objectif inconstitutionnel.


Le débat sur le "passe sanitaire" reparaît alors que les vaccinations se poursuivent en France à rythme généralement plus lent que dans d'autres pays. L'immunité collective est bien loin d'être acquise, et les Français vaccinés, heureusement toujours plus nombreux, vont demander à tirer les bénéfices immédiats de leur toute nouvelle immunité. Ils auront évidemment l'appui des professionnels concernés, désireux d'accueillir des personnes prêtes à consommer des biens dont elles ont été longtemps privées. Tout cela joue en faveur du "passe sanitaire", évidemment.


mercredi 28 avril 2021

"Un quarteron de généraux en retraite"


"Un quarteron de généraux en retraite", la  célèbre formule employée par le général de Gaulle le 23 avril 1961 pour désigner les auteurs du putsch d'avril 1961, pourrait être utilisée pour évoquer d'autres généraux, ceux qui ont cru bon de faire connaître leur opinion sur la situation actuelle. Et elle est pour le moins tranchée puisque face aux multiples délitements de la société qu'ils dénoncent, ils prévoient “une explosion et l’intervention de nos camarades d’active dans une mission périlleuse de protection de nos valeurs civilisationnelles”. 

Ce discours a d'abord été publié sur un blog confidentiel "ouvert à tous les militaires à la retraite, d'active et de réserve qui aiment la France et réalisent que celle-ci est au bord du gouffre". Un pas en avant a ensuite été franchi, avec la reprise du texte dans Valeurs Actuelles.

A partir de cette publication, l'Effet Streisand a parfaitement fonctionné. Le petit groupe des signataires a obtenu une notoriété sans commune mesure avec son influence réelle. Certains lecteurs ont immédiatement dénoncé un appel au putsch, sans doute dans une analyse un peu hâtive. La lecture du texte révèle en effet un propos désordonné et ambigu, dans lequel un juge serait bien incapable de déceler un contenu opératoire. 

Les auteurs du texte auront la satisfaction d'avoir su mobiliser des militants de gauche généralement divisés mais toujours prompts à s'entendre pour dénoncer des complots d'extrême droite. Au-delà de cet effet politique, somme toute très modeste, le texte permet d'évoquer une nouvelle fois la question de la liberté d'expression des militaires. 

Car les militaires sont des citoyens et, à ce titre, ils disposent des droits de vote et d'éligibilité. Aux termes de l'article L 4121-3 du code de la défense, ils peuvent être candidats à toute fonction publique élective, à condition, pour les officiers généraux, qu'elle ne s'exerce pas dans le ressort de leurs fonctions. L'interdiction d'adhésion à un parti politique est  alors suspendue pendant la compagne, et durant les fonctions s'ils sont élus. En dehors de cet engagement électoral, le statut des militaires ne leur interdit pas toute expression, mais les contraint aux obligations de réserve et de loyauté.


Réserve et loyauté


Elles concernent tous les militaires et sont imposées par l'article L. 4121-2 du code de la défense : « Les opinions ou croyances, notamment philosophiques, religieuses ou politiques, sont libres. Elles ne peuvent cependant être exprimées qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire". Les deux notions de réserve et de loyauté sont en réalité extrêmement proches. 

L'obligation de réserve impose au militaire, comme d'ailleurs à l'ensemble des fonctionnaires, de faire preuve de retenue et de mesure dans l'expression publique de ses opinions. Elle a pour but d'assurer le respect du principe de neutralité du service public. Elle ne concerne donc pas les opinions politiques, religieuses, ou philosophiques de la personne et n'impose, pour reprendre la formule utilisée par Jean Rivero, aucune "obligation de conformisme idéologique". Un militaire a donc le droit d'avoir des convictions politiques, qu'il exprime, comme chacun d'entre nous, à travers l'exercice du droit de vote. Le problème est que ces idées ne peuvent être exprimées "qu'en dehors du service et avec la réserve exigée par l'état militaire".

Le devoir de loyauté n'impose pas une obligation de nature différente mais d'une intensité différenciée. Il impose au militaire une expression conforme à la dignité du service auquel il appartient et à la place qu'il occupe dans la hiérarchie. Un officier général doit ainsi mesurer ses propos avec une attention particulière car ils seront davantage écoutés et médiatisés, que ceux tenus par un militaire du rang. 



Le général Castagnetas. Les Frères Jacques
Extrait du film "La rose rouge". Marcello Pagliero. 1951

 

Seconde section, même devoirs

 
On objectera que la plupart des signataires de la tribune avaient quitté le service actif depuis  longtemps, et ceux qui ont plus de 67 ans bénéficient désormais de la totale liberté d'expression attachée au statut de retraité.
 
Ceux qui n'ont pas atteint cet âge sont sans doute placés en "seconde section des officiers généraux".  Selon l'article L 4141-1 du code de la défense, les officiers généraux placés en seconde section ne sont plus en activité dans les forces armées, mais ils demeurent "maintenus à la disposition" du ministre de la défense. Ils peuvent donc être rappelés, par exemple en cas de guerre, ou "pour les nécessités de l'encadrement". Bien entendu, cet éventuel rappel demeure théorique, et les généraux 2S ont une vie très semblable à celle de n'importe quel retraité de la fonction publique.
 
Il n'empêche que les dispositions de l'article L 4141-4 du même code font peser les mêmes devoirs de loyauté et de réserve sur les officiers généraux de la seconde section. L'article L 4137-2 affirme que la sanction de radiation des cadres, la plus grave dans l'échelle des sanctions, peut leur être appliquée s'ils ont manqué à l'un ou l'autre de leurs devoirs. A dire vrai, c'est aussi la seule sanction possible car il serait pour le moins étrange de prononcer l'exclusion temporaire ou de mettre aux arrêts un officier qui n'exerce plus aucune fonction dans les forces armées. 
 
On notera qu'elle a été prononcée en 2017 contre l'un des signataires de la tribune. Il avait participé en février 2016 à une manifestation anti-migrants qui se déroulait à Calais et qui avait été interdite par la préfecture. Il y avait même pris la parole publiquement. Dans un arrêt M. P. du 22 septembre 2017, le Conseil d'État confirme la sanction de radiation des cadres de l'armée qui lui a été infligée pour un double manquement à la loyauté et à la réserve.

Dans le cas de la tribune publiée dans Valeurs Actuelles, il ne fait guère de doute que les signataires 2è Section pourraient être sanctionnés sur le même fondement. Quant au général P. qui a déjà été radié des cadres de l'armée, il ne court aucun risque. Rendu à la vie civile, il peut librement s'exprimer, y compris pour exprimer des opinions qui "heurtent, choquent ou dérangent" au sens où l'entend la Cour européenne des droits de l'homme. Personne n'est tenu de l'écouter et encore moins d'adhérer à ses propos.

Il reste évidemment à s'interroger sur le risque que prendrait l'Exécutif en engageant une procédure disciplinaire. Il est minime au regard de la réaction des membres des forces armées. L'écrasante majorité des officiers généraux, d'active comme de seconde section, sont des personnes responsables qui n'ignorent rien du poids que peut avoir leur parole et qui savent l'utiliser avec mesure. Leur loyauté et leur sens des réalités rend extrêmement peu probable une quelconque protestation, surtout pour défendre d'anciens chefs aux idées sentant la naphtaline.
 

Le contrôle du Conseil d'État

 
En revanche, la ministre de la Défense qui envisagerait d'engager des poursuites disciplinaires devrait s'interroger sur l'hypothèse d'un recours au Conseil d'État. Depuis l'arrêt du 12 janvier 2011, le Conseil d'Etat exerce en effet un contrôle de proportionnalité sur les sanctions infligées aux militaires. Il avait alors admis que le chef d'escadron de Gendarmerie Jean-Hugues Matelly avait violé l'obligation de réserve en publiant différents articles contestant le passage de l'Arme sous l'autorité du ministre de l'intérieur. En revanche, la Haute Juridiction avait estimé disproportionnée par rapport aux faits qui l'avaient motivée la sanction de radiation des cadres prononcée à son encontre. Dans cette affaire, l'intéressé n'était pas général et l'intensité de l'obligation de loyauté était donc moindre. Surtout, il lui était reproché d'avoir écrit un article doctrinal dans le cadre d'une étude diligentée par un centre de recherches universitaire, et de n'avoir pas réellement compris qu'il ne bénéficiait pas de la liberté d'expression attachée au statut d'enseignant-chercheur.
 
Les signataires de la tribune sont certes des officiers généraux, et, à ce titre, contraints à une réserve et à une loyauté plus grande que les autres membres des forces armées. En revanche, ils n'ont pas participé à une manifestation interdite et se sont bornés à signer un texte confus, si confus qu'il donne lieu à des interprétations diverses. Que penserait le Conseil d'État d'une sanction reposant sur un tel comportement ? Pour le moment, personne n'en sait rien et l'affaire mérite-t-elle que la question lui soit posée ?


 

dimanche 25 avril 2021

Données de connexion : une clause de sauvegarde constitutionnelle


Le dialogue des juges peut parfois se révéler un peu "rugueux". Cette formule de Bruno Lasserre, vice-président du Conseil d'État illustre parfaitement la décision French Data Networks et autres rendue par le Conseil d'État le 21 avril 2021

Le juge administratif, saisi par différentes associations se donnant pour objet la protection des données personnelles, admet la légalité de plusieurs décrets de 2015 qui imposent aux opérateurs de télécommunication de conserver pendant un an toutes les données de connexion des utilisateurs pour les besoins du renseignement et des enquêtes pénales. En schématisant quelque peu, on peut définir ces données comme celles permettant de connaître l'identité de l'utilisateur du téléphone ou de l'ordinateur, celles donnant accès à ses interlocuteurs (les fadettes en particulier) et enfin les données de localisation permettant le "traçage" de la personne.

A cet égard, deux points de vue s'opposent de manière radicale. D'un côté, le gouvernement invoque les nécessités de la lutte contre le terrorisme et des enquêtes pénales pour justifier la conservation de ces données, pour une durée limitée à une seule année.  De l'autre côté, les associations requérantes voient dans cet accès aux données personnelles un instrument de surveillance de masse qui devait, en tant que tel, disparaître de l'ordre juridique.

 

Les arrêts de la CJUE du 6 octobre 2020


Le recours a trouvé un appui particulièrement important, et c'est d'ailleurs ce qui fait tout l'intérêt de cet arrêt, dans trois décisions rendues sur questions préjudicielles par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) le 6 octobre 2020. Elle était alors invitée, par le Conseil d'État lui-même, à préciser la portée des règles figurant la directive "vie privée et communications électroniques" ainsi que dans le règlement général sur la protection des données (RGPD.

L'analyse de la CJUE repose sur le principe selon lequel la conservation généralisée et indifférenciée des données de connexion, autres que les données d’identité, ne peut être imposée aux opérateurs que pour les besoins de la sécurité nationale en cas de menace grave. Lorsqu'il s'agit de répondre aux besoins des services de renseignement, la Cour exige d'ailleurs que l'accès soit autorisé par une autorité indépendante ou un juge. En matière de criminalité, elle opère une distinction entre les crimes graves, et ceux qui ne le sont pas. Seule est autorisée l'accès aux données de connexion dans le premier cas, lorsque des personnes présentent un risque particulier. Pour satisfaire aux exigences de la Convention de Budapest sur la cybercriminalité, la CJUE autorise toutefois un "gel" des données de trafic et de localisation sur une courte période, pour les besoins d'une enquête pénale.

Cette jurisprudence s'inscrit dans la ligne de la célèbre décision Digital Rights v. Ireland de 2014 qui avait invalidé une directive obligeant les fournisseurs d'accès à conserver les données relatives aux communications de leurs abonnées pour une "durée minimale de six mois et maximale de deux ans, (...) afin de garantir "la disponibilité de ces données à des fins de recherche, de détection et de poursuite d'infractions graves". Aux yeux de la CJUE, cette obligation de conservation constituait une ingérence excessive dans les droits des personnes, dès lors que la directive ne prévoyait pas un encadrement juridique susceptible de garantir qu'elle serait limitée "au strict nécessaire". Deux ans plus, la décision Tele 2 Sverige AB du 21 décembre 2016 avait repris une formulation à peu près identique pour sanctionner une "réglementation nationale prévoyant une conservation généralisée et indifférenciée (...)" de ces données. 

Devant cette jurisprudence constante, les associations requérantes espéraient donc obtenir du Conseil d'État une soumission totale à la position de la CJUE et donc l'annulation des décrets dressant la liste des services autorisés à accéder aux données de connexion.


Le téléphone pleure. Claude François
Archives de l'INA. 1974


La position du gouvernement


Redoutant une telle solution, le gouvernement n'avait pas manqué de faire connaître sa position. Il avait d'abord donné des exemples d'utilisation de ces données, rappelé qu'elles avaient permis l'aboutissement de l'enquête pénale visant Nordal Lelandais pour l'assassinat du caporal Noyer, comme d'ailleurs celle sur les attentats terroristes de 2015 dans laquelle le "bornage" de la téléphonie a joué un rôle essentiel. 

Mais ces éléments de fait n'étaient évidemment pas suffisant pour demander au Conseil d'écarter purement et simplement la décision de la CJUE. Le gouvernement s'élevait donc contre une ingérence de la Cour dans l'ordre constitutionnel français et dans des textes ne relevant pas de sa compétence, en particulier ceux régissant le fonctionnement des services de renseignement. L'argument avait certes été déjà écarté par la CJUE au motif que tout texte autorisant la conservation de données personnelles relevait de sa compétence, mais rien n'interdit au gouvernement de le formuler une nouvelle fois, de la même manière que rien n'interdit au Conseil d'État d'écarter une décision de la CJUE en se fondant directement sur l'ordre constitutionnel français.

Certes, mais la brutalité de ce rappel de la hiérarchie des normes n'était pas souhaitée par le juge administratif, d'autant qu'il avait lui-même posé la question préjudicielle ayant suscité les arrêts d'octobre 2020. Il a donc adopté une position en apparence plus souple, celle de la clause de sauvegarde constitutionnelle. Elle lui permet de parvenir au même résultat sans remettre en question la répartition des compétences entre l'Union et les États membres.


La supériorité de la Constitution


Le Conseil d'État affirme que "tout en consacrant l'existence d'un ordre juridique de l'Union européenne intégré à l'ordre juridique interne, l'article 88-1 de la Constitution confirme la place de la Constitution au sommet de ce dernier". Tout est dit, et le Conseil d'État entend ainsi réaffirmer la supériorité de la Constitution sur le droit européen. 

Le juge administratif peut alors ajouter, et il convient de citer ce passage in extenso : " Dans le cas où l'application d'une directive ou d'un règlement européen, aurait pour effet de priver de garanties effectives l'une de ces exigences constitutionnelles qui ne bénéficierait pas, en droit de l'Union, d'une protection équivalente, le juge administratif, saisi d'un moyen en ce sens, doit l'écarter dans la stricte mesure où le respect de la Constitution l'impose". L'analyse est d'autant plus utile pour le Conseil d'État, qu'il s'attribue ainsi la compétence pour exercer le contrôle de l'équivalence des protections offertes par le système juridique.

 

Usage de la clause de sauvegarde

 

En l'espèce, le Conseil rappelle que la sauvegarde des intérêts fondamentaux de la nation, la prévention des atteintes à l'ordre public, la lutte contre le terrorisme et la recherche des auteurs d'infractions pénales sont des exigences constitutionnelles. Il ne fait guère de doute qu'elles ne bénéficient pas d'une protection équivalente en droit de l'Union, l'essentiel de ces domaines relevant de la compétence des États. 

Le Conseil, là encore, n'affirme pas clairement que le droit de l'Union n'est pas équivalent à celui issu de l'ordre constitutionnel français. Il se borne à s'engouffrer dans une brèche ouverte par la CJUE elle-même, dans ses décisions d'octobre 2020. Elle affirmait alors, songeant à la menace terroriste, que la conservation pendant un an des données de connexion peut se justifier, en quelque sorte exceptionnellement, "si l'État fait face à une menace grave, réelle, actuelle ou prévisible". Le Conseil va donc tout simplement constater que cette menace existe en France de manière ininterrompue depuis les attentats de 2015. Il se limite alors à demander au gouvernement de justifier chaque année, par décret, de la permanence de cette menace. Ce décret s'analyse comme une pure formalité, d'autant qu'il sera contrôlé par le Conseil d'État lui-même. 

Les associations requérantes voient dans cet arrêt la consécration d'un "état d'urgence permanent", formule destinée à frapper l'opinion. Mais au-delà de la controverse, l'arrêt illustre sans doute l'incompréhension qui, peu à peu, s'est développée entre l'Union européenne et les autorités des États membres. Ces dernières ne comprennent pas ce qu'elles considèrent comme une ingérence européenne dans des questions régaliennes touchant au renseignement ou à la justice. On peut d'ailleurs se demander comment la CJUE a pu sérieusement penser que les États renonceraient, en pleine période de menace terroriste, à utiliser des données de connexion qui  leurs sont tout à fait indispensables. De toute évidence, le droit de l'Union n'est pas détaché des réalités qui sont celles des États membres.


Sur la protection des données : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 8, section 5.


mercredi 21 avril 2021

Les chasseurs dans le viseur du Conseil d'État


Dans une décision du 15 avril 2021, le Conseil d'Etat adresse à la Cour européenne des droits de l’homme (CEDH) une demande d'avis sur la conformité à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme d'une disposition de la loi Verdeille relative à la chasse. 

C'est la première fois que le Conseil d'État use de cette faculté de saisine de la CEDH, offerte aux "hautes juridictions nationales" depuis la ratification du Protocole n° 16 par la loi du 3 avril 2018. Elles peuvent demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle".

Comme souvent, le Conseil d'État s'est montré plus réticent que la Cour de cassation vis à vis d'une procédure permettant d'institutionnaliser le dialogue des juges. La juridiction suprême de l'ordre judiciaire avait en effet usé de cette faculté dès 2018, pour interroger la CEDH sur les effets d'une convention de gestation pour autrui sur l'état civil de l'enfant.

Cette première utilisation, plus de deux ans après la Cour de cassation, est déjà remarquable en soi, et l'objet de la demande d'avis ne fait qu'en accroître l'intérêt. Il s'agit en effet d'arbitrer entre les droits des chasseurs et ceux des propriétaires privés qui veulent soustraire leur propriété à cette activité.

 

La loi Verdeille

 

La loi Verdeille du 10 juillet 1964 contraint les propriétaires de terrains dont la superficie est inférieure à vingt hectares, à adhérer à une association de chasse agréée (ACCA).

Ces associations, régies par la loi du 1er juillet 1901, donnent lieu à un agrément préfectoral. Elles sont obligatoires dans vingt-neuf départements, sans doute les plus giboyeux, et facultatives dans les autres. Dans l'hypothèse où elles sont facultatives, leur création est alors subordonnée à l'existence d'une demande émanant d'au moins 60 % des propriétaires représentant 60 % des terrains situés sur le territoire de la commune. Une fois l'association créée, tous les chasseurs membres de l'ACCA (ou d'une AICA lorsque l'association est créée sur une zone d'intercommunalité) perdent l'exclusivité du droit de chasse sur le terrain dont ils sont propriétaires, mais ils gagnent le droit de chasser sur l'ensemble du territoire de l'association. Cette organisation est présentée comme favorisant une meilleure gestion des ressources cynégétiques, la lutte contre le braconnage, et garantissant le caractère démocratique de la chasse puisqu'elle n'est pas réservée aux seuls propriétaires de terrains. Derrière ces motifs, apparaît aussi, et surtout, la volonté d'offrir aux chasseurs une zone de chasse plus étendue.

 


 Monsieur Le Petit le chasseur. Les Frères Jacques. 1975

 

L'arrêt Chassagnou c. France de 1999

 

La loi Verdeille s'analyse comme une sorte d'anomalie juridique, dérogeant à des principes très solidement ancrés dans le droit. La liberté d'association tout d'abord fait l'objet d'une restriction, puisque les propriétaires des terrains d'une superficie inférieure à vingt hectares sont tenus d'adhérer à l'ACCA. Or, la liberté d'association implique le droit d'adhérer, ou de ne pas adhérer à une association, principe confirmé par la Cour européenne elle même dans son arrêt du 30 juin 1993, Sigurjonsson c. Islande. Le droit de propriété ensuite est atteint dans son essence même, dans la mesure où les propriétaires contraints d'adhérer à une ACCA ne sont plus entièrement libres d'affecter leur bien à l'usage de leur choix.

La Cour européenne, dans une décision Chassagnou et autres c. France du 29 avril 1999, a reconnu l'existence d'une double atteinte à la liberté d'association et au droit de propriété, respectivement garantis par l'article 11 de la Convention et l'article 1 du Protocole n°1. Pour la liberté d'association comme pour le droit de propriété, elle a estimé que les contraintes imposées aux propriétaires de terrains étaient disproportionnées par rapport aux objectifs d'intérêt général poursuivis par le législateur, particulièrement lorsque les intéressés refusent d'adhérer à une ACCA pour des motifs liés à leurs convictions personnelles, c'est à dire lorsqu'ils sont hostiles à la chasse et veulent faire de leurs terres un refuge pour les animaux. 

Sous l'influence de cette jurisprudence, a été votée la la loi du 26 juillet 2000 qui offrait une sorte de clause de conscience aux propriétaires. Elle énonçait que les terrains dont les propriétaires ont clairement manifesté leur opposition à la chasse par conviction personnelle ne seront pas intégrés dans le territoire de l'association, quelle que soit leur superficie. C'est donc un véritable droit de refuser la chasse qui est établi, pour des motifs liés aux convictions du propriétaire des lieux. 
 

Le lobbying et la loi de 2019



Cette loi de 2000 a évidemment fort déplu au puissant lobby de la chasse, incarné par une Fédération nationale particulièrement active et bénéficiant d'une oreille attentive et favorable de l'actuelle administration. Il a obtenu le vote d'une loi du 24 juillet 2019 "portant création de l'Office français de la biodiversité, modifiant les missions des fédérations de chasseurs et renforçant la police de l'environnement". On l'aura compris, la "police de l'environnement" dont il est question vise surtout à limiter les conséquences de la loi du 5 juillet 2000 et de la clause de conscience qu'elle offrait aux propriétaires. Si le retrait d'un propriétaire qui possède un terrain supérieur à 20 hectares demeure possible, il devient beaucoup plus difficile à des petits propriétaires de se réunir en association mettant en commun leur territoire pour précisément se retirer de l'ACCA. La loi précise en effet que ce recours au mode associatif ne peut exister que lorsque l'association a été créée antérieurement à l'ACCA, c'est-à-dire jamais.  Cette disposition, en apparence anodine, permet ainsi de vider de son contenu la loi de 2000. 

La loi du 24 juillet 2019 avait d'abord pour objet de contourner la jurisprudence du Conseil d'Etat. Dans un arrêt du 5 octobre 2018, il avait en effet annulé le refus d'abroger les disposition de l'article R 422-53 du code de l'environnement qui, précisément, excluaient toute possibilité pour des propriétaires de terrains de se regrouper après la constitution d'une association communale de chasse agréée afin d'exiger le retrait du fonds constitué par leur regroupement du territoire de cette association. Le juge avait même enjoint au Premier ministre de modifier ces dispositions dans un délai de neuf mois. Mais le lobby des chasseurs s'est montré vigilant, et a donc obtenu le vote de la loi du 24 juillet 2019, bientôt complétée par le décret du 23 décembre 2019, aujourd'hui attaqué par la voie du recours pour excès de pouvoir.


Le principe de non-discrimination


Le Conseil d'Etat se tourne donc vers la CEDH en lui demandant si l'actuelle réglementation est conforme à la Convention. D'une part, est invoqué le droit de propriété consacré par  l'article 1 du Protocole n°1, puisque le propriétaire d'un terrain ne peut en user à sa guise. D'autre part, et c'est un débat nouveau introduit par la loi de 2019, la question d'une éventuelle discrimination est posée. Si les grands propriétaires terriens peuvent se retirer d'une ACCA, les petits ne peuvent en faire autant et n'ont même pas le droit de se constituer en association pour tenter de répondre aux conditions posées par la loi. 

Les Fédérations de chasseurs affichent une certaine confiance dans l'issue de cette question préjudicielle.  Ils invoquent en effet la décision Chabauty c. France du 4 octobre 2012, La Cour avait alors affirmé que la loi Verdeille poursuivait un objectif d'intérêt général, en évitant le morcellement d'espaces très étendus par le retrait de petites entités. Elle avait donc admis que la loi limite le droit de retrait aux propriétaires de terrains représentant une superficie vaste d'un seul tenant (20 hectares, aux termes de l'article L 422-13 du code de l'environnement). 

Sans doute, mais la décision n'est pas si claire que cela. En l'espèce, le requérant n'invoquait en effet aucune clause de conscience, étant lui-même chasseur. Son seul but était de conserver le contrôle entier de ses terres, afin de les louer à d'autres chasseurs, opération plus lucrative que l'adhésion à une ACCA. Il recherchait simplement le plus grand profit, et la Cour européenne a sans doute ressenti quelque répugnance à l'idée de donner satisfaction à une revendication invoquant le principe de non-discrimination pur faire prévaloir, non sans cynisme, l'intérêt privé sur l'intérêt général. 

Aujourd'hui la situation est bien différente et la CEDH pourrait fort bien choisir de réaffirmer sa jurisprudence Chassagnou c. France. On peut même se demander si la question posée par le Conseil d'État n'a pas pour objet de faire peser sur la CEDH la responsabilité d'une éventuelle annulation du décret de 2019. Il ne fait guère de doute que la loi qu'il met en oeuvre a dû quelque peu agacer le juge administratif, dès lors qu'elle n'avait pas d'autre objet que de contourner sa jurisprudence. Il serait assez confortable de pouvoir affirmer que les juges français ne sont vraiment pour rien dans une décision imposée par une juridiction européenne, décision fort déplaisante non seulement pour les chasseurs mais aussi pour un gouvernement qui les soutient avec constance et loyauté. Il ne reste plus qu'à attendre la réponse de la Cour, en conservant à l'esprit que ce lobby dispose certainement de quelques antennes strasbourgeoises.


Sur le droit de propriété : Manuel de Libertés publiques version E-Book et version papier, chapitre 6