Dans une tribune publiée dans Le Monde, diffusée également sur Liberté Libertés Chéries, les professeurs Olivier Forcade, Sébastien-Yves Laurent et Bertrand Warusfel s'inquiètent de la nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle n° 1300 sur la protection du secret de la défense nationale, nouvelle rédaction approuvée par un arrêté signé du Premier ministre le 13 novembre 2020. La conséquence essentielle de ce texte est en effet de placer le travail des historiens sous le contrôle, voire le bon plaisir, des autorités compétentes pour décider de la classification et de la déclassification des documents postérieurs à 1934. Des centaines de travaux de recherche sont donc interrompus, et d'autres ne pourront voir le jour, la recherche historique se trouvant ainsi paralysée par le seul effet d'une circulaire approuvée par un acte réglementaire.
Comment est-ce concrètement possible ? Il suffit de réintroduire une procédure de déclassification, pour chaque document demandé datant de plus de cinquante ans, rétablissant ainsi un pouvoir discrétionnaire des administrations compétentes, et notamment du ministère des Armées. Mais le Premier ministre oublie qu'un acte réglementaire ne saurait violer une liberté constitutionnellement garantie ni aller directement à l'encontre de la loi qui l'organise.
Le droit d'accès aux archives publiques
Dans sa décision du 15 septembre 2017, le Conseil constitutionnel affirme l'existence d'un "droit d'accès aux archives publiques" qu'il fonde sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". On l'a compris, le droit d'accès aux archives publiques a donc valeur constitutionnelle.
Certes, le Conseil constitutionnel affirme que ce droit d'accès aux
archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations"
définies par la loi. En l'espèce, la loi, c'est l'article L213-2 du code du patrimoine, selon lequel "Les archives publiques sont communicables de plein droit à l'expiration d'un délai de (...) cinquante ans à compter de la date du document ou du document le plus
récent inclus dans le dossier, pour les documents dont la communication
porte atteinte au secret de la défense nationale, aux intérêts
fondamentaux de l'Etat dans la conduite de la politique extérieure, à la
sûreté de l'Etat, à la sécurité publique (...)". Ce texte ne prévoit aucune autre "limitation" que celle induite par le passage du temps, les cinquante années écoulées. Rien n'interdirait au législateur de définir un ou plusieurs régimes dérogatoires, par exemple en matière de secret nucléaire, mais il ne l'a pas fait.
Avec la nouvelle instruction interministérielle 1300, le Premier ministre entend vider de son contenu juridique le régime législatif établi par le code du patrimoine. Il le fait avec une grande discrétion, espérant sans doute que l'opération passerait inaperçue. A la vingt-cinquième page de l'instruction, un article 7.6.1. est modestement intitulé : "Articulation des dispositions du code pénal et du code du patrimoine". Mais son contenu s'oppose directement à la loi : "Aucun document classifié, même à l'issue du délai de communicabilité de cinquante ans, ne peut être communiqué tant qu'il n'a pas été formellement démarqué par l'apposition d'un timbre de déclassification".
Le bouclier arverne. René Goscinny et Albert Uderzo. 1967
Le retour du pouvoir discrétionnaire
Dès lors, l'accès aux archives publiques n'est plus un droit, alors même qu'il a été consacré par le Conseil constitutionnel. C'est une simple possibilité soumise au pouvoir discrétionnaire de l'administration. L'instruction ne mentionne pas, en effet, l'existence d'une compétence liée, qui obligerait l'autorité de classement à déclassifier à l'issue du délai de cinquante ans, dès qu'une demande d'accès serait formulée.
Le problème est que l'instruction interministérielle se trouve dans l'illégalité, car le code du patrimoine, à valeur législative, affirme clairement que la communication des archives, à l'issue d'un délai de cinquante ans, est faite "de plein droit". Cette formule, "de plein droit", a un contenu juridique très clairement établi. Elle signifie que la prérogative ainsi établie s'exerce sans procédure spécifique, dès que la condition prévue par la loi est remplie. C'est ainsi, par exemple, que l'article 726 du code civil prévoit que l'indignité successorale d'un héritier (notamment parce qu'il a assassiné le défunt ou tenté de le faire...) est automatique, et qu'il n'est nul besoin d'un jugement spécifique pour la mettre en oeuvre. De même, selon l'article 1844-7 du code civil, la dissolution d'une société est de plein droit "par l'expiration du temps pour lequel elle a été constituée". Dans ce cas, c'est l'écoulement du temps qui conditionne le changement de situation juridique, sans autre formalité. Il en est de même dans l'article L213-2 du code de patrimoine : à l'issue du délai de cinquante ans, la communication est "de plein droit".
Le retour du secret défense "à l'ancienne"
Cette nouvelle rédaction de l'instruction interministérielle témoigne ainsi d'un mépris souverain pour la hiérarchie des normes et surtout dans le cas d'une liberté constitutionnellement protégée. Il serait intéressant, à ce propos, d'imaginer quel serait le résultat d'un référé-liberté, dès lors que la liberté d'accès aux archives s'analyse comme une liberté fondamentale au sens de l'article L.521-2 du code de justice administrative.
Surtout, cette instruction interministérielle révèle un retour en arrière vers un secret défense entièrement défini par ceux qui sont les autorités de classement. En revenant au pouvoir discrétionnaire qui se manifeste par la procédure de déclassification, elles reviennent aussi à la définition purement matérielle : est secret défense toute informations que les autorités de classement décident de classer. Ce n'est évidemment pas une définition, mais une tautologie.
Les éléments de langage employés pour justifier cette nouvelle procédure sont également éculés. Il s'agirait de protéger les malheureux chercheurs qui pourraient se rendre coupables du délit de compromission du secret défense, sans même s'en apercevoir. Imaginons en effet que, dans les dossiers qu'ils consultent se trouve un document qui n'ait pas cinquante ans. Ne risquent-ils pas une peine de cinq ans d'emprisonnement sur le fondement de l'article 413-11 du code pénal ?
Souvenons-que c'était déjà l'argument utilisé pour "protéger" les magistrats en classifiant non plus des informations ou des documents mais des bâtiments entiers. A l'époque, en 2009, on craignait qu'un pauvre magistrat ne soit condamné parce que, lors d'une perquisition, il aurait pris un document dont il n'avait pas à connaître dans l'affaire en cours. Derrière l'hypocrisie du discours se cachait une toute autre réalité, puisqu'il s'agissait d'empêcher purement et simplement les magistrats de perquisitionner. Heureusement, le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 10 novembre 2011 rendue sur QPC a estimé une telle disposition inconstitutionnelle, l'exécutif, en classifiant des bâtiments entiers, pouvant en effet s'opposer purement et simplement à l'exercice des prérogatives de l'autorité judiciaire.
Ne serait-il pas temps que le parlement réagisse ? Car l'instruction ministérielle viole la loi qu'il a votée et le traite ainsi avec le même mépris que celui manifesté envers les historiens. Le débat parlementaire sur la durée du secret défense, en l'espèce cinquante ans, a déjà eu lieu, mais seul le parlement pourrait, le cas échéant, le rouvrir. Ce serait aussi l'occasion de se poser les questions essentielles. L'histoire est-elle un espace de recherche reposant sur la liberté académique, ou doit-elle être placée sous le contrôle des militaires ou, plus largement, du gouvernement ?