L'article L300-1 du code des relations entre le public et l'administration (crpa) consacre "le droit de toute personne à l'information", consacrant ainsi un droit d'accès aux documents administratifs. Ces dispositions sont issues de la loi du 17 juillet 1978 qui mettait en place un système de transparence administrative, intégré dans ce ce que Guy Braibant appelait, à l'époque, la "troisième génération des droits de l'homme". Afin de garantir le respect du droit nouveau, était instituée la Commission d'accès aux documents administratifs (CADA). Saisie par les personnes qui se sont vu opposer un refus de communication, cette commission rend un avis sur le caractère communicable du document demandé au sens de la loi du 17 juillet 1978. Cet avis est purement consultatif, mais l'administration s'y plie généralement... sauf si elle préfère encore affronter un contentieux plutôt que de divulguer le document.
La demande de Médiapart
C'est exactement ce qu'a fait le ministre de l'intérieur saisi par Médiapart. Lors des premiers débats sur le projet de loi "confortant les principes républicains", Marlène Schiappa, ministre déléguée à la citoyenneté, avait déclaré que « 210 débits de boisson, 15 lieux de culte, 12 établissements culturels et associatifs, quatre écoles », considérés comme autant de « lieux de regroupement pour organiser le séparatisme islamiste », avaient été fermés sur décision administrative.
Médiapart a immédiatement demandé au ministère de l'intérieur la liste des établissements ayant fait l'objet d'une telle fermeture. Cette démarche même met en lumière les limites de la transparence administrative. Les décisions prises par arrêté préfectoral ne peuvent être consultées que par une recherche systématique dans chaque recueil des actes administratifs de l'Etat, département par département. Un travail de fourmi, et il était tout de même plus simple de demander la liste au ministre. N'ayant obtenu aucune réponse de l'administration, Médiapart a donc saisi la CADA.
Un document non communicable aux tiers
Mais c'était pour connaître une nouvelle déconvenue avec l'avis du 10 décembre 2020, notifié le 7 janvier au demandeur et publié sur Médiapart. Car la CADA rend en effet un avis négatif. Elle s'appuie sur l'article L311-6 du crpa, qu'il convient de citer in extenso :
"Ne sont communicables qu'à l'intéressé les documents administratifs :
1° Dont la communication porterait atteinte à la protection de la vie privée, au secret médical et au secret des affaires, lequel comprend le secret des procédés, des informations économiques et financières et des stratégies commerciales ou industrielles et est apprécié en tenant compte, le cas échéant, du fait que la mission de service public de l'administration mentionnée au premier alinéa de l'article L. 300-2 est soumise à la concurrence ;
2° Portant une appréciation ou un jugement de valeur sur une personne physique, nommément désignée ou facilement identifiable ;
3° Faisant apparaître le comportement d'une personne, dès lors que la divulgation de ce comportement pourrait lui porter préjudice".
La lecture de ces dispositions ne permet pas de comprendre en quoi elles ont pour effet de rendre non communicable aux tiers la liste des mosquées ou des écoles coraniques fermées par l'administration. Cette fois, la CADA se réfère à sa propre "jurisprudence", estimant que ne sont pas communicables aux tiers les documents "dont la divulgation serait susceptible de nuire à son auteur". Avouons que ce n'est pas exactement ce que dit le législateur, et rappelons que la CADA n'a pas pour mission de modifier la loi mais plutôt de l'appliquer.
Do you want to know a secret ? Beatles. 1963
Le secret des affaires
A l'appui de son analyse, la CADA cite un arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 21 octobre 2016 donnant un avis défavorable à la communication de lettres d'observations adressées à des entreprises par l'inspecteur du travail. Pour le juge, ces pièces comportaient "certaines mentions relatives aux manquements des employeurs à leurs obligations, dont la divulgation serait susceptible de nuire à ces derniers". Pour un motif identique, un autre arrêt du 3 juin 2020 refuse à des associations féministes "la liste des entreprises franciliennes sanctionnées pour non-respect de l'égalité salariale entre femmes et hommes, avec les sanctions infligées".
Cette jurisprudence porte, à l'évidence sur l'alinéa 1 de l'article L311-6 crpa. Il s'agit concrètement de mettre les entreprises à l'abri de toute médiatisation des sanctions auxquelles elles sont condamnées pour différents manquements à leurs obligations. Le secret des affaires est alors invoqué, car la communication ces mauvais procédés induit une distorsion de concurrence en affectant l'image de l'entreprise. Le secret des affaires devient alors un secret absolu qui protège toute l'activité de l'entreprise, y compris son respect, ou non, du droit du travail. Cette interprétation jurisprudentielle va directement à l'encontre du principe de transparence administrative : si les entreprises ne veulent pas être stigmatisées et subir une atteinte à leur image, la solution la meilleure ne serait-elle pas de respecter le droit du travail ?
Rendre un avis sans connaître le document
Quoi qu'il en soit, on cherche le rapport entre cette jurisprudence et la demande d'accès sur la liste des mosquées fermées par le ministre de l'intérieur. Le secret des affaires n'est absolument pas invoqué en l'espèce, et il est difficile de considérer une mosquée comme une entreprise. Même si on l'admettait, il deviendrait bien difficile de voir une distorsion de concurrence dans la fermeture d'un établissement. S'agit-il de la vie privée des personnes ? Elle ne semble guère en cause, et, de toute manière, rien n'interdirait de diffuser une liste des espaces fermés par décision ministérielle en occultant l'identité de ceux qui les gèrent.
Mais on ignore sur quel alinéa de l'article L311-6 se fonde la CADA, car l'avis est parfaitement muet sur ce point. Il invoque les deux arrêts du Conseil d'Etat et se borne à affirmer que, au vu de cette jurisprudence, la Commission "ne pourrait qu'émettre un avis défavorable" à la demande de communication. La lecture de l'avis conduit à se demander si un paragraphe n'a pas été oublié, un paragraphe qui expliquerait l'analogie entre une mosquée et une entreprise sanctionnée sur le fondement du droit du travail.
Mais pourquoi ce conditionnel ? Tout simplement parce que la CADA a rendu son avis sans avoir communication des documents demandés. Elle l'avoue très clairement : "Ainsi, à supposer que la liste sollicitée existe, ce que la Commission n'est pas en mesure d'apprécier faute de réponse de l'administration (...)". Le ministre de l'intérieur n'a donc pas daigné répondre à ses sollicitations, ce qui lui évitait de reconnaître l'existence même de cette liste.
On arrive ainsi à une situation juridiquement surréaliste, dans laquelle la CADA déclare qu'elle rendrait un avis négatif... si seulement elle pouvait avoir communication des documents sur lesquels on lui demande son avis. Elle est alors conduite à déclarer non communicable un document qu'elle n'a pas vu. Le gouvernement traite la Commission avec un mépris souverain, et elle ne s'en offusque pas, adopte même un raisonnement juridique bancal pour assurer l'opacité de son action. La question s'impose alors : S'agissait-il de rendre un avis ou de rendre un service ? On attend avec impatience la réponse du juge administratif, s'il est saisi d'un recours.