L'action ne se passe pas à Saint-Tropez mais à Sainte-Marie-de-la-Mer. A part ce détail géographique, les faits semblent sortir tout droit du Gendarme de Saint-Tropez. Deux dignes descendants de Ludovic Cruchot ont demandé à des femmes bronzant topless sur la plage de remettre le haut de leur maillot de bain. Un appel à la Gendarmerie aurait suscité cette démarche, des parents se plaignant que leurs enfants étaient choqués par une vue qui les empêchait de se consacrer avec sérénité à leurs châteaux de sable. C'est donc sur ce motif que se sont appuyés les gendarmes : des enfants étaient choqués et il convenait donc de se rhabiller.
Mais quel est donc le fondement juridique de l'intervention gendarmique ? Sur le plan juridique, deux hypothèses peuvent justifier leur action, soit l'existence d'un arrêté municipal interdisant le monokini, soit l'existence d'une infraction pénale que ces dames auraient commise. Le problème réside dans le fait qu'aucun des deux éléments n'existe en l'espèce.
La police municipale
Le maire de Sainte-Marie-de-la-mer a publié un communiqué indiquant qu'il n'avait pris aucun arrêté interdisant une telle pratique. Cet usage du pouvoir de police n'est pas, en soi, illicite, mais la jurisprudence apprécie avec rigueur les circonstances locales justifiant l'interdiction. La première décision en ce domaine remonte à 1924, lorsque, dans son arrêt Beaugé, le Conseil d'Etat a reconnu au maire la possibilité de veiller au respect de la "décence" par les baigneurs. A l'époque, le maire de Biarritz entendait les contraindre à utiliser une cabine de bains. Mais le Conseil d'Etat, pas dupe, a tout de même annulé l'arrêté car l'élu invoquait certes la "décence" mais entendait surtout réaliser de substantiels bénéfices, l'usage des cabines étant payant.
Depuis 1924, la jurisprudence s'est révélée extrêmement rare, les personnes concernées préférant se rhabiller, voire s'acquitter d'une modeste amende, plutôt que saisir le juge administratif. On ne trouve aucune décision de justice rendue à propos d'une interdiction d'être torse-nu sur la plage et les arrêtés connus visent seulement à interdire une telle tenue dans la ville. Dans les quelques décisions existantes, on constate que le juge apprécie rigoureusement les circonstances locales justifiant une telle mesure. Le tribunal de Montpellier, en 2007, annule ainsi un arrêté municipal, au motif que le fait de se promener torse nu dans le centre de la Grande Motte ne risquait pas de provoquer des troubles sérieux à l'ordre public. Si cette demi-nudité est licite en ville, sauf circonstances particulières, il est donc peu probable qu'elle soit illicite sur la plage. En tout état de cause, la question ne se pose pas à Sainte-Marie-de-la-mer, le maire n'ayant interdit le topless, ni en ville ni à la plage.
Le gendarme en balade. Jean Girault. 1970
L'infraction pénale d'exhibition sexuelle
Tartuffe n'est pas l'auteur du Code pénal. Celui-ci ne mentionne
aucune infraction sanctionnant le fait de ne pas cacher ses seins. Rappelons que le délit d'outrage public à la pudeur à disparu du code pénal. Il trouvait son origine dans le décret législatif du 19 juillet 1791, dont la définition avait été jugée trop floue. Dès lors qu'il était
bien difficile de donner un contenu juridique à la notion de pudeur, il
apparaissait encore plus délicat de préciser quel comportement était
susceptible de lui faire outrage.
Il a été remplacé par le délit d'exhibition sexuelle, figurant dans l'article 222-32 du code pénal : "L'exhibition sexuelle imposée à la vue d'autrui dans un lieu accessible aux regards du public est punie d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende". Mais, à dire vrai, la question de l'incrimination est loin d'être simple, et la jurisprudence témoigne de ces incertitudes.
Il est vrai que la Cour de cassation, dans sa décision du 26 février 2020, déclare que l'exhibition de la poitrine d'une femme constitue bien l'infraction d'exhibition sexuelle prévue par l'article 222-32 du code pénal. Mais la décision concernait une Femen qui s'était présentée au musée Grévin, dans la salle rassemblant les statues de cire de plusieurs chefs d'Etat. Se dévêtant alors "le haut du corps, sa poitrine étant nue, laissant apparaître l'inscription "Kill Putin", elle avait fait tomber la statue du président russe, dans laquelle elle avait planté un pieu métallique en déclarant "Fuck Dictator". On est bien loin des tranquilles baigneuses de la plage de Sainte-Marie-de-la-Mer.
Le premier élément de l'infraction est l'existence d'un acte d'exhibition, sans qu'il soit nécessaire de rechercher son caractère outrageant ou non. Mais la jurisprudence accepte deux exceptions et prévoit qu'une telle exhibition est licite dans le cas du nu artistique ou lorsqu'elle se produit dans un lieu acceptant la nudité. Une plage n'est-elle pas un lieu acceptant une nudité, au moins partielle ?
Par ailleurs la définition de l'exhibition implique une attitude provocatrice. Déjà sous l'empire de l'ancien outrage public à la pudeur, la Cour d'appel d'Aix en Provence avait écarté, en 1965, la condamnation d'une jeune femme qui avait accepté, à des fins publicitaires, de jouer au ping-pong sur une plage privée de Cannes. Une petite foule s'était rassemblée pour profiter du spectacle et la police était intervenue, suscitant finalement la condamnation de la joueuse. A l'époque, la Cour d'appel avait considéré que "le spectacle de la nudité n'avait rien qui puisse outrager une pudeur normale, même délicate, s'il ne s'accompagnait pas de gestes lascifs ou obscènes". Là encore, les femmes installées sur une plage ne se livrent à aucune activité témoignant d'une volonté de choquer.
Le second élément de l'infraction est, en revanche, parfaitement présent. La nudité doit en effet être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il suffit que la nudité soit visible. Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. En l'espèce, il est clair qu'il y a des témoins de la demi-nudité des femmes installées sur la plage de Sainte-Marie. Nul doute que les parents des enfants traumatisés ne refuseraient pas de témoigner contre ces gourgandines.
Reste l'élément moral de l'infraction. Il est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Il ne réside donc pas dans la motivation de ce déshabillage. Nul doute que les femmes sur la plage se sont volontairement dévêtues. Mais la Cour de cassation, précisément depuis sa décision du 20 février 2020, exerce un contrôle de proportionnalité du même type que celui exercé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Elle considère, dans le cas de la Femen du musée Grévin, que la relaxe de la prévenue n'encourait aucune censure, son comportement s'inscrivant dans une démarche de protestation politique. L'incrimination est alors sanctionnnée comme une ingérence disproportionnée dans l'exercice de la liberté d'expression.
Les baigneuses de Sainte-Marie-de-la-mer n'entendaient certainement pas faire de leurs seins l'instrument d'une militantisme quelconque. Elles aspiraient tout simplement à bronzer tranquillement. Il est bien probable que la Cour de cassation considérerait aussi leur condamnation disproportionnée. Sans doute n'invoquerait-elle pas la liberté d'expression, mais plus probablement le droit au respect de la vie privée qui implique le droit de se vêtir ou de se dévêtir comme on l'entend. C'est d'autant plus probable que la condition liée à l'existence d'une "exhibition" plus ou moins provocatrice n'est vraiment pas remplie, les intéressés n'ayant aucunement l'intention de choquer leurs voisins, ni d'ailleurs la conscience de le faire.
L'incident est aujourd'hui clos, et la Gendarmerie a reconnu une démarche un peu intempestive. Il n'y a pas mort d'homme, et tout le monde s'est bien amusé. Mais l'histoire, aussi anecdotique soit-elle, pose une question qui n'est pas résolue. Comment passe-t-on d'une simple nudité, par exemple celle d'un homme torse nu sur la plage, à l'exhibition "sexuelle" ? Une femme a t elle le droit de considérer ses seins comme un simple élément de son anatomie, l'exhibition "sexuelle" n'existant que dans le fantasme de celui qui la regarde ? Le problème est loin d'être résolu, car le fait de renoncer à considérer la poitrine d'une femme comme une partie du corps sexuellement connotée reviendrait aussi à écarter la qualification de violence sexuelle en cas d'agression sur cette même partie du corps. La meilleure solution est donc peut-être de laisser le juge interpréter le délit d'exhibition sexuelle avec modération et bon sens. Quant au gendarme Cruchot, il continuera à chasser les nudistes, au cinéma.