« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 11 juillet 2020

Conditions de détention : la Cour de cassation et le dialogue des juges

Dans un arrêt du 8 juillet 2020, la Chambre criminelle de la Cour de cassation écarte un recours dirigé contre une ordonnance du juge des libertés et de la détention (JLD) refusant sa mise en liberté à une personne placée en détention provisoire. L'intéressé, mis en examen pour meurtre commis en bande organisée et divers autres chefs d'accusation, fondait sa demande sur le caractère indigne des conditions d'incarcération dans l'établissement pénitentiaire où il était détenu.

Le rejet de cette demande semble s'inscrire dans une jurisprudence constante, mais il n'en est rien car la Cour amorce en réalité un revirement de jurisprudence directement lié à un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme rendu le 20 janvier 2020.


Conditions de détention et mise en liberté



Jusqu'à une date récente, et cette jurisprudence a encore été affirmée dans un arrêt du 18 septembre 2019, la Cour de cassation estimait que l'indignité des conditions de détention ne pouvait constituer un obstacle au placement en détention provisoire. En revanche, l'atteinte à la dignité de la personne était sanctionnée par une action en responsabilité fondée sur le mauvais fonctionnement du service public de la justice. Une exception à ce principe était toutefois admise dans l'hypothèse où l'état de santé de l'intéressé était jugé incompatible avec des conditions de détention particulièrement dégradées (Crim., 29 février 2012). La loi du 15 août 2014 avait repris cette jurisprudence, en créant un nouvel article 147-1 du code de procédure pénale, qui dispose que, " à tous les stades de la procédure, sauf s’il existe un risque grave de renouvellement de l’infraction, la mise en liberté d’une personne placée en détention provisoire peut être ordonnée, d’office ou à la demande de l’intéressé, lorsqu’une expertise médicale établit que cette personne est atteinte d’une pathologie engageant le pronostic vital ou que son état de santé physique ou mentale est incompatible avec le maintien en détention".

Par sa décision du 8 juillet 2020, la Chambre criminelle décide que les conditions indignes de détention peuvent constituer le fondement direct d'une mise en liberté, à la condition toutefois que le demandeur fournisse une description suffisamment précise de ses propres conditions de détention. Cette description est alors considérée comme un commencement de preuve de ce caractère indigne, et il appartient alors au ministère public ou à la chambre de l'instruction de procéder à des vérifications complémentaires. En l'espèce, le demandeur s'était borné à des considérations très générales sur la situation de l'établissement pénitentiaire où il était détenu, sans évoquer ses propres conditions d'incarcération. Le pourvoi est donc rejeté, mais le revirement a bien eu lieu : la mise en liberté peut désormais être prononcée en raison de l'indignité des conditions de détention.

Si l'on considère l'état des prisons dans notre pays, on peut penser qu'une telle jurisprudence risque de contribuer à vider les prisons. Elle est pourtant la simple conséquence d'une jurisprudence récente de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH).

Choeur des prisonniers O Welche Lust, Fidelio, Beethoven



La CEDH



Le 30 janvier 2020, saisie par trente-deux détenus de différents établissements pénitentiaires, la CEDH a sévèrement condamné la France sur le fondement de l'article 3 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui sanctionne les traitement inhumains et dégradants. Aux yeux de la Cour, les conditions de détention dans ces prisons s'analysaient comme de tels traitements.

Dans la même décision, la CEDH sanctionne également l'absence de recours préventif existant en droit français. Puisque le juge judiciaire ne pouvait ordonner qu'exceptionnellement, et pour une raison de santé immédiate, la mise en liberté, la seule possibilité offerte au détenu était de saisir le juge administratif d'une demande de référé-liberté enjoignant à l'administration pénitentiaire de prendre des mesures pour mettre fin au caractère indigne des conditions de détention. C'est ainsi que, par une ordonnance du 22 décembre 2012, le juge des référés du Conseil d'Etat avait ordonné la destruction des animaux nuisibles dans la prison des Baumettes. 

La CEDH observe que le pouvoir d'injonction du juge administratif a une portée limitée. Il ne peut exiger des mesures de réorganisation structurelle du service public pénitentiaire, mais seulement des mesures d'urgence destinées à résoudre rapidement un problème conjoncturel. Surtout, dans le cas de la surpopulation carcérale, le pouvoir du juge se heurte tout simplement à la loi qui oblige un directeur de prison à incarcérer toute personne mise sous écrou. Enfin, la CEDH observe que les injonctions du juge des référés sont parfois exécutées avec une lenteur étudiée, d'autant que les budgets consacrés au service public pénitentiaire sont notoirement insuffisants. De tous ces éléments, la Cour déduit que le référé offert aux personnes détenues n'est pas un recours suffisant, au sens de l'article 13 de la Convention.

La Cour de cassation affirme, quant à elle, que ce recours préventif appartient au juge judiciaire, et qu'elle a bien l'intention de le rendre effectif. Elle s'engouffre ainsi dans une brèche ouverte par l'Exécutif. En effet, dans sa décision de janvier 2020, la CEDH avait émis diverses recommandations, dont celle d'établir un tel recours. Mais aucune déclaration n'a annoncé un projet de loi en ce sens, et les autorités ont semblé se désintéresser de la question. Le revirement de jurisprudence opéré par la Cour de cassation peut ainsi être présenté comme un moyen de remédier aux carences des autorités. C'est d'ailleurs en ces termes qu'elle le présente : "Il appartient au juge national, chargé d’appliquer la Convention, de tenir compte de la décision de la Cour européenne sans attendre une éventuelle modification des textes législatifs ou réglementaires".


Le Conseil constitutionnel



Dans une seconde décision du 8 juillet 2020, la Cour de cassation renvoie au Conseil constitutionnel une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) portant sur la conformité à la Constitution des dispositions du code de procédure pénale relatives à la détention provisoire. Il ne leur est pas fait grief de leur contenu, mais plutôt de ce qu'elles ne contiennent pas. En effet, il n'est pas prévu que le JLD soit compétent pour redresser la situation dont sont victimes les détenus dont les conditions d'incarcération constituent un traitement inhumain et dégradant.

Là encore, la Cour de cassation n'hésite pas considérer comme négligeable le pouvoir d'injonction du juge des référés de l'ordre administratif. Elle estime en effet que la QPC présente un caractère sérieux car "il n’existe pas de recours ni de faculté d’injonction reconnue à une juridiction, permettant de mettre un terme à toute atteinte à la dignité de la personne incarcérée, résultant des conditions de sa détention". La formulation laisse clairement entendre que le juge des référés n'est pas une "juridiction".

Si la Cour de cassation revendique la place du juge judiciaire dans le contrôle des conditions de détention, elle n'entend pas davantage soumettre son appréciation au bon vouloir exclusif du Conseil constitutionnel. Elle précise en effet qu'elle n'a pas à surseoir à statuer en attendant le résultat de la QPC. Rien ne lui interdit d'exercer son contrôle de conventionnalité, et c'est exactement ce qu'elle fait.

La décision de la Cour de cassation suscite ainsi une double réflexion. En ce qui concerne les conditions d'incarcération dans les prisons françaises, elle entend exercer pleinement sa compétence, et exploite avec intelligence l'inaction du législateur. Les choses vont-elles évoluer avec l'arrivée d'Eric Dupont-Moretti au ministère de la justice ? On sait que sa première visite de ministre fut celle d'un établissement pénitentiaire mais sera-t-il en mesure d'engager une réforme d'ampleur dans ce domaine ? Pour le moment, rien n'est acquis, et la Cour de cassation en profite pour exercer sa compétence, sur le seul fondement de la jurisprudence de la CEDH. Mais au-delà de ce problème concret, les deux décisions du 8 juillet 2020 montrent que la Cour de cassation est entrée dans une phase de reconquête des compétences perdues au profit du Conseil d'Etat. On l'a observé dans sa jurisprudence sur l'état d'urgence "ordinaire", sur l'état d'urgence sanitaire, et aujourd'hui sur les conditions de détention. Gardien de la liberté individuelle au sens de l'article 66 de la Constitution, le juge judiciaire entend occuper le terrain dans ce domaine. Et c'est une bonne nouvelle pour l'Etat de droit.

mardi 7 juillet 2020

Le Garde des Sceaux v. Maître Dupond-Moretti

Eric Dupond-Moretti est Garde des Sceaux, ministre de la justice. Sa désignation est un véritable évènement en termes de communication, et si l'objet était de faire un "coup", la réussite est totale. S'il s'agit d'accentuer les clivages entre les professionnels du droit, là encore le succès est au rendez-vous. Certains avocats, surtout pénalistes, se réjouissent de voir l'un d'entre eux devenir ministre de la justice. Du côté des magistrats, le ton est plutôt celui de la consternation, le sentiment est celui de l'humiliation, car ils n'oublient pas l'agressivité de l'avocat Dupond-Moretti à leur égard. L'Union syndicale des magistrats (USM) évoque même une "déclaration de guerre" à la magistrature.

Personne ne reprochera à Eric Dupond-Moretti d'avoir été l'avocat de Jérôme Cahuzac, Alexandre Djouhri ou Patrick Balkany, parmi tant d'autres. Tous les justiciables ont le droit d'être défendus, y compris ceux qui sont poursuivis pour des faits de fraude fiscale ou de corruption.

Mais, au-delà de la défense individuelle de ses clients, Eric Dupond-Moretti, avocat, a pris des positions militantes soigneusement médiatisées, témoignant d'une franche hostilité à l'égard des institutions chargées de la lutte contre la corruption. En 2015, lors du procès de l'ancienne ministre Yamina Benguigui, accusée d'avoir dissimulé des éléments de son patrimoine dans sa déclaration, il avait qualifié la Haute autorité pour la transparence pour la vie publique (HATVP) de "truc populiste". Tout récemment, il avait porté plainte contre X pour «violation de l'intimité de la vie privée et du secret des correspondances» et «abus d'autorité», à la suite de la révélation des investigations menées par le Parquet national financier (PNF) pour identifier la personne susceptible d'avoir informé Nicolas Sarkozy et Thierry Herzog qu'ils étaient sur écoute dans une affaire de corruption. Bien entendu, Maître Dupond-Moretti avait accompagné sa plainte de déclarations tonitruantes, dénonçant notamment une "enquête barbouzarde".

La plainte a été retirée le matin de la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme Garde des Sceaux, retrait annoncé, de manière un peu surprenante, par l'Elysée. Il n'en demeure pas moins que le nouveau ministre va devoir gérer l'ancien avocat.


Des écoutes sans écoute



La plainte d'Eric Dupond-Moretti s'inscrivait dans une longue suite de postures militantes revendiquant une conception absolutiste du secret professionnel. Pour les avocats, le secret professionnel devrait les mettre à l'abri de toute enquête, de toute ingérence d'un juge, et particulièrement par des écoutes téléphoniques. Cette revendication ne rencontre cependant aucun écho dans le droit positif, et l'article 100 alinéa 7 du code de procédure pénale énonce qu' "aucune interception ne peut avoir lieu sur une ligne dépendant du cabinet d'un avocat ou de son domicile sans que le bâtonnier en soit informé par le juge d'instruction". Cette disposition signifie que les interceptions sont possibles, sous la seule condition d'information du bâtonnier. Dans un arrêt du 16 juin 2016 Versini-Campinchi et Crasnianski c. France, la Cour européenne des droits de l'homme refuse, quant à elle, de considérer comme confidentielle toute conversation entre un avocat et son client. La Chambre criminelle de la Cour de cassation, le 22 mars 2016, avait, elle aussi, refusé de prononcer la nullité des écoutes touchant les conversations entre Nicolas Sarkozy et son avocat, Thierry Herzog.

Le problème, et Eric Dupond-Moretti ne peut davantage l'ignorer est que, dans le cas de l'enquête connexe dirigée par le PNF, une confusion est soigneusement entretenue, par les avocats mais aussi par le presse, entre les écoutes, parfaitement licites, qui ont existé et qui visaient Nicolas Sarkozy et son avocat, et l'enquête connexe qui, elle, n'a donné lieu qu'à une communication des "fadettes" (c'est à dire des coordonnées des correspondants) et à des géolocalisations. Autrement dit, ce "scandale des écoutes" se caractérise par le fait qu'aucune conversation n'a été écoutée. La plainte déposée par Maître Dupond-Moretti est donc dépourvue de fondement juridique sérieux, et ne pouvait prospérer bien longtemps. Il est vrai que son objet n'était pas d'obtenir une condamnation mais de disqualifier le travail du PNF, dans le but d'affaiblir l'institution.

Confronté à l'agitation de l'avocat, que va faire le ministre ?





Le rapport demandé au procureur général



Il va d'abord devoir gérer le cadeau empoisonné laissé par Nicole Belloubet. Confrontée au lobby des avocats et manifestement incapable de défendre efficacement les magistrats, elle avait demandé au procureur général de Paris "« un rapport circonstancié sur la nature précise » de l'enquête diligentée par le PNF. Ce rapport devrait porter « notamment sur les modalités des réquisitions effectuées, leur étendue et leur durée » et il devrait "« permettre de vérifier si le Parquet national financier a agi dans le cadre des dispositions du Code de procédure pénale ».

Passons sur le fond, puisque, à l'évidence, rien dans le code de procédure pénale ne permet de conclure à l'illégalité de l'enquête du PNF.  La procédure suivie devrait en revanche intéresser le nouveau ministre, qui vient de se déclarer fort attaché à la procédure contradictoire lors de son allocution d'entrée en fonctions. N'est-il pas surprenant, en effet, que l'enquête soit confiée au Procureur général de Paris, qui précisément, est le supérieur hiérarchique du  Procureur financier ? La situation est d'autant plus grave que, dans son audition devant la commission d'enquête de l'Assemblée nationale, Eliant Houlette a clairement désigné le procureur général comme l'auteur des incessantes demandes d'informations qui lui ont été adressées durant l'affaire Fillon. De toute évidence, le procureur général est à la fois juge et partie dans cette enquête. Le Garde des Sceaux, s'il est réellement attaché au droit au juste procès, devrait rapidement mettre fin à une procédure qui viole les principes généraux de la procédure pénale.


Les remontées d'informations



Précisément, la question des remontées d'informations prend une acuité nouvelle avec la nomination d'Eric Dupond-Moretti comme ministre de la Justice.

La presse annonce qu'une question prioritaire de constitutionnalité (QPC) a été tout récemment posée lors de l'instruction en cours devant le juge Tournaire dans l'affaire Solère. La question porterait donc sur la conformité à la Constitution des dispositions relatives aux remontées d'informations. Certes, si ce n'est que le fondement législatif des remontées d'information n'est pas clairement établi. Il convient, sur ce point, de distinguer entre deux niveaux de remontées d'information.

La loi, plus exactement l'article 35 du code de procédure pénale, précise que le Procureur général, ayant pour mission d'animer et de coordonner l'action des procureurs de la République, établit des rapports généraux sur la politique pénale et des "rapports particuliers" transmis au ministre de la justice. Ces "rapports particuliers" peuvent-ils s'analyser comme des "remontées d'information" sur une affaire en cours ? Derrière cette question de procédure en apparaît une autre, celle de l'indépendance de la justice. La circulaire du 31 janvier 2014 énonce en effet que le Garde des Sceaux, afin de pouvoir répondre aux questions des autorités indépendantes ou des parlementaires, doit « être renseigné sur les procédures présentant une problématique d’ordre sociétal, un enjeu d’ordre public, ayant un retentissement médiatique national (…) ». Mais il s'agit d'une circulaire qu'Eric Dupond-Moretti pourrait abroger, s'il est attaché au principe d'indépendance de la Justice.

Le second type de remontées d'informations sont celles demandées au procureur de la République par le Procureur général, celles que Eliane Houlette a jugées quelque peu excessives dans l'affaire Fillon. Celles là ne trouvent leur fondement juridique que dans la circulaire de 2014, plus précisément dans son paragraphe 3 consacré à « la transmission hiérarchique de l’information ». Il y est précisé que cette remontée hiérarchique doit répondre à des « nécessités clairement identifiées ». En quoi la transmission du détail des auditions dans l’affaire Fillon répond-elle à une « nécessité clairement identifiée » au regard des compétences du PG liées à la politique pénale ? A moins que cette "nécessité" soit celle d'informer le Procureur général pour qu'il puisse, à son tour, informer le ministre ?

On imagine aisément le malaise provoqué par ces remontées d'informations, avec Eric Dupond-Moretti Garde des Sceaux. Les procureurs de la République ne pourront manquer de se demander l'objet des demandes d'informations adressées par les procureurs généraux. S'agit-il d'informer le ministre ou, peut-être, son cabinet, et plus précisément son cabinet d'avocat ? Même si ce n'est pas le cas, même si Eric Dupont-Moretti entend renoncer, au moins provisoirement, à sa vie d'avocat, il n'est pas en mesure de lutter contre le soupçon. Sauf en supprimant les remontées d'informations...

Le nouveau Garde des Sceaux doit donc faire oublier l'avocat. Sur ce point, son intervention lors de sa prise de fonctions n'est guère rassurante. Certes, il a voulu apaiser, et a clairement dit qu'il n'était pas en guerre contre les magistrats. Mais il a donné l'impression de ne s'intéresser qu'aux affaires pénales et pénitentiaires, oubliant que la justice est un ensemble beaucoup plus vaste et que la justice civile est la justice de proximité des citoyens, cruellement abandonnée par les budgets successifs. Quoi qu'il en soit, il ne sera pas jugé par ses propos, mais par ses actes. Obligé d'agir rapidement car la seconde partie du quinquennat va être très brève, il a quelques mois pour renoncer aux prises de positions clivantes qu'il affectionne tant, et pour montrer qu'il n'est pas le ministre des avocats pénalistes mais le ministre de la Justice.

samedi 4 juillet 2020

Covid-19 et détention provisoire : Le Conseil constitutionnel pratique le "en même temps"

La cision rendue par le Conseil constitutionnel le 3 juillet 2020, Sofiane A., met fin aux divergences entre le Conseil d'Etat et la Cour de cassation sur la prolongation de la détention provisoire par l'autorité administrative, en période d'état d'urgence sanitaire.

Il déclare en effet conforme à la Constitution l'article 11 de la loi d'habilitation du 23 mars 2020  autorisant le gouvernement à modifier par ordonnance "les règles relatives au déroulement et à la durée des détentions provisoires". Mais, en même temps, il formule une réserve d'interprétation décisive, selon laquelle "les dispositions d'une loi d'habilitation ne sauraient avoir ni pour objet ni pour effet de dispenser le Gouvernement (...) du respect des règles et principes de valeur constitutionnelle, notamment les exigences résultant de son article 66 s'agissant des modalités de l'intervention du juge judiciaire en cas de prolongation d'une mesure de détention provisoire". On se souvient que, sur le fondement de cette loi d'habilitation, avait été prise l'ordonnance du 25 mars 2020 destinée à "permettre la continuité de l'activité des juridictions pénales essentielle au maintien de l'ordre public". Elle prolongeait de fait les détentions provisoires en cours, sans prévoir l'intervention du juge, si ce n'est a posteriori, à l'initiative de la personne détenue ou du ministère public.

Au moment où elle intervient, la décision du Conseil constitutionnel ne présente plus d'intérêt immédiat. Devant les critiques de la doctrine, et surtout conscient que les détentions provisoires ainsi décidées par la voie administrative risquaient d'être déclarées nulles par la Cour de cassation, le gouvernement a finalement renoncé à cette pratique. Les dispositions en ce sens ont été prudemment retirées du projet ayant abouti à la loi du 11 mai 2020 de prorogation de l'état d'urgence sanitaire.

Tout l'intérêt de la décision est ailleurs, dans l'exercice de rhétorique juridique auquel se livre le Conseil constitutionnel pour ne pas accabler le Conseil d'Etat dont le juge des référés avait refusé de suspendre les dispositions de l'ordonnance du 25 mars prolongeant les détentions provisoires. L'analyse de la Cour de cassation qui lui avait renvoyé la QPC le 26 mai, en rappelant la nécessité d'une intervention judiciaire dans la prolongation de la détention provisoire est toutefois, et heureusement, reprise par le Conseil constitutionnel, mais sous la forme d'une discrète réserve d'interprétation.

Ménager le Conseil d'Etat


La chèvre. Pablo Picasso. 1950

Le Conseil constitutionnel fait une distinction très ferme, peut-être un peu trop ferme, entre la loi d'habilitation du 20 mars et l'ordonnance du 25 mars. Il rappelle qu'il est saisi de la loi d'habilitation, et d'elle seule, puisque l'ordonnance du 25 mars a valeur réglementaire, jusqu'à ce qu'elle soit ratifiée, (ou jusqu'à ce qu'un projet de loi de ratification ait été déposé en ce sens, innovation surprenante issue de la décision du 28 mai 2020). Le Conseil affirme donc que les dispositions de l'article 11 de la loi  se bornent à habiliter le gouvernement à intervenir par ordonnance pour, d'une part, permettre "l'allongement des délais au cours de l'instruction et en matière d'audiencement, pour une durée proportionnée à celle de droit commun et ne pouvant excéder trois mois en matière délictuelle et six mois en appel ou en matière criminelle",  et d'autre part prolonger ces détentions "au vu des seules réquisitions écrites du parquet et des observations écrites de la personne et de son avocat". L'intervention du juge judiciaire n'est donc pas prévue par la loi d'habilitation, et le Conseil constitutionnel en déduit que le législateur n'a pas "exclu toute intervention du juge". Avouons qu'il ne l'a pas davantage imposée.



A première lecture, l'analyse semble difficilement contestable, si ce n'est que le Conseil constitutionnel aurait parfaitement pu statuer dans le sens contraire. Il ne pouvait certes pas s'appuyer sur l'incompétence négative, inapplicable aux lois habilitant le gouvernement à intervenir par voie d'ordonnance.

En revanche, le Conseil constitutionnel sanctionne une loi, y compris une loi d'habilitation, lorsqu'elle porte atteinte à une norme constitutionnelle protégeant les droits et libertés. Dans sa décision du 8 janvier 2009, il déclare inconstitutionnelle une loi d'habilitation autorisant le gouvernement à modifier le découpage électoral par ordonnance, en posant des critères contraires à l'égalité devant le suffrage. De même, la question de l'intérêt général susceptible de justifier une telle atteinte aux libertés est posée en l'espèce. Le fait d'habiliter le gouvernement à prolonger la détention provisoire était-il justifié au regard de l'objet du texte qui était exclusivement consacré à la lutte contre une épidémie ? En quoi l'urgence sanitaire imposait-elle d'écarter l'intervention du juge des libertés et de la détention (JLD) habituellement compétent en matière de détention provisoire et parfaitement prêt à exercer sa mission par visioconférence ? L'exercice par l'autorité administrative d'une compétence exclusive de l'autorité judiciaire n'emporte-t-elle pas une atteinte au principe de séparation des pouvoirs garanti par l'article 16 de la Déclaration de 1789 ?

Pour ne pas avoir à répondre à ces questions le Conseil constitutionnel s'abstient tout simplement de les poser. Ce faisant, il ménage le Conseil d'Etat, compétent pour apprécier la légalité de l'ordonnance du 25 mars. Or le juge des référés s'était borné à considérer que ses dispositions ne portaient pas "une atteinte manifestement illégale aux libertés fondamentales", dès lors que la nouvelle procédure était justifiée par "la situation sanitaire", l'objet étant d'empêcher la diffusion du virus dans le monde judiciaire. Ce motif est évidemment d'intérêt général, mais rien ne dit que le fait d'écarter le JLD au profit de l'Exécutif présente un intérêt sanitaire. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel pose un voile pudique sur la décision du juge des référés, mal rédigée et même pas sérieusement motivée.

Reprendre la motivation de la Cour de cassation

 

Le chou. Pierre Ambrogiani, 1907-1985




La motivation de la Cour de cassation, exprimée dans les deux décisions du 26 mai 2020, était en revanche parfaitement inattaquable. D'une grande simplicité, elle affirme la primauté du principe de sûreté, garanti par l'article 5 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour énonce alors que la prorogation administrative de la détention provisoire ne saurait intervenir sans l'intervention du juge judiciaire, "dans un délai rapproché courant à compter de la date d’expiration du titre ayant été prolongé de plein droit". A défaut d'un tel contrôle juridictionnel, la personne détenue doit immédiatement être remise en liberté. 

Dans le dispositif mis en place par l'ordonnance du 25 mars, aucun "délai rapproché" n'est prévu, et le juge judiciaire n'intervient que s'il est saisi a posteriori d'une demande de main levée. Or, dans une décision du 16 mars 2017, le Conseil constitutionnel a considéré que toute mesure restrictive de liberté doit pouvoir faire l'objet d'un réexamen régulier et contradictoire. Dans sa décision du 3 juillet, il se fonde
directement sur l'article 66 de la Constitution qui fait du juge judiciaire le gardien des libertés individuelles et formule donc une réserve selon laquelle la loi d'habilitation ne dispense pas le gouvernement, lorsqu'il prend une ordonnance, du respect de ses dispositions. Le Conseil reprend donc l'analyse de la Cour de cassation, si ce n'est évidemment qu'il ne peut se fonder sur les dispositions de la Convention européenne des droits de l'homme et qu'il doit donc se référer à l'article 66 de la Constitution.

L'essentiel de la décision du 3 juillet réside ainsi dans une réserve d'interprétation qui reprend l'analyse de la Cour de cassation, le dispositif reposant sur un raisonnement juridique bien peu élaboré. Considérée sous cet angle, la décision illustre une tendance actuelle du Conseil à élaborer une politique jurisprudentielle alors que son rôle devrait se borner à dire le droit. Les liens entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat sont aujourd'hui si étroits qu'il devient difficile au premier de désavouer le second. Et s'il le fait, parce qu'il faut bien de temps en temps sanctionner une énorme erreur, c'est discrètement, en catimini, par une réserve d'interprétation. Et si le débat sur l'indépendance de la justice se saisissait de cette question des relations entre le Conseil constitutionnel et le Conseil d'Etat ?



jeudi 2 juillet 2020

Peine de mort : L'abolitionnisme, un combat perdu ?

Cet article a été publié le 8 juin 2020 sur ThucyBlog. Merci à ses responsables d'avoir autorisé sa reproduction sur Liberté Libertés Chéries.





Les droits de l’homme peuvent-ils être présentés comme universels si le premier d’entre eux, le droit à la vie, ne donne pas lieu à un consensus universel ? La question mérite d’être posée, car la peine de mort demeure aujourd’hui une pratique courante dans nombre d’États, y compris les États-Unis et la Chine, pays suffisamment puissants pour s’opposer efficacement aux pressions abolitionnistes. Dans l’état actuel des choses, la situation semble figée, au point que l’on se demande si la peine de mort intéresse encore, si le combat abolitionniste n’est pas considéré comme un combat perdu.


Au plan universel


Dans un article publié par l’AFRI en 2002, Emmanuel Decaux observait une évolution positive du droit international, dans le but de parvenir à l’abolition générale et universelle de la peine de mort.  Cette évolution se manifestait d’abord par la voie conventionnelle, avec le 2è Protocole facultatif relatif aux droits civils et politique adopté par l’Assemblée générale des Nations Unies dès le 15 décembre 1989, et l’émergence d’une justice pénale internationale refusant la peine de mort.

Le combat abolitionniste n’a guère progressé depuis cette date. Le 2eme Protocole est demeuré facultatif, et même très facultatif. Alors que l’on dénombre 172 États parties au Pacte de 1966, son 2è Protocole ne regroupe que 88 États, à l’exclusion évidemment de ceux qui conservent la peine de mort dans leur système juridique. Le résultat est que le Protocole ressemble davantage à un club des États abolitionnistes qu’à une arme de guerre contre la peine de mort. Il en de même de la Cour pénale internationale, le Statut de Rome ne regroupant que 124 États parties. Et s’il est vrai qu’elle ne peut infliger la peine capitale aux personnes qui lui sont déférées, elle doit tout de même s’accommoder de l’article 80 du Statut de Rome qui précise, à propos des peines, que « Rien dans le présent chapitre n’affecte l’application par les Etats des peines que prévoit leur droit interne (…) » . Il existe donc une imperméabilité totale entre le système des peines pratiquées par la CPI, et celui pratiqué par les États qui demeurent parfaitement libre de conserver la peine de mort dans leur droit interne.

Si les textes n’ont guère évolué, la diplomatie abolitionniste aurait-elle marqué quelques points ? La Commission des droits de l’homme, devenue Comité des droits de l’homme a adopté une multitude de résolutions qui présentent la caractéristique de n’imposer aucune contrainte aux Etats. L’Assemblée générale elle-même a adopté cinq résolutions entre 2014. Mais il ne s’agissait pas de demander aux Etats d’abolir la peine de mort, tout au plus était-il question de protéger les droits des personnes menacées par cette peine et de « limiter progressivement » son usage. Depuis lors, il ne se passe rien, ou presque. On peut certes prendre note de la rédaction d’un rapport initié par le Haut-Commissaire aux droits de l’homme en 2015 : « Moving away from the death penalty », ensemble de contributions destinées à montrer que les arguments mis en avant pour justifier la peine capitale ne sont pas pertinents. On se doute que ce travail, aussi brillant soit-il, n’a pas dû avoir beaucoup d’influence sur les autorités chinoises ou américaines.

Ce recul du combat abolitionniste s’expliquerait-il par un certain abandon des ONG qui semblent se retirer de ce terrain, pour investir des espaces nouveaux, qu’il s’agisse des modifications climatiques, du droit des femmes, de la liberté religieuse, etc. ? S’il est vrai, par exemple, qu’Amnesty International continue à se battre sur ce terrain, l’abolition de la peine capitale n’est plus qu’un combat parmi d’autres, son activité s’étant considérablement diversifiée depuis sa création.




Chappatte, 11 juillet 2015, New York Times


Au plan européen


Si le combat abolitionniste a plus ou moins déserté le plan universel, peut-être s’est-il replié sur l’Europe ? On sait que le Conseil de l’Europe fut au cœur d’un mouvement abolitionniste, illustré par le Protocole n° 6 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme entré en vigueur en 1985. Il proclame que « la peine de mort est abolie. Nul ne peut être condamné à une telle peine ni exécuté », laissant toutefois subsister la possibilité d’infliger cette peine en temps de guerre. Le traité ne demande donc pas aux États parties d’abolir la peine de capitale, mais il procède lui-même à cette abolition. Par la suite, en 2003, le Protocole n° 13 l’impose « en toutes circonstances ». Le Conseil de l’Europe a donc réussi là où les instances universelles avaient échoué, et est parvenu à imposer des normes contraignantes dans ce domaine.

Mais depuis 2003, les choses ont évolué, et pas toujours dans le bon sens. La Russie tout d’abord, avait signé le Protocole n° 6 en 1997, sans le ratifier, et n’avait ni signé ni ratifié le Protocole n° 13. Depuis cette date, les relations entre la Russie et la Cour européenne des droits de l’homme se sont tendues. Après la condamnation de la Russie en juillet 2014 par la Cour pour le caractère inéquitable de la condamnation du président de Ioukos, Mikhaïl Khodorkovski, Vladimir Poutine a fait voter une loi affirmant la supériorité des décisions de la Cour constitutionnelle russe sur les arrêts de la Cour européenne. La Russie a donc choisi de s’affranchir des décisions de la Cour, et, depuis cette date, elle n’est pas tout-à-fait en dehors du Conseil de l’Europe, mais elle n’est plus tout-à-fait dedans. Il y a donc bien peu de chances qu’elle soit réceptive au mouvement abolitionniste.

La Turquie, quant à elle, avait signé les deux Protocoles, mais elle n’avait pas encore ratifié le second, lorsqu’elle a été condamnée pour violation du droit à la vie, à la suite de la condamnation par un tribunal militaire d’Abdullah Öcalan, le leader du Parti des travailleurs du Kurdistan. Dans un arrêt du 12 mai 2005, la Cour européenne rappelle que tous les Etats membres sauf deux ont alors signé le Protocole n° 13, et que tous les Etats membres sauf trois l’ont ratifié. Ces chiffres, combinés à la pratique constante des États, témoignent d’un consensus autour d’une interprétation de l’article 2 condamnant l’application de la peine capitale en toutes circonstances.

Mais là encore, en Turquie comme en Russie, les relations avec le Conseil de l’Europe se sont tendues, d’autant que les condamnations de ce pays par la Cour se sont multipliées. Après la tentative de coup d’Etat de juillet 2016, Recep Erdogan s’est appuyé sur l’article 15 pour annoncer que la Turquie allait temporairement déroger à l’application de la Convention européenne des droits de l’homme. Quelques mois plus tard, en avril 2017, il n’a pas manqué de promettre à ses partisans un référendum sur le rétablissement de la peine de mort, déclaration qui n’a suscité que des réactions bien tièdes du Conseil de l’Europe et des autres Etats membres. Les uns ont appelé au respect des « valeurs européennes », les autres ont appelé au dialogue, mais personne n’a souhaité que la peine de mort soit l’objet d’une crise ouverte avec la Turquie.


lundi 29 juin 2020

Le droit d'accès aux archives de François Mitterrand

La décision d'assemblée rendue par le Conseil d'Etat le 12 juin 2020 va certainement satisfaire les historiens. Elle autorise en effet M. G., un auteur préparant un livre sur l'intervention française au Rwanda entre 1990 et 1995, à consulter certaines des archives du président François Mitterrand.
Ces pièces ont été déclassifiées en 2015, mais le fait qu'elles ne soient plus couvertes par le secret de la défense nationale ne signifie pas qu'il soit possible d'y accéder librement. Il convient donc de préciser le régime juridique, ou plutôt les régimes juridiques s'appliquant aux archives des plus hautes autorités de l'Etat.


L'accès dérogatoire aux archives des hautes autorités de l'Etat



La loi du 15 juillet 2008  organise le régime actuel. Le versement des archives publiques émanant du Président de la République, du Premier ministre et des membres du gouvernement peut s'accompagner de la signature d'un protocole entre l'autorité versante et l'administration des archives. Y sont précisées les conditions de traitement, de conservation, de valorisation et de communication des fonds versés pendant la durée de vingt-cinq ans durant laquelle ces pièces sont couvertes par le secret des délibérations du gouvernement. Ce protocole n'est plus applicable en cas de décès du signataire.

Mais les archives de François Mitterrand avaient été versées avant la loi de 2008 et relèvent du régime juridique antérieur, un peu différent. A l'époque, le versement était déjà régi par un protocole, mais ce dernier permettait à l'autorité versante à la fois de définir la durée de confidentialité et de désigner un mandataire habilité à autoriser, ou non, la consultation dérogatoire de ces fonds. Dans le cas présent, le président Mitterrand avait signé le protocole en février 1995, et décidé que ces pièces ne seraient accessibles au public qu'en 2055, à l'issue d'un délai de soixante ans. S'appuyant sur ce protocole, son mandataire a donc refusé l'accès dérogatoire sollicité par le requérant. Le ministre de la culture, quant à lui, n'a pu que prendre acte de ces refus.

Voulant contester cette décision, M. G. s'est successivement heurté à un avis négatif de la Commission d'accès aux documents administratifs, puis à une décision de rejet du Tribunal administratif de Paris. La présente décision est donc le résultat d'un recours en cassation devant le Conseil d'Etat.


Le droit d'accès aux archives publiques



Avant que le Conseil d'Etat ne se prononce, le requérant avait obtenu le renvoi d'une question prioritaire de constitutionnalité devant le Conseil constitutionnel, portant sur la conformité à la Constitution de l'article L213-4 du code du patrimoine, dans sa rédaction issue de la loi du 15 juillet 2008. Sa décision du 15 septembre 2017 n'a certainement pas immédiatement donné satisfaction au requérant.

Certes, le Conseil affirme l'existence d'un "droit d'accès aux archives publiques" qu'il fonde sur l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel ""la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Mais, l'audace s'arrête là, car le Conseil constitutionnel affirme que ce droit d'accès aux archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations" définies par la loi. Le régime particulier des archives du Président de la République, du Premier ministre et des membres du gouvernement constitue l'une de ces limitations. Et le Conseil estime qu'il répond à un but d'intérêt général, car il est nécessaire d'accorder une protection particulière à des pièces qui sont, pour la plupart, couvertes par le secret des délibérations du gouvernement. Enfin, cette protection est limitée dans le temps, même si la durée de 25 années du droit commun et, a fortiori, les durées encore plus longues pratiquées avant 2008, peuvent sembler interminables au requérant.

Si la décision du Conseil constitutionnel n'a eu aucun effet immédiat, elle est au coeur de l'arrêt rendu par le Conseil d'Etat le 12 juin 2020, presque trois années plus tard. Dès lors qu'il s'agit désormais d'apprécier une décision portant atteinte à une liberté publique, l'Assemblée du contentieux décide d'exercer un contrôle normal sur le refus d'accès dérogatoire à ce type d'archive.

Plantu. 9 janvier 2016. Le Monde

Le contrôle normal



Renonçant à sa jurisprudence Rouzaud de 2011 qui prévoyait un contrôle minimum, le Conseil d'Etat apprécie la proportionnalité du refus d'accès dérogatoire au droit d'accès aux archives publiques désormais consacré et aux dispositions de l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantissent un droit de recevoir et de communiquer des informations. Ce contrôle est réalisée à l'aune de l'écoulement du temps, et le juge apprécie la légalité du refus d'accès dérogatoire à la date à laquelle il statue, formule rompant avec le principe selon lequel un acte est apprécié à la date de son édiction.

Après avoir cassé le jugement du tribunal administratif de Paris qui n'avait exercé qu'un contrôle minimum, le Conseil d'Etat décide de régler l'affaire au fond. Il observe d'abord que M. G. a déjà eu communication, en 2015 et 2016, de certains éléments de ces archives et qu'il est l'auteur de deux ouvrages consacrés au conflit du Rwanda. On observe sur ce point que le Conseil d'Etat ne limite pas l'accès dérogatoire aux archives aux seuls chercheurs en histoire, le demandeur étant effectivement chercheur, mais en physique. Surtout, le Conseil d'Etat dresse un inventaire des fonds demandés, et il note qu'il ne s'agit pas de pièces très sensibles. Pour l'essentiel, elles décrivent la politique française et reflètent les prises de position de François Mitterrand, déjà largement connues. On doit donc en déduire que le Conseil d'Etat s'est fait communiquer les pièces demandées, ce qu'il a le droit de faire. Il s'autorise alors à déroger au principe du contradictoire qui permettrait au demandeur d'obtenir les pièces qu'il sollicite avant même que le juge ait statué, la forme épuisant le fond.

S'agissant de documents portant "sur des événements qui sont survenus il y a plus d’une génération", le Conseil estime donc "que l’intérêt légitime du demandeur est de nature à justifier, sans que soit portée une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger, l’accès aux archives litigieuses".

De toute évidence, le Conseil d'Etat entend niveler le régime juridique de l'accès aux archives publiques des plus hautes autorités de l'Etat. Il se situe dans la droite ligne d'une évolution qui conduit à percevoir les archives, non plus comme la propriété de l'autorité de versement, mais comme des pièces appartenant à l'Etat dont elle n'est que le détenteur provisoire.

Alors que la durée de confidentialité des archives versées après 2008 est de vingt-cinq années, les protocoles signés avant 2008 pouvaient prévoir des durées dérogatoires laissées entièrement à l'appréciation de l'autorité de versement. François Mitterrand avait ainsi pu choisir une durée de soixante ans, soit plus de deux fois ce qui est désormais le droit commun. En s'attribuer le droit d'apprécier la légalité du refus d'accès à la date du jugement, le Conseil d'Etat place sous son contrôle le régime antérieur à la loi de 2008. Sans doute envisage-t-il de le placer de facto en voie d'extinction, mais, pour le moment, il conserve le privilège exorbitant de définir quelles sont les archives sensibles, et celles qui ne le sont pas.