« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 8 décembre 2019

Etrangers : Absence de l'avocat lors des auditions liées au placement en zone d'attente

Par une décision du 6 décembre 2019, Mme Saisda C., le Conseil constitutionnel écarte la question prioritaire de constitutionnalité (QPC) contestant l'absence d'assistance d'un avocat durant les auditions liées au placement d'un étranger en zone d'attente. 

Rappelons qu'une zone d'attente est une zone internationale, souvent située dans les aéroports, les ports ou les gares, dans laquelle sont placés les étrangers auxquels on refuse, au moins provisoirement, l'entrée dans l'espace Schengen. Certains sont en transit interrompu, par exemple lorsqu'ils ont été refoulés d'un autre pays et renvoyés en France. D'autres sont demandeurs d'asile et seront retenus le temps de gérer la recevabilité de leur demande. D'autres enfin, et c'est le cas de Mme Saisda C. se voient opposer un refus d'entrer sur le territoire. 

La requérante, venant du Nicaragua et dispensée de visa, entendait pénétrer en France comme touriste, pour ensuite se rendre en Espagne où elle espérait trouver un emploi. Ayant reconnu ces faits devant la police de l'air et des frontières (PAF), elle s'est donc vu opposer un refus d'entrée sur l'espace Schengen, puisqu'elle ne disposait d'aucun contrat de travail. Elle a ensuite été placée en zone d'attente, en prévision de son retour au Nicaragua.

Son avocat, soutenu par certaines associations professionnelles, met en cause la constitutionnalité de deux articles du code de l'entrée et du séjour des étrangers qui ont conduit Saisda C. à reconnaître qu'elle n'avait pas vraiment l'intention de visiter la France en touriste lors d'auditions qui se déroulées devant les agents de la PAF, sans qu'elle soit assistée d'un avocat. Ces deux articles portent sur deux moments bien distincts de la procédure. L'article L 213-2 prévoit ainsi que le refus d'entrée est notifié à l'intéressé, après une première audition devant la PAF, et que cette notification mentionne le "droit d'avertir le conseil de son choix". Quant à l'article L 221-4 de ce même code, il concerne la situation de l'étranger déjà retenu en zone d'attente, et il précise qu'il a le droit de "communiquer avec un conseil". Dans les deux cas, le rapport avec l'avocat se limite à une information, pas à une assistance lors des auditions. La requérante estime donc que ces dispositions ne sont pas conformes aux articles 7, 9 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, qui garantissent les droits de la défense.


Une mesure de police administrative

 

Le Conseil constitutionnel ne voit aucune atteinte aux droits de la défense dans ces deux dispositions. Toute son analyse repose sur le fait que la décision de placer une personne en zone d'attente est une mesure de police et non pas une décision relevant d'une procédure pénale.

S'il est vrai que la jurisprudence constitutionnelle récente a tendu à élargir considérablement l'exercice des droits de la défense, et notamment le droit à l'assistance d'un avocat, cette exigence ne dépasse guère le champ de la procédure pénale. Elle trouve son origine dans la décision QPC du 30 juillet 2010, Daniel W. et autres, l'une des toutes premières QPC, qui a imposé la présence de l'avocat dès le début de la garde à vue et on la retrouve dans la récente décision QPC du 8 février 2019 Berket S. qui sanctionne l'absence de garanties des droits de la défense en matière d'audition libre des mineurs. Celle-ci a lieu en effet lorsqu'il existe des indices selon lesquels la personne a commis ou tenté de commettre une infraction. Même la sanction de l'absence des droits de la défense en matière de retenue douanière, avec la décision Samir M. du 22 septembre 2010, concerne une procédure donnant compétence aux agents des douanes pour constater une infraction.

Rien de tel en l'espèce, et le Conseil constitutionnel précise que ces auditions devant la PAF "n'ont pour objet que de permettre de vérifier que l'étranger satisfait aux conditions d'entrée en France et d'organiser à défaut son départ. Elles ne relèvent donc pas d'une procédure de recherche d'auteurs d'infractions. (...) La décision de refus d'entrée, celle de maintien en zone d'attente et celles relatives à l'organisation de son départ ne constituent pas des sanctions ayant le caractère de punition mais des mesures de police administrative". Sur ce point, le Conseil ne se distingue pas de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) qui estime que l'éloignement des étrangers pour des motifs d'ordre public, et notamment l'expulsion, ne relève pas de la "matière pénale" et ne donne donc pas lieu aux garanties posées par le volet pénal de l'article 6 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme (CEDH, 5 octobre 2000, Maaouia c. France).

Hit the road Jack. Ray Charles. 1961


La liberté de circulation



L'élément déterminant pour le Conseil est donc l'absence de caractère incriminant de la décision de refus d'entrée sur le territoire. L'atteinte à la liberté d'aller et venir n'est pas considérée comme un élément pertinent, dès lors que cette liberté s'exerce dans le cadre des lois qui l'organisent, y compris évidemment le droit de l'Union européenne, en l'espèce le règlement du 9 mars 2016. Et précisément, dès lors qu'elle avait avoué vouloir trouver un emploi en Espagne, l'intéressée n'était plus en situation légale. Certes, depuis une décision du 25 février 1992, le Conseil reconnaît que le maintien en zone d'attente affecte la liberté individuelle. Mais c'est uniquement pour reconnaître un droit au recours, et la personne qui se voit refuser l'entrée sur le territoire peut évidemment contester cette décision devant le juge administratif, y compris par la voie du référé.

Là encore, la jurisprudence du Conseil constitutionnel rejoint celle de la CEDH qui, dans deux décisions récentes du 21 novembre 2019, a considéré que le maintien d'un étranger en zone d'attente, ou de transit selon le vocabulaire employé, entraine une restriction à la liberté de circulation qui ne saurait s'analyser comme une privation de cette liberté, à la condition que la rétention ne dépasse pas le temps nécessaire à l'organisation du départ.

De toute évidence, le Conseil constitutionnel entend limiter l'élargissement des droits de la défense au strict domaine pénal. C'est évidemment un frein mis à une jurisprudence qui semblait imposer la présence de l'avocat dans des procédures de plus en plus nombreuses et diversifiées. Il est probable que cette décision sera critiquée, notamment parce qu'elle fait peu de la réalité de cette procédure. En effet, les auditions devant les agents de la PAF ressemblent beaucoup à une audition pénale, le but étant de faire avouer à l'étranger qu'il ne vient pas faire du tourisme. Une fois l'aveu obtenu, celui-ci se retrouve en situation irrégulière et peut donc faire l'objet d'une mesure de refoulement.

Cette décision s'inscrit ainsi dans un mouvement général de rétractation des droits des étrangers, à un moment où les services de police éprouvent de grandes difficultés à gérer une immigration de masse. Le Conseil constitutionnel semble ainsi vouloir faire peser sur le législateur le moins de contraintes possibles dans le domaine particulier des mesures d'éloignement, évolution que l'on constate dans l'ensemble du droit des étrangers. 


Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5 Section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet


mardi 3 décembre 2019

Le CSA vent debout contre Zemmour et CNEWS

Par une décision du 27 novembre 2019, le Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) a prononcé une mise en demeure à l'encontre de CNews, chaîne du groupe Canal+. Le 3 décembre 2019, le groupe a publié un communiqué annonçant un recours devant le Conseil d'Etat contre cette mise en demeure, au nom du pluralisme de la presse et de la liberté d'expression.

Personne ne sera surpris d'apprendre que ce contentieux trouve son origine dans une émission de CNEWS, un talk-show intitulé Face à l'Info, dans lequel Eric Zemmour intervient régulièrement. Peu importe ce que dit Eric Zemmour, son ton polémique et volontiers provocateur suffisent à offrir un double bénéfice, pour la chaine qui voit son audience croître sensiblement, mais aussi pour tous ceux qui entendent contrôler ce que le téléspectateur a le droit d'entendre. Ne convient-il pas de le traiter comme un enfant mineur dont il faut surveiller les lectures et les loisirs, et qu'il convient d'orienter vers des contenus édifiants ? 


La mise en demeure

 


La mise en demeure est une procédure prévue par l'article 42 de la loi du 30 septembre 1986  qui prévoit que "les éditeurs et distributeurs de services de radio ou de télévision (..) peuvent être mis en demeure de respecter les obligations qui leur sont imposées par les textes législatifs et réglementaires". En l'espèce, CNEWS est accusée de manquement à l'article 15 de cette même loi de 1986 qui impose aux médias audiovisuels de veiller "à ce que les programmes mis à disposition du public par un service de communication audiovisuelle ne contiennent aucune incitation à la haine ou à la violence pour des raisons de race, de sexe, de moeurs, de religion ou de nationalité". S'y ajoute un manquement à ses obligations contractuelles, l'article 2-2-1 de la convention du 19 juillet 2015 passée avec le CSA impose à l'entreprise "de ne pas encourager des comportements discriminatoires en raison de la race, du sexe, de la religion ou de la nationalité ; de promouvoir les valeurs d'intégration et de solidarité qui sont celles de la République".

Observons que la mise en demeure n'est pas sanction. C'est une décision administrative qui fait grief à l'entreprise dans la mesure où elle lui impose une obligation de comportement, mais, n'étant pas une sanction, elle n'a pas a être précédée d'une procédure contradictoire. Dans un arrêt du 30 décembre 2002 Société Vortex, le Conseil d'Etat juge ainsi qu'une mise en demeure n'est pas soumise aux procédures liées au respect du droit au juste procès, au sens de l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme. En revanche, si la chaîne ne respecte pas l'obligation qui lui est imposée par la mise en demeure, elle risque une sanction qui, elle, sera soumise au contradictoire, qu'il s'agisse d'une sanction pécuniaire, voire, dans les cas extrêmes d'une résiliation de l'autorisation d'exploitation.


"Ont pu être perçues"



Mais que reproche donc le CSA à CNEWS ?  L'autorité indépendante se réfère aux propos tenus par Eric Zemmour dans Face à l'Info, les 14, 21 et 23 octobre 2019. La lecture de la décision laisse subsister une large incertitude sur le poids respectif de chacune de ces émissions. Celles des 14 et 21 octobre sont évoquées dans un passage titré : "Le contexte". On y apprend que les interventions du chroniqueur dans la première émission sur l'ouverture de l'assistance médicale à la procréation "ont pu être perçues comme stigmatisant des personnes homosexuelles", et que celles du 21 octobre "ont pu être perçues comme minimisant le rôle joué par l'Etat français dans la déportation des Juifs français pendant la seconde guerre mondiale".

"Ont pu être perçues"... Etrange formulation. Si Eric Zemmour a prononcé des propos discriminatoires envers les femmes homosexuelles, il doit être poursuivi sur le fondement de l'article 225-1 du code pénal qui punit d'une peine de trois ans d'emprisonnement et de 45 000 € d'amende toute discrimination liée à l'identité de genre. Les articles 32 et 33  de la loi du 29 juillet 1881 répriment également l'injure et la diffamation commises envers une personnes ou un groupe de personnes en raison de leur identité de genre. De même, s'il a tenu des propos négationnistes, doit-il est poursuivi sur le fondement de l'article 24 bis de cette même loi de 1881. Aucun problème donc pour poursuivre Eric Zemmour si les propos tenus violent la loi. 

Mais la décision du CSA se garde bien d'affirmer qu'Eric Zemmour a violé la loi. Tout au plus dit-elle que ses interventions "ont pu être perçues" comme discriminatoires ou négationnistes. Perçues par qui ? Sa culpabilité, comme celle de la chaîne qui lui a donné la parole, est déduite, non pas de données objectives mais de la perception subjective de celles et ceux qui l'ont entendu. Autrement dit, une chaine de télévision ne devrait pas seulement apprécier la légalité de ce qui est dit sur son antenne, mais évaluer aussi la manière dont les propos seront compris, ou pas compris.

La mauvaise réputation. Georges Brassens. 1952


Eloge de Bugeaud 



L'essentiel de l'accusation du CSA se trouve dans l'émission du 23 octobre, consacrée au "risque de l'islam radical".  Cette fois Eric Zemmour a déclaré que "l'islam est par essence une religion politique, ça a toujours été comme ça (...) l'immigration, l'islam et l'islamisme, tout ça c'est le même sujet", avant de livrer une interprétation toute personnelle de l'histoire : "(...) Quand le général Bugeaud arrive en Algérie, il commence à massacrer des musulmans et même certains juifs. Eh bien moi, je suis aujourd'hui du côté du général Bugeaud". In fine, Eric Zemmour a finalement appelé de ses voeux des "mesures radicales", sans trop préciser lesquelles.

Discours délirant ? Peut-être, mais il devrait tout de même donner lieu à une véritable analyse juridique, dès lors que le CSA engage la responsabilité de la chaîne. Si le discours sur Bugeaud peut s'analyser comme une incitation à la haine et à la violence, sans doute faut-il poursuivre leur auteur. Mais le CSA ne se prononce pas sur ce point. Là encore, il se réfère aux interprétations possibles, se bornant à écrire que ces propos "ont pu, (...) être perçus, en raison tant du contexte, et notamment de l'absence de distanciation, que du lexique utilisé, non seulement comme une légitimation des violences commises par le passé à l'encontre de personnes de confession musulmane mais aussi comme une incitation à la haine ou à la violence à l'égard de cette même catégorie de la population". Observons que le CSA ne retient que la violence à l'égard de la population musulmane, sans noter le fait que le chroniqueur avait aussi évoqué le massacre de "certains juifs". Surtout, en se référant à la perception subjective du discours, le CSA prend la liberté d'affirmer une "absence de distanciation" et de dénoncer "le lexique utilisé". Sans plus de précision. La distanciation brechtienne serait-elle une obligation imposée par la loi de 1986 ? 

Par ailleurs, le CSA ajoute des éléments d'appréciation totalement détachés des propos eux-mêmes. Ils sont considérés comme plus graves car "émanant d'une personne bénéficiant d'une large exposition médiatique". Les discours discriminatoires doivent-ils être moins sanctionnés lorsqu'ils sont tenus par une personne moins célèbre qu'Eric Zemmour ? Sont-ils aussi moins graves à trois heures du matin, car le CSA se plaint qu'ils aient été tenus "à un horaire de diffusion susceptible d'attirer des audiences significatives" ? Enfin, il ajoute que la journaliste qui animait le débat s'est bornée à constater un désaccord et n'a pas eu l'idée de faire taire l'importun, ignorant sans doute qu'il s'agissait d'une obligation légale.

CNEWS annonce un recours devant le Conseil d'Etat, et on peut penser que ses chances de succès sont loin d'être négligeables. D'une part, toute l'analyse du CSA repose sur des éléments subsjectifs. D'abord, la manière dont les propos sont susceptibles d'être perçus par les spectateurs, ensuite la manière dont le CSA lui-même les interprète. Ainsi considère-t-il que les "mesures radicales" envisagées par Eric Zemmour seraient nécessairement discriminatoires, affirmation qui relève tout de même du procès d'intention.

Surtout, la Cour européenne des droits de l'homme considère depuis longtemps que la liberté d'expression concerne aussi bien les opinions considérées comme neutres ou indifférentes que celles "qui heurtent, choquent ou inquiètent", formulation reprise dans de multiples décisions. Or précisément Zemmour heurte, choque et inquiète. C'est un fait mais cela n'interdit pas aux médias de l'accueillir à l'antenne. Au spectateur ensuite de se forger son opinion, en utilisant son libre arbitre.



Sur la liberté d'expression : Chapitre 9  du manuel de Libertés publiques sur internet

samedi 30 novembre 2019

Les juges du fond et le droit à l'oubli

Dans une décision du 27 novembre 2019, la première chambre civile de la Cour de cassation précise l'étendue du contrôle des juges du fond sur le droit à l'oubli.

Rappelons qu'en droit français, le droit à l'oubli est une notion bien antérieure à internet. Il apparaît précisément en droit de la presse, lorsqu'une personne réinsérée dans la société demande l'oubli de ses erreurs et fautes du passé. 



Les fondements du droit à l'oubli

 


Tel est précisément le cas du requérant, M.  X. , qui exerce la profession d'expert-comptable et qui a été condamné pour escroquerie en 2011 par le tribunal correctionnel de Metz, condamnation à dix mois de prison avec sursis confirmée en appel en 2013. Archivée sur le site du Républicain lorrain, deux articles de presse relatant ces deux audiences sont toujours accessibles. Le fait de taper le nom de M. X. sur Google, en 2017, renvoie ainsi immédiatement à ces deux articles. Invoquant le droit à l'oubli, M. X. a demandé au moteur de recherches leur désindexation, opération qui ne fait pas disparaître les articles concernés des archives du journal, mais seulement les liens qui y renvoient. Quoi qu'il en soit, Google a refusé de procéder à cette désindexation, et M. X. a donc assigné le moteur de recherche en invoquant son droit à l'oubli. 

Le fondement juridique de la demande de M. X. se trouve dans la directive européenne du 24 octobre 1995  qui consacrait un droit de rectification des données inexactes, incomplètes ou qui ne sont plus pertinentes. C'est ce texte qui était en vigueur au moment du recours, en 2017. Il était d'ailleurs directement inspiré de l'article 6 al. 4 de la loi française du 6 janvier 1978, qui mentionne que les données inexactes doivent être effacées ou rectifiées, à la seule demande de l'intéressé. 

Aujourd'hui, le droit à l'oubli est formellement garanti par l’article 17 du Règlement général de protection des données (RGPD), qui affirme que « la personne concernée a le droit d’obtenir du responsable du traitement l’effacement, dans les meilleurs délais, de données à caractère personnel la concernant et le responsable du traitement a l’obligation d’effacer ces données à caractère personnel ». La loi du 20 juin 2018 a fait de la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) l'autorité de contrôle du RGPD. Celle-ci a mené, au nom de l'Union européenne, une véritable bataille contentieuse, dans le but d'imposer à Google le respect de ce droit. Elle a obtenu des succès dans ce domaine, succès renforcée par l'arrêt Google Spain du 13 mai 2014 qui reconnaît expressément le droit à l'oubli sur internet. Depuis lors, Google a accepté de faire figurer sur son site le formulaire qui a permis à M. X. de faire sa demande de désindexation. 

L'oubli. Lynda Lemay


Le contrôle des motifs


Le problème est que la firme Google fait ce qu'elle veut, dans la plus grande opacité. En effet, elle réalise elle-même une appréciation de l'équilibre entre le droit à l'information et le droit à l'oubli et ne diffuse aucun élément sur les motifs qu'elle prend en compte pour accepter ou écarter la demande. Prend-elle en considération l'ancienneté de la condamnation ? sa gravité ? la notoriété de l'affaire ou celle des organes de presse, voire les liens commerciaux qu'elle entretient avec tel ou tel média ? Nul n'en sait rien. Elle fait ce qu'elle veut et n'entend pas communiquer aux juges internes les motifs de ses décisions. 

Précisément, par son arrêt du 27 novembre 2019, la Cour de cassation confère aux juges du fond une compétence générale pour apprécier le choix fait par la firme. Ils doivent ainsi apprécier de manière concrète la demande de déréférencement, se prononcer "sur son bien-fondé" et "vérifier (...)  si l’inclusion du lien litigieux dans la liste des résultats, affichée à la suite d’une recherche effectuée à partir du nom d’une personne, répond à un motif d’intérêt public important, tel que le droit à l’information du public, et si elle est strictement nécessaire pour assurer la préservation de cet intérêt". En l'espèce, les juges du fond sont sanctionnés pour avoir seulement fait référence au droit à l'information des internautes, sans se pencher sur la protection des données personnelles de M. X

La Cour de cassation, en l'espèce, se fonde directement sur la jurisprudence de la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Dans une décision du 24 septembre 2019, celle-ci énonce en effet que le responsable du traitement est, en principe, tenu de faire droit aux demandes de désindexation de liens menant vers des pages web sur lesquelles figurent des données personnelles. Et l'exploitant d'un moteur de recherches ne peut se soustraire à cette obligation que si l'inclusion du lien dans la liste de résultats s'avère "strictement nécessaire pour protéger la liberté d'information des internautes". Il lui appartient donc d'exprimer clairement cette mise en balance entre l'ingérence dans les données personnelles et le droit à l'information. S'il ne le fait pas, cette mission incombe au juge du fond qui risque de sanctionner systématiquement Google, si l'entreprise persiste à refuser de motiver ses décisions.

Les juges français s'efforcent donc d'imposer à Google le respect du droit européen. Ils ne sont pas les seuls et le tribunal de Karlsruhe vient de renvoyer aux juges du fond allemands une affaire très semblable, leur imposant de se livrer à une appréciation identique. Certes, nul n'ignore le cadre territorial du droit à l'oubli. Dans une seconde décision du 24 septembre 2019, la CJUE a ainsi précisé que la territorialité du droit européen limitait les effets du désindexation aux résultats de recherches effectuées sur les moteurs européens du Google. Les données couvertes par le droit à l'oubli demeurent donc accessibles par les moteurs non européens, à commencer par le moteur américain. Il n'empêche que l'Europe entend toujours imposer à Google le respect de la vie privée, dans sa définition européenne : les données personnelles ne sont pas des biens dont on fait commerce, mais des éléments liés à la vie privée sur lesquels l'intéressé doit conserver une certaine maîtrise.



Sur le droit à l'oubli : Chapitre 8 Section  5 § 1 B , 3,  du manuel de Libertés publiques sur internet




jeudi 28 novembre 2019

La proposition Avia sur la "cyberhaine" torpillée par la Commission européenne

La proposition de loi défendue par Laetitia Avia visant à "lutter contre les contenus haineux sur internet" fait aujourd'hui l'objet d'une critique extrêmement rude de la Commission européenne qui estime que le texte n'est pas conforme au droit de l'Union, critique relayée par le site Next INpact.

Ce texte offre à chacun la possibilité de dénoncer un "contenu haineux" sur internet et d'exiger son retrait ou son déréférencement dans les 24 heures. Il devrait être débattu au Sénat le 17 décembre 2019, après avoir été adopté par l'Assemblée nationale le 9 juillet 2019. Rappelons qu'il a fait l'objet d'une procédure accélérée et que le vote du Sénat devrait donc permettre son entrée en vigueur. Rappelons aussi, et c'est important, qu'il s'agit d'une proposition de loi, même si elle téléguidée par l'Exécutif, et qu'elle est ainsi dispensée d'étude d'impact. 

Précisément, une étude d'impact n'aurait pas été inutile, et, faute d'avoir donné lieu à une analyse sérieuse, la proposition de loi se heurte aujourd'hui à un obstacle de taille révélé par le site Next INpact. La directive européenne du 9 septembre 2015 impose en effet une procédure de notification à la Commission de tout texte relatif à la société de l'information. Il appartient ensuite à la Commission d'informer l'Etat concerné si elle considère que certaines dispositions ne sont pas conformes au droit de l'Union européenne. En l'espèce, la proposition Avia a été notifiée par les autorités françaises après le vote de l'Assemblée, le 21 août 2019 et la réponse de la Commission est accablante. Le texte est en effet présenté comme largement incompatible avec le droit européen.

La Commission commence par rappeler que la proposition modifie la loi du 21 juin 2004 pour la confiance dans l'économie numérique, loi qui elle-même transposait la directive du 8 juin 2000 relative à certains aspects juridiques de la société de l'information et notamment au commerce électronique. Dans la mesure où les dispositions de la proposition de loi relèvent du champ d'application de la directive sur le commerce électronique, elle est donc considérée comme mettant en oeuvre le droit de l'Union, et notamment la Charte européenne des droits fondamentaux.

Or précisément, la Commission estime que la proposition est incompatible avec trois articles de la directive sur le commerce électronique. 


Atteinte à la libre circulation de l'information 



Son article 3 § 1 et 2 tout d'abord, reprend le principe traditionnel "du pays d'origine" qui s'applique au fonctionnement du marché intérieur. Il précise que les prestataires de services établis sur le territoire d'un Etat membre doivent respecter la législation en vigueur. En même temps, le droit de cet Etat ne saurait restreindre leur libre circulation. Or la proposition Avia impose aux plate-formes en ligne, y compris celles établies dans d'autres Etats membres, toute une série d'obligations : obligation de nommer un représentant légal sur le territoire français, nécessité de mettre un place un formulaire de notification dans la langue de l'utilisateur, obligation de prendre des dispositions techniques pour empêcher la rediffusion de "contenus haineux", obligation de se conformer aux recommandations du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA). 

Pour la Commission, ces contraintes entrainent des restrictions à la libre prestation de services de la société de l'information depuis un autre Etat membre. Le fait que les autorités françaises déclarent que ces obligations ne concerneront que les entreprises atteignant un certain seuil de connexions depuis le territoire français ne change rien à l'affaire. 

Certes, le § 4 de ce même article 3 autorise les Etats membres à restreindre la libre circulation pour empêcher les "atteinte à la dignité de la personne", mais il précise que cette restriction doit être proportionnée à l'objectif poursuivi. Or, la proposition Avia concerne potentiellement toutes les plateformes en ligne, sans distinguer entre celles qui présentent un risque particulier pour la dignité de la personne et celles qui ne présentent aucun risque. Sur ce point, la Commission s'étonne implicitement de l'absence d'étude d'impact, et constate que les autorités françaises ne se sont jamais posé la question de savoir si la lutte contre les "contenus haineux" ne pouvait pas être engagée par d'autres moyens, moins attentatoires à la libre circulation de l'information.


 La proposition Avia évaluée par la Commission européenne


Les contraintes liées à la notification



Surtout, la proposition de loi réduit considérablement les exigences nécessaires à l'envoi d'une notification aux plateformes. Il ne serait plus nécessaire d'identifier l'emplacement du "contenu haineux", obligeant ainsi l'entreprise concernée à parcourir tous ses contenus pour retrouver celui qui est illicite, le tout dans un délai inférieur à 24 heures. Il ne serait plus nécessaire non plus de préciser les dispositions prétendument enfreintes, discrimination, négationnisme, apologie du terrorisme etc. C'est donc à la plateforme de s'assurer du caractère illicite du contenu.

Or l'article 14 de la directive commerce électronique prévoit une exclusion de responsabilité des fournisseurs de service, s'ils agissent promptement pour retirer ou rendre inaccessible les contenus illicites. La Cour de justice de l'Union européenne, dans une décision de juillet 2011 L'Oréal c. EBay, estime que leur responsabilité ne peut être engagée si la notification est insuffisamment précise et étayée. En l'espèce, la proposition français s'exonère de la jurisprudence européenne en autorisant une notification imprécise, sans doute parce que ses rédacteurs ignoraient tout de cette jurisprudence.


La liberté d'expression



Cette impression ne peut qu'être renforcée par le choix d'un délai unique de 24 heures pour retirer les "contenus haineux", alors même que ce même article 14 de la directive impose une obligation d'agir "promptement". Pour la Commission, cette rigidité risque d'avoir des conséquences "néfastes". Elle risque de conduire à une suppression excessive de contenus, parce qu'il est plus simple de les supprimer que d'apprécier leur caractère réellement illicite, surtout lorsque la notification est imprécise. Cette fois c'est la liberté d'expression qui est en cause, le contrôle du CSA n'intervenant qu'a posteriori.

Elle est également au coeur de l'article 2 § 5 bis de la proposition Avia, qui impose au plateformes en ligne de mettre en oeuvre des moyens pour empêcher la rediffusion de tout contenu supprimé ou déréférencé. Or l'article 15 § 1 de la directive européenne interdit aux Etats membres d'imposer aux prestataires de services sur internet une obligation générale de surveillance des informations qu'ils transmettent ou stockent. Certes, cette fois les autorités françaises invoquaient une jurisprudence de la CJUE, l'arrêt Facebook c. Irlande du 3 octobre 2019. Mais précisément, cette décision concerne l'obligation d'empêcher la rediffusion d'un contenu diffamatoire jugé illicite par un tribunal. Elle n'impose, en aucun cas, une obligation générale de surveillance des contenus. 

S'il est possible de surveiller des contenus faciles à identifier, par exemple les images pédopornographiques, il est moins aisé de surveiller en permanence des contenus dont l'illicéité s'apprécie au regard de leur contexte, par exemple en comparant les images et le texte. Peu désireuses d'investir dans des systèmes complexes d'intelligence artificielle, les plateformes pourraient être tentées de "ratisser large" en utilisant des systèmes simples de reconnaissance, notamment par mots-clés, ce qui conduirait à effacer des contenus illicites, mais aussi de nombreux contenus licites. Aux yeux de la Commission, l'existence d'un tel risque emporte une atteinte trop élevée à la liberté d'expression sur internet.
La Commission se place ainsi au coeur du problème. Elle ne critique pas la proposition pour des erreurs de procédure mais bel et bien pour la menace qu'elle fait courir aux libertés. Surtout, elle dénonce l'absence d'articulation de cette proposition avec les initiatives européennes dans ce domaine. C'est ainsi que la proposition Avia devrait s'appliquer au plateformes de partage de vidéos, mais n'est pas présentée comme une transposition de la directive SMA (services de médias audiovisuels) du 14 novembre 2018. Or ce texte européen, qui devrait être transposé avant septembre 2020 impose, lui aussi, des mécanismes de signalement de contenus illicites. Dans le cas spécifique des contenus vidéos, il fait donc double emploi avec la loi Avia sans qu'aucune articulation entre les deux textes soit prévue. 

Des constatations analogues pourraient être faites  à propos de la proposition de règlement sur la diffusion de contenus à caractère terroriste en ligne qui devrait être rapidement adoptée. Là encore des procédures de notification sont prévues ainsi que des obligations de suppression de contenu. Or, une fois que ce règlement sera en vigueur, les autorités françaises, comme celles des autres Etats membres, n'auront plus la possibilité de réglementer les questions relevant de son champ d'application. Quel est alors l'intérêt de voter une loi qui se heurte directement à un texte européen dont l'adoption est imminente ? 

L'impression générale, et l'on ne doute pas que ce fut aussi celle de la Commission, est donc celle d'une proposition "hors sol", rédigée à la hâte par des juristes amateurs, ignorant tout du contexte européen d'un ensemble normatif relevant pourtant du droit de l'Union. Il est probable que la Commission a dû être agacée par cette situation, comme elle a dû être agacée par la maladroite tentative de lui forcer la main en lui transmettant le texte extrêmement tardivement, après son vote par l'Assemblée nationale. Devant la fermeté de sa réponse, les autorités françaises peuvent essayer de rendre le texte conforme au droit européen par des amendements déposés devant le Sénat. Elles peuvent aussi laisser la majorité sénatoriale le saborder joyeusement, et ne rien faire, le laisser tomber dans les oubliettes du Palais du Luxembourg. C'est sans doute ce qui peut arriver de mieux à cette intempestive proposition de loi.

Sur les "discours de haine" : Chapitre 9 Section 3 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet

dimanche 24 novembre 2019

La CEDH et les zones de transit

Dans deux décisions du 21 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) précise le cadre juridique applicables aux zones de transit, destinées à la rétention des étrangers, le temps d'apprécier la recevabilité de leur demande d'asile. 

L'affaire Z.A. c. Russie met en cause le confinement prolongé, entre 2013 et 2015, de quatre demandeurs d'asile, un Irakien, un titulaire d'un passeport délivré par l'Autorité palestinienne, un Somalien et Syrien. Ils ont été retenus entre cinq mois et deux ans à Moscou-Sheremetyevo, avant de quitter la zone de transit, les uns réinstallés par le HCR au Danemark et en Suède, les autres repartis en Egypte et en Somalie. En l'espèce, la Cour condamne les conditions de ce qui constitue un véritable enfermement. Les intéressés n'ont reçu aucune aide pour formuler leur demande d'asile et ont été retenus pendant une très longue durée, dans des conditions matérielles déplorables.

L'arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie concerne deux ressortissants bangladais qui, en 2015, ont passé vingt-trois jours dans une zone de transit située, non pas dans un aéroport, mais à Röszke, près de la frontière serbe. Après le rejet de leur demande d'asile, ils furent reconduits en Serbie. Cette fois, les autorités hongroises sont sanctionnées pour s'être bornées à justifier cette reconduite par le fait que la Serbie est considérée par l'Union européenne comme un pays sûr, sans procéder à l'examen particulier de chaque dossier. En revanche, La CEDH précise que la rétention de courte durée dans une zone de transit, en attendant le résultat d'une demande d'asile, ne doit pas s'analyser comme une privation de liberté, d'autant que les intéressés pouvaient à tout moment quitter cette zone pour rentrer en Serbie.

La situation juridique des deux États défendeurs n'est évidemment pas identique. Les demandeurs d'asile sont gérés en Russie sur le fondement de la Convention des Nations Unies de 1951 relative au statut des réfugiés et du droit interne russe. La Hongrie est membre de l'Union européenne et applique donc les directives de 2013 sur l'octroi et le retrait de la protection internationale. Elle est également liée par l'accord de réadmission passé entre l'Union et la Serbie.

Au-delà de ces différences dans le droit applicable, l'analyse en miroir des deux décisions dessine ainsi un cadre juridique exigeant sur les conditions matérielles de rétention, mais finalement assez compréhensif à l'égard des contraintes qui sont celles d'Etats confrontés à un flux important de demandeurs d'asile.


De la restriction à la privation de liberté



Dans l'affaire russe, la CEDH sanctionne une violation de l'article 5 de la Convention européenne des droits de l'homme, selon lequel "nul ne peut être privé de sa liberté", sauf "s'il s'agit de l'arrestation ou de la détention régulières d'une personne pour l'empêcher de pénétrer irrégulièrement dans le territoire, ou contre laquelle une procédure d'expulsion ou d'extradition est en cours".

Selon un principe affirmé dans l'arrêt De Tommaso c. Italie du 23 février 2017, " Entre privation et restriction de liberté, il n’y a qu’une différence de degré ou d’intensité". Dès l'arrêt Amuur c. France du 25 juin 1996, la CEDH avait ainsi jugé que le maintien en zone de transit dans un aéroport était une restriction à la liberté, mais pas une privation, à la condition qu'il n'ait pas une durée excessive et qu'il se déroule sous le contrôle du juge.


Les choix des intéressés 



Pour apprécier si une personne est "privée de sa liberté", la Cour examine donc sa situation concrète, et d'abord les choix qu'elle a faits. En l'espèce, les quatre personnes retenues à Moscou-Sheremetyevo sont entrées en Russie non pas à la suite d'un danger immédiat pesant sur leur vie et leur santé, mais de manière involontaire, au hasard de leur périple. Il est donc naturel que la Russie procède aux vérifications nécessaires avant de les admettre ou non sur le territoire. Les requérants ont ensuite accepté de rester en zone de transit, en attendant le résultat de leur demande d'asile.

Dans l'arrêt Ilias et Ahmed c. Hongrie, la CEDH élargit cette analyse aux zones de transit situées à la frontière d'un Etat. En l'espèce, les deux ressortissants bangladais, venant de Serbie, ont franchi la frontière hongroise de leur propre chef. Ils ont accepté de demeurer dans la zone de transit le temps que leur demande d'asile soit examinée et aucun danger ne pesait directement sur leur vie et leur santé.

Dimanche à Orly. Gilbert Bécaud. 1963


La durée de rétention en zone de transit

Le problème est que, selon cette même jurisprudence Amuur, le temps passé dans la zone de transit ne doit pas dépasser, de manière significative, la durée d'instruction d'une demande d'asile. Or les autorités russes ont refusé toute assistance juridique aux demandeurs, et ont géré les demandes en multipliant retards et atermoiements. De leur côté, les requérants n'ont rien fait pour retarder la procédure, contrairement par exemple à l'arrêt Mahdid et Haddar du 8 décembre 2005, dans laquelle les demandeurs avaient détruit leurs papiers pour tenter de contraindre les autorités autrichiennes à les accueillir. Au contraire, la Cour fait observer que les requérants retenus à Moscou-Sheremetyevo n'avaient pas réellement le droit de quitter la Russie, puisqu'ils n'avaient pas la possibilité de faire la moindre démarche, par exemple pour obtenir le visa d'un pays tiers.

La situation est très différente dans l'affaire hongroise, car les autorités sont parvenues à gérer les demandes d'asile en moins de vingt-trois jours, même au prix d'une motivation stéréotypée, à une époque où ce pays était confronté à un afflux massif de demandeurs. Quoi qu'il en soit, la durée de restriction de liberté est jugée par la Cour suffisamment brève pour ne pas s'analyser comme une privation de liberté, d'autant que les intéressés avaient toujours la possibilité de quitter la Hongrie pour retourner en Serbie, ce pays étant lié à l'Union européenne par un accord de réadmission.

L'exigence d'un fondement juridique



Aux termes de l'article 5, une privation de liberté ne saurait intervenir que "selon les voies légales". L'arrêt Khlaifia et autres c. Italie du 15 décembre 2016 rappelle ainsi que la loi interne doit définir précisément les conditions de rétention. Or, en l'espèce, le droit russe ne contient aucune disposition précisant la durée de détention en zone de transit, et pas davantage de norme relative à l'information des demandeurs sur la procédure d'asile. Ces lacunes emportent donc une violation de l'article 5.

Il n'en est pas de même en Hongrie, où les requérants ont été traités conformément au droit positif, selon les procédures imposées par le droit de l'Union européenne.

Le traitement inhumain et dégradant


Les conditions de détention des requérants emportent également une condamnation de la Russie pour violation de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui sanctionne les traitements inhumains et dégradants. Selon un principe déjà affirmé, en particulier dans la décision Khlaifia et autres c. Italie, la CEDH examine les conditions concrètes de détention des requérants, notant qu'ils étaient contraints "de dormir à même le sol d’une zone de transit aéroportuaire constamment éclairée, bondée et bruyante, sans libre accès à des douches ni à des équipements de cuisine, sans aucune possibilité d’aller prendre l’air et sans pouvoir bénéficier de la moindre assistance médicale ou sociale". Conjuguée à une durée de rétention excessivement longue, cette situation emporte une violation de l'article 3 de la Convention. 

Dans l'affaire hongroise, la zone de transit est présentée par la CEDH comme un espace, certes "composée d'une dizaine de conteneurs", mais offrant un confort suffisant, chauffage, sanitaires avec eau chaude, espace extérieur, salle commune équipée, service de trois repas par jour, assistance médicale. L'installation avait d'ailleurs été visitée par le Comité européen pour la prévention de la torture qui n'avait décelé aucun élément emportant un traitement inhumain ou dégradant.

Les autorités hongroises ont tout de même violé l'article 3 de manière plus abstraite, parce qu'elles ont omis de s'assurer que le renvoi en Serbie des requérants ne leur faisait pas courir un risque de traitement inhumain et dégradant, se bornant, dans une formule stéréotypée, à affirmer que ce pays était un pays sûr. 

Une jurisprudence réaliste


De ces deux décisions, on doit déduire que la Cour européenne construit une jurisprudence très réaliste. Elle fait preuve d'une grande rigueur pour tout ce qui concerne la dignité de la personne, et elle sanctionne donc les autorités russes qui ont retenu des demandeurs d'asile dans une zone non aménagée à cette fin, dans des conditions indignes et dépourvues de toute protection, en particulier juridique et médicale. En revanche, la Cour se montre plus souple dans l'organisation de l'accueil des étrangers dans les pays confrontés à un flux considérable de demandeurs d'asile. Elle admet ainsi que le régime juridique des zones de transit ouvertes aux frontières soit calqué sur celui de celles ouvertes dans les aéroports, à la condition évidemment que les personnes y soient traitées avec humanité. 

En définitive, deux décisions qui ont le mérite de satisfaire tout le monde. Les ONG salueront la sanction de traitements inhumains et dégradants. Les Etats, quant à eux, retiendront qu'une rétention en zone de transit n'est pas nécessairement une privation de liberté.
 


Sur le droit d'asile : Chapitre 5 Section2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet








mardi 19 novembre 2019

"Flashmob" et réunion pacifique devant la CEDH

Dans sa décision Oboto c. Russie du 19 novembre 2019, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH)  affirme que les "Flashmobs", définies comme des réunions pacifiques, sont protégées par l'article 11 de la convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.

Le requérant est un ressortissant russe, condamné pour avoir participé, en janvier 2009, à un rassemblement qui n'avait pas été déclaré. Certes, l'amende était modeste, 1000 roubles, soit 22 € à l'époque des faits, mais la sanction pose une question de principe. Car l'intéressé ne participait pas à une manifestation, au sens traditionnel du terme. Il ne s'agissait pas d'arpenter la voie publique en déclamant slogans et revendications. Au contraire, les participants, au nombre de sept, se tenaient debout devant le siège du gouvernement russe. Ils avaient recouvert leurs lèvres de ruban adhésif et brandissaient des feuilles de papier blanc. Compte tenu de ces particularités du rassemblement lui-même, M. Oboto estimait donc qu'il n'entrait pas dans le cadre de la loi russe sur la notification préalable des manifestations. Les autorités russes, au contraire, estimaient qu'il s'agissait d'une manifestation statique, mais d'une manifestation tout de même.


De minimis non curat praetor



La première question posée est évidemment celle de l'admissibilité d'une requête dont l'enjeu pratique est finalement fort mince. L'article 35 § 3 de la convention autorise en effet la CEDH à déclarer irrecevable tout requête individuelle, lorsqu'elle estime "que le requérant n'a subi aucun préjudice important, sauf si le respect des droits de l'homme (...) exige un examen de la requête au fond, et à condition de ne rejeter pour ce motif aucune affaire qui n'a pas été dûment examinée par un tribunal interne". 

En l'espèce, la question qui se pose est celle du caractère important ou non du préjudice subi, mise en oeuvre européenne du principe traditionnel "De minimis non curat praetor". De manière traditionnelle, et notamment dans sa décision Korolev c. Russie du 1er juillet 2010, la CEDH estime que l'appréciation du caractère important ne saurait reposer sur le seul critère financier du montant de l'amende infligée au requérant. En l'espèce, comme dans son arrêt Berladir et autres c. Russie du 10 juillet 2012, la Cour estime que, nonobstant le caractère dérisoire de l'amende, la requête de M. Oboto pose une question de principe, la liberté de réunion pacifique protégée par l'article 11 étant directement en cause. 


Flashmob et manifestation



En déclarant la requête recevable, la CEDH rattache donc le rassemblement statique à la liberté de réunion. Pour parvenir à ce résultat, elle doit d'abord écarter la qualification de "Flashmob" donnée par le requérant. Il est vrai que cette notion ne fait l'objet d'aucune définition juridique. Le requérant semble ainsi définir la "Flashmob" à travers son caractère statique, le faible nombre de ses participants, et l'absence de slogans. 

La doctrine française, du moins celle du maintien de l'ordre car les juristes ne se sont guère intéressés à ce phénomène, préfère, quant à elle, évoquer les "nouveaux rassemblements de personnes" (NRP), notion qui n'a pas davantage de contenu juridique, mais qui est beaucoup plus englobante. Les NRP, qu'il s'agisse de Flashmobs, d'Apero géants, voire des Gilets jaunes, se définissent comme des mobilisations discontinues avec des objectifs ponctuels. Une Flashmob se réunira ainsi pour faire une bataille de polochon ou pour danser, et les Gilets jaunes se réuniront pour occuper un rond-point ou un péage. Le nombre de participants importe peu, et l'on a vue des Rave Parties en rassembler plusieurs milliers. L'absence de slogans n'est pas davantage un critère essentiel du NRP, et les Gilets jaunes se sont bien souvent exprimés bruyamment. 

Pour la doctrine française, le NRP se définit essentiellement par deux critères cumulatifs. D'une part, un refus de respecter la procédure déclaratoire gouvernant le droit des manifestations depuis le décret-loi du 23 octobre 1935. D'autre part, une organisation en rhizôme, c'est-à-dire évoluant en permanence et sans organisateurs précisément identifiés, la mobilisation s'effectuant largement par les réseaux sociaux. 

On voit donc que la "Flashmob" ne saurait faire l'objet d'une définition juridique consensuelle, et il n'est donc pas surprenant que la CEDH ait préféré écarter cette notion, préférant rattacher une manifestation statique à la liberté de réunion.

Voutch



La liberté de réunion



En affirmant que le rassemblement auquel a participé M. Oboto relevait de la liberté de réunion pacifique protégée par l'article 11 de la Convention, la CEDH rattache ce type de rassemblement à un cadre juridique parfaitement connu. Elle estime que la manière dont il a été en l'espèce dispersé et que les poursuites engagées à l'encontre du requérant s'analysent comme une ingérence dans la liberté de réunion pacifique. Pour être licite, selon la formulation de l'article 11, cette ingérence doit donc être prévue par la loi, poursuivre un but d'intérêt général et se révéler nécessaire dans une société démocratique. 

Il ne fait aucun doute que la procédure engagée contre le requérant s'appuyait sur la loi russe. En revanche, la CEDH, comme elle l'avait fait dans sa décision Navalnyy c. Russie du 15 novembre 2018 refuse de considérer que les autorités poursuivaient un but d'ordre public en dispersant un rassemblement de quelques personnes. Le contrôle de proportionnalité fait ainsi disparaître la recherche du but légitime : la mesure prise est si disproportionnée, s'agissant d'une réunion pacifique, que le but d'ordre public n'est plus pertinent.

La loi russe autorise en effet les autorités à considérer comme manifestation statique un rassemblement de plus de deux personnes tenant "tout élément visuel" de nature à manifester leurs convictions. Pour la CEDH, la loi russe porte ainsi atteinte à la liberté de réunion pacifique. S'appuyant sur sa jurisprudence Kudrevičius c. Lituanie du 15 octobre 2015, elle affirme que les autorités doivent montrer "un certain degré de tolérance" envers les rassemblements pacifiques, quand bien même les organisateurs n'auraient pas respecté l'obligation de déclaration préalable. Il appartient donc aux autorités de créer un équilibre entre le respect des procédures et le danger pour l'ordre public. Cela signifie que que, de manière très concrète, elles doivent considérer avec indulgence les manquements à la procédure déclaratoire si les participants, peu nombreux, n'ont aucunement menacé l'ordre public. C'est précisément ce que les autorités russes n'ont pas fait, et elles sont donc condamnées pour violation de l'article 11. 


Réunion et manifestation



La décision semble remplie de bon sens, mais on doit tout de même observer que le droit français n'est pas tout à fait conforme à cette analyse. La loi du 30 juin 1881 affirme en effet que "les réunions ne peuvent être tenues sur la voie publique". Or les NRP utilisent de préférence la voie publique, leur logique reposant sur un investissement en apparence spontané de l'espace public. De fait, le régime juridique des NRP se trouve naturellement rattaché, en France, à la liberté de manifestation et non pas à celle de réunion. La cour de cassation, dans un arrêt du 9 février 2016, définit ainsi la manifestation par "l'expression collective et publique d'une opinion", quel que soit l'instrument de cette expression, avec ou sans slogans et banderoles. Une manifestation silencieuse, comme celle à laquelle participait M. Oboto, demeure donc, en droit français, une manifestation. 

La différence entre le droit de la convention européenne et le droit français n'est pas surprenante si l'on considère que l'article 11 de la convention ne distingue pas réellement entre réunion et manifestation. Cette différence pourrait certes offrir une voie de droit aux participants à un rassemblement pacifique effectivement victimes de violence policières. Mais pour pouvoir s'appuyer sur l'article 11, il faut être réellement pacifique, ne pas livrer à des actes violents, ne pas accepter la présence des Black Blocs, ne pas casser le mobilier urbain et les monuments commémoratifs, etc etc.

 

Sur les nouveaux rassemblements de personnes : Chapitre 12 Section 1 du manuel de Libertés publiques sur internet