La
proposition de loi Avia visant à "lutter contre la haine sur internet" a été votée par l'Assemblée nationale à une importante majorité (434 voix pour, 33 contre et 69 abstentions). Elle sera ensuite examinée par le Sénat, mais il convient de rappeler que le texte fait l'objet d'une procédure accélérée, ce qui signifie qu'il n'y a qu'une seule lecture dans chaque assemblée. Les débats parlementaires, comme d'ailleurs le titre de la loi, ont insisté davantage sur le but de ce texte que sur les moyens mis en oeuvre pour y parvenir. Qui oserait s'opposer à une démarche visant à supprimer la haine sur internet ?
Cedric O, secrétaire d'Etat au numérique a ainsi répondu à un parlementaire : " Nous avons une obligation de résultat, car être capable de protéger les Français, en ligne comme hors ligne, c'est la mission première de l'Etat". Là encore, on ne peut qu'être d'accord, si ce n'est que le texte ne pose pas tant problème par l'objet qu'il poursuit que par l'incertitude des notions employées et les moyens mis en oeuvre. La "mission première de l'Etat" se traduit en effet par un surprenant désengagement de l'Etat.
L'inutile "haine"
Le débat parlementaire montre que personne ne s'est interrogé sur la notion de "haine", comme si son utilisation tombait sous le sens. Or, le droit a vocation à encadrer, voire à sanctionner, des comportements,
mais pas des sentiments. Et la frontière n'est pas toujours évidente à déterminer. Imaginons, par exemple, qu'un internaute tienne des propos virulents contre une religion, disant le plus grand mal de Jésus ou du Prophète. Ses propos seront-ils considérés comme "haineux" ? La "haine" pourrait alors masquer un retour pur et simple du blasphème. Mais personne ne s'en est préoccupé lors des débats.
Il est vrai que la "haine" est à la mode, car directement importée des Etats Unis. Le droit américain évoque volontiers les «
discours
de haine » ou les «
crimes de haine ». Le droit européen se montre, en revanche réticent, et préfère le concept traditionnel de discrimination. La Cour européenne des droits de l’homme la définit comme une atteinte au principe
d’égalité, disproportionnée par rapport au but poursuivi et ayant des
conséquences particulièrement graves sur les droits des tiers. Cette définition a été rappelée dans l’arrêt
Salluti c. Italie du 7 mars
2019. Le
rapport
consacré au renforcement de la lutte contre le racisme et l'antisémitisme sur
internet, remis au Premier ministre en septembre 2018 par Laetitia Avia et deux de ses collègues évoquait «
la
lutte contre le racisme et l’antisémitisme sur internet », formulation
qui renvoyait directement au principe de non-discrimination. Voilà que cette même Laetitia Avia transforme ensuite la non-discrimination en haine, sans justification particulière et sans que personne s'en inquiète.
Faute de pouvoir définir la "haine", la proposition de loi énumère des comportements considérés comme "haineux". L'article 1er mentionne ainsi la provocation à la commission d'actes de terrorisme ou faisant l'apologie de tels actes, l'atteinte à la dignité de la personne humaine, l'incitation à la haine, à la violence, la discrimination ou l'injure envers une personne ou un groupe de personnes en raison "de l'origine, d'une prétendue race, de la religion, de l'ethnie, de la nation, du sexe, de l'orientation sexuelle, de l'identité de genre ou du handicap (...)". Cet inventaire est censé définir le contenu de la notion de "haine" et force est de constater que tous ces comportements sont déjà illicites et susceptibles d'être poursuivis devant le juge pénal.
Odio Solo, Odio Atroce, I due Foscari, Verdi.
Jose Carreras
Le juge écarté
Mais précisément, le juge est écarté, considéré comme trop lent pour pouvoir apprécier des propos viraux qui se répandent sur les réseaux sociaux en quelques minutes. N'est-t-il pas préférable de confier l'exercice de la censure aux opérateurs de plate-forme en ligne ? Les éléments de langage actuellement utilisés indiquent une volonté de "responsabiliser" les opérateurs, mais il ne s'agit pas d'engager leur responsabilité, il s'agit de les obliger à retirer, dans les 24 heures, un contenu qui aura été dénoncé comme haineux. Autrement dit, à partir de cette dénonciation, ils doivent décider très rapidement si le propos est effectivement haineux et ils sont compétents pour le supprimer. Inutile de dire que ce délai de 24 heures n'empêchera pas, entre-temps, la diffusion virale des propos discriminatoires. Inutile aussi de rappeler qu'un juge des référés peut aussi intervenir en 24 heures, avec des garanties bien plus grandes.
On ne sait pas exactement quels seront les acteurs concernés par cette obligation. A l'origine, la proposition de loi ne visait que les plus importants, moteurs de recherches et réseaux sociaux. Il était prévu qu'un décret définirait ensuite un seuil en nombre de connexions, au-delà duquel cette contrainte serait applicable, l'idée étant de soustraire les petits opérateurs qui ont une diffusion moins importante. Mais les députés ont craint que des grandes plates-formes se déconcentrent, dans le seul but d'échapper à la loi. Ils ont donc voté
un amendement donnant au pouvoir réglementaire la compétence pour définir plusieurs seuils, nationaux et territoriaux, destinés à empêcher certains opérateurs de passer à travers les mailles du filet. C'est donc finalement le gouvernement qui définira, avec une grande liberté, le champ d'application de la loi.
Le CSA
In fine, cette procédure se déroulera tout de même sous le contrôle du juge. Sans doute,
mais pas tout de suite. La régulation du système est, étrangement, confiée au Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA). Celui-ci peut prononcer une amende égale à 4 % du chiffre d’affaires
de l’entreprise qui a refusé de retirer un contenu ou qui ne l'a pas fait avec suffisamment de célérité. Convenons que c'est un choix étrange : la CNIL, qui a montré toute sa pugnacité dans le contentieux Google, se voit écartée au profit du CSA qui n'est jamais intervenu dans ce domaine. A moins que la protection des données, finalité de l'action de la CNIL, soit considérée comme un handicap culturel dans la lutte contre les discours de haine ?
Un amendement a même été adopté, conférant au CSA, une compétence générale pour inciter les opérateurs à mettre en oeuvre des "outils de coopération dans la lutte contre les contenus à caractère haineux". L'exposé des motifs est clair : il s'agit de permettre le signalement entre les plates-formes des contenus haineux, pour que ce qui disparaît de l'une disparaisse aussi de l'autre. Certes, mais il ne s'agit rien moins que de susciter des échanges de données, voire des fichages, entre personnes privées, sans réel contrôle de l'Etat. Il est vrai que la loi prévoit un ""Observatoire de la haine en ligne" qui "assure le suivi et l’analyse de l’évolution des contenus visés à
l’article premier de la présente loi, en lien avec les opérateurs,
associations et chercheurs concerné", mais cette institution nouvelle ne sera dotée d'aucun pouvoir de décision et ses compétences sont énoncées de manière si vague qu'il est bien difficile de savoir quel sera son rôle.
Une fois que le CSA se sera prononcé, le juge pourra-t-il enfin être saisi ? Certainement, mais celui dont les propos auront été retirés sera en bien mauvaise posture. Le mal sera fait depuis longtemps, et le recours risque d'être inutile. En outre, il devra se battre, non pas pour empêcher la censure, mais pour rétablir son expression après que la censure ait été exercée.
Le déclin de la liberté
La conformité de cette loi à la Constitution et au droit européen se posera dès que le texte sera définitivement adopté. Il impose en effet une disparition totale de la liberté d'expression dans d'étranges conditions. Facebook, Google ou Twitter, se voient confier un pouvoir de
censure puisqu'ils pourront, et devront, faire disparaître des propos
haineux, à partir d'un simple signalement formulé par la victime ou pseudo victime. "La mission première de l'Etat"
se traduit ainsi par un dialogue entre deux acteurs privés, le dénonciateur qui fera un signalement, et la plateforme privée qui censurera. Oublions l'idée
que la personne censurée pourrait peut-être bénéficier des droits de la
défense. Ce n'est pas prévu par le texte.
Au delà du problème juridique, se pose la question des conséquences d'un tel texte. Les opérateurs seront tentés de toujours satisfaire la demande, pour ne pas encourir l'amende du CSA. Quant à ceux qui s'expriment, y compris par des textes pamphlétaires, ils seront tentés par l'auto-censure. Le discours sur internet risque ainsi de devenir aseptisé, confit dans le politiquement correct. Le plus grave dans cette loi est que tout le monde, y compris les parlementaires, semble avoir oublié que la liberté d'expression s'exerce librement, sauf à rendre compte a posteriori d'éventuelles infractions devant le juge pénal. Ce principe libéral qui constitue le socle du régime français des libertés publiques est battu en brèche sans réel débat. Considérée sous cet angle, le pire de la loi Avia est sans doute de témoigner du déclin de la liberté dans l'esprit public lui-même.
Sur la liberté d'expression : Chapitre 9 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.