« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 24 mars 2019

385 paragraphes : le Conseil constitutionnel en dit trop, et pas assez

385 paragraphes et 93 pages, la décision du 21 mars 2019 sur la loi de programmation et de réforme pour la justice est certainement la décision la plus longue rendue à ce jour par le Conseil constitutionnel. Le résultat est qu'elle a été assez faiblement médiatisée, peut-être parce que les journalistes n'ont pas eu le courage d'aller jusqu'au bout d'une lecture quelque peu fastidieuse et aussi parce qu'il n'est pas facile de la synthétiser en quelques phrases. Sur les 109 articles de la loi, 57 étaient contestés par les quatre recours déposés par les députés et les sénateurs de l'opposition de droite comme de gauche.

La loi n'est pas sortie intacte de l'examen, et 13 de ses articles ont été censurés, articles qui ne sont pas sans importance même si ces censures ne modifient pas l'équilibre général du texte. Le plus important dans la décision réside sans doute dans les dispositions qui ne sont pas censurées et qui ont fait l'objet d'un contrôle presque inexistant.

Le volet civil



Sur le volet civil de la loi, une seule disposition a été annulée, qui confiait aux caisses d'allocations familiales, à titre expérimental et pour une durée de trois ans, la révision des pensions alimentaires. Or ces caisses sont des personnes privées qui devenaient donc compétente pour réviser une décision de justice, compétence qui avait été écartée par le Sénat mais réintroduite dans la loi par l'Assemblée. Le Conseil constitutionnel observe que, selon l'article L 581-2 du code de la sécurité sociale, ces mêmes caisses sont tenues de verser une allocation de soutien en cas de défaillance du parent débiteur. Elles ont donc tout intérêt à ce que la pension soit révisée à la baisse, puisque, dans ce cas, le parent débiteur ne sera plus défaillant et elles ne devront plus verser l'allocation de soutien.

Le Conseil constitutionnel aurait sans doute pu sanctionner durement cette disposition pour atteinte à la séparation des pouvoirs, et l'on observe qu'il cite sa décision QPC du 10 novembre 2011 dans le dossier documentaire diffusé pour éclairer sa décision. Il observait alors que la décision d'un ministre classant une information secret-défense avait pour conséquence d'empêcher les investigations d'un juge d'instruction. En l'espèce pourtant, il préfère se fonder sur la violation du principe d'impartialité, dès lors que les caisses avaient un intérêt financier dans la décision. On a tout de même un peu de mal à imaginer que les auteurs de la loi n'aient pas vu ce problème... A moins qu'ils aient préféré écarter le principe d'impartialité pour privilégier un intérêt purement financier ?

En dehors de ce cas, le volet civil de la loi est peu touché par la décision du Conseil. La fusion du tribunal d'instance et du tribunal de grande instance en un seul tribunal judiciaire n'est pas remise en cause. Il en est de même du recours aux modes alternatifs de règlement des différents (MARD) qui subordonne à une tentative de règlement amiable préalable la recevabilité de certaines demandes en matière civile (art. 3). Les litiges inférieurs à un certain montant devront ainsi être obligatoirement soumis à médiation, procédure amiable qui devient donc une condition de recevabilité du recours contentieux. Le Conseil précise cependant que le pouvoir réglementaire devra préciser la notion de "motif légitime" susceptible de justifier la saisine directe du juge, notamment en cas d'urgence.



Le volet pénal

 


Le volet pénal de la loi est davantage mis à mal par la décision du 21 mars 2019. et c'est évidemment son élément le plus remarqué.

L'article 44 prévoyait ainsi de généraliser à toutes les infractions la possibilité de recourir à l'interception des communications, possibilité déjà offerte durant l'enquête de flagrance et durant l'instruction, pour constater des crimes d'une complexité et d'une gravité particulières, rechercher des preuves et identifier leurs auteurs. Dans une jurisprudence constante, le Conseil affirme qu'une telle atteinte à la vie privée des personnes doit être à la fois nécessaire à la manifestation de la vérité et proportionnée à la gravité et à la complexité des infractions. En l'espèce, le législateur a élargi l'usage de ces techniques d'interception, sans prévoir aucune possibilité de contrôle de leur caractère nécessaire et proportionné. Aux yeux du Conseil, le législateur n'a donc pas opéré une conciliation équilibrée entre le droit au respect de la vie privée et l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions. Cette annulation aurait sans doute pu être prévue car elle s'inscrit dans la droite ligne de la décision du 16 septembre 2010 relative au fichier des empreintes génétiques.

L'article 46 est également censuré, dans la mesure où il prévoyait le recours à des "techniques spéciales d'enquête" lors de l'enquête de flagrance et de l'enquête préliminaire, une nouvelle fois pour tous les crimes et plus seulement ceux relevant du terrorisme et de la grande criminalité. Ces "techniques spéciales" désignent des moyens d'ingérence dans la vie privée et de repérage, en particulier par la sonorisation de certains lieux, la captation d'images ou de communications. Là encore, l'absence de contrôle est sanctionnée, car il n'était pas prévu que le juge des libertés et de la détention, censé contrôler leur usage, ait accès à l'ensemble des éléments de la procédure. L'absence de conciliation entre les libertés individuelles et l'objectif de valeur constitutionnelle de recherche des auteurs d'infractions se trouve donc une nouvelle fois sanctionnée. D'une manière générale, le Conseil sanctionne une tendance lourde, bien antérieure à la présente loi, qui consiste à accroître les prérogatives du parquet lors de l'enquête préliminaire en ne conférant au juge des libertés et de la détention (JLD) qu'un pouvoir de contrôle purement symbolique.

Le Tribunal des Flagrants Délires. 
Réquisitoire de Pierre Desprogres au procès de Jean Marie Le Pen
France Inter. 28 septembre 1982 

Enfin, le Conseil censure l'article 54 de la loi qui autorisait l'utilisation de la visioconférence, sans accord de l'intéressé, pour la prolongation d'une décision de détention provisoire. Certes, le Conseil a reconnu que le législateur avait entendu "contribuer à la bonne administration de la justice et au bon usage des deniers publics, en évitant les difficultés et les coûts occasionnés par l'extraction de la personne". Mais le fait que cette procédure puisse être imposée à l'intéressé qui doit être entendu à cette occasion est considéré comme portant une atteinte excessive aux droits de la défense. L'analyse repose sur l'idée que l'intérêt financier de l'Etat n'est pas suffisant pour justifier une restriction des droits de la défense, sachant l'importance de la "présentation physique de l'intéressé devant le magistrat".

Cette fois, la décision était moins prévisible. Quelques mois plus tôt, le 6 septembre 2018, le Conseil avait en effet admis le recours à la "vidéo-audience" sans le consentement des intéressés lors des audiences de la Cour nationale du droit d'asile. On observe toutefois que la loi alors contestée prévoyait des garanties particulières, notamment en matière de droits de la défense.

Publicité des audiences et secret des décisions


Reste à s'interroger sur ce nouveau principe constitutionnel de publicité des audiences devant les juridictions civiles et administratives, déduit des articles 6 et 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. Car il n'est consacré que pour, immédiatement, être accompagne d'une possibilité de restriction : "Il est loisible au législateur d'apporter à ce principe des limitations liées à des exigences constitutionnelles, justifiées par l'intérêt général ou tenant à la nature de l'instance ou aux spécificités de la procédure, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". En l'espèce, le législateur a donc pu interdire une réutilisation des décisions de justice qui conduirait à un profilage des professionnels en fonction des décisions qu'ils rendent.
Du principe de publicité des audience, on glisse insensiblement et "en même temps" à celle des décisions de justice. Le Conseil valide ainsi la disposition "anti-Doctrine" qui autorise les juridictions administratives et judiciaires à "exceptionnellement refuser de délivrer aux tiers les copies de décisions de justice en cas de « demandes abusives, en particulier par leur nombre ou par leur caractère répétitif ou systématique ». Il s'agit très concrètement de mettre fin à un contentieux bien embarrassant, la Start Up ayant réussi à obtenir de deux cours d'appel l'injonction de lui communiquer des décisions de justice. Dans la précipitation, la ministre de la justice avait alors signé, le 19 décembre 2018, une circulaire autorisant les greffes à refuser la communication, lorsqu'ils estimaient gênantes  ces demandes répétitives. Une simple circulaire faisait ainsi obstacle à l'application de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 qui consacre le droit à la "mise à disposition du public à titre gratuit" des décisions de justice. Par sa décision du 21 mars 2019, le Conseil constitutionnel vient, fort à propos, sortir le ministère de la justice d'un bien mauvais pas.

S'appuyant sur un principe au contenu imprécis, la "bonne administration de la justice",  le Conseil accepte une remise en cause directe de la loi Lemaire et de l'Open Data des décisions de justice qu'elle consacrait. Le Conseil constitutionnel peut-il ainsi remettre en question les dispositions d'une loi qui ne lui est pas déférée ? Cette question de l'ultra vires devant le Conseil constitutionnel mériterait sans doute d'être posée, mais le Conseil, lui, ne prend guère la peine de justifier ce qu'il entend par "bonne administration de la justice".

Quoi qu'il en soit, cette "bonne administration de la justice" conduit à ce que les décisions soient accessibles si les greffes le veulent bien, s'ils ont quelques minutes à consacrer à cette corvée. Même dans ce cas, elles seront accessibles caviardées du nom des parties, de celui des juges et des avocats, d'une manière générale de tout élément identifiant, et enfin de toute mention touchant au secret des affaires. Derrière l'affichage du principe de publicité des audiences se cache ainsi la protection du secret le plus opaque. Et sur ce plan, le Conseil constitutionnel n'a pas rendu une décision. Il a rendu un service.


jeudi 21 mars 2019

Prise d'otages dans un syndicat de gynécologues

Le Syndicat national des gynécologues obstétriciens de France (Syngof) a fait savoir qu'il envisageait de faire la grève des interruptions volontaires de grossesses pour obtenir un rendez-vous avec la ministre de la santé, madame Agnès Buzyn. Leur revendication n'a officiellement rien à voir avec leur éventuelle opposition à l'IVG en tant que telle, même si l'on se souvient que le responsable de ce même syndicat a, tout récemment, suscité quelque émoi en assimilant cette intervention à un "homicide". Aujourd'hui, affirment ces médecins d'une même voix, il s'agit de protester contre la condamnation à de lourds dommages et intérêts d'une quinzaine de confrères pour erreur médicale. 

Ils n'hésitent cependant pas à "prendre en otage" selon les termes de la ministre, les femmes souhaitant interrompre leur grossesse. L'IVG chirurgicale est enfermée en effet dans un délai de douze semaines, et la grève des gynécologues peut donc empêcher certaines d'entre elles d'en bénéficier. Si la grève se prolongeait, et si elle était suivi par l'ensemble de la profession, les femmes se verraient ainsi privées du droit à l'IVG.

Une liberté de la femme


Car l'IVG est un droit. Certes, elle n'était pas considérée comme tel dans la loi du 17 janvier 1975 et on se souvient que Simone Veil affirmait alors qu'elle devait "rester l'exception, l'ultime recours pour des situations sans issue". L'IVG était alors perçue comme une tolérance, et surtout un moyen de lutter contre les avortements illégaux qui mettaient en danger la vie des femmes. Depuis cette époque, les choses ont bien changé, et le Conseil constitutionnel, dans sa décision du 27 juin 2001, évoque "une liberté de la femme qui découle de l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen"

Les médecins et le syndicat qui les représente peuvent-ils être poursuivis pour avoir entravé une liberté ? 


L'intervention. Fred Grivois. 2018


Les obligations légales et déontologiques



En l'état actuel du droit, un gynécologue peut refuser de pratiquer une IVG. Il lui suffit d'invoquer la "clause de conscience" qui figure dans les articles L 2212-8, et R 4127-18 du Code de la santé publique. Il s'agit là d'une prérogative purement individuelle, qui ne saurait donc reposer sur une directive d'ordre général. La loi du 4 juillet 2001 a ainsi supprimé la prérogative dont disposait tout chef de service d'un hôpital public de refuser que des IVG soient pratiquées dans son service. Il peut certes faire le choix de ne pas pratiquer lui-même l'intervention, mais il ne peut l'imposer aux autres. Il semble donc exclu qu'un syndicat puisse invoquer une "clause de conscience" collective, mais rien n'interdit à chacun de ses membres, pris individuellement, de l'invoquer.

Mais cette clause de conscience n'est pas suffisante dans le cas d'espèce, car ces mêmes dispositions du code de la santé publiques impose au gynécologue qui refuse de pratiquer une IVG d'informer "sans délai" l'intéressée de son refus, et de " lui communiquer immédiatement le nom de praticiens ou de sages-femmes susceptibles de réaliser cette intervention (...)".  Or le principe même du mouvement initié par les membres du Syngof est d'empêcher que les femmes puissent pratiquer une IVG, ce qui les oblige à s'abstenir de cette obligation d'information. Agissant ainsi, les membres du syndicat violent la loi. Il est probable qu'ils pourraient aussi être poursuivis sur le fondement de l'article 47 du code de déontologie médicale, qui a valeur réglementaire et qui est d'ailleurs intégré dans le code de la santé publique. Celui-ci énonce un principe de "continuité des soins aux malades", qui semble mis à mal par une pratique visant précisément à interrompre l'accès des femmes à un acte médical. 


Le délit d'entrave à IVG



La question de savoir si les praticiens commettent un délit d'entrave à IVG est plus délicate. Cette infraction est apparue avec la loi du 27 janvier 1993, à une époque où l'IVG suscitait des actions violentes destinées à empêcher sa mise en oeuvre. Certains militants s'enchaînaient aux tables d'opérations, d'autres cherchaient à faire pression sur les femmes et sur les médecins par différents procédés d'intimidation. Il s'agissait alors d'une entrave physique à l'IVG et la loi punissait de deux ans d'emprisonnement et 30 000 € d'amende, le fait de perturber " de quelque manière que ce soit l'accès aux établissements (...) , la libre circulation des personnes à l'intérieur de ces établissements ou les conditions de travail des personnels médicaux et non médicaux".   

Plus récemment, le délit d'entrave à été élargi à l'intimidation sur internet, intégrant ainsi dans l'entrave la pratique de certains sites de de désinformation et de propagande hostile à l'IVG, souvent cachés sous l'apparence de services plus ou moins rattachés au service public hospitalier. Pour essayer d'empêcher cette utilisation partisane d'internet, la loi du 20 mars 2017  a étendu le délit d'entrave à l'IVG au fait de perturber l'accès des femmes à l'information sur l'intervention. L'article L 2223-2 du code de la santé publique est désormais augmenté d'un nouvel alinéa qui punit de la même peine le fait d'exercer "des pressions morales et psychologiques, des menaces ou tout acte d'intimidation à l'encontre (...) par tout moyen de communication au public, y compris en diffusant ou en transmettant, par voie électronique ou en ligne, des allégations ou indications de nature à induire intentionnellement en erreur, dans un but dissuasif, sur les caractéristiques ou les conséquences médicales d'une interruption volontaire de grossesse". Ces dispositions ont été déclarées conformes à la Constitution par une décision rendue par le Conseil constitutionnel le 16 mars 2017. Cette infraction est aujourd'hui punie, quelle que soit sa forme, d'une peine de deux ans d'emprisonnement et de 30 000 € d'amende. 

Cette infraction est-elle applicable au cas des adhérents du syndicat de gynécologues ? A priori, la règle de l'interprétation stricte de la loi pénale semble l'interdire. Les dispositions en vigueur ne prévoient en effet que deux types d'entraves, l'une qui interdit physiquement l'accès aux services pratiquant des IVG, l'autre consistant en une intimidation sur internet. Pour être claire, la loi ne prévoit pas la prise d'otage des femmes en attente d'IVG. 

Peut-être serait-il utile de rédiger la loi autrement ? On pourrait ajouter un troisième cas d'entrave, mais il serait sans doute plus judicieux de simplifier la norme au lieu d'accroître sa complexité, en édictant tout simplement une interdiction d'entraver l'accès à l'IVG. Le juge étant alors en mesure d'interpréter cette règle avec davantage de liberté et de l'adapter à l'imagination toujours en éveil des opposants à l'IVG. 


Le droit au respect de la vie privée



Une telle évolution serait conforme à la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt R.R. c. Pologne du 26 mai 2011, elle sanctionne en effet une pratique des médecins polonais qui ont rendu inopérante la loi sur l'IVG. Dans ce pays, la grossesse ne peut être interrompue que pour motifs thérapeutiques, et les médecins avaient choisi de s'opposer à tout dépistage d'une anomalie sur le foetus. De fait, l'interruption de la grossesse devenait matériellement impossible. Aux yeux de la Cour, une telle manoeuvre emporte une atteinte grave à la vie privée de la personne dès lors qu'elle n'a pas pu bénéficier de tests de dépistage auxquels elle aurait dû accéder. Cette décision sanctionne ainsi une pratique très proche de celle que les gynécologues du Syngof envisagent. Les juges français pourraient ainsi adapter cette jurisprudence et considérer que les femmes éventuellement prises en otage par le syndicat et empêchées de bénéficier d'une IVG dans les délais légaux ont subi une atteinte au droit au respect de leur vie privée, dès lors qu'elles n'ont pu exercer leur droit de ne pas avoir d'enfant.

Les voies de droit ne manquent donc pas pour sanctionner un comportement qui n'a vraiment rien à voir avec l'obligation qui pèse sur le médecin d'apporter à ses patients "son concours en toutes circonstances" (art. 2 du code de déontologie). Bien entendu, la menace du Syngof restera probablement sans effet, ne serait-ce que parce que tous les gynécologues, loin de là, n'en sont pas membres. L'écrasante majorité d'entre eux est constituée de praticiens dévoués à leurs patientes, qui savent entendre la détresse d'une femme qui choisit de subir une IVG. C'est si vrai que la sanction la plus efficace, et sans doute la plus adaptée à la situation, peut être directement exercée par les femmes. Car ceux qui les considèrent comme de simples instruments de chantage méritent tout simplement qu'elles changent de médecin.




Sur l'IVG : Chapitre 7 section 3 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet, version e-book, ou version papier.





dimanche 17 mars 2019

La nomination des juges en Islande, et en France

L'arrêt Guomundur Andr Astradsson c. Islande, rendu le 12 mars 2019 par la Cour européenne des droits de l'homme, sanctionne la procédure de désignation des membres d'une cour d'appel récemment créée dans ce pays. La décision pourrait passer inaperçue, car l'Islande est un petit pays, et l'organisation de ses juridictions n'intéresse sans doute pas beaucoup les commentateurs. Elle devrait au contraire susciter leur intérêt, et même l'inquiétude des autorités françaises.

M. Astradsson a été condamné à dix-sept mois de prison et au retrait définitif de son permis de conduire pour avoir conduit sous l'empire de produits stupéfiants avec un permis suspendu. Cette condamnation a été confirmée par la nouvelle cour d'appel, dont les membres venaient d'être désignés. Pour contester la sanction qui le frappe, le requérant invoque l'irrégularité de la  composition de cette juridiction et l'atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit à un tribunal indépendant et impartial. La CEDH lui donne satisfaction, car l'un des juges n'avait pas été désigné selon une procédure conforme à la loi islandaise et au principe d'indépendance et d'impartialité des juges protégé par l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.


Les profondeurs du classement




Conformément à la loi créant la nouvelle cour d'appel, les candidats aux 15 postes de juge ouverts pour constituer la juridiction ont été évalués par un comité d'experts, qui a ensuite transmis un classement à la ministre islandaise de la justice. Le juge A.E. , celui qui a ensuite statué sur l'affaire Astradsson, se trouve classé 18è, et son nom ne figure donc pas dans la liste des 15 candidats retenus. La ministre va toutefois proposer au parlement la nomination des 11 premiers candidats, puis celle des candidats respectivement classés 17è, 18è, 23è et 30è dans cette évaluation. En juin 2017, le parlement approuve la proposition du ministre.  La Cour Suprême islandaise, saisie fin 2017 par deux candidats classés entre la 12è et la 15è place et donc finalement évincés, a reconnu l'irrégularité de la procédure. En revanche, en mai 2018, saisie cette fois de la procédure appliquée à M. Astradsson, elle estime que cette irrégularité n'est pas suffisamment substantielle pour justifier son annulation. C'est précisément cette décision que la CEDH considère comme une violation de l'article 6 § 1.

Délibération des experts chargée de désigner les juges de la cour d'appel islandaise
Danse folklorique islandaise 

Le principe de séparation des pouvoirs




La CEDH, et c'est tout l'intérêt de la décision, s'appuie directement sur le principe de séparation des pouvoirs. Le texte organisant le recrutement des juges avait en effet pour finalité de soustraire ce processus de désignation à toute influence de l'Exécutif, la ministre de la justice devant transmettre au parlement la liste établie par la commission d'experts, afin que ces nominations soient ensuite confirmées. Or la ministre s'est arrogée le pouvoir discrétionnaire de modifier le classement. Le parlement, quant à lui, a confirmé les nominations, et donc admis l'atteinte à la séparation des pouvoirs.

Dès 1978, la Commission des droits de l'homme affirmait déjà, dans une décision Zand c. Autriche, que "l'organisation judiciaire dans une société démocratique ne doit pas dépendre du pouvoir discrétionnaire de l'Exécutif mais être définie par une loi votée par le parlement". Par la suite, la CEDH a réaffirmé ce principe à plusieurs reprises (par exemple dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015) rappelant que le fait qu'un tribunal soit composé selon une procédure organisée par la loi est entièrement lié aux principes d'indépendance et d'impartialité garantis par l'article 6 § 1.

La Cour rappelle, dans sa décision de Grande Chambre Ramos Nunes de Carvalho E SA c. Portugal du 8 novembre 2018, "le rôle croissant de la notion de séparation du pouvoir exécutif et de l’autorité judiciaire dans sa jurisprudence". De la même manière, elle affirme la nécessité de "protéger l'indépendance du pouvoir judiciaire" (CEDH, 23 juin 2016 Baka c. Hongrie). 


Indépendance et impartialité



En l'espèce, la CEDH observe que la Cour Suprême islandaise a reconnu l'irrégularité de la procédure de désignation des juges, sans pour autant considérer que cette irrégularité pouvait être suffisamment substantielle pour vicier l'ensemble d'une affaire pénale. Dès lors que cette irrégularité s'analyse comme une remise en cause de la séparation des pouvoirs, la CEDH considère au contraire qu'elle est nécessairement substantielle. A ses yeux, les poursuites pénales ont été exercées contre M. Astradsson par une juridiction qui n'est ni indépendante, ni impartiale. 

Elle n'est pas indépendante, car les quatre juges ajoutés par la ministre peuvent être soupçonnés d'avoir et de conserver des liens avec elle. La Cour observe que leurs compétences ont certes été examinées par la commission d'experts, mais qu'elle a été conduite à écarter leur candidature. Autrement dit, aucune autorité indépendante n'a jugé que leurs mérites les appelaient aux fonctions auxquelles ils ont été appelés.
Surtout, la CEDH constate un manquement à l'impartialité objective. La CEDH affirme, dans une jurisprudence constante et notamment dans l'arrêt Morice c. France de 2015 : "En la matière, même les apparences peuvent revêtir de l'importance. Il y va de la confiance que les tribunaux d'une société démocratique se doivent d'inspirer aux justiciables, à commencer par les parties à la procédure". La Cour d'appel islandaise, composée de juges qui n'avaient pas tous les mêmes garanties de compétences, ne pouvait pas inspirer une confiance totale au justiciable et il convient donc de sanctionner cette situation.

La décision Astradsson conduit évidemment à s'interroger sur la situation française. D'une certaine manière, la situation du parquet a été résolue à l'insatisfaction générale, puisque, depuis son célèbre arrêt Moulin c. France de 2010, la CEDH refuse de considérer ses membres comme des magistrats au sens de la Convention européenne des droits de l'homme, dès lors qu'ils demeurent hiérarchiquement soumis au pouvoir exécutif. Certes, on aurait pu espérer que les autorités françaises allaient tenir compte de cette jurisprudence en supprimant ce lien entre le parquet et l'Exécutif, mais elles ont préféré maintenir les choses en l'état et assumer le fait que la Cour européenne considère le procureur comme un fonctionnaire ordinaire.

Reste à poser la question du Conseil constitutionnel. Celui-ci s'est qualifié lui-même de "haute juridiction" et il a, sur cette auto-qualification, obtenu de pouvoir saisir la Cour européenne pour avis sur le fondement du Protocole n° 16 à la Convention européenne des droits. de l'homme. Or ses membres sont nommés sans que leurs compétences soient évaluées par qui que ce soit, et surtout pas par une commission d'experts indépendants. Au contraire, ils sont nommés en fonction de leur proximité amicale ou politique avec l'autorité de nomination, en tout cas à partir de critères qui n'ont rien à voir avec leurs compétences juridiques. Certains ont même reconnu leur parfaite ignorance dans ce domaine. Dans de telles conditions, on attend avec impatience que la composition du Conseil constitutionnel soit contestée devant la CEDH. Et c'est très possible, car, depuis un arrêt Soto Sanchez c. Espagne du 25 novembre 2003, la CEDH affirme que les dispositions de l'article 6 § 1 s'imposent aux juridictions suprêmes. Tout cela laisse augurer d'amusants contentieux.


Sur l'indépendance et l'impartialité des juges : Chapitre 4 section 1 § 1 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



mardi 12 mars 2019

Diffamation et emprisonnement

La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans un arrêt du 7 mars 2019 Salluti c. Italie, sanctionne un système juridique qui permet qu'une condamnation pour diffamation soit assortie d'une peine de prison, même légère, lorsque les propos tenus n'avaient pas de contenu discriminatoire. 

En 2007, Alessandro Salluti est rédacteur en chef du journal italien Liberoun quotidien plutôt conservateur créé par le groupe Berlusconi. Le 17 février, la Stampa publie un article relatant l'histoire d'une jeune fille de treize ans qui aurait été contrainte d'interrompre sa grossesse, sous les pressions conjuguées de ses parents et du juge des tutelles (giudice tutelare) qui est compétent pour autoriser l'intervention. Plus tard dans cette même journée, un démenti est diffusé, mentionnant qu'il n'y avait eu aucune pression sur cette jeune fille qui avait décidé seule de subir une IVG. Le lendemain, deux articles sont pourtant publiés dans Libero, l'un sous pseudonyme l'autre signé d'un journaliste, reprenant cette fausse information et accablant particulièrement le juge des tutelles. On constate ainsi que les "Fake News" ne sont pas un phénomène nouveau, qu'elles ne sont pas nécessairement liées à l'usage d'internet, et pas davantage limitées à la période électorale comme semble le penser le législateur français.

Quoi qu'il en soit, le juge italien porte plainte devant les tribunaux milanais et obtient la condamnation du journaliste pour diffamation en 2011. Quant au rédacteur en chef, seul requérant devant la CEDH, il est déclaré coupable de diffamation pour l'article publié sous pseudonyme, et de diffamation "aggravée" puisqu'il  n'a pas contrôlé ce qui était publié dans Libero (Omesso controllo). Condamné à une amende en première instance, il a ensuite vu sa peine considérablement alourdie en appel, l'amende se transformant en un emprisonnement de quatorze mois, sanction à laquelle il faut ajouter des dommages et intérêts passés de 10 000 € à 30 000 €. Après la confirmation de cette peine par la Cour de cassation italienne en novembre 2012, il a saisi la CEDH. 

M. Salutti n'a finalement fait que vingt et un jours de prison, son emprisonnement ayant été transformé en assignation à résidence après une grâce présidentielle. Il estime tout de même qu'une telle sentence privative de liberté porte atteinte à la liberté de presse garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Et la CEDH lui donne raison.

Trompettes de la renommée. Georges Brassens. 1962


Les conditions de l'ingérence dans la liberté de presse

 


Selon les principes posés par l'article 10, une ingérence du système juridique dans la liberté d'expression peut être licite si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et enfin si elle "nécessaire dans une société démocratique". En l'espèce, les deux premières conditions sont à l'évidence remplies : les infractions figurent dans le code pénal italien, et elles ont un but légitime qui est de protéger la réputation et les droits des tiers, en l'espèce la jeune fille, ses parents et le juge des tutelles qui a autorisé l'IVG. 

Reste la question de la "nécessité dans une société démocratique". Dans l'arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la CEDH énonce que l'ingérence est nécessaire si elle répond à un "besoin social impérieux" et si les motifs invoqués par les autorités nationales pour la justifier apparaissent « pertinents et suffisants ».

En l'espèce, la nécessité d'une condamnation ne fait guère de doute. La CEDH rappelle que la réputation du juge des tutelles a été gravement mise en cause par les deux articles publiés par Libero. Le rédacteur en chef a par ailleurs violé les principes déontologiques de la presse en omettant de vérifier les informations publiées. Il est donc responsable de leur contenu erroné, et l'infraction liée à cette absence de contrôle est également jugée nécessaire. Sur ce point, la Cour reprend sa jurisprudence  Belpietro c. Italie du 24 septembre 2013 qui affirmait déjà l'obligation pour le directeur d'un journal de refuser la publication d'assertions diffamatoires.


Contrôle de proportionnalité




Mais le point qui pose problème est la lourdeur de la peine infligée, que la Cour sanctionne comme disproportionnée par rapport au but légitime poursuivi. En soi, l'existence d'une peine de prison, surtout assortie du sursis, n'est pas entièrement impossible en matière de délit de presse. Dans l'arrêt du 17 décembre 2004 Cumpana et Mazare c. Roumanie, la CEDH en jugeait déjà ainsi dans le cas des "discours de haine" et d'incitation à la violence. A ses yeux, l'emprisonnement pour diffamation ne saurait donc être qu'exceptionnel, lorsque l'atteinte aux droits des tiers est particulièrement grave. Ce n'est pas le cas quand un rédacteur en chef a simplement fait preuve de négligence dans ce domaine, principe déjà affirmé dans l'affaire Belpietro. La CEDH considère donc qu'une telle sanction est disproportionnée, en l'absence de circonstances d'une exceptionnelle gravité. Elle condamne l'Etat italien à verser 12 000 € au rédacteur en chef de Libero, en réparation du préjudice moral qu'il a subi.

Les autorités italiennes avaient anticipé cette issue et abrogé les dispositions législatives permettant d'assortir une condamnation pour diffamation d'une peine de prison. Cette évolution témoigne d'une tendance lourde au sein des Etats membres du Conseil de l'Europe, visant à exclure les peines de prison en matière de délits de presse, sauf cas exceptionnels.

Reste à s'interroger sur ces cas exceptionnels. Pour la Cour européenne, il s'agit des discours de haine et de l'incitation à la violence, formules employées par l'arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie. En droit français, la diffamation est sanctionnée par une amende, sauf dans l'hypothèse où elle intervient dans un but discriminatoire. Dans ce cas, l'article 32 al. 2 de la loi du 29 juillet 1881 prévoit une peine qui peut aller jusqu'à un an de prison et 45 000 € d'amende. L'emprisonnement n'est possible que dans cette hypothèse, qui rejoint le "discours de haine" de l'arrêt Cumpana et Mazare c. Roumanie.

Cette analyse des "cas exceptionnels" justifiant l'emprisonnement permet de constater l'existence d'un critère moins ouvertement affiché, mais néanmoins bien présent. Ce caractère exceptionnel s'apprécie en effet implicitement au regard de l'ordre public. Une diffamation discriminatoire ne porte pas atteinte à une seule personne mais à l'ensemble de celles et ceux qui sont dans la même situation. En diffamant une seule personne, c'est l'ensemble de la communauté nationale que l'on diffame, que l'on atteint dans son unité et dans sa cohésion. Pourquoi ne pas l'affirmer clare et intente ?.



Sur la diffamation : Chapitre 9 section 2 § 1 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 7 mars 2019

Barème des indemnités de licenciement : la ministre attaque

Le 26 février 2019, Nicole Belloubet, ministre de la justice, a adressé aux membres du parquet une circulaire portant sur l'application de l'article 1235-3 du code du travail. Cette disposition met en oeuvre la loi du 29 mars 2018, qui ratifie les ordonnances de "renforcement de dialogue social". Etrange dialogue, car ces dispositions commencent par supprimer le débat contentieux sur le montant de l'indemnisation du salarié victime d'un licenciement dépourvu de cause réelle et sérieuse. Un tableau figure désormais dans le code du travail, qui détermine ces indemnités en fonction de montants minimum et maximum prévus par la loi, et de l'ancienneté du salarié dans l'entreprise. C'est ainsi que la réparation ne peut pas dépasser vingt mois de salaire brut pour un salarié employé depuis trente ans dans l'entreprise.

Le système a suscité une véritable fronde des juges du fond. Les conseils de prud'hommes se sont appuyés sur des traités internationaux, la Convention 158 de l'Organisation internationale du Travail et la Charte sociale européenne, pour écarter les dispositions de la loi. Il est vrai qu'elle va directement à l'encontre du droit commun de la responsabilité pour faute, et du principe selon lequel il appartient au juge de fixer la réparation qu'il considère appropriée en cas de licenciement abusif, y compris une indemnisation intégrale du préjudice.

Invoquant des jurisprudences convergentes du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat, la Garde des Sceaux demande au parquet de se joindre à tous les appels déjà en cours et de faire connaître aux juges du fond la manière dont le droit doit être appliqué, du moins à ses yeux.


Le Conseil constitutionnel



Dans sa décision du 21 mars 2018, le Conseil constitutionnel déclare le barème conforme à la Constitution. Il reconnaît certes que cette disposition emporte une dérogation au droit commun, dès lors que la loi prévoit un plafond d'indemnisation. Mais il affirme que "cette dérogation n'institue pas des restrictions disproportionnées par rapport à l'objectif d'intérêt général poursuivi". Celui-ci consiste dans une volonté de garantir "la prévisibilité des conséquences qui s'attachent à la rupture du contrat de travail". On comprend bien que cette prévisibilité joue en faveur des employeurs qui peuvent désormais chiffrer le risque maximum en cas licenciement abusif. Pour peu que le salarié n'ait pas trop d'ancienneté, ils pourront même s'offrir le luxe de se débarrasser du gêneur. En revanche, on ne voit pas trop l'intérêt de cette prévisibilité pour le salarié, désormais assuré qu'il ne pourra obtenir davantage que le plafond prévu, quelles que soient les circonstances de son licenciement, ses charges de famille ou son éventuel handicap. Le Conseil constitutionnel écarte en même temps l'atteinte au principe d'égalité, dès lors que le barème prévoit des indemnités différenciées selon l'ancienneté.

Une décision du 5 août 2015 avait déjà déclaré conforme à la Constitution un dispositif de même nature, figurant dans une loi initiée par Emmanuel Macron, alors ministre des finances. Il s'agissait alors de "libérer la croissance" et le barème avait tout de même été sanctionné dans la mesure où la taille de l'entreprise devenait un critère pris en considération au même titre que l'ancienneté du salarié. A l'époque, le Conseil avait fait observer que cet élément n'avait aucun lien avec le préjudice subi, le motif d'intérêt général invoqué résidant exclusivement dans la volonté de "lever les freins à l'embauche"... autrement dit de permettre à l'employeur de licencier. Quoi qu'il en soit, le texte de 2018 ne reprend pas cet élément, et se limite aux critères déjà validés par le Conseil. 

On pourrait se demander pourquoi une nouvelle disposition législative est ainsi venue reformuler un dispositif déjà adopté en 2015. Sans doute parce que les conseils de prud'hommes ont estimé n'être pas liés par une jurisprudence. En effet, le Conseil constitutionnel apprécie la loi par rapport aux seules normes de valeur constitutionnelles. Il n'est donc pas compétent pour apprécier la loi par rapport aux traités internationaux. Or précisément, les juges du fond écartent le barème d'indemnisation en s'appuyant sur des conventions internationales.


Devant le Conseil d'Etat



Le Conseil d'Etat avait été saisi par la CGT d'une demande de référé contre l'ordonnance, avant qu'intervienne la loi de validation, à une époque où ces dispositions avaient encore valeur réglementaire. Dans sa décision du 7 décembre 2017, le juge des référés refuse de suspendre l'ordonnance litigieuse.

Observons d'emblée que la ministre de la justice, pourtant professeur agrégé de droit public, oublie de mentionner, dans sa circulaire, que la décision du Conseil d'Etat émane du juge des référés. De fait, elle oublie aussi qu'une ordonnance de référé ne saurait faire jurisprudence dès lors qu'elle intervient à un moment où le juge administratif n'a pas encore statué au fond. Sans doute oublie-t-elle enfin que la position du Conseil d'Etat n'est pas la plus déterminante dès lors que c'est finalement le juge judiciaire qui apprécie la validité d'un licenciement.

Quoi qu'il en soit, le juge des référés du Conseil d'Etat écarte le moyen tiré de l'inconventionnalité du barème : "Il ne résulte ni des stipulations invoquées, ni, en tout état de cause, de l'interprétation qu'en a donnée le comité européen de droits sociaux dans sa décision du 8 septembre 2016 (...)  qu'elles interdiraient aux Etats signataires de prévoir des plafonds d'indemnisation inférieurs à vingt-quatre mois de salaire en cas de licenciement sans cause réelle et sérieuse". 

La formule est pour le moins concise et il convient donc de s'intéresser contenu de ces conventions internationales. 

You're Fired ! The Cat in the Hat. Bo Welch. 2003

Les traités internationaux



L'article 10 de la Convention de l'OIT impose en cas de licenciement abusif « le versement d'une indemnité adéquate ou toute autre forme de réparation considérée comme appropriée  ». La formule est peu précise et ne mentionne pas l'exigence d'une réparation "intégrale", ce qui semble justifier la possibilité de la plafonner. L'article 24 de la Charte sociale européenne reprend une formulation comparable en évoquant une « indemnité adéquate ou (...) une réparation appropriée ». 

La Charte sociale européenne est une convention du Conseil de l'Europe signée en 1961 et révisée en 1995. Le contrôle de son application est confié à un comité qui peut être saisi de réclamations collectives, mais qui ne peut que faire des "recommandations" aux Etats concernés. Ce comité n'a toutefois pas hésité à affirmer que la Finlande violait l'article 24 de la Charte en plafonnant à 24 mois de salaire mensuel les indemnités pour licenciement injustifié. Si l'on considère que la loi française établit ce plafond à vingt mois, le risque d'une "recommandation" négative est loin d'être négligeable. Mais ce ne serait qu'une recommandation dépourvue de conséquences directes sur le droit positif.

Le précédent du CNE



Certes, mais il reste à se demander comment la Cour de cassation interprétera ces dispositions conventionnelles et, sur ce point, la ministre devrait peut-être s'inquiéter. En 2008, le Contrat nouvelles embauches (CNE) avait suscité une fronde identique des juges du fond. A l'époque, le CNE instaurait une période dite de consolidation de deux ans, durant laquelle le contrat de travail pouvait être rompu librement, sans indication de motif, tant par l'employeur que par le salarié. Les juges avaient alors invoqué cette même convention 158 de l'OIT pour écarter les dispositions relatives au CNE, mais en se fondant cette fois sur son article 4 qui énonce qu'un salarié ne peut être licencié « sans qu'il existe un motif valable de licenciement". 

Comme aujourd'hui, le ministre de la justice de l'époque avait tempêté, rappelé à l'ordre etc... Toute cela en vain, car le 1er juillet 2008, la Cour de cassation avait donné raison aux frondeurs. Elle avait considéré qu'en privant les salariés du droit de se défendre préalablement à leur licenciement et en supprimant l'exigence d'une cause réelle et sérieuse, la loi violait la convention de l'OIT. Il convenait donc d'écarter purement et simplement les dispositions relatives au CNE. L'affaire s'est terminée fort piteusement pour l'Exécutif qui a finalement choisi d'anticiper l'arrêt de la Cour. La loi du 25 juin 2008 (art. 9) a donc finalement abrogé le CNE, et les personnes embauchées sur ce fondement ont vu leur contrat automatiquement requalifié en CDI.

Certains seront surpris que cette décision de la Cour de cassation ne figure pas dans la circulaire de la ministre de la justice qui se borne à reprendre des décisions qui vont dans son sens, celles du Conseil constitutionnel et du Conseil d'Etat. Mais le problème est que le juge naturel du licenciement, celui qui sera évidemment appelé à se prononcer sera le juge judiciaire.

Précisément, la question est posée de savoir à qui s'adresse la ministre. Dans la forme, la circulaire est un texte qui demande aux procureurs de se joindre à tout recours déposé par des chefs d'entreprise contestant la décision d'un Conseil de Prud'hommes qui n'appliquerait pas le barème imposé par la loi. On observe toutefois que la circulaire est transmise "pour information" aux juges du fond, présidents des TGI et présidents des cours d'appel et que les procureurs sont invités à faire remonter à la ministre les décisions frondeuses. Les juges du fond ne sont donc pas les destinataires de la circulaire mais celle-ci s'analyse tout de même comme une forme d'avertissement qui leur est adressé.  Personne ne peut dire qu'il y a atteinte à la séparation des pouvoirs. Personne ne peut dire non plus qu'elle est totalement respectée. 


Sur le droit au travail : Chapitre 13 section 2 § 1  du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.