« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 4 février 2019

Le viol par surprise, une nouvelle définition

L'arrêt rendu par la Chambre criminelle de la Cour de cassation le 23 janvier 2019 marque une évolution sensible de la définition du viol par surprise. On sait que l'absence de consentement, dans le cas des violences sexuelles et particulièrement du viol, peut être caractérisée soit par la violence, soit par la contrainte, soit par la menace, soit enfin par la surprise. En l'espèce, la Cour estime que le recours à un stratagème pour dissimuler l'apparence physique de l'auteur peut caractériser cet élément de surprise. 


Surprise et défaut de consentement


Encore faut-il s'entendre sur la définition juridique de la surprise. Celle-ci ne relève pas du domaine du sentiment, n'est pas de l'ordre de l'étonnement ou de la stupéfaction mais de celui du consentement. Elle consiste à surprendre le consentement de la victime, quelle que soit le sentiment exprimé par celle-ci. Dans un arrêt du 25 avril 2001, la Cour casse ainsi une décision de la Cour d'appel d'Angers qui "s'est bornée à constater, pour caractériser la surprise, que la plaignante "était tombée des nues", sans caractériser une quelconque attitude du mis en examen suggérant l'usage de violence, contrainte, menace ou surprise". 

En l'espèce, la plaignante n'est pas "tombée des nues" avant l'acte sexuel, ni même pendant, mais après. L'auteur des faits était inscrit sur un site de rencontres, où il se présentait comme Anthony L., un homme de 37 ans, 1, 78 m., architecte d'intérieur à Monaco. Avec l'annonce, une photo très avantageuse d'un homme séduisant, en réalité l'image d'un mannequin trouvée sur internet. Intéressée par l'annonce, la plaignante prend contact et finit par accepter un étrange jeu de rôle. Dévêtue, les yeux bandés, les mains attachées, elle accepte un rapport sexuel durant lequel elle ne voit pas son partenaire. Ensuite, il lui détache les mains, lui ôte son bandeau, et elle découvre, selon sa propre description un "vieil homme voûté et dégarni à la peau fripée et le ventre bedonnant". La stupéfaction intervient donc après l'acte sexuel, quand l'intéressée découvre que le prince charmant n'était ni prince ni charmant.

L'intéressé a reconnu avoir usé de ce subterfuge avec un grand nombre de femmes, entre 2009 et 2015. Il estime qu'il n'y a pas eu viol puisque, au moment du rapport sexuel, elles étaient parfaitement consentantes, aucune violence ou contrainte n'ayant été exercée. Toutes ont accepté l'étrange scénario, aucune n'a demandé à retirer le bandeau pour voir à quoi ressemblait cet étrange monégasque. Les juges du fond ont donc appliqué la jurisprudence de 2001. Ils ont estimé que la stupéfaction de la plaignante en découvrant leur partenaire ne faisait pas disparaître le fait qu'elle avait librement consenti au jeu de rôle et accepté le rapport sexuel.

Tu m'as possédée par surprise. Gaby Montbreuse. 1929


Surprise et prudence


Mais la Cour de cassation, en janvier 2019, adopte une définition plus large de la surprise. La plaignante fait valoir qu'elle n'aurait évidemment jamais consenti à un rapport sexuel, si elle n'avait pas pensé avoir une relation avec l'homme séduisant de la photo. La Cour estime donc que "constitue un viol le fait de profiter, en connaissance de cause, de l'erreur d'identification commise par une personne pour obtenir d'elle un rapport sexuel". L'élément de surprise est donc constitué par le stratagème minutieusement élaboré pour obtenir le consentement.

Cette analyse s'inspire directement d'une jurisprudence initiée en matière d'agression sexuelle sur mineur. Dans un arrêt du 22 janvier 1997, la Cour de cassation s'était ainsi prononcée sur le cas d'un adulte qui avait entrainé chez lui un enfant de quinze ans sous le prétexte de visiter sa propriété, avant d'organiser une véritable mise en scène, avec projection de films pornographiques. En l'espèce, les juges avaient vu dans ces pratiques un "stratagème de nature à surprendre le consentement d'un adolescent de l'âge de l'intéressé" et à constituer la surprise (...)". Comme élément de nature à altérer le consentement, la surprise s'apprécie donc à l'aune de l'absence de maturité de la victime, de sa capacité à repérer un prédateur. Dans l'arrêt du 23 janvier 2019, il est ainsi précisé que l'auteur des faits s'adressait à des femmes certes majeures, mais le plus souvent "fragilisées par une rupture". Elles étaient sensiblement dans la situation du mineur incapable de mesurer le risque qu'il prenait.

On ne doit pas en déduire que l'imprudence de la victime n'a pas de conséquences judiciaires. La  question de la surprise concerne les éléments constitutifs de l'infraction, et la faute de la victime concerne son indemnisation. Autrement dit, il y a effectivement viol, dès lors que l'élément de surprise affecte le consentement. Ensuite, il appartiendra à la justice de tenir compte de l'imprudence  éventuelle de la victime dans le calcul des dommages et intérêts.

Considéré sous cet angle, l'arrêt du 23 janvier 2019 marque une évolution qui n'a pas d'autre but que protéger la victime. La Cour de cassation renvoie l'affaire à la Cour d'appel de Montpellier et il sera certainement intéressant de voir comment cette jurisprudence sera mise en oeuvre. Ceci étant, la présente affaire est tout de même relativement caricaturale, tant le stratagème est évident. Elle risque de devenir très délicate à appliquer dans d'autres cas. A chaque fois, les juges devront mettre en balance les techniques employées par l'auteur des faits au regard de la crédulité de sa victime, appréciation qui conduit à pénétrer dans la psychologie de chacun des acteurs. On attend l'arrêt qui se demandera sérieusement si le fait d'inviter une personne à "prendre le dernier verre" peut être considéré comme un stratagème de nature à caractériser une surprise.





vendredi 1 février 2019

Prostitution : la pénalisation du client devant le Conseil constitutionnel

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 1er février 2019 Médecins du monde et autres déclare conformes à la Constitution les dispositions du code pénal sanctionnant le fait de recourir aux services d'une personne prostituée.

La question prioritaire de constitutionnalité (QPC) porte en effet sur l'article 611-1 du code pénal qui punit d'une contravention de 5e classe "le fait de solliciter, d'accepter ou d'obtenir des relations de nature sexuelle d'une personne qui se livre à la prostitution, y compris de façon occasionnelle, en échange d'une rémunération, d'une promesse de rémunération, de la fourniture d'un avantage en nature ou de la promesse d'un tel avantage" ainsi qui celles qui répriment la récidive ou le recours à la prostitution des personnes mineures ou vulnérables. Sont également visés les textes qui prévoient une peine complémentaire consistant en un "stage de sensibilisation à la lutte contre l'achat d'actes sexuels", accompli par la personne condamnée, éventuellement à ses frais. 

Cet ensemble est issu de la loi du 13 avril 2016 visant à renforcer la lutter contre le système prostitutionnel et à accompagner les personnes prostituées, loi qui fut défendue en son temps devant le parlement par Najat Vallaud-Belkacem. A l'époque, le texte n'avait pas été déféré au Conseil constitutionnel. Aucun parlementaire n'aurait en effet osé prendre une telle initiative, au risque d'être présenté comme un défenseur de la prostitution. Certains juristes pourtant émettaient quelques doutes sur la constitutionnalité de ces dispositions, doutes formulés mezzo voce dans l'ombre des couloirs des facultés de droit ou des palais de justice. Le fait de sanctionner une activité qui n'est pas interdite peut en effet susciter quelques interrogations juridiques.

La décision du Conseil s'inscrit dans un contentieux largement associatif regroupant une vingtaine de parties intervenantes, d'un côté des associations défendant les droits des personnes prostituées, notamment le syndicat du travail sexuel, de l'autre différentes associations qui considèrent la pénalisation du client comme un premier pas vers l'abolition de la prostitution. Celle-ci devrait en quelque sorte disparaître à terme comme devrait disparaître le proxénétisme, faute de clients. 

Les auteurs de la QPC invoquaient une triple atteinte aux droits et libertés, au droit au respect de la vie privée, à la liberté d'entreprendre et enfin au principe de nécessité et de proportionnalité des peines. Ces trois moyens avaient été jugés sérieux par le Conseil d'État, dans sa décision de renvoi du 12 novembre 2018. Le Conseil constitutionnel rend une décision un peu surprenante dans sa construction même. Il développe ainsi le grief tiré de la méconnaissance de la liberté personnelle, et écarte très rapidement les autres moyens.


Liberté personnelle et vie privée



La question posée ne manque pas de sérieux. On pourrait considérer en effet qu'une relation sexuelle tarifée qui se déroule entre deux adultes consentants relève de leur vie privée. Dès l'arrêt Dudgeon c. Royaume-Uni du 22 octobre 1981, la Cour européenne des droits de l'homme affirmait ainsi le droit de chacun de mener la vie sexuelle de son choix. 

Le Conseil constitutionnel, quant à lui, rattache le droit au respect de la vie privée à l'article 2 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui garantit la "liberté individuelle". Il refuse cependant de consacrer un principe général de liberté sexuelle impliquant le droit de recourir à la prostitution. Il se borne à exercer son contrôle de proportionnalité, à partir d'une interprétation des objectifs poursuivis par le législateur : (...) "En faisant le choix de pénaliser les acheteurs de services sexuels, le législateur a entendu, en privant le proxénétisme de sources de profits, lutter contre cette activité et contre la traite des êtres humains aux fins d'exploitation sexuelle, activités criminelles fondées sur la contrainte et l'asservissement de l'être humain".  

L'objectif de la loi est d'abord de sauvegarder la dignité de la personne humaine contre l'asservissement que représente la prostitution, et l'on sait que ce principe de dignité  qui figure dans le préambule de 1946 a été repris par le Conseil constitutionnel, par exemple dans sa décision QPC du 16 septembre 2010, pour rappeler la nécessité de le respecter dans les enquêtes et les informations judiciaires. Le principe de dignité est donc repris dans la décision du 1er février 2019. La pénalisation du client est donc perçue comme une mesure motivée par la volonté du législateur de garantir le respect de la dignité de la personne prostituée. Pourquoi pas ? Si ce n'est que si la prostitution est considérée comme une atteinte à la dignité, on peut se demander s'il n'aurait pas été logique d'aller au bout de la logique abolitionniste en interdisant purement et simplement de se livrer à cette activité. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel considère la dignité comme un élément de l'ordre public, et estime que la pénalisation du client n'est pas disproportionnée par rapport à cet objectif. 

A cela s'ajoute, mais ce n'est qu'un rappel, qu'il s'agit aussi de prévenir les infractions, et le Conseil fait ici directement référence au proxénétisme. Il estime donc que le législateur n'a pas fait une appréciation disproportionnée de la situation en considérant que la pénalisation du client permettra de lutter efficacement contre cette forme d'asservissement de la personne. 


En maison. Damia. 1934


La liberté d'entreprendre



Quant à la liberté d'entreprendre, elle ne donne pas lieu à une analyse substantielle. Le Conseil se borne à affirmer, dans une formulation stéréotypée, qu'"il est loisible au législateur d'apporter à la liberté d'entreprendre et à la liberté contractuelle, qui découlent de l'article 4 de la Déclaration de 1789, des limitations liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi". 

Certes, mais ce moyen aurait mérité une analyse plus approfondie. En l'état actuel du droit, la prostitution est, qu'on le veuille ou non, une activité licite. Dans son  arrêt Tremblay c. France du 11 septembre 2007, la Cour européenne considère ainsi comme conforme à la Convention le système fiscal français qui ponctionne le produit de la prostitution et contraint les personnes prostituées à s'acquitter des cotisations de sécurité sociale et d'allocations familiales (URSSAF). Sauf à considérer l'Etat comme proxénète, on doit estimer que la prostitution est une activité non illicite, dès lors qu'elle est soumis aux prélèvements fiscaux et sociaux. Toujours réaliste, le fisc estime que ces revenus sont des bénéfices non commerciaux, mais il lui y arrive de les requalifier en salaires lorsqu'il est démontré que la personne prostituée exerçait son activité sous le contrôle d'un proxénète. De la même manière, dans son arrêt jany du 20 novembre 2001, la Cour de justice de l'Union européenne énonce que la prostitution est une activité indépendante, comme n'importe quelle autre.

Certes, le Conseil constitutionnel admet, depuis sa décision du 16 janvier 1982, que la liberté d'entreprise n'est ni générale ni absolue. Il considère néanmoins que ce libre exercice d'une activité économique suppose le droit de gérer son entreprise à sa guise, et de mettre en oeuvre tous les moyens loyaux pour attirer la clientèle. Il existe bien entendu des activités globalement illicites, comme la contrebande et, dans ce cas, le client peut aussi être condamné, pour recel. Mais dans le cas de la prostitution, il s'agit de sanctionner le client d'une activité qui demeure licite. Le Conseil écarte tout simplement ce problème qui risque d'être reposé, dans un avenir plus ou moins proche, devant la Cour européenne des droits de l'homme.

La décision du Conseil constitutionnel illustre ainsi l’ambiguïté d'une loi qui déclare vouloir supprimer la prostitution sans l'abolir, lutter contre le proxénétisme sans l'affronter directement. Dans ce type de situation, le Conseil dispose ainsi d'une solution de repli qui a l'avantage d'être parfaitement licite : il affirme qu'il ne lui appartient pas de substituer au législateur dans ses choix, dès lors que ces derniers reposent sur des motivations d'ordre public, et le tour est joué.

lundi 28 janvier 2019

Le mythe de 1793

Le mouvement des Gilets Jaunes suscitera certainement de nombreuses études dans les années à venir. Sociologues et politistes se pencheront doctement sur le phénomène et l'on verra se multiplier publications et colloques. Selon les points de vue, il sera envisagé comme la résurgence des jacqueries de l'Ancien Régime, comme un cas pratique illustrant les théories de Pierre Bourdieu, voire à la lumière de toute autre grille d'analyse. Dans tous les cas, il sera étudié à la lumière du passé, ou plus exactement à la lumière d'une interprétation du passé.

Les Gilets Jaunes eux-mêmes font un usage constant des références au passé, mais un passé mythique, un passé réécrit destiné à conférer une légitimité au mouvement. Ils perçoivent la Déclaration montagnarde du 24 juin 1793 et la constitution de l'an I comme des textes parfaitement actuels, et ils leurs attribuent même parfois une valeur juridique.

Chacun sait pourtant que cette constitution montagnarde n'a jamais été mise en oeuvre, le Comité de Salut Public ayant décidé, le 10 août 1793 que "le gouvernement de la France serait révolutionnaire jusqu'à la paix". La constitution a été suspendue et le régime de la Terreur s'est installé, jusqu'à la chute de la Montagne le 9 Thermidor an II (27 juillet 1794). Depuis cette date, la constitution de 1793 n'a plus jamais retrouvé une valeur juridique.

Malgré son inapplication, ou peut-être en raison de son inapplication, la constitution montagnarde est demeurée un mythe pour la gauche. De manière quelque peu anachronique, elle a été présentée, selon les époques, comme pré-socialiste ou pré-marxiste, et ses mânes ont été invoquées tant en 1848 qu'en 1946. Aujourd'hui, les Gilets Jaunes l'utilisent comme un illustre précédent de nature à justifier le "referendum d'initiative citoyenne" (RIC). Certains l'invoquent même, comme s'il s'agissait du droit positif, à l'appui de la revendication du droit de résistance à l'oppression, droit qui n'est aucunement garanti par le droit positif mais qui, selon eux, conférerait un fondement juridique aux violences commises durant les manifestations. 


1793 et le RIC



La constitution de 1793 fait du peuple le seul titulaire de la souveraineté et elle est la première constitution visant à établir un régime démocratique, enfin presque car les femmes demeureront exclues du suffrage universel encore longtemps, jusqu'à l'ordonnance de 1944. Celui-ci concerne tous les hommes de plus de vingt-et-un ans ainsi que tout étranger qui "domicilié en France depuis une année, y vit de son travail, ou acquiert une propriété, ou épouse une Française, ou adopte un enfant, ou nourrit un vieillard", ou encore qui est "jugé par le Corps législatif avoir bien mérité de l'humanité" (art. 4). Ce corps électoral, renouvelable chaque année désigne les députés de l'assemblée unique ainsi qu'une grande partie des fonctionnaires d'autorité.

Surtout, et c'est ce qui intéresse surtout les Gilets Jaunes, la constitution de 1793 met en place le référendum, conçu comme la création d'un veto populaire, en opposition au détesté veto royal qui existait dans la constitution de 1791. L'organisation en est pour le moins compliquée : une fois votée par le Corps législatif, la loi proposée est envoyée aux communes pour être discutée dans les assemblées primaires. Quarante jours plus tard, la loi proposée devient loi si, dans la moitié des départements plus un, le dixième des assemblées primaires de chacun d'eux n'a pas opposé de réclamation. Dans le cas contraire, la loi proposée est soumise à referendum. Cette faculté d'empêcher se transforme en véritable initiative en matière constitutionnelle, car un dixième des assemblées primaires peut alors engager une procédure de révision.

Le RIC s'inspire de ce dispositif, en le dépassant. Il ne s'agit plus d'envisager un veto législatif, mais d'offrir aux citoyens la possibilité d'initier un referendum sur un thème librement choisi, voire de leur permettre de révoquer les gouvernants, qu'il s'agisse des membres de l'Exécutif ou des parlementaires qui n'auraient pas suffisamment bien suivi la volonté de leurs électeurs. On voit ici se profiler l'utopie du mandat impératif que l'on retrouve chez Jean-Jacques Rousseau, dont les constituants de 1793 entendaient s'inspirer : "Les députés du peuple ne sont donc ni ne peuvent être ses représentants, ils ne sont que ses commissaires ; ils ne peuvent rien conclure définitivement."

Ce mécanisme de démocratie directe qu'est le referendum n'existe pas que dans la constitution de 1793. Les Gilets Jaunes auraient sans doute pu trouver leur inspiration dans les votations suisses, mais la Suisse, pays des banques et refuge des évadés fiscaux, n'est sans doute pas un État qu'ils souhaitent présenter comme un exemple. Ils auraient pu aussi demander tout simplement une modification de la Constitution actuelle qui prévoit déjà un référendum d'initiative partagée dans son article 11. Cette procédure, initiée par la révision de 2008 de Nicolas Sarkozy, laissait augurer un véritable mécanisme de démocratie directe, alors que la procédure demeure contrôlée par le parlement et que les conditions pour la mettre en oeuvre sont pratiquement impossibles à remplir. La revendication en faveur du RIC n'a donc rien de surprenant, et elle révèle la frustration qui a suivi une réforme purement cosmétique.


Maximilien Robespierre, estampe, Paris, 1790. Gallica.BNF




1793 et le droit de résistance à l'oppression



Pour justifier le recours à la violence, certains participants au mouvement des Gilets Jaunes invoquent l'article 35 de la Déclaration des droits de 1793 qui affirme : "Quand le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est, pour le peuple et pour chaque portion du peuple, le plus sacré des droits et le plus indispensable des devoirs". Certes, la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui, elle, a aujourd'hui valeur constitutionnelle énonce, dans son article 2 que "la résistance à l'oppression fait partie des droits naturels et imprescriptibles de l'homme". Mais le droit à la résistance à l'oppression et le droit à l'insurrection n'ont pas un contenu identique. Seul le second repose exclusivement sur le recours à la violence. Pierre-Joseph Proudhon ne s'y est pas trompé, qui définissait le droit à l'insurrection comme "celui en vertu duquel un peuple peut revendiquer sa liberté, soit contre la tyrannie d'un despote, soit contre les privilèges d'une aristocratie, sans dénonciation préalable, et par les armes".

Le problème est que ce droit à l'insurrection n'existe pas. Le code pénal, dans son article 412-3, considère au contraire le "mouvement insurrectionnel" comme une "atteinte aux institutions de la République" relevant de la cour d'assises. Le fait de participer à un tel mouvement est puni de quinze ans de détention criminelle et de 225 000 € d'amende. Ces dispositions énumèrent même la liste des comportements prohibés, liste qui devrait peut-être susciter la réflexion dans la frange la plus radicalisée des Gilets Jaunes. Peut notamment être poursuivi sur ce fondement celui qui a édifié des barricades, assuré les communications des insurgés (pourquoi pas par Facebook ?), ou en encore "provoqué des rassemblements d'insurgés par quelque moyen que ce soit". Lorsque Eric Drouet appelle ainsi à un "soulèvement sans précédent par tous les moyens utiles et nécessaires", il passe insensiblement de l'organisation d'une manifestation non déclarée, délit sur le fondement duquel il est déjà poursuivi, à l'appel à l'insurrection qui s'analyse cette fois comme une activité criminelle.

Certes, il est bien peu probable que cet arsenal juridique soit utilisé dans la situation actuelle. Les actions des Gilets Jaunes n'ont pas sérieusement menacé les institutions de la République et personne n'a envie de susciter un regain de violence en engageant des poursuites qui paraîtraient excessives. L'heure est au dialogue et chacun espère son succès. Il n'empêche que l'arsenal juridique est bien présent dans le code pénal et qu'un arsenal juridique peut toujours servir, un jour ou l'autre. Les Gilets Jaunes se tromperaient donc lourdement s'ils pensaient pouvoir invoquer le droit à l'insurrection de la Déclaration de 1793 devant les juges. L'histoire est une chose, le droit positif en est une autre. 

Cet attachement à 1793 ramène ainsi les Gilets Jaunes vers le passé. On retrouve d'ailleurs dans ce mouvement une trace des manifestants de l'an III qui réclamaient "Du pain et la Constitution de 1793".  Certes ce "mouvement citoyen" affirme sa volonté de développer de nouvelles formes de participation, certes, il s'est constitué à partir des réseaux sociaux et affiche ainsi une apparence de modernité. Mais derrière le vernis internet se cache le mythe de 1793. On doit alors s'interroger sur les causes de son succès. Certains invoqueront une nostalgie de la gauche, d'autres un rêve de la démocratie directe à une époque où la loi est surtout l'expression des lobbies. Surtout, le succès posthume de la constitution de 1793 réside dans le fait qu'elle n'a jamais été mise en oeuvre. Elle ne peut donc fonctionner autrement que comme une utopie.

Sur la constitution de 1793 : Chapitre 1 section 1 § 2 A du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.




samedi 26 janvier 2019

Droit à l'éducation et handicap


Le 18 décembre 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) a rendu une décision  d'irrecevabilité  Dupin c. France, qui précise le cadre juridique du droit à l'éducation des enfants handicapés. La Cour écarte en effet l'existence d'un droit d'être scolarisé en milieu ordinaire dont serait titulaire un enfant autiste. Elle précise qu'il appartient aux autorités de l'État, éclairées par des expertises médicales, de décider, au cas par cas et dans l'intérêt de l'enfant, des modalités de sa scolarisation.


La scolarisation des enfants en situation de handicap



La requérante, Bettina Dupin, est la mère divorcée d'un enfant autiste né en 2002, dont elle partage la garde avec le père, l'enfant ayant précisément sa résidence chez celui-ci. En 2011, elle demande la scolarisation dans une "classe pour l'inclusion scolaire" (CLIS), devenue depuis 2015 "unité pour l'inclusion scolaire". De manière très concrète, la CLIS est une classe spécifique accueillant des élèves en situation de handicap et qu'une circulaire de 2009 définissait comme "une classe à part entière de l'école dans l'école dans laquelle elle est implantée". Autrement dit, la CLIS avait vocation à permettre à l'enfant de suivre, au moins partiellement, un cursus scolaire ordinaire. La demande présentée par Bettina Dupin est rejetée, après un avis négatif de la Commission des droits et de l'autonomie des personnes handicapées (CDAPH). Celle-ci préconise une orientation vers un Institut médico-éducatif (IME), établissement spécialisé dans l'accueil des enfants et adolescents atteints de "déficience à prédominance intellectuelle"

La requérante considère que ce refus condamne son fils à vivre à l'écart de la vie normale des écoliers ordinaires, et elle va épuiser tous les recours possibles, recours qui se déroulent devant des juridictions spécialisées, d'abord le tribunal du contention de l'incapacité (TCI), puis la Cour nationale de l'incapacité et de la tarification de l'assurance des accidents du travail (CNITAAT), et qui s'achèvent par le rejet de son pourvoi en cassation en 2016.


Le droit à l'instruction



Devant la CEDH, la requérante invoque une violation de l'article 2 du Protocole n° 1 à la Convention européenne des droits de l'homme qui énonce que "Nul ne peut se voir refuser le droit à l'instruction". Elle appuie également son recours sur l'article 24 de la Convention des Nations Unies relative au droit des personnes handicapées qui leur reconnaît un droit à l'éducation et qui impose aux États parties de veiller à ce qu'elles ne soient pas exclues du système scolaire.

La lecture de ces dispositions révèle immédiatement la faiblesse du dossier et explique largement l'irrecevabilité du recours. Si le droit à l'instruction des personnes est en effet consacré, il ne s'agit pas nécessairement d'un droit à l'instruction en milieu scolaire ordinaire, précision qui ne figure pas dans les conventions. Force est de reconnaître que rien n'interdit aux États d'assurer cet enseignement, soit en milieu ordinaire, soit en milieu spécialisé, soit en cumulant les deux systèmes, l'un ou l'autre étant alors privilégié en fonction de la situation de chaque enfant.

C'est exactement le choix français. On sait que le droit à l'instruction figure dans le Préambule de 1946, selon lequel "La Nation garantit l'égal accès de l'enfant et de l'adulte à l'instruction (...)". et la scolarisation des enfants handicapés s'intègre dans les devoirs de l'État, exactement comme celle de tous les enfants. Mais l'article L 112-2 du code de l'éducation se borne à garantir à chaque personne handicapée un "droit à l'évaluation de ses compétences, de ses besoins et des mesures mises en oeuvre" dans le cadre d'un parcours de formation qui doit être défini en fonction de sa situation personnelle. Ce droit à l'évaluation se traduit concrètement par l'expertise dont a bénéficié l'enfant de la requérante, expertise qui s'est traduite par un avis favorable à son éducation dans un établissement spécialisé. Aux yeux de la CEDH, le droit à l'instruction de l'enfant n'implique pas le libre choix de ses modalités par ses parents et il est garanti dès lors que l'État propose effectivement un système d'enseignement à l'enfant.

L'irrecevabilité peut sembler humainement brutale, mais elle se situe dans la droite ligne de la jurisprudence antérieure. Certes, la CEDH proclame, dans sa décision Velyo Velev c. Bulgarie de 2014 que, "dans une société démocratique, le droit à l'instruction est indispensable à la réalisation des droits de l'homme et occupe une place fondamentale (...)". Mais c'est pour ajouter, dans l'arrêt Sanlisoy c. Turquie du 8 novembre 2016 que ce droit impose un "service complexe", d'une organisation délicate, d'autant plus délicate que les ressources des États sont nécessairement limitées. Clairement, la Cour européenne n'entend imposer aux Etats une large autonomie dans ce domaine, chacun d'entre eux organisant le droit à l'instruction avec les instruments juridiques et financiers dont il dispose.


La discrimination



Cette irrecevabilité est aussi, du moins c'est ce qu'affirme la Cour, le fruit de l'insuffisance du dossier. La requérante invoque une violation de l'article 14 de la Convention européenne. A ses yeux, les autorités françaises ne prennent pas les mesures nécessaires à l'égard des enfants handicapés, et cette abstention a pour conséquence une discrimination, dès lors qu'ils ne peuvent bénéficier d'un enseignement de même nature que les autres enfants. Mais aucun élément, ne serait-ce que statistique, ne vient appuyer cette revendication. On peut le regretter car la Cour se serait alors peut-être engagée dans un contrôle plus poussé, exigeant que la recevabilité de la requête soit préalablement admise.

Pour le moment la Cour se borne à constater que le système français repose sur la scolarisation des enfants handicapés, et que le fils de la requérante ne semble pas avoir été victime d'une discrimination; Il a bénéficié de l'évaluation prévue par la loi, et le juge fait observer qu'avant de se voir proposer de poursuivre son cursus dans une institution spécialisée, il a été hospitalisé en hôpital de jour et allait à l'école un jour par semaine. Hélas, l'expérience n'a guère été concluante et l'enfant "ne parlait pas, n'écrivait pas, ne lisait pas, ce qui laisse entendre (...) qu'il n'était pas capable d'assumer les contraintes et les exigences minimales de comportement qu'implique la vie dans une école normale". Son admission dans une institution spécialisée doit d'ailleurs s'accompagner d'une assistance éducative et de la mise en oeuvre de certaines méthodes d'aide à l'acquisition des compétences. En reprenant ainsi les éléments pris en considération par les juges internes, la Cour montre qu'elle évalue la situation individuelle de cet enfant, et s'assure qu'il n'y avait d'erreur manifeste dans le choix opéré par les autorités françaises chargées de sa prise en chage.


En revanche, la CEDH écarte la reconnaissance d'une discrimination systémique, liée à l'organisation ou au fonctionnement d'un service public, mais qui n'entraine pas nécessairement un traitement inégalitaire des personnes qui en sont les usagers. Pourrait-elle statuer autrement sans pénétrer dans la gestion même de l'Etat, sans apprécier ses équilibres budgétaires ou ses choix politiques ? Devrait faire peser des contraintes plus lourdes sur les États les plus riches et tolérer l'abandon de certains services publics par les Etats les plus faibles ? Entrer dans ce type d'appréciation serait évidemment tomber dans une sorte de piège juridique qui aurait sans doute pour conséquence de renforcer les critiques dont elle est actuellement l'objet.





mardi 22 janvier 2019

Le statut militaire des gendarmes protégé par le Conseil constitutionnel

La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 17 janvier 2019, M. Jean-Pierre F. pourrait être présentée comme un bel exemple d'"effet boomerang" de la procédure de question prioritaire de constitutionnalité (QPC). La famille du jeune homme décédé durant une manifestation particulièrement violente des opposants au barrage de Sirvens, avec l'appui de la Ligue des droits de l'homme comme tiers intervenant, mettait en cause la constitutionnalité de l'article 697-1 du code de procédure pénale (cpp), plus précisément de son alinéa 3, qui prévoit que les juridictions spécialisées en matière militaire sont compétentes pour connaître des infractions commises par les militaires "dans le service du maintien de l'ordre". Le Conseil constitutionnel écarte cette QPC. En affirmant la constitutionnalité de cette attribution de compétence, il reconnaît ainsi la spécificité de la gendarmerie en raison même de son appartenance aux forces armées. Autant dire que le résultat obtenu est rigoureusement contraire à ce qu'attendaient les requérants.

Le moyen développé à l'encontre de cette disposition est unique. Il repose sur une atteinte au principe d'égalité devant la loi. Les policiers sont en effet poursuivis devant les juridictions ordinaires, alors que les gendarmes relèvent de ces juridictions spécialisées. Les victimes doivent donc se tourner vers des tribunaux différents selon les cas.


Juridiction d'exception, juridiction spécialisée



Il ne faut évidemment pas faire de confusion et imaginer le spectre de la juridiction d'exception, notion employée en langage courant pour désigner un tribunal méprisant les garanties essentielles de l'État de droit, souvent composé de personnes soumises au pouvoir en place et ignorant les règles élémentaires des droits de la défense. En l'espèce il s'agit de juger des militaires, et il est tentant de dire, ou à tout le moins de laisser entendre, que la juridiction a été créée et organisée dans le seul but de les soustraire à la justice de droit commun et de leur garantir une plus grande indulgence.

Hélas, tout ce discours relève, en l'espère, du pur fantasme.  L'article 697 cpp affirme seulement que "dans le ressort de chaque cour d'appel, un tribunal de grande instance est compétent pour l'instruction et, s'il s'agit de délits, le jugement des infractions mentionnées à l'article 697-1". La juridiction d'exception n'est finalement qu'un tribunal ordinaire auquel a été attribué compétence pour juger de ces affaires dans sa formation correctionnelle. Autant dire que nos gendarmes sont jugés par les mêmes juges que n'importe quel citoyen, et que les policiers lorsqu'ils commettent une infraction dans le cadre du maintien de l'ordre.



Ah ! Que j'aime les militaires ! La Grande Duchesse de Gerolstein. Offenbach
Dame Felicity Lott. 
Les Musiciens du Louvre. Direction Marc Minkowski. Mise en scène Laurent Pelly, 2004

Les règles de procédure



Le requérant s'appuie toutefois sur le fait que les règles de procédure sont un peu différentes. L'article 698-1 cpp précise ainsi qu'en matière délictuelle l'action publique est mise en mouvement par le procureur et non pas sur plainte de la victime. Il peut agir soit sur dénonciation du ministre de la défense ou des autorités militaires sur le fondement de l'article 40 al. 2 cpp, soit de sa propre initiative. Dans ce cas cependant, il doit demander l'avis du ministre de la défense ou de l'autorité militaire, mais il convient d'observer que cet avis est purement consultatif, le procureur demeurant libre de poursuivre la procédure.


Le précédent de 2015




Ces différences sont-elles suffisantes pour constituer une rupture du principe d'égalité ? Sans doute pas. Dans sa décision QPC du 24 avril 2015 Mme Christine M., épouse C., le Conseil constitutionnel s'est en effet déjà prononcé sur ces deux éléments distinctifs de la procédure.

Il a considéré que le législateur avait pu légitimement limiter la mise en mouvement de l'action publique au seul procureur. La finalité de ce texte est de réduire "le risque de poursuites pénales abusives exercées par la voie de la citation directe en imposant une phase d'instruction préparatoire" destinée à vérifier les faits et les circonstances dans lesquelles ils se sont produits, d'autre part à s'assurer qu'ils constituent bien une infraction. Cette restriction est n'est pas excessive aux yeux du Conseil constitutionnel dans la mesure où elle est justifiée par "les contraintes inhérentes à l'exercice de leurs missions par les forces armées", et surtout dans la mesure où la victime peut toujours se constituer partie civile.

L'analyse du second alinéa de l'article 698-1 cpp, qui impose au procureur de solliciter l'avis du ministre de la défense ou des autorités militaires est à peu près de même nature. Le Conseil fait observer en effet que, dans l'hypothèse où le procureur ne donne pas suite après l'avis, rien n'interdit à la victime de porter plainte, cette fois auprès du juge d'instruction si une information a été ouverte, ou encore de saisir le juge civil d'une demande de réparation du préjudice qu'elle dit avoir subi du fait des activités de maintien de l'ordre. Dans ces conditions, le Conseil estime que ces règles de procédure ne portent pas d'atteinte substantielle au droit d'exercer un recours effectif devant une juridiction.

Face à cette jurisprudence récente, le requérant de 2019 était juridiquement bien faiblement armé, et la décision rendue est donc loin de surprendre. Le Conseil constitutionnel aurait pu, comme d'ailleurs l'y invitait le Secrétariat général du gouvernement, invoquer le principe très compréhensif de "bonne administration de la justice" pour justifier une attribution de compétence à une formation de jugement qui ne lèse pas réellement les droits des victimes.


Le statut militaire




Mais le Conseil va plus loin, et il défend la spécificité de la Gendarmerie. Il rappelle qu'elle "relève des forces armées" et que les militaires de la Gendarmerie, comme ceux des autres forces armées, "sont soumis aux devoirs et sujétions de l'état militaire". Ils sont soumis à un droit pénal spécial défini dans le code de justice militaire qui prévoit des infractions spécifiques et des peines qui, telle la destitution ou la perte de grade, ne figurent pas dans l'échelle des peines infligées aux civils. L'activité de maintien de l'ordre n'échappe pas à cette spécificité, au seul motif que les policiers l'exercent également. En effet, c'est cette particularité même du statut militaire qui fait que les gendarmes ne sont pas placés dans la même situation que les policiers au regard des poursuites dont ils peuvent être l'objet.

On peut évidemment s'interroger sur les motifs réels de cette QPC. Sur le fond, elle n'avait guère de chance de prospérer, l'essentiel de l'organisation de ces juridictions spécialisées ayant déjà déclaré conforme à la Constitution en 2015. S'agissait-il alors d'une tentative pour obtenir qu'un nouveau pas soit franchi dans le rapprochement entre la Gendarmerie et la police nationale ? On sait que la loi du 3 août 2009 a placé les gendarmes sous l'autorité fonctionnelle du ministre de l'intérieur, sans pour autant leur retirer leur état militaire. Certains voudraient sans doute aller plus loin, vers la création d'une force de police unique et entièrement civile. La décision du 17 janvier 2019 leur oppose une fin de non-recevoir, et le statut militaire de la Gendarmerie se voit ainsi renforcé, contre toute attente.




samedi 19 janvier 2019

La loi visant à prévenir les violences lors des manifestations

Edouard Philippe a annoncé, par une intervention au journal de TF1 du 7 janvier 2019, une nouvelle loi relative à la liberté de manifestation, durcissant la législation existante. L'idée n'est pas si nouvelle et il reconnaît s'inspirer d'une proposition de loi sénatoriale déposée au Sénat par Bruno Retailleau et certains de ses collègues du Parti Républicain. Ce texte, déposé après les violentes manifestations de mai 2018, a déjà voté en première lecture par le Sénat, et a été transmis à l'Assemblée nationale en octobre 2018. Compte tenu du contexte de l'époque, il a essentiellement pour objet de lutter contre les Black Blocs. Il est donc probable qu'il sera assez largement modifié par la majorité LREM de l'Assemblée, marquée par les manifestations des Gilets jaunes, et  par des violences dont les auteurs sont moins aisément identifiables. Ce texte présente cependant l'intérêt, aux yeux du premier ministre et de la majorité parlementaire, d'offrir un support permettant d'accélérer la procédure législative. Le gouvernement prend, en quelque sorte, le train en marche.


Le port du masque pendant une manifestation



Une large partie de la proposition sénatoriale est consacrée à un renforcement des poursuites pénales, et c'est précisément cet aspect que le premier ministre reprend à son compte le plus volontiers. Certaines peines devraient être durcies, en particulier le fait de participer à une manifestation cle visage masqué. Prévue par la loi du 11 octobre 2010 sur la dissimulation du visage dans l'espace public, l'infraction est actuellement passible d'une simple contravention d'un montant maximum de 150 €. Edouard Philippe annonce sa volonté d'en faire un délit et la proposition sénatoriale suggère une peine d'un an d'emprisonnement et de 15 000 € d'amende.

Cette évolution ne semble pas se heurter à la jurisprudence constitutionnelle. Dans sa décision du 7 octobre 2010, le Conseil constitutionnel déclare en effet conforme à la Constitution la loi interdisant la dissimulation du visage dans l'espace public. Son contrôle se limite à s'assurer que le législateur n'a pas opéré une "conciliation manifestement disproportionnée entre l'ordre public et la garantie des droits constitutionnellement protégés". Or, dans cette même décision de 2010, le Conseil vise précisément la "sécurité publique" pour justifier l'interdiction de la dissimulation du visage. La Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne raisonne pas autrement dans sa décision du 1er juillet 2014 qui admet que le législateur français "entendait répondre à des questions de sûreté publique ou de sécurité publique" en énonçant cette interdiction. L'organisation des manifestations répond à ces mêmes objectifs et il serait surprenant que la CEDH modifie sa jurisprudence.



La participation à une manifestation non déclarée




Le premier ministre déclare vouloir "sanctionner ceux qui ne respectent pas cette obligation, ceux qui participeraient à des manifestations non déclarées". Certains commentateurs ont immédiatement fait observer que l'infraction existait déjà. L'article 431-9 du code pénal punit en effet de six mois d'emprisonnement et de 7 500 euros d'amende le fait "d'avoir organisé une manifestation sur la voie publique n'ayant pas fait l'objet d'une déclaration préalable dans les conditions fixées par la loi". Mais le premier ministre envisage d'élargir cette incrimination non plus aux seuls organisateurs du rassemblement mais aussi à ses participants.

Il a sans doute le sentiment de combler un vide juridique. Dans l'état actuel du droit, une manifestation non déclarée est, par hypothèse, dépourvue d'organisateur officiel, puisque celui-ci est reconnu comme tel par la procédure de déclaration. De fait, lorsque Eric Drouet, qui a toujours refusé de déclarer les manifestations de Gilets jaunes, est poursuivi sur le fondement de l'article 431-9 du code pénal, c'est à l'accusation de prouver qu'il a bien joué un rôle d'organisateur.

Cet élargissement aux simples participants n'est sans doute pas inconstitutionnel, mais sa mise en oeuvre risque de se révéler délicate. L'élément moral de l'infraction, c'est-à-dire le sentiment d'agir en violation de la loi, risque de n'être pas aisé à démontrer. Il est probable que les manifestants poursuivis prétendront tous être de parfaite bonne foi, et persuadés que le rassemblement avait été déclaré. On risque ainsi de ne condamner que les manifestants les moins éclairés, ceux qui auront eu la fâcheuse idée d'afficher sur les réseaux sociaux leur joie de participer à un rassemblement non déclaré. En dehors de ces cas un peu marginaux, l'accusation devra démontrer que l'intéressé savait que la manifestation était non-déclarée.


Faut plus d'gouvernement 1889, chanson anarchiste. Marc Ogeret


L'interdiction d'accès aux manifestations



La loi sur la sécurité intérieure du 30 octobre 2017 autorise le préfet à créer des "périmètres de protection" assez semblables aux "zones de protection ou de sécurité" qui existaient pendant l'état d'urgence. A l'intérieur de cet espace, il est possible de contrôler les circulation des personnes et donc de filtrer les accès. Selon la loi, cette procédure ne peut s'appliquer qu'à un "lieu ou évènement exposé à un risque d'actes de terrorisme". Mais cette restriction peut être aisément contournée car un rassemblement de personnes, peut toujours être présenté comme la cible potentielle d'un acte terroriste, surtout en l'état actuel de la menace.

L'idée est aussi de prononcer des interdictions de manifester visant ceux qui ne viennent pas exprimer pacifiquement leurs convictions mais viennent détruire, piller, combattre les forces de police avec toute la violence possible. Sur ce point, le premier ministre s'inspire de ce qui existe depuis longtemps dans les violences sportives. La loi du 23 janvier 2006 prévoyait déjà la possibilité d'interdire l'accès au stade aux supporters violents, mais il s'agissait alors d'interdictions purement individuelles. La loi du 10 mai 2016 est ensuite venue autoriser des interdictions collectives, qui peuvent d'ailleurs être prononcées par les organisateurs des manifestations sportives. Au-delà de l'interdiction d'entrer dans le stade, il est aussi possible, depuis la loi du 14 mars 2011, d'interdire les déplacement individuels ou collectifs de supporters violents.

En dépit de son caractère dérogatoire, ce type de police spéciale a été déclarée conforme à la convention européenne des droits de l'homme. Dans son arrêt arrêt Ostendorf c. Allemagne du 7 mars 2013, la CEDH estime en effet que les violences commises lors de certains matchs peuvent justifier l'arrestation et même l'internement administratif d'un supporter. L'atteinte au principe de sûreté n'est pas niée par la Cour, qui fait observer que l'intéressé est arrêté et interné non pas parce qu'il a commis une infraction mais pour empêcher qu'il en commette une. L'actuelle proposition ne va pas aussi loin et se borne à envisager une interdiction de manifestation, sans internement préventif.

Le problème est alors le suivant : Comment identifier ces personnes violentes parmi une masse de manifestants ?



Le fichier des casseurs




La proposition de loi initiée par le Sénat propose la création d'un fichier anti-casseurs, précisément sur le modèle de celui qui permet de recenser les hooligans et de leur interdire l'accès au stade, fichier créé après un avis motivé de la CNIL. Techniquement, il suffit d'ajouter, dans le décret du 28 mai 2010, les manifestants violents à la liste des personnes susceptibles de figurer dans le fichier des personnes recherchées (FPR). Dès lors que ce fichage repose sur des motifs de sécurité publique, les personnes fichées ne disposeraient que d'un droit d'accès dit "indirect", ce qui signifie qu'elles pourraient seulement demander à la Commission nationale de l'informatique et des libertés (CNIL) de s'assurer que le fichage est conforme à la loi. Elles ignoreraient l'existence de ce fichage, jusqu'au jours où elles se verraient notifier une interdiction de manifester.

L'examen à l'Assemblée permettra, du moins on l'espère, de susciter le débat sur cette disposition. Est-elle utile ? On peut s'interroger, dès lors que la plupart des extrémistes violents peuvent être fichés dans d'autres systèmes et que le juge judiciaire peut, de son côté, prononcer une peine complémentaire d'interdiction de manifester.  Ne serait-il pas utile de faire savoir aux intéressés qu'ils sont fichés, information peut-être susceptible de calmer un peu leurs ardeurs destructrices ? Toutes ces questions méritent discussion.

La proposition sénatoriale a déjà été débattue en commission. C'est ainsi que l'étrange article 7 qui prévoyait une responsabilité civile collective, a été heureusement retiré. Il allait en effet à l'encontre des principes généraux de la responsabilité civile et notamment de l'exigence d'un lien de causalité entre le fait générateur et le préjudice. Comment en effet admettre qu'une personne soit responsable d'un dommage qu'elle n'a pas personnellement causé ?

Cette disposition a suscité le rapprochement de la proposition sénatoriale avec la célèbre loi anti-casseurs du 8 juin 1970 qui affirmait l'existence d'une responsabilité pénale collective, hérésie juridique violant allègrement le principe d'individualisation de la peine mais subsistant dans l'ordre juridique, en l'absence à l'époque de contrôle de constitutionnalité. Heureusement, elle a été abrogée après l'alternance de 1981, bien des années après que les juges, dans leur grande sagesse, aient renoncé à l'appliquer.

Il ne fait aucun doute que le débat sur cette loi anti-casseurs "modernisée" sera vif mais on peut se demander si le premier ministre et le Sénat ne sont pas passés à côté de l'essentiel. Certes, on comprend qu'il est nécessaire d'empêcher de nuire ces manifestants violents, mais cette petite frange agitée ne doit pas cacher la nécessaire réflexion sur l'exercice apaisé de la liberté de manifester. A l'heure des réseaux sociaux, la procédure déclaratoire actuelle semble bien désuète, héritée d'un décret-loi de 1935. Alors que le Président Macron annonce la dématérialisation des procédures, il serait sans doute d'institutionnaliser une relation de dialogue entre les manifestants et ceux qui sont chargés d'assurer l'ordre public. La liberté de manifester elle-même semble encore dépourvue d'une autonomie réelle, tiraillée entre la liberté d'expression et la liberté de réunion. Pour une fois, le parlement pourrait peut être envisager une réflexion globale et un peu moins conditionnée par l'actualité immédiate.


Sur la liberté de manifestation : Chapitre 12 section 1 § 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.