« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 8 octobre 2018

Affaire Mennesson : le retour du lien biologique

Les arrêts rendus le 5 octobre 2018 par la Cour de cassation portent, une nouvelle fois, sur la transcription dans l'état civil français d'actes de naissance établis à l'étranger d'enfants nés de mère porteuse à la suite d'une convention de gestation pour autrui (GPA). L'une de ces deux affaires est bien connue, car les époux Mennesson, parents de deux jumelles nées en Californie, sont au coeur de ce contentieux. Ces enfants, nées en octobre 2000, vont bientôt atteindre leur majorité, sans que la question de leur état civil soit définitivement résolue.

La première procédure de réexamen


A l'issue d'une procédure déjà extrêmement longue, le 6 avril 2011, la Cour de cassation avait validé la décision des juges du fond refusant la transcription des actes de naissance des enfants établis en Californie sur les registres français. Aux yeux de la Cour, les juges américains, en autorisant la mention des parents d'intention sur les actes de naissance, avaient "validé indirectement une gestation pour autrui, (...) en contrariété avec la conception française de l’ordre public international". Mais dans deux décisions du 26 juin 2014, la CEDH a réfuté cette analyse, au nom de l'intérêt supérieur de l'enfant. Elle a alors déclaré que le droit au respect de la vie privée suppose que "chacun puisse établir la substance de son identité, y compris la filiation". Par la suite, la Cour de cassation a rendu en assemblée plénière deux décisions du 3 juillet 2015 précisant que "l’existence d’une convention de gestation pour autrui ne faisait pas en soi obstacle à la transcription d’un acte de naissance établi à l’étranger".  Mais ces deux arrêts ne concernaient évidemment pas les époux Mennesson, déboutés de leur requête en 2011.

Ils sont donc aujourd'hui les premiers utilisateurs de la procédure de réexamen prévue par la loi du 18 novembre 2016, qui a précisément pour but de permettre à un requérant débouté par la Cour de cassation de revenir devant elle si un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré la décision non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. La Cour de réexamen a donc ordonné, le 16 février 2018, le renvoi de l'affaire devant la Cour de cassation.

Les Demoiselles de Rochefort. Jacques Demy. 1967
Catherine Deneuve et Françoise Dorléac. Musique de Michel Legrand



La première mise en oeuvre du Protocole n°16


Observons d'emblée que les deux arrêts du 5 octobre 2018 présentent une seconde particularité, puisqu'ils sont les premiers à mettre en oeuvre le Protocole n° 16 qui autorise les "hautes juridictions nationales" à demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle".

Quelle serait la première juridiction suprême à adresser une question préjudicielle à la CEDH sur le fondement du Protocole n° 16 ?

La lutte était serrée, et c'est finalement la Cour de cassation qui a doublé le Conseil d'Etat dans la dernière ligne droite. Le Conseil d'Etat avait en effet inscrit à la date du 5 octobre une réunion de son assemblée plénière devant se prononcer sur une  question préjudicielle, et il avait même assez largement communiqué sur le sujet, se présentant volontiers comme un champion du dialogue des juges. Hélas, au même moment, la France était condamnée par la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE) dans un arrêt du 4 octobre 2018, précisément parce que le Conseil d'Etat avait omis d'effectuer un renvoi préjudiciel, voilà que ce dernier se fait doubler au poteau par la Cour de cassation dans l'autre procédure de renvoi, celle qui se déroule désormais devant la CEDH. En l'espèce, la procédure apparaît toutefois davantage comme un exercice de procrastination que comme un véritable dialogue des juges.

Certes, la Cour réaffirme que "l’existence d’une convention de gestation pour autrui ne faisait pas en soi obstacle à la transcription d’un acte de naissance établi à l’étranger", mais c'est pour ajouter aussitôt que les éléments figurant dans cet acte doivent correspondre à la "réalité biologique". De fait, elle interroge la Cour européenne des droits de l'homme, par la voie d'une question préjudicielle, sur l'étendue de la marge d'appréciation des Etats dans ce domaine. En clair, peuvent-ils, comme le souhaite manifestement la Cour, limiter la transcription à l'état civil de la mère d'intention qui a donné ses gamètes ?

Le retour du lien biologique


Pour que l'on comprenne bien la situation, la Cour demeure solidement attachée à la règle Mater semper certa qui fonde traditionnellement le droit français de la filiation. A ses yeux, la mère de l'enfant né par GPA est donc la mère porteuse.

Rien n'interdit au père d'intention, généralement le père biologique qui a donné ses gamètes pour l'opération, de reconnaître l'enfant, permettant ainsi d'établir sa filiation paternelle. A dire vrai, la Cour considère qu'elle a fait là un progrès considérable, largement suffisant. Elle présente ainsi comme une importante avancée les quatre décisions du 5 juillet 2017, par lesquelles la Cour autorise le conjoint d'intention à demander l'adoption simple de l'enfant, dès lors qu'une filiation paternelle est déjà établie. Observons au passage qu'en l'espèce, il n'y avait guère d'autre solution, dès lors que le nom de la mère porteuse figurait dans l'acte de naissance de l'enfant et que seule l'adoption simple pouvait être demandée.

L'élément essentiel retenu par la Cour de cassation est donc le lien biologique. Elle demande ainsi à la Cour européenne si elle peut opérer une distinction entre la mère d'intention qui a donné ses gamètes pour créer un embryon, et celle qui n'a pas donné ses gamètes, l'enfant étant alors conçu avec le patrimoine génétique de la mère porteuse. Il est bien clair que la Cour verrait d'un oeil favorable le refus d'un lien de filiation à une femme qui n'a pas eu la chance de disposer d'ovocytes performants. N'a t-elle pas la possibilité de bénéficier d'une adoption simple ?

Cette affirmation quasiment militante de la suprématie du lien biologique semble étrange, si l'on songe que madame Mennesson élève ses jumelles depuis bientôt dix-huit ans sans être réellement reconnue comme leur mère.

Mais cette primauté du lien biologique risque de s'avérer surtout discriminatoire. D'abord parce que l'on ne comprend pas bien pourquoi un enfant abandonné peut faire l'objet d'une adoption plénière par un couple, qu'il soit hétérosexuel ou homosexuel, alors qu'un enfant né d'une mère porteuse ne peut pas bénéficier du même traitement. Comme la jurisprudence l'affirme aujourd'hui, l'intérêt de l'enfant exige que les origines de sa conception ne lui portent pas préjudice. Ensuite, parce que le père biologique bénéficie, quant à lui, d'un lien de filiation alors qu'il n'a fait que donner ses gamètes. On imagine ainsi la triste situation du couple homosexuel tirant à pile ou face celui qui reconnaîtra l'enfant de la mère porteuse et celui qui devra se contenter d'une adoption simple. Enfin, le résultat est discriminatoire envers les enfants qui risquent d'être traités différemment selon leur patrimoine génétique, selon que leur mère d'intention aura ou non donné ses ovocytes.

On peut ainsi se demander si la Cour de cassation n'aurait pas pu faire l'économie d'une question préjudicielle qui révèle surtout une certaine forme de conservatisme. A une époque où chacun construit sa vie familiale selon ses aspirations personnelles, l'intensité de cet attachement au lien biologique a quelque chose de simplement suranné. Quant au dialogue des juges, il ressemble plutôt à une forme de résistance au changement.


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.


mercredi 3 octobre 2018

La liberté d’organiser ses funérailles

Dans un arrêt du 19 septembre 2018, la 1ère Chambre civile de la Cour de cassation affirme que « la liberté d’organiser ses funérailles ne relève pas de l’état des personnes mais des libertés individuelles ». L'intérêt de la décision réside dans son caractère un peu exceptionnel. Le contentieux est plutôt rare dans ce domaine, tant il est vrai que les victimes d'éventuelles atteintes à cette liberté n'ont généralement plus la capacité de s'en plaindre.

En l'espèce, l'affaire est le pur produit d'une querelle de famille. Après le décès de M. X., ressortissant marocain domicilié en France, sa compagne et ses deux enfants issus d'une précédente union prévoient une célébration religieuse dans une église catholique, suivie de l'incinération de sa dépouille. Mais la mère, la soeur et les frères du défunt s'opposent à la crémation, pour des motifs religieux. La circulaire du 19 février 2008 rappelle en effet que les religions juive et musulmane interdisent formellement la crémation. En cas de désaccord entre les proches, elle contraint le maire à saisir le procureur de la République. C'est précisément ce qui a été fait, et le procureur, puis le Premier président de la Cour d'appel se sont prononcés en faveur de la crémation, à la lumière des éléments de fait, et notamment des différents témoignages produits permettant de connaître la volonté du défunt.


La loi du 15 novembre 1887



Le débat porte en réalité sur la nature de la loi du 15 novembre 1887 sur la liberté des funérailles qui demeure aujourd'hui la norme applicable. A l'époque, la liberté dont il s'agit est la liberté de choix entre des funérailles religieuses ou civiles. Dès une décision du 23 janvier 1874, la Cour de cassation avait estimé que des enterrements civils pouvaient être organisés, le maire étant alors compétent, le cas échéant, pour prendre toutes les mesures utiles de nature à garantir le maintien de l'ordre.

L'article 3 de ce texte précise que "tout majeur (...), en état de tester, peut régler les conditions de ses funérailles, notamment en ce qui concerne le caractère civil ou religieux à leur donner et le mode de sa sépulture". Le fait d'organiser des funérailles contraires à la volonté du défunt est constitutif d'une infraction, aujourd'hui réprimée par l'article 433-21-1 du code pénal et punie de six mois d'emprisonnement et 7500 € d'amende. L'organisation des funérailles est donc assimilée à une disposition testamentaire. Si ses dernières volontés ne sont pas clairement exprimées, il appartient au juge de les rechercher dans des déclarations des personnes auxquelles il aurait pu les confier. Dans un arrêt du 11 septembre 2011, la Chambre criminelle de la Cour de cassation sanctionne ainsi des juges du fond qui ont omis de verser aux débats des témoignages selon lesquels il refusait la dispersion de ses cendres, dispersion réclamée par sa veuve.

Hommage à Charles Aznavour. Le palais de nos chimères. 1955


Etat des personnes ou liberté

 


Dans l'affaire qui a suscité la décision du 19 septembre 2018, la famille musulmane du défunt estime que l'organisation des funérailles relève de l'état des personnes, écartant ainsi l'application de la loi du 15 novembre 1887. Elle s'appuie donc sur la Convention franco-marocaine du 10 août 1981, invoquant le fait que le défunt a conservé sa nationalité marocaine, alors que, né sur le territoire français, il aurait pu adopter la nationalité française. Il était de confession musulmane, religion d'Etat au Maroc, dont le système juridique interdit la crémation. Aux yeux de cette famille, les juges du fond auraient donc appliquer le droit marocain, puisque, selon la Convention, l'état et la capacité des personnes physiques sont régis par la loi de celui des deux Etats dont l'intéressé a la nationalité.

Mais la Cour de cassation refuse d'entrer dans cette analyse. Elle affirme clairement que la loi du 15 novembre 1887 garantit une liberté individuelle et qu'il s'agit d'une loi de police applicable à toute personne décédée sur le territoire français. La liberté d'organiser ses funérailles relève ainsi de l'ordre public français. Ce raisonnement est aussi celui qui avait été adopté par les juges français en matière de droit au mariage des couples de même sexe. Ecartant la convention franco-marocaine, qui aurait interdit à un Marocain d'épouser son compagnon français, le juge des référés, en juillet 2014, avait ainsi affirmé l'existence d'une liberté du mariage, élément de l'ordre public français.

La Cour de cassation ramène ainsi l'affaire à l'application de la loi de 1887 et constate que les juges du fond ont tenu compte des témoignages produits. Il apparaît ainsi que le défunt, s'il était musulman d'origine, se déclarait athée et avait fait baptiser sa fille dans la religion catholique. Il avait même déclaré vouloir laisser le choix à sa compagne et à ses enfants de la manière dont sa dépouille serait accompagnée. Ses intentions étaient donc claires et il ne souhaitait manifestement pas que ses obsèques soient organisées par la partie musulmane de sa famille.

La liberté d'organiser ses funérailles n'est cependant pas absolue. La Cour européenne des droits de l'homme précise ainsi, dans un arrêt du 17 janvier 2006 Elli Poluhas Dödsbo c. Suède que la loi de police peut prévoir certaines restrictions pour des motifs de protection de l'ordre public, de la morale et des droits des tiers. C'est ainsi que le droit français interdit l'inhumation dans des terrains privés, sauf autorisation exceptionnelle, ainsi que la cryogénisation, cette fois en toutes circonstances. Sur ce point, le Conseil d'Etat se borne à préciser, dans un arrêt du 29 juillet 2002 que le fait de placer une bière dans le congélateur n'est pas un mode d'inhumation prévu par les dispositions en vigueur. En dehors de cela, le choix entre l'inhumation et la crémation est certes une liberté, mais peut être pas la plus stimulante des libertés publiques. Alors peut-être pouvons nous rallier à l'opinion de Georges Brassens :
" Plutôt qu'd'avoir des obsèques manquant de fioritures
J'aimerais mieux, tout compte fait, m'passer de sépulture
J'aimerais mieux mourir dans l'eau, dans le feu, n'importe où
Et même à la rigueur ne pas mourir du tout (...)"

lundi 1 octobre 2018

3è Journée des Libertés : La liberté de manifestation

La 3e Journée des Libertés aura lieu le mardi 16 octobre sur le thème : La Liberté de manifestation.

Comme chaque année, cette rencontre vise à étudier une liberté à travers le regard de différentes disciplines du droit, de l'histoire et des sciences humaines. Elle est co-organisée par le Centre d'histoire du XIXe siècle de Sorbonne Université et le Centre Thucydide (Université Panthéon-Assas, Paris 2). Elle bénéficie du soutien du LabEx EHNE de Sorbonne Université.


Dessin original de Donjeta Sadiku, créé pour la 3è Journée des Libertés

Le colloque aura lieu en Sorbonne, Salle Louis Liard (accès par la Cour d'honneur, 17 rue de la Sorbonne). Il est gratuit et ouvert à tous. Une inscription est cependant nécessaire à l'adresse : journeedeslibertes@gmail.com

Le programme est reproduit ci-dessous : 






dimanche 30 septembre 2018

L'avis 129 du Comité d'éthique : évolution ou révolution ?

L'avis 129 du Comité consultatif national d'éthique pour les sciences de la vie et de la santé (CCNE) a été adopté le 18 septembre 2018. Il s'inscrit dans la mission générale du  Comité qui est de donner son avis "sur les problèmes moraux qui sont soulevés par la recherche dans les domaines de la biologie, de la médecine et de la santé". Il doit ainsi être percevoir les évolutions de la société dans ce domaine et suggérer d'éventuels mouvements législatifs.

L'avis 129 est d'abord le produit des "Etats généraux" qui se sont achevés en juin 2018 par la publication d'un rapport de synthèse. Cette procédure était imposée par l'article 46 de la loi du 7 juillet 2011 qui précise, dans son article 46, que "tout projet de réforme sur les problèmes éthiques doit être précédé d'un débat public sous forme d'états généraux. Ceux-ci sont organisés à l'initiative du Comité consultatif national d'éthique (...)". Mais l'avis 129 n'est pas seulement le point d'aboutissement d'un débat public, il est aussi la contribution du CCNE au prochain débat parlementaire sur la révision de la loi de bioéthique. Rappelons en effet que cette même loi de 2011 comporte une "clause de revoyure", imposant "un nouvel examen d'ensemble par le Parlement dans un délai maximal de sept ans après son entrée en vigueur" (art. 47). De fait, l'avis du CCNE n'a évidemment aucune force contraignante, et il nous permet seulement, mais c'est déjà beaucoup, de connaître les points qui seront au coeur du débat.

Si l'avis se présente comme une "table d'orientation", destiné à montrer les voies dans lesquelles le débat être développé, il répond aussi à des préoccupations plus concrètes, tant dans le domaine de la recherche que dans celui de la procréation.


Une "table d'orientation"



Sur le fond, l'avis se veut une "table d'orientation"mettant en lumière les différents points de vue, et envisageant d'éventuelles évolutions. La prudence est de mise, et le Comité refuse les évolutions hâtives. Dans le domaine de la fin de vie, le CCNE refuse de se prononcer en faveur d'une euthanasie active, suicide assisté réclamé par certains groupes mais qui ne fait pas l'objet d'un consensus. Il fait observer que la dernière loi sur le sujet est récente. Elle date en effet du 2 février 2016, et met en place un véritable droit de mourir dans la dignité. Le Comité demande donc qu'elle soit mieux connue, mieux appliquée, et mieux respectée. Il affirme aussi la nécessité de développer les soins palliatifs d'améliorer la formation des professionnels de santé dans ce domaine.

De la même manière, l'avis dresse une liste des chantiers de réflexion qui devront être engagés dans l'avenir. Y figurent notamment le développement des neurosciences, l'usage du numérique en matière de santé et en particulier de l'intelligence artificielle qui fait craindre l'émergence d'une médecine robotisée, ou encore l'environnement et le traitement des "crises écologiques". Ces sujets sont certes essentiels, mais envisagés comme objets de réflexions à long terme. Le législateur va-t-il s'en saisir, ou pas ? La question est évidemment posée.

L'essentiel de l'avis du CCNE se trouve cependant dans des questions plus immédiates, concernant la recherche et la procréation.


La recherche sur l'embryon et les cellules souches



L'avis du CCNE révèle une évolution très sensible sur la recherche scientifique qu'il ne s'agit plus de freiner mais d'encadrer. Les progrès considérables de l'assistance médicales à la procréation (AMP) ont ainsi suscité la création d'embryons in vitro destinés à être réimplantés dans le cadre d'une fécondation in vitro (FIV). Mais tous ne sont pas réimplantés in utero, et la question a été rapidement posée de savoir si les embryons surnuméraires, ceux qui ne donnent pas lieu à un projet parental, pouvaient être utilisés à des fins de recherche. L'enjeu était important car les cellules souches embryonnaires sont porteuses d'immenses espoirs pour le traitement de certaines maladies. 

La première loi bioéthique de 1994 avait purement et simplement interdit toute recherche sur les embryons, suscitant un retard considérable de la recherche française dans le domaine des thérapies géniques. Peu à peu des dérogations ont été possibles, et finalement la loi du 6 août 2013 a levé l'interdiction, soumettant toutefois ces recherches à un régime d'autorisation par l'Agence de la biomédecine. Aujourd'hui, les progrès de la recherche conduisent le CCNE à suggérer une distinction entre les cellules souches, qui pourraient faire l'objet de recherches sur une simple déclaration, et les embryons pour lesquels le régime d'autorisation serait maintenu. Par ailleurs, le législateur devrait se pencher sur la création d'embryons transgéniques, c'est-à-dire dont le génome est modifié durant l'expérimentation, et sur celle d'embryons chimériques qui consistent à injecter quelques cellules souches humaines dans un embryon animal. Ces techniques, aujourd'hui techniquement possibles, ne sont en effet pas encore réellement encadrées par le droit.

Elle a fait un bébé toute seule. Jean-Jacques Goldman. 1987

La GPA


L'avis du CCNE est présenté comme particulièrement innovant en matière de procréation. Cette analyse doit d'abord être nuancée. On observe que la question de la Gestation pour autrui (GPA) est peu discutée, alors même que beaucoup d'associations contestent son interdiction en France et que bon nombre de couples n'hésitent pas à recourir aux services d'une mère porteuse à l'étranger. Les juges eux-mêmes se voient contraints de prendre acte de cette pratique dans l'intérêt de l'enfant, pour lui procurer un statut civil qui ne soit pas discriminatoire. L'avis du CCNE se limite pourtant à rappeler l'interdiction de la GPA en droit français, estimant qu'il "ne peut pas y avoir de GPA éthique". Nul doute que le débat continuera de se développer, en dehors du Comité d'éthique.

L'autoconservation des ovocytes

 

En revanche, le CCNE se montre favorable à l'autoconservation des ovocytes. L'usage de cette technique est demandé par des femmes qui souhaitent repousser une grossesse. Il s'agit très concrètement de prévenir d'éventuels problèmes de fertilité qui, selon l'état des connaissances médicales, sont susceptibles d'apparaître après l'âge de trente-cinq ans. Dans l'état actuel du droit, la conservation des gamètes n'est licite que dans deux cas. D'une part, et cela concerne aussi bien les hommes que les femmes, elle est autorisée depuis la loi du 6 août 2004 au profit des personnes qui suivent un traitement médical susceptible d'altérer leur fécondité. D'autre part, la loi du 7 juillet 2011 offre aux donneurs de sperme et aux donneuses d'ovocytes qui n'ont pas encore procréé la possibilité de recueil et de conservation de leurs gamètes, pour qu'ils puissent ultérieurement les utiliser s'ils rencontrent, plus tard, des difficultés à procréer. 

Convient-il d'offrir cette autoconservation des ovocytes "de précaution" à toutes les femmes qui la souhaitent et plus seulement à celles qui pratiquent un don altruiste ?  Dans avis tout récent, du 27 juin 2017, le Comité s'était montré réticent, estimant qu'une telle généralisation était "difficile à défendre". Il invoquait alors le fait que cette pratique pouvait laisser croire aux femmes qu'elles souscrivaient une sorte d'assurance, leur garantissant une grossesse ultérieure. Or tel n'est pas le cas et le succès de la fécondation in vitro n'est jamais garanti. Il invoquait aussi le risque de pression des entreprises sur les femmes jeunes pour qu'elles repoussent leur projet familial, celles qui s'y refusent risquant d'être écartées des postes les plus élevés.

Ces craintes ont-elles disparu ? Sans doute pas, et le CCNE emploie d'ailleurs une terminologie un peu embarrassée, mentionnant que l'on pourrait désormais "proposer sans l'encourager", une autoconservation ovocytaire de précaution. L'Académie de médecine n'est sans doute pas étrangère à cette évolution. Dans un avis du 19 juin 2017, elle s'était déclarée favorable à cette technique. Observons d'ailleurs que d'autres aspects de cette technique ne sont pas évoqués. Sa généralisation n'empêcherait pas, en effet, celles qui y ont eu recours de concevoir un enfant "à l'ancienne". De nombreux ovocytes seraient alors inutilisés, mais potentiellement réutilisables, à titre de don au profit de couples stériles.

L'AMP des femmes seules ou en couple



L'élément qui a le plus attiré l'attention des médias dans l'avis du CCNE demeure l'ouverture l'AMP aux couples de femmes ou aux femmes seules. Il était pourtant attendu, figurant déjà dans l'avis précédent de juin 2017.  La demande sociale était en effet très forte en faveur d'une technique simple, l'insémination avec donneur (IAD) qui permet à une femme de procréer avec les gamètes d'un donneur anonyme. A l'appui de ce choix, le Comité fait valoir la diversification actuelle des formes de vie familiale et le fait que les enfants élevés par un couple de femmes se construisent de manière identique à ceux élevés dans une famille hétérosexuelle.

Sur ce point, le CCNE entérine une situation qui existe déjà. Dans l'état actuel des choses, les femmes seules ou les couples d'homosexuelles se rendent tout simplement dans un pays proche, par exemple la Belgique, pour obtenir une IAD. Elles rentrent ensuite tranquillement en France pour faire suivre leur grossesse et accoucher dans les conditions du droit commun. D'une certaine manière, le CCNE valide ainsi ce qui existe déjà depuis bien longtemps.

L'avis du CCNE opère ainsi une évolution, certes sensible, mais pas une révolution. On peut penser que certaines suggestions figureront dans la future loi. L'AMP en faveur des femmes seules ou en couple était ainsi une promesse électorale du candidat Emmanuel Macron et il dispose d'une majorité plus que suffisante pour faire passer cette réforme. Les autres propositions seront-elles admises par le législateur ? Pour le moment, il est impossible d'anticiper, et nous devrons donc attendre avec patience le débat parlementaire pour connaître les effets de l'avis 129 du Comité d'éthique.


Sur l'AMP : Chapitre 7, Section 2 du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.






jeudi 27 septembre 2018

GPA et adoption plénière : Appuyons-nous sur les mauvais motifs (...)

« Appuyons-nous sur les mauvais motifs pour nous fortifier dans les bons desseins ». Vauvenargues aurait-il inspiré la Cour d’appel de Paris dans sa décision du 18 septembre 2018 ? Ce qui a en filtré dans les médias est sibyllin : s’appuyant sur l’intérêt supérieur de l’enfant, les juges font droit à la demande d’adoption plénière de deux enfants jumeaux, nés au Canada d’une gestation pour autrui (GPA). Cette demande avait été formulée par le père d'intention, conjoint de celui au profit duquel le lien de filiation est établi depuis la naissance des enfants. La décision confirme ainsi un premier jugement rendu par le tribunal de grande instance de Paris le 9 novembre 2016.

Beaucoup des commentateurs n'ont pas pu lire la décision de la Cour d'appel, car elle ne figure pas, ou pas encore, dans les bases de données juridiques. Heureusement, maître Caroline Mecary, avocate du requérant, a bien voulu la communiquer à Liberté Libertés Chéries. Elle doit être chaleureusement remerciée, car la lecture de la décision, et elle seule, permet d'éviter une interprétation hâtive. Au-delà d'une apparence favorable aux droits des enfants nés par GPA, la décision est en effet très ambigüe, voire porteuse de nouvelles formes de discriminations.


De l'adoption simple à l'adoption plénière



L'interprétation hâtive consiste à ne voir dans la décision qu'une remise en cause de quatre arrêts rendus le 4 juillet 2017 par la Cour de cassation. Il y a à peine plus d'un an, la Cour accordait une adoption simple, sollicitée par le parent d'intention d'un enfant né par GPA. L'adoption simple, on le sait, a pour conséquence de maintenir un lien juridique avec les parents biologiques, alors que l'adoption plénière crée une nouvelle filiation qui coupe les liens avec la famille d'origine. Dans le cas d'un couple homosexuel ayant eu recours à une GPA à l'étranger, l'adoption simple introduit ainsi une rupture d'égalité entre les deux membres du couple, même s'ils partagent l'autorité parentale dans les mêmes conditions que l'adoption plénière. En effet, l'adoption simple est théoriquement révocable et elle induit surtout un régime fiscal différent en matière successorale. De fait, elle induit nécessairement une certaine forme de discrimination, l'enfant n'étant pas dans la même situation juridique à l'égard de chacun de ses parents.

Cette évolution de l'adoption simple à l'adoption plénière fut présentée comme une importante avancée jurisprudentielle. En l'espèce pourtant, il n'y avait guère d'autre solution, dès lors que le nom de la mère porteuse figurait dans l'acte de naissance de l'enfant et que seule l'adoption simple pouvait être demandée. Quoi qu'il en soit, la Cour se prononçait sur le fondement de l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui, aux termes de la Convention relative aux droits de l'enfant, doit être une "considération primordiale" dans toute décision le concernant.

C'était, en soi, une rupture totale par rapport à une jurisprudence ancienne qui considérait que l'illégalité de la GPA en droit français se répercutait sur la situation juridique de l'enfant qui en état issu. Affligé d'une sorte de péché originel, il se voyait privé d'une filiation identique à celle dont bénéficiait celui qui était né d'un papa et d'une maman plus conformes aux traditions. Dans un arrêt du 13 septembre 2013, la Cour de cassation affirmait encore : "En présence de cette fraude, ni l'intérêt supérieur de l'enfant que garantit l'article 3 § 1 de la Convention internationale des droits de l'enfant, ni le respect de la vie privée et familiale au sens de l'article 8 de la Convention de sauvegarde des droits de l'homme ne sauraient être utilement invoqués".

L'évolution n'est pas venue de la jurisprudence de la Cour de cassation, mais lui a été imposée. D'abord par la loi du 17 mai 2013 sur l'ouverture du mariage aux couples de même sexe qui, en même temps, ouvrait le droit à l'adoption. Dans sa décision du même jour, le Conseil constitutionnel avait d'ailleurs énoncé une réserve d'interprétation, affirmant que l'alinéa 10 du Préambule de 1946 selon lequel "la Nation assure à l'individu et à la famille le conditions nécessaires à leur développement" devait s'entendre comme imposant le respect de l'intérêt de l'enfant pour toute procédure d'adoption. Ensuite, par la célèbre jurisprudence Mennesson de la Cour européenne des droits de l'homme qui, en juin 2014, se réfère à l'intérêt supérieur de l'enfant en matière d'état civil des enfants nés à l'étranger d'une GPA.

La jurisprudence a donc évolué, de manière plus ou moins contrainte, mais enfin elle a évolué. Sur ce point, la décision de la Cour d'appel confirme que l'illégalité de la GPA en droit français ne fait plus obstacle à l'adoption plénière de l'enfant par le parent d'intention.


Voutch. 1996

Une course d'obstacles judiciaires

 


Certes, mais cette analyse ne voit la décision que par un tout petit bout de la lorgnette juridique. Pour l'étudier plus sérieusement, il convient de rappeler les conditions du droit commun gouvernant l'adoption plénière. Lorsque l'enfant a moins de quinze ans, les articles 348-1 et 348-3 du code civil disposent qu'il suffit de démontrer que sa filiation n'est établie qu'à l'égard de l'un des conjoints et d'obtenir le consentement, non rétracté, de ce dernier pour pouvoir demander l'adoption plénière. Au vu de ces éléments, le juge se prononce ensuite en fonction de l'enfant.

C'est une procédure simple et même très simple. Alors pourquoi la décision du 18 septembre 2018 laisse-t-elle le sentiment d'une course d'obstacles judiciaire ? Les intéressés ont dû produire un affidavit par laquelle la mère porteuse affirmait que son époux et elle n'ont aucun lien biologique avec les enfants et qu'ils renoncent à "tous droits" à leur égard. Cette déclaration est ensuite entérinée par un jugement des tribunaux canadiens déclarant en conséquence comme "seul parent des enfants" le membre du couple qui les a reconnus dès leur naissance.

La Cour d'appel a donc exigé la production de documents liés aux conditions de la naissance de l'enfant. Imaginons une situation très banale dans laquelle un mari décide d'adopter l'enfant de son épouse, né avant le mariage d'un père qui n'a laissé aucune trace, voire qui n'a rien su de sa paternité. Le juge va-t-il demander le nom du père biologique, voire lui demander de renoncer à des droits que personne ne lui a jamais demandé d'exercer ?

La Cour d'appel de Versailles, dans deux décisions du 15 février 2018, a, quant à elle, effectué le raisonnement inverse. Elle a infirmé des jugements du tribunal de grande instance refusant à une femme l'adoption plénière de l'enfant de sa conjointe, né à l'étranger après une insémination avec donneur. Non sans hypocrisie, le tribunal avait exigé la preuve de l'inexistence juridique du père, invoquant l'hypothèse d'une reconnaissance future de l'enfant par son père biologique, en l'occurrence le donneur de gamètes. Cette exigence était pour le moins étrange, car comment peut-on apporter la preuve de l'inexistence d'un fait  ? Quoi qu'il en soit, en l'absence de cette preuve, le tribunal avait rejeté la demande d'adoption plénière. La Cour d'appel a sanctionné ces jugements, au motif qu'ils ajoutaient des conditions à celles définies par la loi, c'est-à-dire par le code civil, précisant que "l'éventualité d'une volonté de reconnaissance future de l'enfant par un père biologique est purement hypothétique". Elle ne peut donc être prise en considération pour contredire l'absence de mention d'un père sur l'acte de naissance.

Dans l'affaire du 19 septembre 2018, on comprend que les requérants aient obtempéré et produit les pièces demandées. Ils désiraient avant tout obtenir l'adoption plénière de leurs enfants, et ils ont préféré céder... Cela suffit à montrer qu'ils sont d'excellents parents, mais il n'en demeure pas moins qu'ils auraient dû parvenir au même résultat sans divulguer les conditions de la naissance des enfants. Ils ont donc été traités de manière discriminatoire aussi bien par rapport à un couple hétérosexuel que par rapport à un couple d'homosexuelles. Le mariage pour tous reposait sur l'idée d'égalité devant la loi, quelle que soit la manière de vivre sa vie familiale. Ne serait-il pas choquant que cette égalité devant la loi conduise finalement à une inégalité devant la jurisprudence ?


Sur la GPA : Chapitre 7, Section 2 § 3 B du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.



dimanche 23 septembre 2018

Le TA de Cergy lève le couvre-feu

Le juge des référés du tribunal administratif (TA) de Cergy-Pontoise, saisi par la Ligue des droits de l'homme, a suspendu le 14 septembre 2018 un arrêté du 12 juillet 2018, par lequel le maire de Colombes avait interdit la circulation des mineurs de moins de dix-sept ans non accompagnés sur une partie territoire de sa commune, entre 22 heures et 6 heures. Cette restriction à la circulation des mineurs concernait trois quartiers, représentant environ un tiers de la population. Elle s'appliquait toutes les nuits durant les vacances scolaires et les nuits du vendredi, du samedi et du dimanche le reste de l'année. On note que la Ligue des droits de l'homme n'a formulé sa demande de référé que le 27 août, alors même que l'interdiction permanente de l'été allait bientôt s'achever avec la rentrée des classes. Mais il n'en demeurait pas moins que la restriction de la circulation était organisée dans la durée, y compris pendant l'année scolaire, et la permanence de la mesure n'est sans doute pas étrangère à sa suspension par le juge des référés.


Une pratique ancienne



Les premiers couvre-feux concernant les mineurs sont apparus en 1997, à la seule initiative des élus locaux. Ils ont alors pris au dépourvu tant les juges que le législateur. Leur encadrement juridique n'a été réalisé que de manière purement réactive, au fil d'une jurisprudence largement liée aux circonstances de fait. Quoi qu'il en soit, le Conseil constitutionnel a jugé ces couvre-feux conforme à la Constitution, dans sa décision du 14 mars 2011. Il a toutefois annulé la disposition qui punissait d'une contravention les parents des mineurs contrevenant au couvre-feu, y voyant une atteinte au principe de responsabilité personnelle en matière pénale.

Comme leurs aînés, les mineurs jouissent de la liberté d'aller et venir, principe affirmé par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), dans on arrêt Nielsen c. Danemark du 28 novembre 1988. Certes, les mineurs peuvent voir cette liberté restreinte par leurs parents qui exercent alors leur devoir de surveillance. Le maire, quant à lui, ne peut agir que dans l'exercice de son pouvoir de police, ce qui justifie l'exercice de son contrôle maximum par le juge administratif. Dans deux ordonnances des 9 et 27 juillet 2001, rendues à propos de couvre-feux mis en place à Orléans et à Étampes, le juge des référés du Conseil d'Etat affirme ainsi que ces mesures sont "adaptées aux circonstances et ne sont pas excessives par rapport aux fins poursuivies". La condition d'urgence, comme c'est le cas devant le TA de Cergy n'est donc pas un préalable à l'examen au fond, mais elle est déduite de cet examen : c'est parce que la mesure est disproportionnée qu'elle est urgente. 

Les deux conditions formulées dans les décisions de 2001 sont sensiblement celles qui figurent dans l'ordonnance du juge de Cergy.

Le carrefour des enfants perdus. Léo Joannon. 1944


Les circonstances locales particulières


La première réside dans l'existence de circonstances locales particulières justifiant le couvre-feu. Elles reposent le plus souvent sur le fait que le secteur est un quartier sensible, les élus invoquant alors l'existence d'un contrat local de sécurité (CLS) ou, plus simplement, d'un taux élevé de délinquance. Le juge administratif opère un contrôle approfondi sur ce point. Dans son ordonnance du 6 juin 2018, le Conseil d'Etat, intervenant cette fois dans le cas d'un recours en annulation, précise que ces risques pour l'ordre public sont appréciés à l'aune de la situation des mineurs eux-mêmes, soit qu'ils soient exposés à ces risques, soit qu'ils en soient les auteurs. A propos d'un couvre-feu ordonné par le maire de Béziers, il estime que les statistiques produites par l'élu ne mettent pas en lumière une augmentation particulière de la délinquance des mineurs dans la commune. La Cour administrative d'appel avait donc commis une erreur dans la qualification des faits en reconnaissant, dans ce cas, des circonstances locales particulières de nature à justifier un couvre-feu.


Contrôle de proportionnalité



En l'espèce, l'élu de Colombes fait état, d'une part d'une fusillade survenue en avril 2018, durant laquelle trois mineurs ont été tués, et d'autre part d'un taux d'interpellations des mineurs particulièrement élevé. Le juge des référés exerce alors son contrôle de proportionnalité et affirme que le couvre-feu nocturne n'est pas une mesure proportionnée à la menace. La fusillade s'est en effet déroulée à 20 heures, et les actes de délinquance justifiant des interpellations de mineurs sont certes en recrudescence mais ils se déroulent essentiellement durant la journée. Compte tenu du fait que le couvre-feu concerne le tiers de la commune et environ 30 % de sa population, il estime qu'il existe un doute sérieux sur la légalité du maire de Colombes.

Ce type de contrôle n'est pas nouveau. Déjà dans l'ordonnance Ville d'Etampes en 2001, le juge des référés avait avait admis la légalité d'une restriction à la circulation des mineurs, mais seulement dans la mesure où le maire avait finalement accepté de repousser l'entrée en vigueur du couvre-feu à 23 h.

La jurisprudence en ce domaine laisse évidemment l'impression d'une appréciation au cas par cas. Pourquoi un couvre-feu est-il acceptable à 23 heures et pas à 22 heures ? A partir de quel nombre d'interpellations va-t-on pouvoir invoquer des "circonstances particulières" ? Certains juges risquent d'être plus sensibles aux arguments tirés de la protection des mineurs (nombre de victimes), d'autres à la répression de la délinquance (nombre d'auteurs d'infractions). Ces incertitudes ne sont pas seulement le fait des juges. Elles résultent aussi des pratiques extrêmement diversifiées des élus locaux. Certains n'hésitent pas à mettre en oeuvre une mesure populaire auprès de leur électorat et qui présente l'avantage d'être économe des deniers publics. D'autres s'y refusent absolument, en rappelant qu'il n'a jamais été démontré qu'un couvre-feu faisait réellement baisser la délinquance.

Pour lutter contre ces pratiques divergentes, l'ordonnance du 12 mars 2012 a créé l'article L 132-8 du code de la sécurité intérieure, qui donne une compétence concurrente au préfet pour décider un couvre-feu, dès lors que les mineurs sont exposés "à un risque manifeste pour leur santé, leur sécurité, leur éducation ou leur moralité". Cette disposition ne vise en réalité que l'hypothèse de troubles graves touchant plusieurs communes, dans la perspective actuelle d'une gestion plus centralisée des questions de sécurité. Aux yeux des maires qui pratiquent le couvre-feu des mineurs, cette législation ne répond pas à leurs besoins, car elle ne vise que les mineurs de moins de treize ans, qui sont assez rarement dans les rues après 23 heures et qui, heureusement, ne forment pas le noyau dur de la délinquance. Il ne reste plus qu'à espérer que la police de la sécurité du quotidien (PSQ) rendra inutiles les couvre-feux...


Sur le couvre-feu des mineurs : Chapitre 5, Section 1 § 1 C du manuel de Libertés publiques sur internet , version e-book, ou version papier.