« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


jeudi 8 mars 2018

Cour d'assises : motivation de la peine

Dans une décision rendue sur question prioritaire de constitutionnalité (QPC) le 2 mars 2018, le Conseil constitutionnel déclare non conformes à la Constitution les dispositions qui ne prévoyaient pas la motivation de la peine dans les décisions des Cours d'assises. Cette décision peut s'analyser comme le point d'aboutissement d'une évolution engagée avec la loi du 10 août 2011 qui impose la motivation explicite de la décision de culpabilité (art. 365-1 code de procédure pénale (cpp). A la motivation de la culpabilité s'ajoute désormais celle de la peine, ultime étape d'un processus qui aura duré sept années.

La distinction entre la culpabilité et la peine


Cette distinction entre la motivation de la culpabilité et celle de la peine n'est pas, en soi, surprenante. A l'issue des débats d'une cour d'assises, les magistrats et le jury se retirent pour délibérer. La délibération, si elle forme un tout indivisible, est cependant acquise à l'issue de deux phases successives clairement identifiées par le code de procédure pénale.

La Cour délibère d'abord, par des scrutins successifs, sur le fait principal, puis sur les éventuelles circonstances aggravantes et questions subsidiaires. Concrètement, elle répond par oui ou non à des questions posées, toute décision défavorable à l'accusé ne pouvant être acquise qu'à une majorité de six voix sur neuf membres de la Cour, ou huit voix sur douze en appel.

Si elle a conclu à la culpabilité, la Cour délibère ensuite "sans désemparer sur l'application de la peine", dans des conditions fixées par l'article 362 cpp. Elle doit alors l'individualiser "en fonction des circonstances de l'infraction et de la personnalité de son auteur ainsi que de sa situation matérielle, familiale et sociale". Le vote intervient au scrutin secret pour chaque accusé. La majorité absolue des votants est exigée pour que soit prononcée la peine maximum encourue. Si cette majorité absolue n'est pas atteinte au premier tour, une peine moins forte est proposée, à son tour écartée si la majorité absolue n'est toujours pas atteinte... et ainsi de suite jusqu'à ce qu'une majorité absolue soit atteinte.

La motivation de la déclaration de culpabilité a mis beaucoup de temps à s'imposer. L'article 15 de la loi des 16-24 août 1789 fixait les principes gouvernant la rédaction des décisions de justice en affirmant que "les motifs qui auront déterminé le jugement, seront exprimés". Mais cette expression des motifs, définition même de la motivation, ne s'appliquait pas aux cours d'assises. Leurs décisions reposaient en effet sur l'intime conviction des jurés, considérée comme impossible à traduire dans une motivation.

Motivation de la culpabilité


Ce régime dérogatoire a d'abord été remis en cause par la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH). Dans un arrêt Taxquet concernant un système belge très proche du système français, la Grande Chambre, en novembre 2010, n'a pas sanctionné le recours au jury populaire et à l'intime conviction. Elle a néanmoins affirmé que la décision devait permettre à l'intéressé de comprendre sa condamnation, et a exigé que les questions posées aux jurés soient suffisamment précises. Cette jurisprudence a conduit à la condamnation de la France dans plusieurs décisions du 10 janvier 2013, dont le célèbre arrêt Agnelet

De son côté, le Conseil constitutionnel, dans une QPC Xavier P. et autres du 1er avril 2011, a adopté sur la question une position pour le moins embarrassée. D'un côté, il affirmé que l'absence de motivation des arrêts d'assises n'était pas, en soi, inconstitutionnel. De l'autre, il a reconnu que ce principe de non motivation était dépourvu de fondement constitutionnel et que le législateur pouvait y déroger. C'est donc ce qui a été fait avec la loi du 10 août 2011. Une "feuille de motivation" signée du président doit donc être rédigée dans les trois jours suivant la fin du procès et transmise au condamné.

Il est important de rappeler ces débats et ces évolutions, ne serait-ce que pour remarquer qu'ils ont concerné exclusivement la motivation de la culpabilité, celle de la peine n'étant jamais évoquée. Michel Huyette, dans une chronique au Dalloz, résumait en ces termes la situation : "La décision sur la peine n'étant pas une réponse à une question posée, comment la motiver autrement que par un nombre d'années de prison" ? Dès lors, constatant l'absence de fondement juridique de la motivation de la peine, la Cour de cassation l'a exclue dans trois arrêts du 8 février 2017. Cette jurisprudence a été mal comprise par une partie de la doctrine, dès lors qu'une semaine auparavant, le 1er février 2017, cette même Cour de cassation avait imposé aux tribunaux correctionnels une motivation de l'ensemble des peines prononcées, principales et complémentaires.

J'ai tant de peine. Annie Philippe. 1966

La motivation du Conseil constitutionnel

 
La présente QPC offrait une excellente opportunité de remettre en cause cette jurisprudence. Le premier requérant a été condamné à 20 ans d'emprisonnement, peine portée à 22 ans en appel, le deuxième a été acquitté en première instance puis condamné à 15 ans en appel, le troisième enfin a vu sa peine de 15 années d'emprisonnement confirmée en appel. Maître Dupont-Moretti, plaidant la QPC pour deux des requérants, a ainsi pris l'exemple d'une personne d'abord acquittée puis condamnée successivement à 30 ans, puis à 12 en appel, puis à 16 et à 22 ans, après une décision de la CEDH sanctionnant la première procédure.. Et de conclure "0 - 30 - 12 - 16 - 22, n° complémentaire le 4".

Il ne fait guère de doute que le Conseil constitutionnel entendait étendre l'obligation de motivation à la peine, et il ne s'est guère attardé sur sa propre motivation. Il cite rapidement les articles 7, 8 et 9 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 qui énoncent les principes de sûreté, de nécessité de la peine et de présomption d'innocence. Mais au sein de cet ensemble, c'est surtout l'individualisation des peines, conséquence du principe de nécessité, qui est invoquée. Elle implique qu'une sanction pénale ne peut être appliquée que si le juge l'a prononcée en tenant compte des circonstances propres à l'espèce. Cette exigence constitutionnelle impose donc la motivation des arrêts d'assises, tant pour la culpabilité que pour la peine.

Le raisonnement semble simple, mais l'apport est essentiel. La QPC du 2 mars 2018 confère ainsi à l'obligation du motiver les jugements une valeur constitutionnelle. Elle s'impose à toutes les décisions de justice et concerne à la fois la culpabilité et la peine. Il appartiendra évidemment au législateur de définir les conditions matérielles de la mise en oeuvre de cette exigence nouvelle. C'est la raison pour laquelle le Conseil a repoussé l'abrogation de la disposition contestée au 1er mars 2019, le temps de voter une loi organisant la motivation des peines.

 La décision du Conseil s'intègre parfaitement dans un mouvement général qui vise à rendre une justice à la fois plus transparente et plus pédagogique. L'idée générale est qu'une peine ne peut être comprise et acceptée que si elle est expliquée. Reste que, comme en matière de culpabilité, il est désormais nécessaire de formuler l'intime conviction, et que ce n'est pas un exercice facile.

Sur la nécessité de la peine : Chapitre 4 section 1 § 1 D du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.


dimanche 4 mars 2018

La fin des fonctions de Mathieu Gallet, ou les questions non posées

Dans une ordonnance du 28 février 2018, le juge des référés du Conseil d'Etat déclare irrecevable le recours dirigé contre la décision du Conseil supérieur de l'audiovisuel (CSA) du 31 janvier 2018 mettant fin aux fonctions du président de Radio France, Mathieu Gallet. Cette décision n'a pas suscité beaucoup d'intérêt. D'une part, l'empathie à l'égard de l'ancien Président est assez faible, sa mise à l'écart étant la conséquence d'une condamnation à un an de prison avec sursis et 20 000 € d'amende pour un délit de favoritisme commis lors de précédentes fonctions à l'INA. D'autre part, une décision d'irrecevabilité fait écran à l'analyse de la question, puisque le fond n'est même pas évoqué. 

Absence d'intérêt pour agir


La requête a en effet été déposée par la branche orléanaise de l'Association de défense de l'audiovisuel public (ADAP) et non pas par Mathieu Gallet lui-même. "Si quelque affaire t'importe, ne la fais pas plaider par procureur" déclare La Fontaine dans Le fermier, le chien et le renard. Dans le contentieux administratif, ce principe selon lequel nul ne plaide par procureur se traduit par l'irrecevabilité d'un recours dirigé contre une décision individuelle et présenté par une association. C'est vrai si l'intéressé est membre de l'association, et, depuis un arrêt de 1906 Syndicat des patrons-coiffeurs de Limoges, il est entendu qu'un groupement ne peut se substituer à l'un ou à certains de ses membres pour la défense d'un intérêt particulier, sauf s'il a reçu mandat exprès à cette fin. A fortiori cette irrecevabilité s'impose-t-elle lorsqu'il n'existe aucun lien entre l'intéressé et l'association qui entreprend de défendre ses intérêts. Tel semble bien être le cas en espèce, et il n'est fait état d'aucun mandat de Mathieu Gallet confiant ses intérêts à l'ADAP pour contester cette mise à l'écart.

Sur ce plan, la décision est conforme à une jurisprudence constante qui considère que le requérant doit être concerné personnellement par une décision qui change, ou est susceptible de changer, sa situation juridique, ou celle de ses membres s'il s'agit d'un groupement. On peut comprendre que l'objet est d'éviter l'actio popularis dans laquelle tout le monde serait fondé à contester tous les actes administratifs. En revanche, il résulte de cette jurisprudence qu'une personne qui n'agit que dans l'intérêt la légalité, en sa seule qualité de citoyen, se voit refuser le droit de recours. Dans un arrêt B. du 29 décembre 1995, le Conseil d'Etat juge ainsi que le requérant qui invoque le seul "intérêt des consommateurs" pour contester une décision. Il est vrai que le citoyen a davantage de liberté au plan local, et un célèbre arrêt Casanova de 1901 a conféré au contribuable communal le droit de faire un recours contre une délibération du conseil municipal ayant des conséquences sur le budget de la commune. Au plan national toutefois, un simple citoyen, ou une association, se voit interdire tout recours fondé sur son seul intérêt pour l'intérêt public. 

La liberté de communication


Le référé du 28 février 2018, Mathieu Gallet bien au-delà de la personne, illustre les inconvénients d'une telle restriction, dans le cas d'une éventuelle à une liberté publique.

L'association orléanaise avait en effet déposé un référé-liberté, procédure utilisée pour demander au juge de suspendre une décision en cas d'"illégalité manifeste portant atteinte à une liberté fondamentale" (article L 521-2 du code de justice administrative). En l'espèce, l'ADAP invoque une atteinte à la liberté de communication inscrite dans la loi du 30 septembre 1986 et ayant valeur constitutionnelle depuis la décision du 18 septembre 1986 rendue par le Conseil constitutionnel.

La mer sans arrêt roulait ses galets...
Deux enfants au soleil. Jean Ferrat. 1961

Les turbulences du pouvoir de nomination


Selon ce texte, le CSA "garantit l'indépendance et l'impartialité du secteur public de la communication audiovisuelle". Or, le mode de désignation des responsables de l'audiovisuel public a connu quelques turbulences dans les années récentes. La loi du 5 mars 2009, opérant la concentration de l'audiovisuel public au sein d'une société nationale de programme France Télévisions avait déjà conféré à l'Exécutif le soin de définir les missions de service public incombant aux différentes sociétés et notamment à Radio France. Surtout, le Président Sarkozy avait alors estimé qu'il appartenait à l'Etat, et donc à lui-même, de nommer les Présidents, privilège exorbitant ouvrant la porte à un véritable contrôle politique de l'audiovisuel public. La situation a heureusement été rétablie sous le quinquennat de François Hollande, et la loi du 15 novembre 2013 rend au CSA la compétence de nomination. 

La loi du 30 septembre 1986, dans sa rédaction issue de 2013, énonce que la nomination du président de Radio France, comme celle des autres présidents du secteur public de l'audiovisuel, fait l'objet "d'une décision motivée se fondant sur des critères de compétence et d'expérience" (art. 47-4). Leur mandat peut leur être retiré "par décision motivée, dans les conditions prévues au premier alinéa de l'article 47-4". La lettre de ces dispositions semble donc indiquer que le mandat peut être retiré pour des motifs tirés de la compétence et/ou de l'expérience de l'intéressé. Aurélie Filipetti, ministre de la culture en 2013 avait déclaré, lors des débats parlementaires, que "le motif invoqué devait être légitime. Pour schématiser, il faudrait qu'un président devienne fou pour que l'on puisse le révoquer ! ". Or Mathieu Gallet est condamné pour délit de favoritisme, mais il n'est pas fou. Peut-on considérer que, du fait de sa condamnation, il a moins de compétence et d'expérience pour diriger Radio France

La lecture de la décision du CSA mettant fin aux fonctions de Mathieu Gallet montre que l'autorité en charge de l'audiovisuel est pleinement consciente de cette difficulté. Le terme révocation n'est pas employé une seule fois, d'autant que l'intéressé a fait appel de sa condamnation pénale. Le CSA n'évoque donc que des considérations d'intérêt général. A une époque où la lutte contre la corruption est une priorité et où une nouvelle réforme de l'audiovisuel est envisagée, il lui semble que le président de Radio France "n'a plus la crédibilité et l'exemplarité nécessaires à la préservation de la confiance de l'Etat".  Il importe en effet que "les relations d'échange et de dialogue entre les représentants de l'Etat et le PDG de la société soient denses, confiantes et permanentes". Fort bien, mais ces conditions ne figurent pas dans la loi qui se borne à mentionner la "compétence et l'expérience".

Des questions pas posées


Le CSA pouvait-il ainsi librement ajouter des conditions à celles prévues par la loi ? Est-il possible de mettre fin aux fonctions du président d'une société nationale de programme pour des motifs d'opportunité, car la confiance n'existe plus ? Ces questions ne seront pas posées au Conseil d'Etat puisque le recours en référé n'était pas recevable. 

On peut le regretter, même si on peut comprendre le désir d'écarter un président désormais encombrant et peu crédible. Il n'empêche que, derrière le cas de Mathieu Gallet, se profile un nouveau débat sur l'indépendance des médias publics. Le CSA, dans sa décision, reprend en effet largement l'argumentaire de la ministre de la culture et de mauvais esprits pourraient considérer qu'il a joué le rôle de l'exécutant chargé de tordre le bras du président récalcitrant. Au moment où une nouvelle réforme de l'audiovisuel public est envisagée, le message n'est pas tout-à-fait rassurant.


Sur la communication audiovisuelle : Chapitre 9 section 2 § 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.






mercredi 28 février 2018

Rapport Clavreul : une pierre dans le jardin de l'Observatoire de la laïcité

Le 22 février 2018, le rapport "Laïcité, valeurs de la République et exigences minimum de la vie en société" a été rendu public. Son contenu a été peu commenté et les observateurs ont surtout remarqué la réaction presque épidermique du Président de l'Observatoire de la laïcité. Jean-Louis Bianco s'est en effet empressé de diffuser sur les réseaux sociaux un communiqué dans lequel il regrette "le manque de rigueur méthodologique" du rapport ainsi que "la méconnaissance d'actions déjà mises en oeuvre" par les pouvoirs publics. Le ton n'est pas tout à fait celui en usage dans la haute fonction publique et l'animosité n'est pas réellement cachée.

Observatoire v. Dilcrah


Pourquoi tant de haine ? On pourrait évidemment invoquer une opposition de nature politique. Manuel Valls, lorsqu'il était premier ministre, s'était vivement opposé à la conception de la laïcité développée par l'Observatoire, conception d'une laïcité inclusive prônant un apaisement bien proche des accommodements raisonnables existant dans le monde anglo-saxon. Aux yeux du Premier ministre de l'époque, l'importance des revendications religieuses identitaires interdisait toute approche inclusive et justifiait au contraire un renforcement du principe de neutralité. 

N'ayant pu obtenir la démission de Jean-Louis Bianco, Manuel Valls avait ouvert un contre-feu en créant une Direction interministérielle de lutte contre le racisme, l'antisémitisme et l'homophobie (Dilcrah), confiée précisément au préfet Gilles Clavreul en novembre 2014. Depuis l'élection d'Emmanuel Macron, Gilles Clavreul, membre du Printemps Républicain et jugé trop proche de l'ancien premier ministre, n'est plus à la tête de la Dilcrah, désormais dirigée par le préfet Frédéric Potier. 

C'est tout de même à lui que le ministre de l'intérieur a confié, en septembre 2017, la mission de réflexion sur "le suivi par les administrations et les collectivités locales des problématiques qui ont trait à la laïcité et au respect des valeurs de la République, de l'ordre public et des exigences minimales de la vie en société". Cette formulation pour le moins alambiquée est celle utilisée par l'Observatoire de la laïcité lui-même, dans un avis du 16 mai 2017. Le préfet Clavreul a donc été chargé de réfléchir sur les suites de cet avis, et on peut comprendre que le Président de l'Observatoire n'ait pas apprécié d'être ainsi dessaisi par le ministre de l'intérieur. Observons cependant que ce choix n'a rien de surprenant si l'on considère que la mission dévolue à Gilles Clavreul dépasse le champ du principe de laïcité stricto sensu. Il s'agit en effet d'inscrire la laïcité dans un espace plus vaste, de la considérer comme le noyau dur d'une promotion de la citoyenneté et des valeurs de la République. 

"Difficulté à produire du consensus"


Le rapport Clavreul constate, et les réactions à sa publication suffiraient à la démontrer, une certaine "difficulté à produire du consensus" en matière de laïcité. Il ne cherche pas l'affrontement avec l'Observatoire de la laïcité et affirme au contraire se situer dans la continuité de ses travaux et de son avis de 2017. Mais ces précautions ne parviennent pas à masquer une opposition de fond.


Le mécréant. Georges Brassens

La Charte de la laïcité


En témoigne d'abord la proposition de conditionner le soutien de l'Etat (subvention, agrément, aide accordée pour un évènement ponctuel) à la signature d'une charte par laquelle le cocontractant s'engage à respecter et promouvoir les valeurs de la République, et en particulier la laïcité. 

L'idée de Charte de la laïcité n'est pas nouvelle. Une première Charte avait ainsi été diffusée en septembre 2013 dans les établissements scolaires par le ministre de l'époque, Vincent Peillon. Elle n'avait qu'une valeur déclaratoire et avait obtenu un soutien inconditionnel de l'Observatoire de la laïcité. Il en est de même de la circulaire du 15 mars 2017 qui se borne à rappeler aux fonctionnaires le devoir de neutralité que la loi leur impose.

En mars 2017, la région Ile-de-France présidée par Valérie Pécresse a voulu aller plus loin avec une "Charte des valeurs de la république et de la laïcité" subordonnant l'aide financière de la région à l'engagement de respecter le principe de neutralité. Ce texte était si mal rédigé qu'il a été nécessaire de le réécrire. Il était en effet inutile d'imposer par la voie contractuelle le respect de la neutralité à des collectivités publiques qui y étaient déjà soumises par la loi. Le champ d'application de la Charte a donc été réduit aux "espaces collectifs privés", notion peu précise qui vise les associations exerçant leur activité au profit du public sans réellement être associées au service public. Ces initiatives sont finalement restées isolées et peu précises.

Le rapport Clavreul propose de reprendre cette idée, non plus au niveau des territoires mais à celui de l'Etat. Il s'appuie sur l'exemple du dispositif mis en oeuvre depuis fin 2015 par les caisses d'allocations familiales (CAF).  La charte des CAF rappelle le principe de neutralité applicable au personnel, y compris à celui relevant du droit privé mais chargé d'une mission de service public. Elle invite les partenaires associatifs à proscrire le "prosélytisme abusif". La formule peut faire sourire tant elle ressemble à un pléonasme, mais le rapport Clavreul mentionne, non sans malice, que cette formule a été élaborée à l'issue d'une concertation entre les CAF et l'Observatoire de la laïcité.

Quoi qu'il en soit, le rapport Clavreul suggère une Charte opposable systématiquement annexée aux conventions attributives de financement. On distinguerait alors, un peu comme dans l'enseignement, les associations signataires de la Charte qui acceptent un financement de l'Etat et doivent respecter le principe de laïcité, et celles qui, refusant d'adhérer à ce principe, renoncent à un financement de l'Etat. L'avantage du système est de s'assurer que la loi de 1905 est appliquée et que l'argent public n'est pas utilisé pour subventionner des groupements pratiquant le prosélytisme religieux.


Une doctrine de laïcité



D'une manière plus générale, le rapport Clavreul met en lumière l'absence de doctrine claire en matière de laïcité. C'est évidemment une nouvelle pierre dans le jardin de l'Observatoire, créé en octobre 2007 et qui, en onze années d'existence, intervient surtout de manière réactive, lorsque surgit un débat sur les prières de rue, les menus de la cantine ou tout autre sujet. Il cherche alors, a posteriori, à recréer un consensus, au moyen d'interprétations du droit positif de plus en plus souples, interprétations qui conduisent à une dilution de la notion même de laïcité.

Le rapport distingue deux discours de contestation du principe de laïcité. Le premier conteste une laïcité "radicale" ou "fermée" mais n'est pas hostile au respect d'une certaine neutralité. Le second réside dans une attaque frontale, généralement le fruit d'un certain radicalisme religieux, quelle que soit la religion en cause.  L'enquête menée sur le terrain révèle les hésitations des acteurs locaux confrontés à ces deux discours. La laïcité "ouverte" prônée par l'Observatoire de la laïcité n'est pas une réponse facile à mettre en oeuvre sans renoncement au principe même de laïcité. Quant à l'attaque frontale, elle n'est pas réellement prévue par les politiques publiques. Le rapport Clavreul cite ainsi de nombreux cas de professeurs confrontés à des élèves qui estiment que le principe de laïcité est une agression contre leur religion, ou de travailleurs sociaux qui finissent par renoncer à travailler sur certains marchés ou dans certaines cités. Ils sont tout aussi démunis devant une résistance passive qui se développe considérablement. Le rapport fait ainsi état d'un nombre considérable d'allergies au chlore chez les jeunes filles qui, de fait, ne peuvent se rendre à la piscine, situation d'autant plus préoccupante que la piscine utilisée par leur établissement scolaire n'est pas assainie au chlore...

Face à de telles situations, les acteurs sont à la recherche de la conduite à tenir. Or aucun diagnostic sérieux n'a été réalisé et aucune remontée des incidents n'est prévue. Ils se retrouvent seuls pour gérer des situations délicates. S'ils demandent le respect du principe de laïcité, ils redoutent d'être suspectés de discrimination, voire d'être dénoncés comme racistes, anti-sémites, ou pire, soupçonnés d'être membre de la désormais célèbre "fachosphère". Dans une telle situation, la tentation est grande de pratiquer une stratégie d'évitement qui consiste à ne rien faire, en attendant une doctrine claire. Le rapport demande la rédaction de cette doctrine, ainsi qu'un pilotage des problèmes au plus près possible du terrain.

Raidissement identitaire et droits des femmes


Les études de terrain constituent peut-être le point le plus intéressant du rapport Clavreul. Certes, on pourrait discuter le choix des lieux choisis, ou leur nombre. Le président de l'Observatoire de la laïcité n'a pas manqué de critiquer un travail qui mentionne des "dizaines de témoignages" dans "neuf départements". Il n'empêche que son auteur a au moins su rencontrer et écouter ceux qui sont confrontés à ces problèmes dans leur vie quotidienne.

Sur ce point, le rapport n'hésite pas à aborder un sujet qui fâche, celui du "raidissement identitaire" et de la citoyenneté. Il montre que la plupart des difficultés ne surgissent pas directement sur le terrain de la laïcité, mais à partir d'autres sujets, et notamment le principe d'égalité entre les hommes et les femmes. Qu'il s'agisse du refus de saluer les femmes, ou des propos de garçons de huit ou neuf ans qui, dans l'agglomération lilloise, répondent à leur institutrice "tu es une femme, tu n'as rien à me dire", ces attitudes choquent. Elles témoignent d'une revendication identitaire, d'une volonté de se placer à l'écart des droits et libertés garantis par notre système juridique.  Le rapport Clavreul a ainsi l'immense mérite d'envisager la laïcité comme une politique à mettre en oeuvre, en imposant une éducation à la citoyenneté et le respect d'un certain nombre de règles indispensables à la vie en société. Serait-ce cette vision pragmatique qui irrite l'Observatoire de la laïcité, plus habitué aux discours dogmatiques sur le pluralisme religieux qu'à la recherche de solutions concrètes ? Peut-être, mais il faut parfois que les choses soient dites, et il faut reconnaitre que l'un des mérites, et non le moindre, du rapport Clavreul est d'avoir su éviter la langue de bois.

Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.



dimanche 25 février 2018

La circulaire Collomb : tout le monde est content

Le juge des référés du Conseil d'Etat a réussi une performance remarquable dans une ordonnance du 20 février 2018. Dans un domaine aussi sensible que le droit des étrangers, il parvient à satisfaire tout le monde. Il refuse de suspendre en effet la circulaire Collomb du 12 décembre 2017 relative à l'examen de la situation administrative des personnes accueillies dans des centres d'hébergement d'urgence.  A ses yeux, la condition d'urgence exigée par l'article L 521-1 du code de justice administrative n'est pas remplie.

Le ministre de l'intérieur se déclare satisfait car la circulaire n'est pas suspendue et le principe du recensement des personnes hébergées n'est pas remis en cause. Les vingt-huit associations actives dans la protection des droits des étrangers qui avaient saisi le juge font état d'une satisfaction identique. Le juge précise en effet "la lecture qu'il convient de faire de la circulaire", formule soigneusement choisie figurant dans le communiqué du Conseil d'Etat. Aux yeux de l'avocat représentant les associations, cette interprétation "neutralise une partie de la portée de cette circulaire", ce qu'il analyse comme une victoire de l'Etat de droit. A cela s'ajoute la précision, apportée dans ce même communiqué, selon laquelle le Conseil statuera au fond "à bref délai" sur la légalité de la circulaire, formulation qui permet aux associations requérantes de conserver l'espoir d'une annulation contentieuse.

Cette satisfaction générale, aussi sympathique soit-elle, ne rend pas compte des tensions développées autour de ce texte. Le débat devant le juge des référés est, en réalité, un débat de fond entre deux conceptions parfaitement opposées de la gestion des flux migratoires.

Une procédure de référé, un débat de fond


La circulaire précise que l'objet de recensement est "d'assurer l'orientation individuelle adaptée" de quatre catégories d'étrangers susceptibles de résider dans des centres d'hébergement d'urgence. Les bénéficiaires du droit d'asile devront être orientés vers un logement pérenne. Les demandeurs d'asile devront être accueillis dans les centres d'hébergement spécifiques, le temps de l'instruction de leur demande par l'OFPRA et, le cas échéant, la Cour nationale du droit d'asile (CNDA). Les "personnes dont la situation au regard du séjour n'a pas fait l'objet d'une actualisation" seront soumises à un examen particulier afin de déterminer si elles sont en mesure d'obtenir un titre de séjour ou si une mesure d'éloignement doit être prise. Enfin, les personnes en situation irrégulière faisant l'objet d'une obligation de quitter le territoire français (OQTF) devront être "orientées vers un dispositif adapté en vue de leur départ contraint".

Ce sont évidemment les deux dernières catégories d'étrangers qui cristallisent le débat en cours. Les associations requérantes souhaitent favoriser le maintien sur le territoire des déboutés du droit d'asile ou des migrants qui n'ont pas fait de demande d'asile. Le gouvernement, de son côté, voudrait au contraire effectuer un tri permettant d'accélérer la reconduite à la frontière des étrangers en situation irrégulière. Pour le moment, le juge des référés se borne à constater l'absence d'urgence, et le débat de fond demeure un élément contextuel de la décision.




Né quelque part. Maxime Le Forestier. 1987

 

Inconditionnalité de l'hébergement et inviolabilité du domicile


L'objet de la circulaire est, avant tout, d'assurer le recensement des personnes qui y séjournent. Pour les associations requérantes, l'urgence était justifiée par l'atteinte grave et immédiate à la liberté du domicile. En effet, le centre d'hébergement constitue, même provisoirement, le domicile de la personne, l'abri de sa vie privée. C'est vrai, mais cela ne signifie pas que l'on puisse invoquer une inviolabilité absolue du domicile.

Une confusion est souvent faite entre l'inviolabilité du domicile et l'inconditionnalité de l'accès à l'hébergement d'urgence, principe affirmé dans l'article L 345-2-2 du code de l'action sociale et des familles (CASF). Il énonce le droit de "toute personne sans abri en situation de détresse médicale, psychique ou sociale" d'accéder à un dispositif d'hébergement d'urgence. Dans des conditions d'accueil "conformes à la dignité de la personne humaine", elle doit y bénéficier de prestations lui assurant le gite et le couvert ainsi que d'une première évaluation de sa situation. L'objet de cette démarche est de l'orienter ensuite vers la structure la plus susceptible de lui apporter l'aide adaptée à sa situation. Cet hébergement est donc ouvert à tous, Français et étrangers, en situation régulière ou non. Il repose sur des considérations humanitaires et non pas sur la situation juridique des personnes au regard de leur droit au séjour.

Mais l'inconditionnalité ne signifie pas sanctuarisation. Le domicile peut faire l'objet d'intrusions des pouvoirs publics, par exemple en situation d'urgence pour permettre l'accès des services de sécurité civile, ou encore pour la nécessité de la poursuite des infractions judiciaires en cas d'arrestation ou de perquisition. En matière de recensement de la population, opération effectuée par l'INSEE, les Français comme les étrangers sont tenus de recevoir l'agent recenseur à leur domicile. La loi du 7 juin 1951 rend même obligatoire la réponse au questionnaire, sous peine d'amende. Dans tous les cas, une dérogation contraignante à l'inviolabilité du domicile est prévue par la loi, dès lors que l'article 34 de la Constitution impose l'intervention du législateur pour définir "les garanties fondamentales accordées aux citoyens pour l'exercice des libertés publiques".

Précisément, la circulaire Collomb n'est pas une loi et c'est pour cette raison qu'elle n'impose aucune une atteinte directe à l'inviolabilité du domicile. Le juge des référés rappelle qu'elle ne confère aux équipes mobiles chargées du recensement "aucun pouvoir de contrainte tant à l’égard des personnes hébergées qu’à l’égard des gestionnaires des centres". A dire vrai, la circulaire Collomb n'affirme nulle part que ce recensement doit être effectué de manière coercitive et, sur ce point, le juge se borne à tirer les conséquences du texte. Les gestionnaires des centres peuvent refuser de recevoir les agents chargés du recensement et les personnes hébergées peuvent refuser de s'entretenir avec eux. On ne doute pas que les associations requérantes informeront les intéressés de ces droits et que le recensement risque de tourner court.

Le juge des référés affirme ensuite que les données recueillies lors de ce recensement devront être conservées conformément aux dispositions de la loi sur l'informatique et les libertés. Là encore, la précision est quelque peu redondante, dès lors qu'une circulaire ne saurait, en tout état de cause, exclure l'application des lois en vigueur. 

Avant la décision au fond


Il est bien difficile de prévoir quelle sera la décision du Conseil d'Etat statuant au fond. Certes, il rappelle régulièrement, en particulier dans sa décision département de Seine Saint Denis du 13 juillet 2016, que l'Etat n'est tenu d'assurer l'hébergement des personnes faisant l'objet d'une OQTF que le temps strictement nécessaire à leur départ. On doit donc en déduire que l'Etat a besoin de recenser les personnes étrangères qui sont sur son territoire dans le but, soit de leur donner une autorisation de séjour, soit de reconduire à la frontière celles qui sont en situation irrégulière. D'une manière générale d'ailleurs, on ne voit pas quel principe pourrait justifier que l'Etat ignore qui est sur son territoire.

Il est vrai que l'on peut se demander si le juge administratif aura besoin d'entrer dans cette discussion. Ne serait-il pas plus simple d'annuler la circulaire Collomb pour incompétence, dès lors que le ministre de l'intérieur est intervenu dans le domaine de la loi ? A moins que l'affaire se termine par un amendement ajouté au projet de loi actuellement débattu au parlement sur l'immigration maîtrisée et le droit d'asile effectif.  Pour le gouvernement, ce serait le moyen le plus simple de garantir la pérennité et l'efficacité d'un recensement indispensable à sa politique. Surtout, une telle solution permettrait de privilégier le débat démocratique, pratique toujours préférable à un dispositif organisé par une circulaire élaborée dans l'opacité d'un ministère, et contestée par des associations sans doute pleines de bons sentiments mais dépourvues de représentativité.

Sur la circulation des étrangers : Chapitre 5, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

jeudi 22 février 2018

GPA : Premières décisions de la Cour de réexamen des décisions civiles

Il n'est pas surprenant que les deux premières décisions rendues par la Cour de réexamen des décisions civiles le 16 février 2018 ordonnent à la Cour de cassation de réexaminer deux pourvois formés dans des affaires de transcription à l'état civil français d'actes de naissance établis à l'étranger à l'issue d'une gestation pour autrui (GPA).

La loi du 18 novembre 2016


Cette procédure de réexamen est issue de la loi du 18 novembre 2016 de modernisation de la justice du XXIe siècle. Un nouvel article L 452-1 du code de l'organisation judiciaire permet à un requérant débouté par la Cour de cassation de revenir devant elle si un arrêt de la Cour européenne des droits de l'homme a déclaré la décision non conforme à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce retour n'a rien de systématique, car les dommages infligés au requérant doivent dépasser ceux qui sont susceptibles d'être réparés par la satisfaction équitable, c'est-à-dire financière, accordée par la CEDH. Il faut donc que des droits liés à l'état des personnes aient été lésés de telle manière que la simple indemnisation financière ne suffit pas à les réparer. Le réexamen est, par ailleurs, enfermé dans une condition de délai, puisque la Cour de réexamen doit être saisie dans le délai d'un an après l'arrêt de la CEDH.

Certes, le législateur a pris soin de ne pas trop brutaliser la Cour de cassation. La Cour de réexamen est composée exclusivement de treize de ses membres et son seul pouvoir consiste à renvoyer l'affaire devant la Chambre compétente ou l'assemblée plénière. Mais ces nouvelles dispositions ont tout de même pour objet, si ce n'est d'imposer, à tout le moins de faciliter le respect par la plus haute juridiction judiciaire de la jurisprudence de la CEDH. Il n'y avait pas d'autre solution que de passer par la voie législative, dès lors que la Cour de cassation, dans un arrêt de sa chambre sociale du 30 septembre 2005, avait refusé d'étendre au domaine civil la procédure de réexamen existante en matière pénale depuis la loi du 15 juin 2000.

Le libéralisme contraint de la Cour de cassation


Derrières cette finalité générale se cache, comme souvent, une préoccupation plus immédiate. Il s'agit  de contraindre la Cour à accepter la transcription à l'état civil français des enfants nés à l'étranger d'une GPA. L'amendement gouvernement à l'origine de cette disposition avait d'ailleurs été baptisé "amendement Mennesson". Il faisait directement référence à deux arrêts du 26 juin 2014 par lesquels la CEDH affirme que l'intérêt supérieur d'un enfant né à l'étranger d'une GPA exige qu'il ait un état civil français, élément de son identité au sein de notre société. Cette décision allait à l'encontre d'une jurisprudence de la Cour de cassation, réaffirmée jusqu'en 2013, qui refusait la transcription en France des actes de naissance de ces enfants. Issus d'une convention illégale en droit français, ces enfants étaient condamnés par une sorte de péché originel juridique et se voyaient refuser le droit d'avoir une identité familiale identique à celle des autres enfants.

Certes, après les arrêts Mennesson et Labassee, la Cour de cassation a finalement admis, dans deux décisions du 3 juillet 2015, qu'une convention de GPA ne pouvait faire obstacle à la transcription sur les registres d'état civil français d'actes de naissance rédigés à l'étranger. Elle a même accepté, en juillet 2017, le principe d'une adoption par le "parent d'intention", dès lors que la mère porteuse a donné son consentement à une telle procédure. Cette série de revirements s'est réalisée sous la pression de la CEDH, et il ne fait guère de doute que la Cour de cassation ne s'est soumise qu'avec réticence à cette mise en oeuvre de la notion d'intérêt supérieur de l'enfant.

Agar et l'Ange. Jean Restout. 1745



Pour autant, la procédure de réexamen est loin d'être inutile. Elle permet aux requérants d'obtenir que soient tirées toutes les conséquences de la jurisprudence de la CEDH. L'affaire ayant donné lieu au premier arrêt du 16 février 2018 est précisément l'affaire Mennesson. Certes, ce couple a obtenu, en 2014, de la CEDH un arrêt mentionnant que le refus d'accorder un état civil français à leurs jumeaux nés en Californie portait atteinte à l'intérêt supérieur de ces enfants. Mais ils demandent aujourd'hui, au-delà d'une simple indemnisation financière, qu'il soit mis fin à toutes les conséquences dommageables de cette situation. Dans l'affaire ayant suscité le second arrêt, il s'agit également de jumeaux, cette fois nés à Mumbay. Les requérants ont également été déboutés par la Cour de cassation avant l'arrêt Mennesson, le 13 septembre 2013. Le 21 juillet 2016, la CEDH a conclu à une violation de l'article 8 de la Convention qui garantit le droit au respect à la vie privée et familiale. Dans les deux cas, les affaires sont renvoyées à l'Assemblée plénière. La Cour de réexamen estime en effet que "par leur nature et leur gravité, les violations constatées entraînent pour les enfants des conséquences dommageables, auxquelles la satisfaction équitable accordée par la Cour européenne des droits de l’homme n’a pas mis un terme".

La procédure répond, de toute évidence, à une préoccupation d'équité. Il n'était guère satisfaisant que des enfants soient condamnés, durant toute leur vie, à ne pas avoir d'état civil français, pour la seule raison que le contentieux lié à ce refus est antérieur de quelques mois ou quelques années à l'arrêt Mennesson. Il n'était pas plus satisfaisant qu'ils ne puissent obtenir autre chose qu'une indemnisation financière.

Au regard de la Cour de cassation, l'analyse est plus délicate. Est-elle condamnée à manger son chapeau, ou plutôt sa toque, comme le pensent certains commentateurs ? Peut-être pas, car la procédure de réexamen, placée sous son contrôle, lui offre aussi la possibilité de reprendre à son compte la jurisprudence européenne, de se l'approprier et d'en envisager les suites.

Il ne fait aucun doute cependant que le législateur a entendu mettre en place une sorte d'assurance jouant à double sens. D'une part, la procédure de réexamen garantit une meilleure exécution des futures décisions de la CEDH, en particulier s'il lui venait à l'idée de déclarer conforme à la Convention l'usage de la GPA par les couples homosexuels. D'autre part, la procédure peut aussi être utile dans l'hypothèse où le parlement français voterait une loi revenant sur certains acquis en matière de droits des personnes. Rappelons en effet qu'en novembre 2016, au moment où cette procédure de réexamen est votée, le candidat de la droite aux présidentielles a d'excellents sondages, et bénéficie du soutien de Sens Commun... Considérée sous cet angle, la procédure de réexamen permet de placer ces réformes de société directement sous la protection de la CEDH et ce n'est pas un acquis négligeable.

Sur la GPA : Chapitre 7, section 2 § 3 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.






dimanche 18 février 2018

Guerre d'Algérie : le Conseil constitutionnel indemnise tout le monde


Abdelkader A. a été blessé par balles lors d'un attentat perpétré à Mascara en février 1958, alors qu'il était âgé de huit ans. Soixante ans plus tard, il demande une pension sur le fondement de l'article 13 de la loi du 31 juillet 1963 prévoyant les avantages sociaux accordés aux Français ayant résidé en Algérie. Ces dispositions énoncent que "les personnes de nationalité française, ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu'au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d'attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements survenus sur ce territoire ont, ainsi que leurs ayants cause de nationalité française, droit à pension". Abdelkader A. était de nationalité française au moment de l'attentat dont il a été victime, mais il est Algérien depuis l'indépendance. Il s'est donc vu refuser le bénéfice d'une pension par les autorités françaises. 

Il conteste ce refus devant le Conseil d'Etat et, à cette occasion, il pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)Il ne met pas en cause la constitutionnalité de l'ensemble de l'article 13, mais seulement des dispositions qui réservent le droit à pension aux seules "personnes de nationalité française". Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 février 2018, donne droit à sa demande. Il déclare que les mots "de nationalité française" sont contraires à la Constitution et prononce leur abrogation avec effet immédiat.

Le principe d'égalité


La motivation développée par le Conseil tient en quatre lignes. A ses yeux, les dispositions contestées établissent une différence de traitement injustifiée entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu'elles ont subi.

Certes, le principe d'égalité devant la loi est garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". L'intégration de cette Déclaration dans le bloc de constitutionnalité, par la célèbre décision du 28 décembre 1973, a même été réalisée à partir de ces dispositions. La plupart des commentaires considèrent donc que le Conseil s'est borné à mettre en oeuvre le principe d'égalité. A l'appui de cette analyse, ils mentionnent une première QPC intervenue le 23 mars 2016. Le Conseil avait alors considéré comme portant atteinte au principe d'égalité devant la loi les dispositions de ce même texte limitant le droit à pension aux personnes ayant la nationalité française à la date de de sa promulgation, c'est-à-dire en 1963. Il avait donc ouvert ce droit à pension aux personnes ayant acquis la nationalité après cette date. L'idée générale est donc que la décision de 2016 avait ouvert une première brèche dans un dispositif déjà fissuré et que celle de 2018 achève cette évolution.

Cette simplicité n'est pourtant qu'une apparence. La décision de mars 2016, loin de nier la condition de nationalité, la renforçait au contraire et en faisait le critère essentiel du droit à pension. Peu importe quand elle avait été acquise, c'est en effet la nationalité française qui ouvrait ce droit à pension. La décision de 2018 n'est donc pas la suite logique de celle de 2016. Elle en est au contraire la négation et s'analyse comme un revirement de jurisprudence.

Le principe de solidarité nationale


Le caractère sibyllin de la motivation de la décision surprend le lecteur, car le Conseil ne se pose pas la question de savoir si les citoyens français et les ressortissants étrangers sont dans une situation juridique différente. Selon une jurisprudence solidement ancrée dans le droit positif, et par exemple dans la décision QPC du 28 mai 2010, il est pourtant acquis que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi". En l'espèce, le législateur de 1963 a traité de manière différentes les victimes françaises et étrangères des actes de violence commis durant le conflit algérien. Le Conseil est donc conduit à s'interroger sur l'objet de la loi, pour s'assurer que cette différence de traitement lui est conforme. 

Il affirme que le texte poursuivait un "objectif de solidarité nationale", le législateur ayant entendu "garantir le paiement d'une rente aux personnes ayant souffert de préjudices issus de dommages qui se sont produits sur un territoire français de l'époque". Ce principe de solidarité, tout droit issu du solidarisme de Duguit, trouve son fondement constitutionnel dans l'alinéa 12 du Préambule de 1946. Certes, mais celui énonce que "La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales". Aux termes de la Constitution, la solidarité "nationale" concerne donc "tous les Français"...

Aux yeux du Conseil, cette rédaction de l'alinéa 12 du Préambule est sans importance. La situation à prendre en considération est celle de l'ayant-droit auquel il convient de garantir la compensation de la perte de la pension servie au bénéficiaire décédé. Distinguer les ayants-droit au regard de leur nationalité constituerait une rupture d'égalité inacceptable. Il convient donc de traiter de la même manière l'enfant algérien d'une victime française que l'enfant français d'une victime française. Pourquoi pas ? Mais le problème est que le Conseil est ainsi passé de l'objet de la loi à l'objet de la pension, s'écartant ainsi considérablement de sa jurisprudence traditionnelle.

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette décision. Passons sur les conséquences financières qui risquent d'être extrêmement lourdes pour le budget de l'Etat. Toutes les victimes algériennes, y compris les anciens combattants du FLN et leurs ayants-droit, sont désormais fondées à exiger une pension des autorités françaises. Mais au-delà de cet aspect matériel, les conséquences de cette décision résident essentiellement dans le fait qu'elle crée une insécurité juridique.

La Kasbah à Alger. Charles Brouty. 1950


La loi de 1946 et les victimes de la seconde guerre mondiale

 

Insécurité juridique d'abord pour la loi du 20 mai 1946 sur la réparation à accorder aux victimes civiles de la seconde guerre mondiale. Elle prévoit en effet des pensions d'invalidité pour les victimes civiles de faits de guerre survenus à l'étranger, sous condition de nationalité française. Or dans un arrêt du 27 septembre 2010, le Conseil d'Etat affirme très clairement que l'indemnisation des victimes est fondée sur le principe de solidarité nationale et donc accordée sous condition de nationalité. La loi de 1946 sera-t-elle contestée ? On l'ignore, mais il n'en demeure pas moins que la notion de solidarité nationale a désormais un contenu différent selon que l'on s'adresse au Conseil constitutionnel ou au Conseil d'Etat.

Les Accords d'Evian


Insécurité juridique ensuite parce que le Conseil constitutionnel semble ignorer les Accords d'Evian, qui stipulent qu'il appartient à l'Algérie de prendre en charge les dommages causés par la guerre à ses ressortissants. Or ces Accords ont été adoptés en France par une loi référendaire du 8 avril 1962, et l'on sait que, depuis la célèbre décision du 6 novembre 1982, les lois référendaires, constituant l'expression directe de la souveraineté nationale, sont insusceptibles de recours devant le Conseil constitutionnel. Et la loi référendaire mentionne "les mesures à prendre (...) sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962". Cette formulation renvoie au fait que, initialement, les Accords d'Evian ont été considérés comme un acte unilatéral de droit français, devenu législatif avec le référendum. Mais, depuis lors, la France les a fait enregistrer au secrétariat général des Nations Unies, leur reconnaissant la valeur de traité international, dont en principe le Conseil constitutionnel ne peut apprécier la validité. Si donc on considère que la loi contestée a valeur conventionnelle en tant qu'elle applique un traité, la question se pose non pas devant le Conseil constitutionnel mais devant le Conseil d'Etat.

Insécurité juridique enfin, parce que le Conseil d'Etat peut parfaitement ignorer la décision du Conseil constitutionnel. Contrairement au Conseil constitutionnel, la juridiction administrative doit en effet apprécier les actes qui lui sont déférés au regard des traités auxquels la France est partie. Sur la base des accords d'Evian, l'Algérie indépendante assume en effet les obligations contractées à l'époque où les autorités françaises étaient compétentes, principe classique en matière de succession d'Etats. Dans un arrêt du 28 juillet 1999, le Conseil d'Etat se fonde ainsi directement sur ces Accords pour affirmer que la charge de réparer les dommages causés aux victimes civiles n'incombe plus à la France. Rien ne permet de penser que le Conseil d'Etat renoncera à cette jurisprudence, dès lors que, contrairement au Conseil constitutionnel, il est lié par les traités internationaux. Et celui-ci n'est-il plus lié par sa jurisprudence relative aux lois référendaires ? Le dialogue des juges risque donc d'être musclé.