« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 18 février 2018

Guerre d'Algérie : le Conseil constitutionnel indemnise tout le monde


Abdelkader A. a été blessé par balles lors d'un attentat perpétré à Mascara en février 1958, alors qu'il était âgé de huit ans. Soixante ans plus tard, il demande une pension sur le fondement de l'article 13 de la loi du 31 juillet 1963 prévoyant les avantages sociaux accordés aux Français ayant résidé en Algérie. Ces dispositions énoncent que "les personnes de nationalité française, ayant subi en Algérie depuis le 31 octobre 1954 et jusqu'au 29 septembre 1962 des dommages physiques du fait d'attentat ou de tout autre acte de violence en relation avec les évènements survenus sur ce territoire ont, ainsi que leurs ayants cause de nationalité française, droit à pension". Abdelkader A. était de nationalité française au moment de l'attentat dont il a été victime, mais il est Algérien depuis l'indépendance. Il s'est donc vu refuser le bénéfice d'une pension par les autorités françaises. 

Il conteste ce refus devant le Conseil d'Etat et, à cette occasion, il pose une question prioritaire de constitutionnalité (QPC)Il ne met pas en cause la constitutionnalité de l'ensemble de l'article 13, mais seulement des dispositions qui réservent le droit à pension aux seules "personnes de nationalité française". Le Conseil constitutionnel, dans une décision du 8 février 2018, donne droit à sa demande. Il déclare que les mots "de nationalité française" sont contraires à la Constitution et prononce leur abrogation avec effet immédiat.

Le principe d'égalité


La motivation développée par le Conseil tient en quatre lignes. A ses yeux, les dispositions contestées établissent une différence de traitement injustifiée entre les victimes françaises et celles de nationalité étrangère résidant sur le territoire français au moment du dommage qu'elles ont subi.

Certes, le principe d'égalité devant la loi est garanti par l'article 6 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : "La loi doit être la même pour tous, soit qu'elle protège, soit qu'elle punisse". L'intégration de cette Déclaration dans le bloc de constitutionnalité, par la célèbre décision du 28 décembre 1973, a même été réalisée à partir de ces dispositions. La plupart des commentaires considèrent donc que le Conseil s'est borné à mettre en oeuvre le principe d'égalité. A l'appui de cette analyse, ils mentionnent une première QPC intervenue le 23 mars 2016. Le Conseil avait alors considéré comme portant atteinte au principe d'égalité devant la loi les dispositions de ce même texte limitant le droit à pension aux personnes ayant la nationalité française à la date de de sa promulgation, c'est-à-dire en 1963. Il avait donc ouvert ce droit à pension aux personnes ayant acquis la nationalité après cette date. L'idée générale est donc que la décision de 2016 avait ouvert une première brèche dans un dispositif déjà fissuré et que celle de 2018 achève cette évolution.

Cette simplicité n'est pourtant qu'une apparence. La décision de mars 2016, loin de nier la condition de nationalité, la renforçait au contraire et en faisait le critère essentiel du droit à pension. Peu importe quand elle avait été acquise, c'est en effet la nationalité française qui ouvrait ce droit à pension. La décision de 2018 n'est donc pas la suite logique de celle de 2016. Elle en est au contraire la négation et s'analyse comme un revirement de jurisprudence.

Le principe de solidarité nationale


Le caractère sibyllin de la motivation de la décision surprend le lecteur, car le Conseil ne se pose pas la question de savoir si les citoyens français et les ressortissants étrangers sont dans une situation juridique différente. Selon une jurisprudence solidement ancrée dans le droit positif, et par exemple dans la décision QPC du 28 mai 2010, il est pourtant acquis que "le principe d'égalité ne s'oppose ni à ce que le législateur règle de façon différente des situations différentes, ni à ce qu'il déroge à l'égalité pour des raisons d'intérêt général, pourvu que, dans l'un et l'autre cas, la différence de traitement qui en résulte soit en rapport direct avec l'objet de la loi". En l'espèce, le législateur de 1963 a traité de manière différentes les victimes françaises et étrangères des actes de violence commis durant le conflit algérien. Le Conseil est donc conduit à s'interroger sur l'objet de la loi, pour s'assurer que cette différence de traitement lui est conforme. 

Il affirme que le texte poursuivait un "objectif de solidarité nationale", le législateur ayant entendu "garantir le paiement d'une rente aux personnes ayant souffert de préjudices issus de dommages qui se sont produits sur un territoire français de l'époque". Ce principe de solidarité, tout droit issu du solidarisme de Duguit, trouve son fondement constitutionnel dans l'alinéa 12 du Préambule de 1946. Certes, mais celui énonce que "La Nation proclame la solidarité et l'égalité de tous les Français devant les charges qui résultent des calamités nationales". Aux termes de la Constitution, la solidarité "nationale" concerne donc "tous les Français"...

Aux yeux du Conseil, cette rédaction de l'alinéa 12 du Préambule est sans importance. La situation à prendre en considération est celle de l'ayant-droit auquel il convient de garantir la compensation de la perte de la pension servie au bénéficiaire décédé. Distinguer les ayants-droit au regard de leur nationalité constituerait une rupture d'égalité inacceptable. Il convient donc de traiter de la même manière l'enfant algérien d'une victime française que l'enfant français d'une victime française. Pourquoi pas ? Mais le problème est que le Conseil est ainsi passé de l'objet de la loi à l'objet de la pension, s'écartant ainsi considérablement de sa jurisprudence traditionnelle.

Il reste évidemment à s'interroger sur les conséquences de cette décision. Passons sur les conséquences financières qui risquent d'être extrêmement lourdes pour le budget de l'Etat. Toutes les victimes algériennes, y compris les anciens combattants du FLN et leurs ayants-droit, sont désormais fondées à exiger une pension des autorités françaises. Mais au-delà de cet aspect matériel, les conséquences de cette décision résident essentiellement dans le fait qu'elle crée une insécurité juridique.

La Kasbah à Alger. Charles Brouty. 1950


La loi de 1946 et les victimes de la seconde guerre mondiale

 

Insécurité juridique d'abord pour la loi du 20 mai 1946 sur la réparation à accorder aux victimes civiles de la seconde guerre mondiale. Elle prévoit en effet des pensions d'invalidité pour les victimes civiles de faits de guerre survenus à l'étranger, sous condition de nationalité française. Or dans un arrêt du 27 septembre 2010, le Conseil d'Etat affirme très clairement que l'indemnisation des victimes est fondée sur le principe de solidarité nationale et donc accordée sous condition de nationalité. La loi de 1946 sera-t-elle contestée ? On l'ignore, mais il n'en demeure pas moins que la notion de solidarité nationale a désormais un contenu différent selon que l'on s'adresse au Conseil constitutionnel ou au Conseil d'Etat.

Les Accords d'Evian


Insécurité juridique ensuite parce que le Conseil constitutionnel semble ignorer les Accords d'Evian, qui stipulent qu'il appartient à l'Algérie de prendre en charge les dommages causés par la guerre à ses ressortissants. Or ces Accords ont été adoptés en France par une loi référendaire du 8 avril 1962, et l'on sait que, depuis la célèbre décision du 6 novembre 1982, les lois référendaires, constituant l'expression directe de la souveraineté nationale, sont insusceptibles de recours devant le Conseil constitutionnel. Et la loi référendaire mentionne "les mesures à prendre (...) sur la base des déclarations gouvernementales du 19 mars 1962". Cette formulation renvoie au fait que, initialement, les Accords d'Evian ont été considérés comme un acte unilatéral de droit français, devenu législatif avec le référendum. Mais, depuis lors, la France les a fait enregistrer au secrétariat général des Nations Unies, leur reconnaissant la valeur de traité international, dont en principe le Conseil constitutionnel ne peut apprécier la validité. Si donc on considère que la loi contestée a valeur conventionnelle en tant qu'elle applique un traité, la question se pose non pas devant le Conseil constitutionnel mais devant le Conseil d'Etat.

Insécurité juridique enfin, parce que le Conseil d'Etat peut parfaitement ignorer la décision du Conseil constitutionnel. Contrairement au Conseil constitutionnel, la juridiction administrative doit en effet apprécier les actes qui lui sont déférés au regard des traités auxquels la France est partie. Sur la base des accords d'Evian, l'Algérie indépendante assume en effet les obligations contractées à l'époque où les autorités françaises étaient compétentes, principe classique en matière de succession d'Etats. Dans un arrêt du 28 juillet 1999, le Conseil d'Etat se fonde ainsi directement sur ces Accords pour affirmer que la charge de réparer les dommages causés aux victimes civiles n'incombe plus à la France. Rien ne permet de penser que le Conseil d'Etat renoncera à cette jurisprudence, dès lors que, contrairement au Conseil constitutionnel, il est lié par les traités internationaux. Et celui-ci n'est-il plus lié par sa jurisprudence relative aux lois référendaires ? Le dialogue des juges risque donc d'être musclé.

mardi 13 février 2018

Absence d'Accord-Déon : Une position sans concession de la mairie de Paris

Les Académiciens ne sont pas si immortels que cela. Michel Déon en a apporté une nouvelle preuve en nous quittant à l'âge de quatre-vingt-dix-sept ans, le 28 décembre 2017. Il est décédé à Galway, dans cette Irlande du Taxi mauve où il résidait une partie de l'année. Conformément à sa volonté, il a été incinéré sur place et sa famille a ramené ses cendres en France. Elle a ensuite souhaité qu'il puisse bénéficier d'une sépulture dans un cimetière parisien, ville dans laquelle réside sa fille.  

C'était sans compter l'opposition farouche de la mairie de Paris. Rien n'y a fait, ni les propos de Bruno Julliard qui a déclaré vouloir "faire une exception", ni une démarche exceptionnelle de l'Académie française demandant une dérogation. Pénélope Komitès, adjointe en charge des affaires funéraires, a affirmé que la mairie n'avait "juridiquement pas le droit de transiger avec les règles fixées par le code général des collectivités territoriales". 

Le problème, c'est que c'est faux. Le droit positif est plus tolérant que la mairie de Paris. S'il est vrai qu'il pose des conditions à l'inhumation dans une commune, celles-ci ne lient pas réellement l'élu qui peut finalement user de son pouvoir discrétionnaire pour autoriser une dérogation. 

Une police spéciale des funérailles


Le droit funéraire demeure, pour l'essentiel, dominé par la loi du 15 novembre 1887, aujourd'hui codifiée dans le code général des collectivités territoriales (cgct). Plus récemment, la loi du 19 décembre 2008 est venue préciser le rôle des entreprises de pompes funèbres et les dispositions applicables en matière de crémation. Il ressort clairement de cet ensemble législatif qu'il existe une police des funérailles et de la sépulture, police exercée par le maire et qu'il peut déléguer à l'un de ses adjoints (Par exemple : TA Marseille, 6 juillet 2005, Association ADIMAD). C'est ce qu'a fait madame Hidalgo qui a délégué les questions funéraires à madame Komitès.

Cette police prend la forme d'une autorisation administrative spéciale délivrée par le maire et communément appelée "permis d'inhumer". Il est régi par l'article 2223-3 cgct, issu d'un décret du 27 avril 1889. Le texte affirme que la sépulture dans le cimetière de la commune est "due" aux personnes décédées sur son territoire, à celles domiciliées sur son territoire quand bien même elles seraient décédées ailleurs, à celles qui y ont un caveau de famille, et enfin aux Français expatriés inscrits sur les listes électorales de la commune.
L'emploi du verbe "devoir" indique que le maire n'est pas dans une situation de pouvoir discrétionnaire mais de compétence liée. La mairie de Paris nous affirme donc que si le défunt n'entre dans aucune de ces catégories, elle est tenue de refuser le permis d'inhumer.

La ballade des cimetières. Georges Brassens. Live 1961

Compétence liée et autorisation


Elle se trompe, car la compétence liée doit se lire en sens inverse : si le défunt entre dans l'une de ces catégories, la mairie est tenue d'autoriser l'inhumation. Un éventuel refus, illégal, engage d'ailleurs sa responsabilité (CAA Marseille, 9 février 2004). La seule exception à ce principe a été formulée dans la décision du Conseil d'Etat du 16 décembre 2016 refusant le renvoi d'une QPC portant précisément sur l'article L 2223-3 cgcl. Dans le cas du refus d'inhumation opposé par le maire de Mantes-la-Jolie à la famille de Larossi Abballa, terroriste ayant assassiné le couple de policiers de Magnanville, le Conseil d'Etat a considéré que la police spéciale des cimetières devait se concilier avec la police générale de l'ordre public. Autrement dit, il demeure possible de refuser l'inhumation, si le maire peut démontrer l'existence d'un risque de trouble à l'ordre public qu'il ne serait pas en mesure de gérer. Dans le cas de Larossi Abballa, la question s'est finalement réglée par un transfert du corps au Maroc, où il a été finalement inhumé.

La compétence liée ne contraint donc pas la commune à refuser le permis d'inhumer si le défunt n'entre dans aucune des catégories énumérées dans le code général des collectivités locales. Elle l'autorise seulement à prononcer ce refus, ce qui est bien différent. En témoigne la formulation employée par le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 16 novembre 1992. Il affirme que "la commune (...) n'avait aucune obligation d'autoriser l'inhumation de M. Sylvain X. dans le cimetière communal, dès lors que celui-ci n’y possédait pas de sépulture de famille, qu’il n’était pas décédé sur le territoire de la commune et n’y était pas domicilié au moment de son décès ». Le maire "n'avait aucune obligation d'autoriser", ce qui signifie qu'il n'était pas tenu de le faire, mais qu'il aurait pu le faire, en vertu de son pouvoir discrétionnaire. Le site Vie Publique, "site officiel de l'administration française" affirme clairement que "l'inhumation est aussi possible dans une autre commune, mais le maire peut la refuser". Il est un peu fâcheux de constater que l'adjointe aux affaires funéraires connaisse aussi mal le droit funéraire.

L'égalité devant les discriminations


Les contentieux dans ce domaine ne sont pas fréquents, soit parce que les Français se font inhumer dans leur commune, soit parce que les élus sont moins intransigeants que madame Hidalgo. Rien ne lui interdisait d'autoriser finalement l'inhumation de Michel Déon dans un cimetière parisien.

A l'appui de son refus, la mairie de Paris invoque une atteinte au principe d'égalité. On comprend que le fait que Michel Déon ait été un écrivain à succès, membre de l'Académie, et revendiquant des convictions monarchistes, ne joue pas vraiment en sa faveur. Souvenons-nous cependant du cas de Maria-Francesca, ce bébé rom décédé à l'âge de trois mois, et que le maire de Champlan refusait d'inhumer dans le cimetière de sa commune. Comme Michel Déon, elle n'entrait dans aucune des catégories prévues par le code des collectivités territoriales. A l'époque, le refus du maire avait fait grand bruit, au point que le Défenseur des droits s'était saisi du dossier et avait déclaré la décision "illégale et discriminatoire". L'égalité invoquée par la mairie de Paris serait-elle, in fine, une égalité devant les discriminations ? Elle devrait plutôt réfléchir à l'idée que l'égalité devant la mort est bien réelle, car, comme le disait allègrement Henri Rochefort : "Si haut qu'on monte, on finit toujours par des cendres". .







samedi 10 février 2018

Gestion privée ou privatisation de la sécurité

Le rapport de la Cour des comptes sur les activités privées de sécurité mérite d'être lu. Les conclusions sont accablantes. Le contrôle du secteur privé de la sécurité est abandonné par l'Etat qui ne s'est pas donné la peine de développer une politique cohérente. Il a laissé le champ totalement libre aux professionnels du secteur. Le Conseil national des activités privées de sécurité (CNAPS) apparaît ainsi comme une officine dont l'activité consiste essentiellement à faire valoir les intérêts des professionnels. On n'est pas surpris d'apprendre que le collège du CNAPS, équivalent d'un conseil d'administration, était présidé par Alain Bauer jusqu'au 31 décembre 2017. On a donc attendu poliment la fin de son mandat pour faire le bilan d'une action qui s'avère catastrophique. 

Un service public


A l'origine, la volonté du législateur semblait claire. La loi du 14 mars 2011 sur la sécurité intérieure, dite Loppsi 2, affirme que les entreprises privées de sécurité sont devenues "un acteur à part entière de la sécurité intérieure" et qu'elles sont donc susceptibles d'intervenir "dans des domaines où certaines compétences peuvent être partagées, voire déléguées par l'Etat". Dans sa décision QPC du 9 avril 2015, le Conseil constitutionnel affirme que "du fait de leur autorisation d'exercice", elles sont associées aux missions de l'Etat en matière de sécurité publique".
L'association du secteur privé au service public de la sécurité peut prendre deux formes. D'une part, l'Etat peut décider d'externaliser certaines missions telles que les gardes statiques devant les bâtiments publics, système qui s'analyse comme une délégation du service public à une personne privée et donc comme une gestion privée du service public. D'autre part, l'entreprise privée peut participer à une "coproduction de sécurité" et être associée à la sécurisation des sites lors de grands évènements tels que l'Euro 2016 de football. La gestion demeure alors une gestion publique, dès lors que l'entreprise se trouve placée sous l'autorité des forces de police et de gendarmerie. 

Une privatisation qui avance masquée


La sécurité s'analyse donc comme un service public, qui peut faire l'objet d'une délégation ou d'un contrat d'association, mais la loi n'évoque nulle part une privatisation de la sécurité. Au contraire, le Conseil a pris soin d'affirmer que le législateur a "entendu assurer un strict contrôle des dirigeants des entreprises exerçant des activités privées de sécurité qui, du fait de leur autorisation d'exercice, sont associées aux missions de l'État en matière de sécurité publique". La Cour des comptes n'emploie pas le mot, mais décrit tout de même une privatisation qui avance masquée.

Il faut dire que l'Etat laisse faire les choses et la Cour des comptes dénonce, avec un bel Understatement, une "doctrine d'emploi embryonnaire". A la lecture, on comprend rapidement qu'elle n'est pas "embryonnaire" mais inexistante. C'est ainsi qu'entre 1998 et 2008, 24 % des gardes statiques assurées par la police nationale ont été redéployées vers le privé. Les critères susceptibles de conduire à une telle décision ne sont pas fixés, et il suffit aux grandes directions de la police et de la gendarmerie d'invoquer la "charge indue" que ces contraintes représentent pour motiver une décision d'externalisation. 

Surtout, l'Etat ne contrôle pas les décisions prises en ce domaine. Une Délégation aux coopérations de sécurité (DCS) a certes été créée en 2014 au sein du ministère de l'intérieur, sous l'autorité directe du ministre. Hélas, elle ne sert à rien, et la Cour note qu'elle "peine à jouer son rôle de coordonnateur" face aux grandes directions de la police et de la gendarmerie nationales. Le résultat est que l'interlocuteur privilégié, l'intermédiaire essentiel, est le CNAPS, placé sous le contrôle unique d'Alain Bauer.

Le CNAPS


La Loppsi 2 prévoyait la composition du CNAPS, mais sans fixer précisément le nombre de membres. Le décret du 22 décembre 2011 précise ainsi sa gouvernance, et le moins que l'on puisse dire est qu'elle est surprenante. Le CNAPS est organisé en établissement public administratif (art. 1), mais l'Etat n'est pas majoritaire dans son collège. Celui-ci est en effet composé de 25 membres, dont 11 représentants de l'Etat. 

Les autorités dirigeant le CNAPS ne manquent sans doute pas d'humour, car elles ont opposé un autre mode de comptage. Elles estiment que les membres du Conseil d'Etat et de la Cour de cassation nommés au collège doivent être comptabilisés parmi les représentants de l'Etat. Rien de surprenant, si l'on considère qu'Alain Bauer a toujours soutenu l'unité de la "chaîne pénale", la justice devant être soumise aux nécessités de la police. La Cour des comptes répond tout de même, peut-être un brin agacée, que "les deux magistrats sont indépendants. Ils ne sont pas tenus d'appuyer la position du ministre". L'Etat est donc bel et bien minoritaire au sein du collège. Le décret du 22 décembre 2011 crée ainsi un établissement public administratif que l'Etat ne contrôle pas. Etrange situation, et la seule question intéressante est de savoir si ce mauvais coup était délibéré. L'Etat donnait l'apparence d'un contrôle du secteur de la sécurité privée, contrôle finalement exercé par les professionnels eux-mêmes, sous l'autorité bienveillante d'Alain Bauer, qui a toujours représenté ses intérêts.

La Cour des comptes ne peut évidemment pas répondre à cette question, mais elle note l'absence d'investissement de l'Etat dans l'institution. Le préfet représentant l'Etat n'est jamais venu siéger au collège dont il est membre. En même temps, les professionnels exercent sans vergogne leur domination, et l'on apprend qu'ils ont refusé de voter le budget en 2014. D'une manière générale, la Cour des comptes observe que le CNAPS fonctionne davantage comme un ordre professionnel que comme un établissement public.

L'impression est confortée par l'analyse des résultats, tant sur le plan du pouvoir disciplinaire que sur celui des activités de police administrative.

Le pouvoir disciplinaire  


Le CNAPS a été doté d'un pouvoir disciplinaire, dans le but de moraliser une profession non encadrée et mal contrôlée. 

Il fait état d'une croissance de 344 % des poursuites entre 2013 et 2016. Les contrôles sur les entreprises ont été développés, mais l'approche quantitative masque la réalité des choses. Si le CNAPS prononce parfois des interdictions temporaires d'exercer, elles sont peu respectées, d'autant que l'incrimination pénale permettant de poursuivre les contrevenants n'a été créée qu'en 2017 et qu'il ne s'est préoccupé qu'à ce même date du contrôle de l'exécution de ces interdictions. Quant aux sanctions financières, leur taux de recouvrement est inférieur à 30 %, ce qui porte évidemment atteinte à leur caractère dissuasif. Enfin, on dénombre 200 retraits d'autorisation par an, alors que plus de 350 000 titres sont actuellement en circulation.

Doit-on en déduire que cette croissance des sanctions disciplinaires constitue un écran de fumée destiné à masquer une absence de contrôle sérieux ? Il est difficile de répondre à cette question. En revanche, la procédure d'octroi des autorisations d'exercer révèle une volonté délibérée de soustraire cette profession au contrôle de l'Etat.

Celui qui a mal tourné. Georges Brassens

L'octroi des titres


Il appartient au CNAPS de délivrer les autorisations d'exercer une activité de sécurité privée. L'institution apprécie sa performance au regard de la rapidité de réponse, et se félicite que l'on puisse désormais obtenir une autorisation en moins d'une semaine. En revanche, la question du filtrage n'est pas posée par le CNAPS, car 92, 7 % des demandes sont satisfaites.

Or c'est précisément sur ce point que porte la critique la plus grave de la Cour des comptes.  Pour exercer une activité privée de sécurité, il faut, selon les textes, remplir des conditions de moralité publique, d'aptitude professionnelle, et de séjour régulier en France.

La condition de qualification professionnelle ne donne lieu à aucun contrôle réel, tout simplement parce que les formations dispensées dans ce domaine demeurent embryonnaires. Quant à la condition liée au titre de séjour, la Cour observe que, lors d'un contrôle de la sécurité d'une grande gare parisienne, elle s'est aperçue que les gardes étaient réalisées par des étrangers en situation irrégulière.

Mais la condition la moins respectée est celle de moralité publique. Toujours dans l'Understatement, la Cour observe que "les services du CNAPS ont une interprétation aussi hétérogène que souple au niveau de la moralité attendue". Ils ont ainsi dressé une liste d'infractions qui, lorsqu'elles sont inscrites sur le casier judiciaire, n'empêchent pas d'obtenir l'autorisation. On y trouve, pêle-mêle, les violences conjugales, les outrages à personne dépositaire de l'autorité publique, l'usage et la détention de stupéfiants, l'abus de confiance, le faux et usage de faux... De fait, la Cour note qu'une personne ayant 31 condamnations à son actif a obtenu, sans difficulté, une autorisation d'exercer des activités dans la sécurité privée.

On pourrait considérer que la sécurité privée participe à la réinsertion des anciens délinquants, et que ceux qui ont mal tourné, les mauvais sujets repentis, peuvent se tourner vers ce secteur. S'agit-il d'n avatar de la jurisprudence Vidocq ? Sans doute, mais ce n'est pas ce que dit la loi quand elle impose une condition de moralité. La plupart des services publics comme la RATP ou la SNCF exigent d'ailleurs un casier judiciaire vierge comme condition de recrutement des personnels chargés de la sécurité. Le CNAPS, quant à lui, détourne la loi en écartant de facto la condition de moralité. Il ne se l'applique pas davantage à lui-même, et la Cour des comptes fait état d'un cas de corruption, un agent du CNAPS ayant accepté, contre rémunération, de "blanchir" un dossier du traitement des antécédents judiciaires (TAJ).

Un avertissement


Le rapport de la Cour de comptes s'analyse comme un véritable avertissement adressé aux pouvoirs publics. L'avertissement est salutaire même si l'intervention de la Cour des comptes est un peu tardive, au moment précis où Alain Bauer a quitté ses fonctions. Le rapport remet en effet brutalement en question l'élargissement constant des prérogatives accordées aux entreprises de sécurité privée depuis 2011. Un décret du 29 décembre 2017 autorise ainsi le port d'armes non létales par les agents privés chargés de la surveillance de lieux accueillant du public. Le 5 février 2018, le ministre de l'intérieur a chargé deux parlementaire, dont l'ancien patron du Raid Jean-Michel Fauvergue, de réfléchir sur un approfondissement de la coopération entre les différents acteurs de la sécurité. Depuis, on bat un peu en retraite, et on annonce qu'ils aussi pour mission de définir une doctrine d'emploi... Il serait temps. Quoi qu'il en soit, il appartient désormais à l'Etat de reprendre le contrôle du secteur et de supprimer une institution qui s'est mise au service du secteur privé de la sécurité.

Reste à savoir, mais il s'agit là de simple curiosité, si Alain Bauer devra rendre compte de cette action catastrophique. Si l'on considère l'indéfectible protection dont il a bénéficié de la part des différents gouvernements qui se sont succédé, il est plus probable qu'il sera proposé pour une nouvelle promotion dans l'Ordre de la Légion d'honneur.



mardi 6 février 2018

Amazon et le secret fiscal

Les journaux du 5 février 2018 annoncent qu'Amazon a conclu un accord avec le fisc français. On sait qu'un contentieux fiscal évalué à plus de 200 millions d'euros, opposait l'entreprise à l'administration française. Amazon pilotait en effet ses activités européennes à partir d'une société domiciliée au Luxembourg où elle bénéficiait d'un régime fiscal privilégié, même au regard d'un droit fiscal luxembourgeois très compréhensif. Le résultat est que la France, comme d'autres pays européens, ne récupérait pratiquement rien des immenses bénéfices réalisés par l'entreprise. 

Cette pratique n'a rien d'exceptionnel, et les GAFA l'ont mise en oeuvre durant de longues années. Un autre contentieux concerne Google, dont le siège européen est situé en Irlande, pays doté d'un système fiscal également très accueillant pour les entreprises désireuses de pratiquer l'évasion fiscale. Le montant des arriérés s'élève  à une somme d'un milliard six cent millions d'euros, au regard de laquelle la dette d'Amazon semble modeste. C'est peut-être la raison pour laquelle l'administration française déclare refuser de négocier avec Google alors qu'elle a accepté de le faire avec Amazon.

Pourquoi pas ? Une transaction présente l'avantage de faire entrer de l'argent directement dans les caisses de l'Etat et d'éviter un contentieux qui pourrait s'étirer sur de longues années. On ne voit pas pourquoi elle serait prohibée en matière d'évasion fiscale, alors qu'elle est désormais intégrée au droit positif en matière de fraude fiscale. La loi Sapin 2 du 9 décembre 2016 crée en effet une transaction pénale, sous la forme d'une convention judiciaire d'intérêt public. La banque HSBC Private Bank Suisse SA a ainsi pu obtenir un non-lieu en acceptant de verser plus de trois cent millions d'euros au Trésor public. La convention est publique et même consultable sur internet.

Dans le cas d'Amazon, la transaction s'est faite dans la plus grande opacité et nous n'avons pas le droit de connaître son montant. La direction générale des finances publiques se retranche derrière le secret fiscal, comme s'il s'agissait d'une évidence. L'idée générale est que la convention HSBC est une transaction pénale, et qu'elle doit donc être rendue publique puisque la justice est rendue au nom du peuple français. En revanche, la transaction Amazon est de nature purement administrative et donc secrète. Comme si l'exigence de transparence administrative n'existait pas lorsqu'il s'agit de l'administration fiscale...

Le principe du secret 


Quels sont les fondements juridiques susceptibles d'être invoqués pour justifier cette opacité ? L'article L 103 du Livre des procédures fiscales (LPF) énonce que l'obligation de secret professionnel qui pèse sur les agents du fisc "s'étend à toutes les informations recueillies à l'occasion de ces opérations". Il est opposable à "toutes personnes autres que celles ayant, par leurs fonctions, à connaître du dossier". La loi du 17 juillet 1978 qui consacre un droit d'accès aux documents administratifs prévoit ainsi une dérogation au principe de transparence administrative lorsque la consultation ou la communication porterait atteinte "à la recherche d'infractions fiscales ou douanières".

La loi organise cependant une publicité de l'impôt, publicité toute relative. L'article L 111 LPF  prévoit en effet l'établissement, dans chaque commune, d'une liste des personnes assujetties à l'impôt sur le revenu et à l'impôt sur les sociétés. En matière d'impôt sur le revenu sont mentionnés le nombre de parts retenu pour l'application du quotient familial, les montants du revenu imposable, de l'impôt mis à charge du redevable ainsi que de l'avoir fiscal. Mais l'accès est réservé aux contribuables du département ou à ceux qui justifient d'un intérêt particulier, par exemple le recouvrement d'une pension alimentaire. Ils ne peuvent d'ailleurs en faire un autre usage, car la publication ou la diffusion de ces listes demeure interdite, sous peine d'une amende égale au montant des impôts divulgués, voire d'une sanction pénale de cinq années d'emprisonnement.

La simple curiosité n'est donc pas susceptible de justifier l'accès au montant des impôts payés par les tiers. En ce qui concerne Amazon, la question de l'accès ne se pose d'ailleurs même pas, dès lors qu'il ne s'agit pas d'avoir accès à l'impôt mis à charge de l'entreprise mais à celui dont elle va effectivement s'acquitter, après négociation. Un journaliste qui se risquerait à une telle diffusion pourrait être poursuivi pour recel de violation de secret fiscal, même si l'agent des impôts coupable de la divulgation n'a pu être identifié.

Le secret fiscal est donc l'un des secrets les mieux protégés dans notre système juridique. A une époque où l'on privilégie la transparence administrative, l'Open Data des décisions de justice, il subsiste contre vents et marées. Si l'administration invoque volontiers l'intérêt du contribuable, le droit au secret de son patrimoine, elle considère surtout que le secret constitue un élément de son efficacité. Les transactions ne sont efficaces que si elles sont négociées dans le secret, à l'abri du regard des contribuables qui n'ont pas le droit à une telle négociation. En clair, le recouvrement d'une partie de la matière imposable c'est à dire l'intérêt des finances publiques suffit à caractériser l'intérêt général.

La liberté de presse


La Cour européenne des droits de l'homme considère pourtant depuis longtemps que le droit français porte atteinte à la liberté de l'information garantie par l'article 10 de la Convention européenne des droits de l'homme. Dans un arrêt de Grande Chambre Fressoz et Roire c. France du 21 janvier 1999, elle a estimé que la condamnation d'un journaliste pour recel de secret professionnel, alors même que l'agent auteur de la divulgation n'a pas été identifié, porte une atteinte disproportionnée à la liberté de la presse. La divulgation par le Canard Enchaîné de la rémunération du directeur de Peugeot participe au débat d'intérêt général, au moment où les salariés de Peugeot demandent précisément une augmentation de salaire. On peut penser que le débat sur la fiscalité des GAFA relève du même intérêt général et que les contribuables ont le droit de savoir le contenu de la transaction passée avec Amazon.


 Cache ton piano. Dréan. 1920

Les droits des citoyens

 

Précisément, le secret ne porte pas seulement atteinte à la liberté de presse mais aux droits des citoyens.

Peut-être serait-il possible d'appuyer la revendication de transparence sur l'article 14 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. Celui-ci confère aux citoyens le droit de constater la nécessité de la contribution publique, de la consentir librement et d'"en suivre l'emploi".  Suivre l'emploi de l'impôt, est-ce s'assurer de son recouvrement ? La question mérite au moins d'être posée.

Mais l'élément essentiel à l'appui d'une évolution du droit positif demeure l'article 15 de cette même Déclaration de 1789 : "La Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Les agents du fisc, comme les autres, sont soumis à ce contrôle que chaque citoyen devrait pouvoir exercer.

Le Conseil constitutionnel, dans une décision QPC du 15 septembre 2017, a fondé sur l'article 15 le droit d'accès aux archives publiques. Certes, le législateur peut apporter des restrictions à ce droit, dès lors qu'elles sont liées à des exigences constitutionnelles ou justifiées par l'intérêt général, à la condition qu'il n'en résulte pas d'atteintes disproportionnées au regard de l'objectif poursuivi. Dans le cas d'une transaction fiscale, on ne voit pas quelle disposition constitutionnelle pourrait justifier le secret. Au contraire, le principe d'égalité devant les charges publiques est mis en cause par une telle pratique et justifie un contrôle démocratique vigilant. Quant à l'intérêt général, on en revient à l'idée selon laquelle il se réduirait à l'intérêt du Trésor public, idée extrêmement dangereuse pour l'Etat de droit.

Ces points mériteraient d'être discutés devant le Conseil constitutionnel. Il ne reste  plus qu'à espérer qu'un journaliste demandera à Bercy la communication de la transaction Amazon, contestera ensuite le refus qui lui sera opposé devant le juge administratif... pour enfin poser une question prioritaire de constitutionnalité devant la Conseil constitutionnel. Certes, il y a peu d'espoir sur le fond, car le Conseil a déjà validé le Verrou de Bercy en utilisant une motivation pour le moins surprenante. Mais la démarche aura au moins le mérite d'engager le débat public, premier pas qui susciterait peut-être l'intérêt du parlement pour cette question.





dimanche 4 février 2018

L'expulsion vers l'Algérie : un traitement inhumain ou dégradant

Dans une décision M. A. c. France du 1er février 2018, la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) sanctionne l'expulsion, le 20 février 2015, par les autorités françaises d'un ressortissant algérien vers son pays d'origine. Cette mesure, motivée par les liens entretenus par l'intéressé avec un mouvement terroriste, avait été en effet appliquée sept heures après qu'elle lui ait été notifiée. Cette expulsion constitue le dernier épisode d'une longue histoire susceptible, au moins en partie, d'expliquer cette précipitation. 

Trois minutes trop tard


Dès 2004, M. A. est arrêté dans le cadre de l'enquête sur le réseau terroriste appelé "filière tchétchène". En 2006, il est condamné à sept ans d'emprisonnement pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'actes terroristes, peine assortie d'une interdiction définitive du territoire français. En 2010, les autorités font une première tentative d'éloignement, mais il refuse de se soumettre à la procédure d'entretien avec les autorités consulaires algériennes, ce qui lui vaut une seconde condamnation à deux mois de prison ferme. 

A l'issue de cette peine, il redevient expulsable et il saisit alors la CEDH d'une demande de mesure conservatoire. Celle-ci demande aux autorités françaises de surseoir à l'éloignement tant qu'elle n'aura pas statué.  M. A. est donc assigné à résidence, jusqu'au 1er juillet 2014. A cette date, la CEDH rend une décision d'irrecevabilité pour non épuisement des voies de recours internes, ce qui a pour effet de mettre fin à la mesure provisoire. 

M. A.  redevient expulsable, et,  cette fois, il dépose une demande d'asile en décembre 2014, qui lui donne le droit de rester sur le territoire, le temps de son instruction. Examinée selon la procédure prioritaire, elle est rejetée par l'OFPRA le 17 février 2015. La décision est notifiée à l'intéressé le matin du 20 février et il est conduit à Roissy. Son avocate fait immédiatement une demande de mesure conservatoire à la CEDH qui, comme en 2010, demande aux autorités françaises de surseoir à l'éloignement en attendant sa décision. Hélas, la demande de suspension parvient à 16 h 11 à la police aux frontières, alors que les portes de l'avion sont déjà fermées, quelques minutes avant le décollage pour Alger,

Une journée particulière


La Cour sanctionne le caractère expéditif cette procédure d'éloignement. On pourrait en discuter, car l'interdiction définitive du territoire avait tout de même été prononcé neuf ans auparavant, et la première tentative d'éloignement réalisée à l'issue de la peine prison purgée par l'intéressée, remontait à cinq ans. Ce débat est cependant sans objet car la CEDH refuse de se placer sur ce terrain et n'envisage que la journée du 20 février 2015.

L'article 34 de la Convention interdit aux Etats d'entraver l'exercice du droit au recours devant la CEDH, et la France est condamnée non pas parce que l'expulsion était trop rapide mais parce que cette rapidité a empêché l'exécution de la mesure conservatoire demandée par M. A. Elle ne met pas en cause le fait qu'il était impossible d'empêcher le décollage de l'avion, à un moment où ses portes étaient déjà fermées. En revanche, elle estime que la notification de la décision d'expulsion seulement sept heures avant sa mise en oeuvre était volontaire. En clair, la Cour affirme que les autorités françaises "ont créé les conditions dans lesquelles le requérant ne pouvait que très difficilement saisir la Cour d'une seconde demande de mesures provisoires".

De ces éléments, on doit déduire qu les personnes en cours d'éloignement auront désormais intérêt à saisir systématiquement la CEDH d'une demande de mesure conservatoire, dans le but d'obtenir le maintien sur le territoire durant son instruction.
Wahid Gordji expulsé en Iran. Plantu. 1987


Les traitements inhumains et dégradants


Sur le fond, la Cour estime que l'expulsion de M. A. porte une atteinte excessive à l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme qui interdit les traitements inhumains ou dégradants. Il est susceptible d'être soumis à de tels traitements dans son pays natal, où il était recherché pour avoir rejoint les mouvements islamistes en 1992 et participé à un vol d'armement appartenant aux forces armées. La police algérienne attendait d'ailleurs M. A. à l'arrivée de l'avion pour le conduire tout droit en prison. Au moment où la décision de la Cour intervient, il est toujours incarcéré.

La CEDH, dans une jurisprudence constante, et notamment dans son arrêt J. K. et autres c. Suède de 2016, rappelle qu'une expulsion viole l'article 3 de la convention européenne, lorsqu'il existe des motifs "sérieux et avérés de croire que l'étranger, si on l'expulse vers le pays de destination, y courra un risque réel d'être soumis à un traitement inhumain ou dégradant". La charge de la preuve appartient au requérant qui doit démontrer devant la Cour la réalité de ce risque (CEDH, 28 février 2008, Saadi c. Italie).

Dans le cas de M. A., la CEDH commence par affirmer que la période qu'elle doit prendre en compte est celle qui commence en 2015, avec le retour de l'intéressé en Algérie et son incarcération. Le fait qu'il ait résidé en France durant quatorze ans avant de demander l'asile ne doit pas laisser penser qu'il ne risque aucun mauvais traitement en rentrant dans son pays. En tout état de cause, la CEDH ne se réfère pas aux menaces qui pèsent précisément sur le requérant, mais à la "situation en Algérie". Ses éléments de référence sont les rapports du Comité des Nations Unies contre la torture et d'Amnesty International cités dans son arrêt Daoudi c. France du 3 décembre 2009. Ces analyses de 2006 et 2007 faisaient en effet état de la situation déplorable des droits de l'homme en Algérie, notamment de l'existence de centres de détention gérés par les services de renseignement, dans lesquels des tortures étaient régulièrement pratiquées. Dans son rapport 2015-2016, Amnesty affirme que ces pratiques demeurent en vigueur et il ne fait aucun doute qu'elles entrent dans le champ de l'article 3 qui interdit les traitements inhumains ou dégradants.

De tous ces éléments, et du fait que l'Algérie n'a produit aucune pièce de nature à réfuter l'existence de ces pratiques, la Cour déduit que l'expulsion de M. A. vers ce pays emporte un risque excessif de traitements inhumain et dégradant. Nul ne conteste que la situation des droits de l'homme en Algérie, et plus précisément dans les prisons, est préoccupante. On doit cependant rappeler que ce pays n'est pas membre du Conseil de l'Europe, qu'il n'avait donc pas à produire devant la CEDH des éléments de nature à défendre son système judiciaire et carcéral. Ce n'est pas l'Algérie qui est condamnée, mais la France, pour avoir expulsé M. A. vers l'Algérie.

La situation de l'intéressé


Pas une fois la situation individuelle de M. A depuis 2015 n'est mentionnée dans l'arrêt. A-t-il fait l'objet de tortures ? Se voit-il interdire toute communication avec son avocat ? Bref, est-il victime de traitements inhumains ou dégradants ? L'arrêt n'apporte aucune réponse et la décision repose sur un syllogisme simple. L'Algérie pratique les traitements inhumains ou dégradants. L'intéressé est emprisonné en Algérie. Il risque donc de subir de tels traitements. Dans son opinion dissidente, la juge irlandaise O'Leary fait observer que la charge de la preuve ne repose plus sur le requérant. Celui-ci n'a pas besoin de démontrer l'existence de mauvais traitements à son égard et les rapports d'Amnesty suffisent à apporter cette preuve. Aux yeux de la juge O'Leary, "l'arrêt semble créer - par inadvertance ou non - un obstacle à des expulsions vers l'Algérie pour des raisons générales sans exiger un examen individuel des circonstances".

Cette démarche quelque peu dogmatique pourrait peut-être se justifier si elle s'appliquait avec la même intensité à d'autres Etats non membres du Conseil de l'Europe. Force est de constater que les Etats-Unis ne sont pas traités avec la même rigueur que l'Algérie.

Et les Etats-Unis ?

 

L'arrêt du 4 septembre 2014 Trabelsi c. Belgique présente des analogies avec l'affaire M. A. de 2018. Le requérant, condamné en Belgique pour avoir planifié un attentat au camion piégé contre une base aérienne a purgé dix ans de prison. Il est ensuite réclamé par les Etats-Unis pour d'autres faits liés au terrorisme. En l'espèce, la Belgique est condamnée, comme la France, sur le fondement de l'article 34 dès lors que les autorités belges ont extradé l'intéressé en passant outre une mesure provisoire de la CEDH.

Mais l'article 3 pouvait aussi constituer le second fondement de la condamnation, comme dans la présente affaire. Depuis les arrêts Harkins et Edwards c. Royaume-Uni du 17 janvier 2012 et Babar Ahmad et autres c. Royaume-Uni du 10 avril 2012, la violation de l'article 3 peut en effet être envisagée dans le cas de requérants risquant la condamnation à peine perpétuelle. En l'espèce pourtant, la CEDH examine en détail la situation de Trabelsi. N'a-t-il pas une "chance d'élargissement" dès lors que la Belgique a demandé que l'intéressé puisse demander, à un moment ou à un autre, une réduction de peine ou une grâce ? Certes, la Cour reconnait que "des doutes peuvent être émis sur la réalité de cette chance en pratique". Mais c'est suffisant, et l'extradition vers un pays qui pratique la prison à perpétuité de manière effective est jugée conforme à l'article 3. De même, l'extradition d'une personne vers un Etat américain qui pratique la peine de mort, traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3, est possible, dès lors que l'Etat s'engage à ne pas la requérir ou à ne pas l'appliquer à la personne extradée.

Lorsque l'extradition a lieu vers l'Algérie, la situation de la personne n'est pas évoquée. Lorsqu'elle a lieu vers les Etats-Unis, c'est la situation de la personne qui conditionne l'extradition et il suffit de faire état d'une possibilité parfaitement fictive de libération pour contourner les rigueurs de l'article 3.

Reste à se poser la question de l'impact de cette décision sur la lutte contre le terrorisme. La Cour est évidemment un peu mal à l'aise à l'idée de reconnaître qu'une personne condamnée pour terrorisme est victime d'un traitement inhumain et dégradant du fait de son expulsion. De manière finalement assez peu logique, elle reconnaît une double violation de la Convention européenne, mais n'accorde pas à l'intéressé de dommages et intérêts. Une telle mesure aurait pu être mal comprise et la Cour prend soin de réaffirmer "qu’il est légitime que les États contractants fassent preuve d’une grande fermeté à l’égard de ceux qui contribuent à des actes de terrorisme, qu’elle ne saurait en aucun cas cautionner". Personne n'en doutait, mais il était sans doute préférable de le rappeler.


Sur l'expulsion : Chapitre 5 section 2 § 2 B du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

mardi 30 janvier 2018

Anonymat du donneur de gamètes

Le 28 décembre 2017, le Conseil d'Etat a rendu une décision confirmant le principe d'anonymat du don de gamètes. Le requérant, qui souhaitait connaître l'identité du donneur à l'origine de sa naissance, est donc débouté.

En soi, l'arrêt n'a rien de surprenant, dès lors que le principe d'anonymat du don des produits du corps humain a valeur législative. Il figure d'abord dans l'article 16-8 du code civil : " Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée". L'article 1211-5 du code de la santé publique revient sur la question : " Le donneur ne peut connaître l’identité du receveur, ni le receveur celle du donneur. Aucune information permettant d’identifier à la fois celui qui a fait don d’un élément ou d’un produit de son corps et celui qui l’a reçu ne peut être divulguée".

La seule exception à ce principe repose sur la nécessité thérapeutique, par exemple en cas de maladie génétique du donneur, nécessitant des mesures de prévention ou de traitement de l'enfant issu de ses gamètes. Dans ce cas, le corps médical prendra en charge cette mission, sans que l'identité du donneur soit divulguée. 

Dans l'affaire soumise au Conseil d'Etat, M. B. A. a été conçu par insémination artificielle avec donneur. En 2011, il demande à l'hôpital Cochin de lui communiquer l'identité du donneur à l'origine de sa conception. Après un avis défavorable de la Commission d'accès aux documents administratifs, l'hôpital s'est abstenu de répondre à la demande de M. B. A. et ce silence valait rejet de la demande. Le tribunal administratif de Paris admet la légalité de ce refus en janvier 2014, et le Conseil d'Etat confirme donc ce jugement.

L'intérêt de la décision ne réside pas dans le rejet de la requête, mais dans le fait que le Conseil d'Etat persiste à écarter la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme.

Le Conseil d'Etat

 

Certes sa jurisprudence était clairement opposée à toute levée de l'anonymat. Dans un avis du 13 juin 2013, le Conseil a déjà affirmé que le respect de la vie privée, garanti par l'article 8 de la convention européenne, ne saurait être invoqué par le seul enfant issu du don de gamètes, désireux de connaître ses origines. Le donneur peut aussi s'en prévaloir, qui a fait un don gratuit et altruiste de produits de son corps, et qui ne désire pas nécessairement nouer ultérieurement des contacts avec l'enfant ainsi conçu. Sa vie privée et familiale risquerait d'en être bouleversée, d'autant que bon nombre de donneurs sont à l'origine de naissances multiples. Le couple receveur qui constitue la famille légale de l'enfant peut également demander le respect de sa vie privée et familiale. Dans son avis de 2013, le Conseil précise d'ailleurs qu'il lui appartient de décider s'il convient ou non de révéler à leur enfant les conditions de sa naissance. Dans un arrêt du 12 novembre 2015, ce même Conseil d'Etat, cette fois en formation contentieuse, a logiquement estimé, conformément à son avis de 2013, que la loi française s'efforce de protéger la vie privée de chacun des acteurs d'une insémination avec donneur (IAD) et ne porte pas une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée garanti par l'article 8 de la Convention européenne des droits de l'homme.



La CEDH


Au vu de ces précédents, la requête de M. B. A semble vouée à l'échec, mais il conservait sans doute l'espoir de faire prévaloir la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH), beaucoup plus favorable au droit d'accès aux origines. Dans un arrêt Mikulic c. Croatie de 2002, elle affirme déjà que les procédures ayant trait à la paternité tombent sous l'empire de l'article 8, qui protège le "droit à l'identité et à l'épanouissement personnel". Dans le cas des enfants nés sous X., la CEDH considère cependant, dans l'affaire Odièvre de 2003, que les Etats peuvent prévoir un accouchement anonyme, à la condition que cet anonymat puisse ensuite être levé à la demande de l'enfant, avec le consentement de la mère. Tel est le cas du droit français, mais pas du droit italien qui ne prévoit aucune procédure permettant la levée ultérieure de l'anonymat. Il est donc sanctionné pour atteinte au droit à la vie privée dans l'arrêt Godelli c. Italie du 25 septembre 2012.

M. A. B. espérait que le Conseil d'Etat reprendrait cette jurisprudence à son compte, pour l'appliquer, non plus à l'accouchement sous X mais à la procréation avec donneur. Il appuyait son analyse sur l'arrêt du 31 mai 2016, Mme G.G., dans lequel le Conseil accepte d'écarter, à titre exceptionnel, l'application de la loi française interdisant l'insémination post-mortem. La requérante, de nationalité espagnole, souhaite une insémination avec les gamètes de son époux décédé, lui-même de nationalité italienne. Au moment où celui-ci, gravement malade, avait décidé de conserver ses gamètes dans le but de réaliser un projet parental que sa maladie était susceptible d'empêcher, le couple résidait en France. Le dépôt avait donc eu lieu dans un Centre d'étude et de conservation des oeufs et du sperme humain (CECOS) français. Si ce dépôt avait eu lieu Espagne, la veuve aurait bénéficié sans difficulté d'une insémination post mortem, licite dans ce pays. En France en revanche, elle s'est vue opposer un refus, car notre système juridique l'interdit. Cette situation tout à fait particulière a conduit le Conseil d'Etat à effectuer un contrôle reposant précisément les circonstances concrètes de l'affaire. A titre exceptionnel, il a accepté d'écarter la loi française car elle portait une atteinte excessive au droit à la vie privée de la requérante, d'ailleurs désormais réinstallée dans son pays d'origine.

La règle de l'anonymat

L'affaire était un cas d'espèce et le Conseil d'Etat avait largement insisté sur ce point. A ses yeux, le droit français interdisant l'insémination post mortem était parfaitement conforme à la Convention européenne, mais ses conséquences portaient une atteinte disproportionnée à la vie privée de la requérante. Dans le cas de M. A. B., le juge administratif refuse de se livrer au même type de contrôle. Rien ne justifie en effet que le requérant bénéficie d'un traitement particulier.  Il n'est pas originaire d'un pays qui reconnaît le droit d'accéder à ses origines, et ne peut faire état d'aucune situation spécifique justifiant qu'il soit dérogé à l'ordre public français.

Une nouvelle fois, le Conseil d'Etat affirme donc que le droit d'accès aux origines n'existe pas. Comme en matière d'accouchement sous X, l'anonymat demeure la règle, et le juge affirme ainsi que la personne née d'une insémination avec donneur ne saurait faire l'objet d'un traitement privilégié. Elle est certes titulaire du droit au respect de sa vie privée, mais celle-ci s'arrête à l'endroit précis où commence celle des autres. La vie privée du donneur, celle du couple receveur doivent aussi être protégées. En décidant de ne pas faire prévaloir le droit d'accès aux origines, le Conseil d'Etat, confronté à un conflit de normes, fait un choix éthique et se prononce en même temps sur la question de la finalité de la norme juridique. Pour lui, il ne fait pas de doute qu'elle n'a pas pour mission de résoudre les traumatismes de l'enfance mais de définir l'ordre public.



Sur l'anonymat du don : Chapitre 7 section 2 § 3 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier