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« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
vendredi 26 janvier 2018
Inès : irrecevabilité de la requête devant la CEDH
mardi 23 janvier 2018
Le délit d'exhibition sexuelle s'affiche à la Cour de cassation
Cette revendication n'a pas eu d'effet sur les juges du fond. En octobre 2014, elle a été condamnée par le tribunal correctionnel de Paris, pour dégradation volontaire du bien d'autrui et exhibition sexuelle. La Cour d'appel de Paris, le 12 janvier 2017, a confirmé l'amende de 600 € infligée à Mme Z. Y. pour le dommage causé à la statue de V. Poutine. En revanche, elle a relaxé l'intéressée du chef d'exhibition sexuelle. Pour la Cour, le délit d'exhibition sexuelle ne saurait être constitué "en dehors de tout élément intentionnel de nature sexuelle". Il n'y a donc pas lieu de condamner Mme Z. Y. pour "l'utilisation de sa poitrine dénudée (...) à des fins de manifestation d'une expression en dehors de toute connotation sexuelle". La Cour de cassation, dans sa décision du 10 janvier 2018, rappelle que les motifs de l'exhibition ne constituent pas un élément constitutif de l'infraction. Peu importe que l'intéressée ait des comptes à régler avec Vladimir Poutine, elle a exhibé sa poitrine en public et c'est suffisant pour la condamner.
Eléments constitutifs de l'infraction
Au titre des éléments matériels de l'infraction figure d'abord l'existence d'un acte d'exhibition sexuelle. Cette notion a succédé, dans le code pénal de 1992, à celle d'outrage public à la pudeur, utilisée depuis le code pénal de 1810. Le législateur a sans doute considéré, à juste titre, que la notion de pudeur était bien difficile à définir. La jurisprudence adopte donc aujourd'hui une définition objective, par l'exhibition des parties sexuelles, sans qu'il soit nécessaire d'apprécier son caractère outrageant. Dans une décision du 22 décembre 1965, la Chambre criminelle considérait déjà que le fait de jouer au ping-pong en monokini constituait une "exhibition provocante de nature à offenser la pudeur publique et à blesser le sentiment moral de ceux qui ont pu en être les témoins". Aujourd'hui, la pudeur a disparu, mais l'exhibition de la poitrine nue demeure une exhibition sexuelle au sens du code pénal. Les seules hypothèses dans lesquelles elle peut être licite sont celles du nu artistique ou l'exhibition dans un lieu acceptant la nudité. Or Mme Z. Y. ne pratiquait pas le nu artistique et le musée Grévin n'est pas un espace voué au naturisme.
Précisément, le second élément matériel réside dans le fait que cette nudité doit être imposée à la vue d'autrui, ce qui signifie que l'exhibition se déroule dans un lieu accessible aux regards d'autrui. Peu importe qu'il s'agisse d'un lieu privé (par exemple un jardin) ou public, il importe seulement que la nudité soit visible. La Cour de cassation considère ainsi que le délit est constitué si l'exhibition a lieu dans le bureau d'un avocat en présence d'une collaboratrice, dès lors que le personnel du cabinet est susceptible d'entrer dans la pièce (Cass. Crim. 31 mars 1999). Il est donc évidemment nécessaire que quelqu'un ait observé cette nudité et la jurisprudence exige la présence d'un témoin involontaire, c'est-à-dire qui n'a pas recherché un tel spectacle. Peu importe qu'il en soit choqué ou non, il suffit qu'il soit présent pour témoigner. Tel est le cas dans l'affaire Z. Y., puisque la décision de la Cour d'appel nous apprend la Femen a au moins été vue par un gardien du musée Grévin. Celui-ci a affirmé "qu’elle était venue vers lui en fermant sa veste et qu’il avait bien compris qu’elle voulait faire passer un message politique".
Cette finalité politique ne saurait cependant pas caractériser l'élément moral de l'infraction. Celui-ci est constitué dès que l'intéressée impose volontairement sa nudité à la vue d'autrui. Qu'elle le fasse dans un but de provocation sexuelle ou de militantisme politique est sans importance. Sur ce point, l'attitude de Mme Z. Y. est particulièrement claire. Les Femen ont précisément pour habitude d'imposer leur nudité au regard des autres, en pensant, à tort ou à raison, que cette pratique fait avancer certaines revendications. Elles assument donc parfaitement leur geste.
La cohérence de la jurisprudence
La Cour de cassation, dans sa décision du 10 janvier 2018, reprend ainsi une jurisprudence traditionnelle. Sans doute a-t-elle souhaité la rappeler à un moment où les actions des Femen avaient suscité des jurisprudences plus ou moins contradictoires des juges du fond. C'est ainsi que le tribunal correctionnel de Lille a relaxé, le 23 mars 2016, trois Femen qui s'étaient jetées, seins nus, sur la voiture de Dominique Strauss-Kahn lors de son arrivée au Palais de justice pour le procès du Carlton. Il s'agissait alors de dénoncer la prostitution et les violences faites aux femmes. A l'inverse, la Cour d'appel de Paris, dans une décision du 15 février 2017, a confirmé la condamnation d'une autre Femen qui, les seins nus, avait "mimé un simulacre d'avortement de l'enfant Jésus avec des morceaux de foie de veau devant l'autel de l'église de la Madeleine". La Cour de cassation met ainsi un peu d'ordre dans une jurisprudence peu cohérente, en imposant une interprétation finalement très simple du délit d'exhibition sexuelle.
Réprimer l'exhibitionnisme
Aurait-il été possible de statuer autrement ? Sans doute pas, car il ne faut pas oublier que ce délit figure au nombre des violences sexuelles réprimées par le code pénal. Et il faut bien reconnaître que l'exhibitionnisme est plus répandu chez les hommes que chez les femmes. Imagine-t-on un instant qu'un exhibitionniste arrêté alors qu'il stationne devant une école, vêtu d'un grand imperméable, puisse échapper à la condamnation en invoquant une action militante ? L'égalité devant la loi exige que les éléments de l'infraction soient les mêmes pour tous ses auteurs, hommes ou femmes. Confrontées à cette dure réalité, il ne fait aucun doute que les Femen accepteront désormais leur condamnation avec stoïcisme, ou choisiront des formes plus habillées de contestation.
jeudi 18 janvier 2018
Comment faire sauter le Verrou de Bercy
Qu'est-ce que le Verrou de Bercy ?
Incohérence
Ces absurdités procédurales ne sont pas les plus graves. Le Verrou de Bercy porte en effet atteinte au principe d'égalité devant la loi et au principe de séparation des pouvoirs. Il convient sur ce point de s'intéresser à la décision QPC du 22 juillet 2016, par laquelle le Conseil constitutionnel refuse de déclarer inconstitutionnel ce Verrou. Sa lecture est une curiosité, car le Conseil valide cette procédure au prix de véritables contorsions juridiques qui l'ont conduit à porter atteinte aux principes constitutionnels qu'il a mission de défendre.
Egalité devant la loi et sophisme
La première contorsion réside dans une limitation du champ de la QPC. Refusant qu'elle porte sur l'ensemble de l'article L 228 LPF, il la réduit à ses quatre premiers mots : "Sous peine d'irrecevabilité". On peut certes considérer que le Verrou de Bercy tient dans ces quatre mots, qui ont été interprétés par la Cour de cassation comme imposant l'irrecevabilité de toute poursuite engagée par le parquet sans qu'il ait été préalablement saisi par le ministre.
Mais par cette lecture minimaliste de l'article L 228 LPF, le Conseil s'interdit toute appréciation de l'ensemble de procédure, dans ses phases à la fois administratives et judiciaires. A ses yeux, la phase administrative, c'est à dire le passage devant la CIF et la décision du ministre, n'existe pas. Ce faisant, le Conseil apporte un soutien indirect à la Cour de cassation qui avait déjà, à quatre reprises, considéré comme dépourvues de caractère sérieux des QPC portant sur la composition de la CIF, sur la procédure suivie devant elle, en particulier l'absence de contradictoire, sur l'absence de motivation de ses avis.
Mais ce choix ne vise pas seulement à ménager la Cour de cassation. Il a aussi pour finalité de réduire le contrôle à la phase judiciaire, qui intervient lorsque l'administration refuse de transiger à l'issue d'une procédure devant la CIF marquée par une totale opacité. Dans ce cas, et seulement dans ce cas, le parquet est effectivement saisi d'une plainte. Examinant uniquement cette procédure judiciaire, le Conseil peut alors affirmer que l'égalité devant la loi est parfaitement respectée, puisque cette égalité ne concerne que les contribuables déférés au juge. La solution, astucieuse, consiste donc à saucissonner la procédure pour la déclarer constitutionnelle...De toute évidence, l'analyse du Conseil relève du sophisme.
Le verrou. Jean-Honoré Fragonard. 1777 |
Le principe de liberté de l'action publique
Le Verrou de Bercy porte aussi, et c'est encore plus grave, une atteinte directe à la séparation des pouvoirs. Ne subordonne-t-il pas l'action du parquet à une décision purement administrative ? L'autorité judiciaire n'est plus indépendante, mais doit se soumettre à un acte de puissance publique.
Dans sa décision du 22 juillet 2016, le Conseil constitutionnel accepte de considérer que le Verrou de Bercy emporte une atteinte à la séparation des pouvoirs, garantie par l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. De ces dispositions découle le principe d'indépendance de l'autorité judiciaire qui figure à l'article 64 de la Constitution, selon lequel "le Président de la République est garant de l'indépendance de l'autorité judiciaire". Et de ce second principe le Conseil en déduit un troisième, celui qui affirme que "le ministère public exerce librement, en recherchant la protection des intérêts de la société, l'action publique devant les juridictions pénales". Si nous avons bien suivi le raisonnement, le principe de liberté de l'action publique a valeur constitutionnelle car il trouve son fondement dans celui de séparation des pouvoirs.
Sans doute, mais le Conseil constitutionnel entend rester au niveau déclaratoire, sans remettre en cause le Verrou de Bercy. Il exerce donc son contrôle de proportionnalité, qui lui permet généralement de faire pencher la balance dans le sens qui lui convient. En l'espèce, il considère qu'il y a bien atteinte à la séparation des pouvoirs, mais que cette atteinte n'est "pas disproportionnée".
La séparation des pouvoirs est-elle "proportionnée ou disproportionnée" ?
Déployant le même raisonnement qu'en matière d'égalité devant la loi, le Conseil observe ainsi que le procureur de la République reste en mesure de décider de l'opportunité des poursuites... une fois qu'il a été saisi par Bercy. Surtout, le Conseil affirme que "l'absence de mise en mouvement de l'action publique ne constitue pas un trouble substantiel à l'ordre public". Mais de quel "ordre public" s'agit-il ? Le Conseil précise que "les infractions concernées répriment des actes qui portent atteinte aux intérêts financiers de l'Etat et causent un préjudice principalement au Trésor public". L'ordre public se réduit donc à l'intérêt financier de l'Etat, qui l'autorise à transiger avec le fraudeur durant la phase administrative. Mais l'argent de l'Etat n'est-il pas d'abord celui des contribuables ? La justice est-elle rendue par l'Administration fiscale ou par l'autorité judiciaire, au nom du peuple français ? On peut alors s'interroger, comme l'a fait Eliane Houlette : "Y a-t-il un intérêt financier qui est au-dessus des principes républicains ?".
Le fait même que le Conseil constitutionnel exerce son contrôle de proportionnalité à propos de la séparation des pouvoirs a quelque chose d'inquiétant. Là encore, Eliane Houlette a trouvé la phrase juste en affirmant que l'on ne peut dire du principe de séparation des pouvoirs, dont découle la liberté de l'action publique, "qu'il est proportionné ou disproportionné. Il est ou il n'est pas".
dimanche 14 janvier 2018
Open Data des décisions de justice : le rapport Cadiet enfin publié
Pour autant, le rapport n'est pas dépourvu d'intérêt. En mettant en lumière les difficultés de l'entreprise, il fait apparaître, en creux, les résistances auxquelles elle se heurte. Les vingt recommandations formulées sont en effet autant de précautions visant à encadrer cette transparence et à assurer le contrôle des juridictions sur les décisions.
Etat des lieux
Tout serait parfait si ces bases de données étaient complètes. Le rapport donne sur ce point d'intéressantes précisions. Pour l'année 2016, Legifrance a ainsi publié 10313 arrêts de la Cour de cassation et une sélection de 3047 décisions de Cour d'appel. Or une mise à disposition totale de la jurisprudence conduirait à permettre l'accès à environ 3 800 000 décisions pour l'ordre judiciaire, tous niveaux d'instance confondus. Durant la même année 2016, ont été publiés 2649 décisions du Conseil d'Etat et 17 112 arrêts des cours administratives d'appel, alors qu'une transparence totale conduirait à un corpus d'environ 177 000 décisions, tous niveaux confondus, y compris les tribunaux administratifs.
On est donc bien loin d'un Open Data, et les progrès incontestables de l'accessibilité des décisions sur internet cachent une pratique que l'on pourrait qualifier de "tri sélectif". Cela n'a rien de nouveau, et le Conseil d'Etat, par exemple, a toujours eu tendance à publier au Lebon les décisions dont il était fier, et à maintenir dans la confidentialité celles dont il n'avait pas de raison de se vanter.
A partir de cet état des lieux, le rapport Cadiet s'efforce de répondre à une question simple : comment mettre en oeuvre l'Open Data en garantissant le contrôle des juridictions suprêmes sur l'ensemble du processus de diffusion ? On observe à ce propos que la commission Cadiet était largement composée de membres de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat. Les usagers, quant à eux, n'étaient représentés que symboliquement, un seul universitaire même s'il s'agissait du Président de la commission, et un seul avocat.
Enjeux juridiques
Il n'est pas contestable que l'Open Data des décisions de justice pose un certain nombre de problèmes juridiques liés aux libertés publiques. Le rapport Cadiet ne s'intéresse guère à la justice prédictive, alors même que certaines expériences ont déjà été mises en oeuvre dans des juridictions. Sa recommandation n° 20 se borne, modestement, à appeler à une régulation de ces outils nouveaux, par la transparence des algorithmes et le contrôle de la puissance publique. Le rapport Cadiet consacre l'essentiel de son analyse aux conséquences juridiques de la diffusion des décisions de justice.
Certaines concernent les requérants et les justiciables car les décisions de justice peuvent porter sur la vie privée des personnes, leurs convictions, voire leur santé ou leur profil génétique. En matière pénale, la diffusion d'un jugement peut quelquefois conduire à une sorte de pilori juridique, surtout dans le cas des jugements de première instance frappés d'appel. Il est vrai que cette situation n'a rien de nouveau, et que la présomption d'innocence était déjà malmenée avant la diffusion des décisions sur internet. Quoi qu'il en soit, nul ne conteste que les décisions de justice comportent des données confidentielles, accessibles directement ou par croisement et recoupement d'informations.
D'autres problèmes juridiques concernent les intervenants dans le procès pénal. La diffusion exhaustive des décisions de justice sur internet rend désormais possible la création de "profils" de magistrats. Est-on plus sévère à Lyon qu'à Bordeaux ? Le Président Kouign-Amann de Rennes accorde-t-il des dommages et intérêts plus élevés pour un dommage comparable que son confrère Duchemoël à Lille ? Des profils comparables pourraient être réalisés à propos des avocats et l'on connaîtrait bientôt celui qui obtient des pensions alimentaires plus élevées dans un divorce ou cet autre qui perd systématiquement toutes ses causes.
Portrait du Président Kouign-Amann. Ecole française du XIXè siècle |
La pseudonymisation
A toutes ces questions, le rapport Cadiet répond par un seul mot : la "pseudonymisation", principe déduit de la loi Lemaire qui prévoit que l'Open Data des décisions de justice doit être effectué "dans le respect de la vie privée des personnes". Cette pseudonymisation ne pose pas de problème dans le cas d'une partie à un procès, d'un requérant ou d'un justiciable. On peut néanmoins s'interroger sur son efficacité, car les moteurs de recherche permettent généralement de retrouver très facilement les protagonistes d'une affaire médiatisée.
La pseudonymisation des magistrats se heurte à des écueils juridiques plus importants. La publicité des décisions de justice est un élément du procès équitable. En matière administrative comme judiciaire, la loi précise ainsi clairement que les jugements "mentionnent le nom des juges qui les ont rendus". Rappelons que la justice est rendue "au nom du peuple français" et que celui-ci doit pouvoir, conformément à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen "demander des comptes à tout agent public de son administration". Une justice démocratique suppose donc un contrôle démocratique.
A toutes ces questions, le rapport Cadiet apporte une réponse unique : il faut prendre le temps de réfléchir avant de "définir le socle des règles essentielles de pseudonymisation". Elles seront précisées par un décret en Conseil d'Etat, complété par des recommandations de la CNIL. Nul doute que le Conseil d'Etat, en formation consultative, sera vivement intéressé par les questions d'accès aux décisions rendues par ses formations contentieuses.
Le contrôle des juridictions suprêmes
L'apport essentiel du rapport Cadiet réside dans sa recommandation n° 1 : "Confier aux juridictions suprêmes le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions de leur ordre de juridiction respectif (...) et la gestion des bases de données ainsi constituées". Il s'agit de maintenir le monopole des juridictions suprêmes sur la diffusion de leurs décisions.
Le rapport s'interroge donc sur l'articulation entre l'accès des tiers aux décisions de justice qui permet à chacun de s'adresser au greffe pour obtenir copie d'un jugement, et la mise en oeuvre de l'Open Data. En effet, il existe un risque de contournement de la pseudonymisation, dès lors que des tiers pourraient être tentés de demander au greffe une décision dans le but précisément d'identifier les parties.
La solution proposée par le rapport Cadiet est sans nuance. Elle s'inspire de l'article L 311-2 du code des relations entre le public et l'administration selon lequel cette dernière "n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives", notamment lorsqu'elles ont un caractère répétitif ou systématique. Le greffe pourrait donc tout simplement refuser la communication d'une décision de justice. Même si un recours en envisagé au président de la juridiction concernée, la procédure semble tout de même étrange. En quoi le greffe est-il compétent pour refuser l'accès à une décision, alors que la publicité des décisions de justice a un fondement législatif ? Lorsque l'on connaît le manque de personnel de ces services, on imagine volontiers que la tentation du refus sera grande, ne serait-ce que pour ne pas perdre un temps précieux à gérer de telles demandes.
Ce contrôle de l'Open Data pas les juridictions suprêmes constitue le fil rouge du rapport Cadiet. Le service public est donc privilégié, garantie d'égalité devant la loi.
L'économie de l'Open Data
Il n'en demeure pas moins vrai que le rapport écarte la question de l'économie de l'Open Data. Aucun professionnel du secteur de la Legal Tech n'était d'ailleurs associé aux travaux de la Commission Cadiet. Or, la frontière entre le service public et le secteur marchand est loin d'être imperméable.
Du côté du service public, on sait que la Cour de cassation vend l'accès à JuriCA, base de données qu'elle gère et qui comporte notamment les décisions des cours d'appel. Ses clients sont les éditeurs juridiques qui permettent ensuite un accès à travers leur plateforme, moyennant un abonnement fort onéreux. De leur côté, les entreprises du secteur bénéficient du droit de réutilisation des données. Depuis le décret du 20 juin 2014, les licences Legifrance sont en effet gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". Il est donc impossible de leur interdire cette réutilisation, surtout si elles parviennent à anonymiser.
Si l'on résume la situation, le service public doit mettre en oeuvre l'Open Data, mais il n'a pas beaucoup de compétences techniques et pas beaucoup d'argent. En revanche, le secteur de la Legal Tech ne dispose que d'un droit de réutilisation, mais il a des compétences techniques et de l'argent. Ne serait-il pas judicieux se parler, voire d'envisager des associations, dans le respect des principes de l'Open Data ?
mardi 9 janvier 2018
Les fausses nouvelles en matière électorale
La notion de "fausse nouvelle" ne pose guère de difficulté. La nouvelle porte sur des faits, et seulement sur des faits, qui doivent avoir un lien avec l'actualité et qui n'ont pas été déjà portés à la connaissance du public, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. La nouvelle est fausse, lorsqu'elle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. De toute évidence, bon nombre des rumeurs diffusées durant la campagne des dernières élections présidentielles de 2017 peuvent être qualifiées de fausses nouvelles. On se souvient du célèbre "cabinet noir" présenté comme une réalité incontestable par les partisans de François Fillon ou des bruits allègrement relayés sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron.
L'article 27 de la loi de 1881
Le premier réside dans l'auteur des faits. L'article 27 de la loi de 1881 est un délit de presse, et la plupart de ceux qui publient des Fake News sur internet ne sont pas journalistes et n'ont rien à voir avec une entreprise de presse. Certes, la jurisprudence a accepté d'étendre l'application des délits de presse à certains sites ou blogs, mais pas à l'individu qui répand des bruits sur Twitter ou Facebook. Le plus souvent, il s'agit d'un militant, ou d'un groupe de militants, voire d'une officine plus ou moins opaque, qui ont pour mission de détruire le candidat adverse, par tous les moyens. Les entreprises de presse contribuent souvent à diffuser les bruits, mais elles n'en sont généralement pas les auteurs.
Cette constatation conduit au second obstacle qui est la condition de mauvaise fois exigée par l'article 27. Il est en effet bien difficile de la démontrer. La plupart de ceux qui diffusent les fausses nouvelles sur internet sont convaincus de la vérité de ce qu'ils affirment. N'ont-ils pas déjà vu l'information sur Facebook ou Twitter ? N'ont-il pas reçu un courriel d'une "source sure" ? Ils sont crédules, souvent très attachés à "leur" candidat. Ils évoluent dans le cercle fermé de l'information diffusée par ses sympathisants. En bref, ils sont parfois peu éclairés, mais pas de mauvaise foi. Seul est de mauvaise foi celui qui est à l'origine de la tentative de manipulation de l'opinion, celui qui a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Mais à l'heure d'internet, la recherche de l'origine de la rumeur est particulièrement difficile. Vient-elle d'un site établi en Ukraine, d'un tweet anonyme, d'une page Facebook qui a aujourd'hui disparu ? Il n'est pas impossible que l'on finisse par trouver l'auteur de l'infraction, mais cela ne signifie pas que l'on pourra le poursuivre sur le fondement de l'article 27.
Enfin, et c'est le dernier obstacle à la mise en oeuvre de l'article 27, il ne pourra s'appliquer que si est remplie une condition de "trouble à la paix publique". La loi exige ainsi un lien de cause à effet entre la fausse nouvelle et le trouble. La jurisprudence, quant à elle, apprécie ce trouble in concreto. Le tribunal correctionnel de Nanterre a ainsi été saisi d'un reportage photo monté de toutes pièces, montrant des jeunes jetant un réfrigérateur sur les forces de l'ordre, alors qu'il s'agissait d'une mise en scène jouée par des figurants. Dans une décision du 13 décembre 2000, il a jugé que le délit de diffusion de fausses nouvelles était constitué dans la mesure où cette publication avait contribué aux troubles qui agitaient, à l'époque, les quartiers sensibles. Il en est de même de la diffusion d'une information erronée selon laquelle le maire de Paris protégerait les provocateurs, à une époque où la tension entre étudiants et forces de l'ordre était très vive (CA Paris, 18 mai 1988). La jurisprudence n'a jamais admis un trouble purement psychologique à la paix publique. Or force est de constater que les bruits sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron ou sur l'état de ses finances n'ont pas provoqué d'émeutes, heureusement.
L'article L 97 du code électoral
Quoi qu'il en soit, l'article L 97 du code électoral ne donne lieu qu'à une jurisprudence fort rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96).
Cette restriction de l'application de l'article L 97 aux élections locales ne s'explique pas par une quelconque crainte des juges, qui redouteraient de s'attaquer aux bruits malveillants répandus durant des élections présidentielles. Lors d'une élection nationale, il devient beaucoup plus difficile en effet de démontrer que la diffusion d'une fausse nouvelle a entraîné un véritable transfert de voix ou une abstention plus élevée que dans la circonscription voisine. L'impact électoral d'une rumeur malveillante est alors impossible à prouver.
La responsabilité des plateformes
Une véritable transparence serait d'abord imposée sur les contenus sponsorisés permettant au lecteur de voir que la diffusion de l'information en cause est financée. La transparence est certes toujours une bonne chose, mais cette mesure pose de nombreuses questions en matière électorale. L'article L 52-1 du code électoral interdit le recours à la publicité commerciale est en effet interdite à des fins de campagne électorale pendant les six mois qui précèdent l'élection. En revanche, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 8 juillet 2002, a considéré que "la réalisation et l'utilisation d'un site ou d'un blog ne revêtent pas le caractère d'une publicité commerciale au sens de ces dispositions". Ces supports sont évidemment ceux visés par l'obligation de transparence envisagée par Emmanuel Macron. Mais pourquoi autoriser la publicité par internet et pas dans la presse et les médias audiovisuels ? Le moins que l'on puisse dire est que cette mesure nécessiterait une réflexion globale, ne serait-ce que dans le but de garantir le respect du principe d'égalité devant la loi.
Et la neutralité du net ?
Il reste donc à espérer que le projet annoncé par le Président de la République ne sera pas voté dans la précipitation. Les prochaines échéances électorales nationales sont loin, et le Parlement a le temps de faire son métier, c'est à dire de réfléchir à cette réforme. Ses enjeux dépassent largement le cas des fausses nouvelles, car derrière la responsabilité des plate-formes et des fournisseurs d'accès, c'est toute la question de la neutralité du net qui est posée. Il ne faudrait pas qu'une réforme destinée à moraliser la vie politique conduise finalement à une remise en cause des principes fondamentaux qui garantissent la liberté d'expression sur internet.
Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.