« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


dimanche 14 janvier 2018

Open Data des décisions de justice : le rapport Cadiet enfin publié

On l'attendait fin octobre 2017, et le rapport Cadiet sur "l'Open Data des décisions de justice" a finalement été remis à la ministre de la justice le 9 janvier 2018. Sous la présidence du Professeur Cadiet (Ecole de droit de l'Université Panthéon-Sorbonne), une commission composée de représentants des juridictions suprêmes, des cours d'appel, des procureurs, de la Commission nationale informatique et libertés (CNIL) et du Conseil national des Barreaux (CNB), a travaillé sur la mise en oeuvre des articles 20 et 21 de la loi Lemaire du 7 octobre 2016 pour une République numérique.

Ces deux dispositions prévoient de modifier le code de la justice administrative et le code de l'organisation judiciaire, dans le but d'inscrire la diffusion des décisions de justice dans le cadre plus général de l'ouverture des données publiques. Il s'agit donc d'envisager concrètement l'Open Data des décisions de justice. Les attentes sont sur ce point un peu déçues. Le rapport Cadiet ne propose rien de réellement concret, rien qui permette d'assurer, dans un court délai, la mise en oeuvre du principe de transparence posé par la loi. Au contraire, il dresse une liste immense de difficultés avant de conclure que l'opération sera longue.

Pour autant, le rapport n'est pas dépourvu d'intérêt. En mettant en lumière les difficultés de l'entreprise, il fait apparaître, en creux, les résistances auxquelles elle se heurte. Les vingt recommandations formulées sont en effet autant de précautions visant à encadrer cette transparence et à assurer le contrôle des juridictions sur les décisions. 

Etat des lieux


Le rapport insiste sur le fait que la loi Lemaire s'inscrit dans une évolution vers une plus grande diffusion des décisions de justice. Les juridictions elles-mêmes ont développé une "culture historique" dans ce domaine et l'on cite l'arrêté du 28 vendémiaire an V (19 octobre 1796) qui prescrit de ne plus laisser les jugements sous la forme de feuilles séparées mais de les réunir dans un Bulletin officiel annuel. Du côté de la juridiction administrative, ce sont les avocats aux conseils qui ont pris l'initiative, au XIXe siècle, de publier les arrêts du Conseil d'Etat sous la forme d'un recueil qui allait devenir le célèbre Lebon. Aujourd'hui la diffusion est effectuée sur internet. Deux décrets, l'un en 1984 et l'autre en 1996, ont créé un service public des bases de données juridiques. Un troisième texte de 2002 a ensuite prévu la diffusion du droit par internet avec une mise à disposition gratuite des décisions de justice sur le site public Legifrance.

Tout serait parfait si ces bases de données étaient complètes. Le rapport donne sur ce point d'intéressantes précisions. Pour l'année 2016, Legifrance a ainsi publié 10313 arrêts de la Cour de cassation et une sélection de 3047 décisions de Cour d'appel. Or une mise à disposition totale de la jurisprudence conduirait à permettre l'accès à environ 3 800 000 décisions pour l'ordre judiciaire, tous niveaux d'instance confondus. Durant la même année 2016, ont été publiés 2649 décisions du Conseil d'Etat et 17 112 arrêts des cours administratives d'appel, alors qu'une transparence totale conduirait à un corpus d'environ 177 000 décisions, tous niveaux confondus, y compris les tribunaux administratifs.

On est donc bien loin d'un Open Data, et les progrès incontestables de l'accessibilité des décisions sur internet cachent une pratique que l'on pourrait qualifier de "tri sélectif". Cela n'a rien de nouveau, et le Conseil d'Etat, par exemple, a toujours eu tendance à publier au Lebon les décisions dont il était fier, et à maintenir dans la confidentialité celles dont il n'avait pas de raison de se vanter.

A partir de cet état des lieux, le rapport Cadiet s'efforce de répondre à une question simple : comment mettre en oeuvre l'Open Data en garantissant le contrôle des juridictions suprêmes sur l'ensemble du processus de diffusion ? On observe à ce propos que la commission Cadiet était largement composée de membres de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat. Les usagers, quant à eux, n'étaient représentés que symboliquement, un seul universitaire même s'il s'agissait du Président de la commission, et un seul avocat.

Enjeux juridiques


Il n'est pas contestable que l'Open Data des décisions de justice pose un certain nombre de problèmes juridiques liés aux libertés publiques. Le rapport Cadiet ne s'intéresse guère à la justice prédictive, alors même que certaines expériences ont déjà été mises en oeuvre dans des juridictions. Sa recommandation n° 20 se borne, modestement, à appeler à une régulation de ces outils nouveaux, par la transparence des algorithmes et le contrôle de la puissance publique. Le rapport Cadiet consacre l'essentiel de son analyse aux conséquences juridiques de la diffusion des décisions de justice.

Certaines concernent les requérants et les justiciables car les décisions de justice peuvent porter sur la vie privée des personnes, leurs convictions, voire leur santé ou leur profil génétique. En matière pénale, la diffusion d'un jugement peut quelquefois conduire à une sorte de pilori juridique, surtout dans le cas des jugements de première instance frappés d'appel. Il est vrai que cette situation n'a rien de nouveau, et que la présomption d'innocence était déjà malmenée avant la diffusion des décisions sur internet. Quoi qu'il en soit, nul ne conteste que les décisions de justice comportent des données confidentielles, accessibles directement ou par croisement et recoupement d'informations.

D'autres problèmes juridiques concernent les intervenants dans le procès pénal. La diffusion exhaustive des décisions de justice sur internet rend désormais possible la création de "profils" de magistrats. Est-on plus sévère à Lyon qu'à Bordeaux ? Le Président Kouign-Amann de Rennes accorde-t-il des dommages et intérêts plus élevés pour un dommage comparable que son confrère Duchemoël à Lille ? Des profils comparables pourraient être réalisés à propos des avocats et l'on connaîtrait bientôt celui qui obtient des pensions alimentaires plus élevées dans un divorce ou cet autre qui perd systématiquement toutes ses causes.

Portrait du Président Kouign-Amann. Ecole française du XIXè siècle


La pseudonymisation


A toutes ces questions, le rapport Cadiet répond par un seul mot : la "pseudonymisation", principe déduit de la loi Lemaire qui prévoit que l'Open Data des décisions de justice doit être effectué "dans le respect de la vie privée des personnes". Cette pseudonymisation ne pose pas de problème dans le cas d'une partie à un procès, d'un requérant ou d'un justiciable. On peut néanmoins s'interroger sur son efficacité, car les moteurs de recherche permettent généralement de retrouver très facilement les protagonistes d'une affaire médiatisée.

La pseudonymisation des magistrats se heurte à des écueils juridiques plus importants. La publicité des décisions de justice est un élément du procès équitable. En matière administrative comme judiciaire, la loi précise ainsi clairement que les jugements "mentionnent le nom des juges qui les ont rendus". Rappelons que la justice est rendue "au nom du peuple français" et que celui-ci doit pouvoir, conformément à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen "demander des comptes à tout agent public de son administration". Une justice démocratique suppose donc un contrôle démocratique.

A toutes ces questions, le rapport Cadiet apporte une réponse unique : il faut prendre le temps de réfléchir avant de "définir le socle des règles essentielles de pseudonymisation". Elles seront précisées par un décret en Conseil d'Etat, complété par des recommandations de la CNIL. Nul doute que le Conseil d'Etat, en formation consultative, sera vivement intéressé par les questions d'accès aux décisions rendues par ses formations contentieuses.

Le contrôle des juridictions suprêmes


L'apport essentiel du rapport Cadiet réside dans sa recommandation n° 1 : "Confier aux juridictions suprêmes le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions de leur ordre de juridiction respectif (...) et la gestion des bases de données ainsi constituées". Il s'agit de maintenir le monopole des juridictions suprêmes sur la diffusion de leurs décisions.

Le rapport s'interroge donc sur l'articulation entre l'accès des tiers aux décisions de justice qui permet à chacun de s'adresser au greffe pour obtenir copie d'un jugement, et la mise en oeuvre de l'Open Data. En effet, il existe un risque de contournement de la pseudonymisation, dès lors que des tiers pourraient être tentés de demander au greffe une décision dans le but précisément d'identifier les parties.

La solution proposée par le rapport Cadiet est sans nuance. Elle s'inspire de l'article L 311-2 du code des relations entre le public et l'administration selon lequel cette dernière "n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives", notamment lorsqu'elles ont un caractère répétitif ou systématique. Le greffe pourrait donc tout simplement refuser la communication d'une décision de justice. Même si un recours en envisagé au président de la juridiction concernée, la procédure semble tout de même étrange. En quoi le greffe est-il compétent pour refuser l'accès à une décision, alors que la publicité des décisions de justice a un fondement législatif ? Lorsque l'on connaît le manque de personnel de ces services, on imagine volontiers que la tentation du refus sera grande, ne serait-ce que pour ne pas perdre un temps précieux à gérer de telles demandes.

Ce contrôle de l'Open Data pas les juridictions suprêmes constitue le fil rouge du rapport Cadiet. Le service public est donc privilégié,  garantie d'égalité devant la loi.

L'économie de l'Open Data


Il n'en demeure pas moins vrai que le rapport écarte la question de l'économie de l'Open Data.  Aucun professionnel du secteur de la Legal Tech n'était d'ailleurs associé aux travaux de la Commission Cadiet. Or, la frontière entre le service public et le secteur marchand est loin d'être imperméable.

Du côté du service public, on sait que la Cour de cassation vend l'accès à JuriCA, base de données qu'elle gère et qui comporte notamment les décisions des cours d'appel. Ses clients sont les éditeurs juridiques qui permettent ensuite un accès à travers leur plateforme, moyennant un abonnement fort onéreux. De leur côté, les entreprises du secteur bénéficient du droit de réutilisation des données. Depuis le décret du 20 juin 2014,  les licences Legifrance sont en effet gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". Il est donc impossible de leur interdire cette réutilisation, surtout si elles parviennent à anonymiser.

Si l'on résume la situation, le service public doit mettre en oeuvre l'Open Data, mais il n'a pas beaucoup de compétences techniques et pas beaucoup d'argent. En revanche, le secteur de la Legal Tech ne dispose que d'un droit de réutilisation, mais il a des compétences techniques et de l'argent. Ne serait-il pas judicieux se parler, voire d'envisager des associations, dans le respect des principes de l'Open Data



mardi 9 janvier 2018

Les fausses nouvelles en matière électorale

Le Président de la République a annoncé,  lors de ses voeux à la presse, le dépôt d'un projet de loi destiné à lutter contre la propagation, en période électorale, de fausses nouvelles diffusées sur des sites ou par les réseaux sociaux. Les journalistes ont parlé de Fake News, formulation sans doute plus anglo-saxonne, tellement plus moderne, mais aussi moins juridique.

Car la fausse nouvelle est une notion juridique, et depuis fort longtemps. Elle figurait déjà dans une loi de 1810 visant à punir les spéculateurs qui, par de faux bruits, faisaient fluctuer à leur avantage le cours des marchandises. Elle figure aujourd'hui dans deux textes essentiels qui touchent de près au domaine évoqué par le Président. 

D'une part, l'article 27 de la loi du 29 juillet 1881 sur la presse punit d'une amende de 45 000 € "la publication, la diffusion ou la reproduction, par quelque moyen que ce soit, de nouvelles fausses, de pièces fabriquées, falsifiées ou mensongèrement attribuées à des tiers lorsque, faite de mauvaise foi, elle aura troublé la paix publique, ou aura été susceptible de la troubler". D'autre part, l'article L 97 du code électoral sanctionne d'une amende de 15 000 € ceux "qui, à l'aide de fausses nouvelles, bruits calomnieux ou autres manoeuvres frauduleuses, auront surpris ou détourné des suffrages, déterminé un ou plusieurs électeurs à s'abstenir de voter".

Ces deux textes ont le mérite d'exister, mais il est vrai qu'ils s'appliquent difficilement aux Fake News diffusées sur internet durant les périodes électorales.

La notion de "fausse nouvelle" ne pose guère de difficulté. La nouvelle porte sur des faits, et seulement sur des faits, qui doivent avoir un lien avec l'actualité et qui n'ont pas été déjà portés à la connaissance du public, comme le rappelle la décision rendue le 13 avril 1999 par la Chambre criminelle de la Cour de cassation. Des commentaires, même particulièrement venimeux, sur des faits avérés ne peuvent être, en soi, être considérés comme des fausses nouvelles. La nouvelle est fausse, lorsqu'elle est "mensongère, erronée ou inexacte dans la matérialité du fait et dans ses circonstances", formule employée par la Cour d'appel de Paris dans une décision du 7 janvier 1988. De toute évidence, bon nombre des rumeurs diffusées durant la campagne des dernières élections présidentielles de 2017 peuvent être qualifiées de fausses nouvelles. On se souvient du célèbre "cabinet noir" présenté comme une réalité incontestable par les partisans de François Fillon ou des bruits allègrement relayés sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron.

L'article 27 de la loi de 1881


L'article 27 de la loi de 1881 peut, théoriquement, s'appliquer aux délits commis sur internet. La loi du 21 juin 2004 précise en effet que les délits de presse sont applicables à la communication en ligne. Ce n'est pourtant pas si simple, car l'utilisation de l'article 27 se heurte à plusieurs obstacles.

Le premier réside dans l'auteur des faits. L'article 27 de la loi de 1881 est un délit de presse, et la plupart de ceux qui publient des Fake News sur internet ne sont pas journalistes et n'ont rien à voir avec une entreprise de presse. Certes, la jurisprudence a accepté d'étendre l'application des délits de presse à certains sites ou blogs, mais pas à l'individu qui répand des bruits sur Twitter ou Facebook. Le plus souvent, il s'agit d'un militant, ou d'un groupe de militants, voire d'une officine plus ou moins opaque, qui ont pour mission de détruire le candidat adverse, par tous les moyens. Les entreprises de presse contribuent souvent à diffuser les bruits, mais elles n'en sont généralement pas les auteurs.

Cette constatation conduit au second obstacle qui est la condition de mauvaise fois exigée par l'article 27. Il est en effet bien difficile de la démontrer. La plupart de ceux qui diffusent les fausses nouvelles sur internet sont  convaincus de la vérité de ce qu'ils affirment. N'ont-ils pas déjà vu l'information sur Facebook ou Twitter ? N'ont-il pas reçu un courriel d'une "source sure" ? Ils sont crédules, souvent très attachés à "leur" candidat. Ils évoluent dans le cercle fermé de l'information diffusée par ses sympathisants. En bref, ils sont parfois peu éclairés, mais pas de mauvaise foi. Seul est de mauvaise foi celui qui est à l'origine de la tentative de manipulation de l'opinion, celui qui a sciemment publié des informations qu'il savait erronées. Mais à l'heure d'internet, la recherche de l'origine de la rumeur est particulièrement difficile. Vient-elle d'un site établi en Ukraine, d'un tweet anonyme, d'une page Facebook qui a aujourd'hui disparu ? Il n'est pas impossible que l'on finisse par trouver l'auteur de l'infraction, mais cela ne signifie pas que l'on pourra le poursuivre sur le fondement de l'article 27.

Enfin, et c'est le dernier obstacle à la mise en oeuvre de l'article 27, il ne pourra s'appliquer que si est remplie une condition de "trouble à la paix publique". La loi exige ainsi un lien de cause à effet entre la fausse nouvelle et le trouble. La jurisprudence, quant à elle, apprécie ce trouble in concreto. Le tribunal correctionnel de Nanterre a ainsi été saisi d'un reportage photo monté de toutes pièces, montrant des jeunes jetant un réfrigérateur sur les forces de l'ordre, alors qu'il s'agissait d'une mise en scène jouée par des figurants. Dans une décision du 13 décembre 2000, il a jugé que le délit de diffusion de fausses nouvelles était constitué dans la mesure où cette publication avait contribué aux troubles qui agitaient, à l'époque, les quartiers sensibles. Il en est de même de la diffusion d'une information erronée selon laquelle le maire de Paris protégerait les provocateurs, à une époque où la tension entre étudiants et forces de l'ordre était très vive (CA Paris, 18 mai 1988). La jurisprudence n'a jamais admis un trouble purement psychologique à la paix publique. Or force est de constater que les bruits sur l'homosexualité du candidat Emmanuel Macron ou sur l'état de ses finances n'ont pas provoqué d'émeutes, heureusement.

Dans ses conditions, on doit admettre que l'article 27 de la loi de 1881, dans sa rédaction actuelle, ne peut rien, ou pas grand-chose, contre la diffusion virale des Fake News.


On nous cache tout, on nous dit rien. Jacques Dutronc. 1967



L'article L 97 du code électoral


L'article L 97 du code électoral ne pose pas de condition de mauvaise foi ou de trouble à la paix publique, mais il n'est pas plus facile à utiliser. Certes François Fillon a porté plainte contre le Canard Enchaîné sur ce fondement, le journal étant accusé d'avoir diffusé la fausse nouvelle de l'emploi fictif de son épouse. Mais cette action judiciaire ne permettra pas de faire avancer la jurisprudence, car cette plainte a été classée sans suite fin novembre 2017.

Quoi qu'il en soit, l'article L 97 du code électoral ne donne lieu qu'à une jurisprudence fort rare. On y trouve le cas du préfet de police de Marseille qui a, à la suite d'une explosion, a, sans preuves décisives et dans l'intention de détourner des suffrages lors des élections municipales, attribué à des politiciens de droite un projet d'attentat contre une synagogue. A commis la même infraction le candidat aux élections cantonales qui a fait distribuer un tract dans lequel il affirmait qu'une société avait décidé de créer  dans une commune du département 310 emplois grâce à des installations touristiques, alors même que la société en question avait officiellement informé qu'elle renonçait à tout investissement nouveau en raison de contraintes financières (TGI Nancy, 3 juillet 1996, n° 3266/96).

Cette restriction de l'application de l'article L 97 aux élections locales ne s'explique pas par une quelconque crainte des juges, qui redouteraient de s'attaquer aux bruits malveillants répandus durant des élections présidentielles. Lors d'une élection nationale, il devient beaucoup plus difficile en effet de démontrer que  la diffusion d'une fausse nouvelle a entraîné un véritable transfert de voix ou une abstention plus élevée que dans la circonscription voisine. L'impact électoral d'une rumeur malveillante est alors impossible à prouver.

On peut donc rejoindre le Président de la République, lorsqu'il constate que le droit positif n'est pas satisfaisant. Mais que propose-t-il pour autant ?  Pour le moment, on ignore largement le contenu du projet annoncé. L'idée générale est cependant clairement exprimée : il s'agit de substituer la responsabilité des plateformes internet à celle des individus auteurs des rumeurs malveillantes.

La responsabilité des plateformes

 


Une véritable transparence serait d'abord imposée sur les contenus sponsorisés permettant au lecteur de voir que la diffusion de l'information en cause est financée. La transparence est certes toujours une bonne chose, mais cette mesure pose de nombreuses questions en matière électorale. L'article L 52-1 du code électoral interdit le recours à la publicité commerciale est en effet interdite à des fins de campagne électorale pendant les six mois qui précèdent l'élection. En revanche, le Conseil d'Etat, dans un arrêt du 8 juillet 2002, a considéré que "la réalisation et l'utilisation d'un site ou d'un blog ne revêtent pas le caractère d'une publicité commerciale au sens de ces dispositions". Ces supports sont évidemment ceux visés par l'obligation de transparence envisagée par Emmanuel Macron. Mais pourquoi autoriser la publicité par internet et pas dans la presse et les médias audiovisuels ? Le moins que l'on puisse dire est que cette mesure nécessiterait une réflexion globale, ne serait-ce que dans le but de garantir le respect du principe d'égalité devant la loi.

Le Président de la République envisage également une procédure de référé spécifique qui permettrait aux victimes d'obtenir une injonction d'un juge, ordonnant au gestionnaire du site, voire au fournisseur d'accès, de supprimer la fausse nouvelle, voire de déréférencer le site, de fermer le compte Twitter ou la page. Là encore, ce n'est pas impossible d'envisager de telles mesures, dès lors qu'elles peuvent déjà être mises en oeuvre dans le cas de publications illégales, par exemples racistes ou antisémites. Il n'en demeure pas moins que les voies d'exécution font souvent défaut lorsqu'il s'agit de mettre en oeuvre concrètement de telles décisions. Beaucoup de sites diffusant de fausses nouvelles sont domiciliés à l'étranger, souvent dans des Etats dépourvus de législation en ce domaine. Quant aux grandes entreprises du secteurs, Twitter, Facebook et autres réseaux sociaux, elles mettent tout en mesure pour que ce soit le droit américain qui s'applique, sous le contrôle du juge américain. Or le droit des Etats Unis repose sur le 1er Amendement, qui garantit une liberté d'expression absolue qui n'est pas tempérée que par un système de responsabilité civile. Le temps de saisir le tribunal de Palo-Alto, de payer très cher quelques cabinets d'avocats américains, la campagne électorale sera terminée depuis longtemps et le référé n'aura eu aucun impact sérieux.

Et la neutralité du net ?


Il reste donc à espérer que le projet annoncé par le Président de la République ne sera pas voté dans la précipitation. Les prochaines échéances électorales nationales sont loin, et le Parlement a le temps de faire son métier, c'est à dire de réfléchir à cette réforme. Ses enjeux dépassent largement le cas des fausses nouvelles, car derrière la responsabilité des plate-formes et des fournisseurs d'accès, c'est toute la question de la neutralité du net qui est posée. Il ne faudrait pas qu'une réforme destinée à moraliser la vie politique conduise finalement à une remise en cause des principes fondamentaux qui garantissent la liberté d'expression sur internet.

Sur la liberté d'expression sur internet : Chapitre 9, section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

vendredi 5 janvier 2018

Inès : la jeune fille et la mort

Le 5 janvier 2018, le juge des référés du Conseil d'Etat a refusé de suspendre la décision d'arrêt de soins prise par l'équipe médicale en charge du cas de la jeune Inès, en état végétatif depuis six mois. Appliquant la loi Léonetti-Claeys du 2 février 2016, il autorise ainsi les médecins, malgré l'avis contraire des parents, à interrompre la ventilation et à procéder à l'extubation d'une enfant de quatorze ans. Si cette décision est exécutée, son décès devrait intervenir dans les heures ou les jours qui suivent l'interruption des traitements.

Compte tenu de l'importance de l'enjeu, puisqu'il s'agissait de se prononcer sur une décision susceptible d'entrainer le décès la patiente, l'ordonnance de référé a été prise par un collège de trois juges, à l'issue d'une audience réunissant les avocats du centre hospitalier et ceux des parents de l'enfant.

Une autorisation, pas une injonction

 

L'ordonnance est très soigneusement motivée. Le juge précise d'abord qu'il appartiendra au médecin compétent d'apprécier "si et dans quel délai la décision d’arrêt de traitement doit être exécutée", compte tenu des circonstances. Il devra également prendre des mesures pour assurer la sauvegarde de la dignité de la patiente et lui dispenser les soins palliatifs nécessaires. L'ordonnance de référé s'analyse donc comme une autorisation d'interrompre le traitement, pas comme une injonction. 

Au regard de l'ensemble de la jurisprudence antérieure, il demeure évident que cette décision devait être prise, aussi cruelle soit-elle. Il n'était en effet pas possible de statuer autrement, sans vider de son sens la loi Léonetti et le droit de mourir dans la dignité qu'elle met en oeuvre. Toutes les conditions mises à son application étaient en effet réunies.

L'obstination déraisonnable


La loi Léonetti affirme que les traitements peuvent être interrompus lorsqu'ils révèlent une "obstination déraisonnable", c'est-à-dire lorsqu'ils « apparaissent inutiles, disproportionnés et n’ont d’autre effet que le seul maintien artificiel de la vie". Tel est malheureusement le cas dans le cas d'Inès qui souffrait depuis longtemps d'une myasthénie auto-immune sévère. En juin 2017, elle a été trouvée inanimée à son domicile, à la suite d'un arrêt cardio-respiratoire. Prise en charge au CHRU de Nancy, tous les examens ont montré une évolution neurologique défavorable et une absence totale de réactivité. Les médecins n'ont rien pu faire si ce n'est placer l'enfant sous ventilation et assurer son alimentation et son hydratation par sondes. Au moment où intervient le référé, elle est dans un coma profond depuis six mois, en "maintien artificiel de la vie", au sens de la loi Léonetti, et la durée même de cette situation traduit une "obstination déraisonnable".

Sur ce plan, la situation d'Inès est différente de celle de la petite Marwa, affaire jugée par le tribunal administratif de Marseille en mars 2017. Il s'agissait alors d'une enfant de dix mois victime d'un virus provoquant de graves dommages cérébraux. A peine deux mois après l'apparition de la maladie, les médecins proposent l'interruption des traitements. Mais, au moment où le  juge est saisi, l'état de conscience, ou d'inconscience, de l'enfant ne semble pas tout-à-fait stabilisé. Si les médecins de l'équipe soignante insistent sur le caractère irréversible des lésions, les expertises sont plus nuancées. Un expert sollicité par le tribunal ne semble pas exclure que l'enfant ait un certain niveau de conscience que sa paralysie lui interdit d'exprimer. Devant une telle situation, le juge des référés du tribunal administratif estime qu'il n'est pas encore possible d'envisager l'évolution future de l'état de l'enfant, et que l'arrêt des traitements ne peut donc pas encore être envisagé. La situation de Marwa ne relève pas de l'acharnement thérapeutique ou de l'"obstination déraisonnable" au sens de la loi de 2016.




La jeune fille et la mort. Franz Schubert. Quatuor Alban Berg

La procédure


Dans le cas d'Inès, l'équipe médicale a appliqué la procédure fixée par la loi. En l'absence de directives anticipées rédigées par le patient lui-même, précaution possible mais peu probable dans le cas d'une enfant de quatorze ans, la loi Léonetti prévoit que l'interruption des traitements peut être effective à l'issue d'une procédure collégiale réunissant les médecins traitants et un expert extérieur au service, qui se prononcent après avis de la "famille". Dans le cas de Vincent Lambert, on sait que les premiers juges avaient estimé que, dans un contexte de conflit familial, la consultation devait être élargie à l'ensemble des proches du patient. Dans celui d'Inès, la situation est juridiquement plus simple car le code de la santé publique prévoit que, dans le cas d'un patient mineur, ce sont les titulaires de l'autorité parentale qui sont consultés (art L. 111-4 csp). 

L'ordonnance de référé précise que parents d'Inès s'opposent à l'arrêt des traitements pour des motifs religieux et qu'ils pensent même qu'une hospitalisation à domicile permettrait d'améliorer l'état de leur fille. Les médecins considèrent, quant à eux, qu'un tel projet n'est pas réaliste "compte tenu de la gravité de l’état de la patiente, de son caractère irréversible et de la lourdeur des soins qu’il impliquerait de délivrer en permanence". Le juge des référés se borne à mentionner cette divergence. Il n'a pas besoin de l'arbitrer car, au sens de la loi, les parents d'Inès ne sont pas titulaires du pouvoir de décision. 

Celui-ci appartient à l'équipe médicale, et le Conseil constitutionnel l'a clairement rappelé dans sa décision QPC du 2 juin 2017 : « il n’appartient pas au Conseil constitutionnel (...) de substituer son appréciation à celle du législateur sur les conditions dans lesquelles, en l’absence de volonté connue du patient, le médecin peut prendre, dans une situation d’obstination thérapeutique déraisonnable, une décision d’arrêt ou de poursuite des traitements. ». La décision est celle des médecins, et le législateur l'a précisément voulu ainsi pour ne faire peser sur la famille du patient une responsabilité trop lourde. Le Conseil constitutionnel ajoute que les proches du patient, s'ils sont en désaccord avec la décision prise, peuvent toujours saisir le juge d'une demande de référé. 

La décision s'appuie ainsi sur la jurisprudence du Conseil constitutionnel qu'elle mentionne d'ailleurs expressément. Elle fait observer que, dans le cas d'Inès, la procédure s'est déroulée conformément à la loi, que ses parents ont été entendus, qu'un rapport d'expert indépendant a été demandé. In fine, le juge des référés refuse, logiquement, de suspendre la décision d'interruption des traitements.

Il convient de rappeler qu'une demande de référé-liberté ne s'accompagne pas nécessairement d'un recours au fond. La décision des médecins est donc immédiatement exécutoire. Mais les parents d'Inès n'ignorent pas que ceux de Vincent Lambert ont aussi été confrontés à une ordonnance de référé déclarant légale la décision d'arrêt des traitements. C'était le 24 juin 2014. Ils ont ensuite subi un nouvel échec devant la Cour européenne des droits de l'homme, le 6 juin 2015. La voie contentieuse ne leur étant pas favorable, ils ont donc utilisé d'autres moyens. Par diverses pressions et intimidations, ils ont obtenu la démission du chef de service dans lequel leur fils était hospitalisé, et la désignation d'un nouveau médecin a permis de reprendre la procédure au début...Les parents d'Inès vont-ils, à leur tour, adopter une tactique de guérilla juridique ou, au contraire, laisser leur fille s'éteindre dans la dignité ?


Sur le droit de mourir dans la dignité : Chapitre 7 section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

mercredi 3 janvier 2018

Les contrôles aux frontières devant le Conseil d'Etat

Par un arrêt du 28 décembre 2017, le Conseil d'Etat confirme la légalité de la décision française réintroduisant un contrôle aux frontières intérieures de l'Espace Schengen, du 1er novembre 2017 au 30 avril 2018. Le juge administratif avait été saisi par différentes associations de soutien aux migrants, la Cimade, l'Association nationale d'assistance aux frontières pour les étrangers (Anafé) et le Groupe d'information et de soutien aux immigrés (Gisti). Elles espéraient faire reconnaître qu'une telle mesure n'avait pas d'autre objet que de limiter la liberté de circulation des migrants au sein de l'UE et qu'elle portait donc une atteinte excessive aux droits des personnes et à la liberté de circulation. 

Le référé de novembre 2017


Les associations requérantes n'avaient sans doute que peu d'illusions sur leurs chances du succès. Dans une ordonnance du 21 novembre 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat avait déjà écarté leur demande de suspension de l'exécution de cette même mesure. Il s'appuyait alors sur le défaut d'urgence, rappelant qu'il allait rapidement statuer sur le fond de la requête. Surtout, il avait alors déclaré que si les associations estiment que le rétablissement du contrôle aux frontières s'accompagne de violations individuelles des droits des migrants, "il leur est loisible de saisir, dans ces situations, le juge compétent pour en connaître". Une manière élégante de dire que le référé-liberté dont il était saisi n'invoquait aucune violation concrète des droits des migrants et qu'il n'y avait donc pas urgence à se prononcer. Le facteur-temps ne présente donc, en l'espèce, qu'un intérêt limité. 

Le droit de l'Union


La décision unilatérale de réintroduire un contrôle aux frontières ne repose, en aucun cas, sur l'état d'urgence et sa durée ne doit donc pas nécessairement coïncider avec celle de l'état d'urgence. L'article 77 du traité sur le fonctionnement de l'Union européenne (TFUE) énonce que "l'Union développe une politique visant à assurer l'absence de tout contrôle des personnes, quelle que soit leur nationalité, lorsqu'elles franchissent les frontières intérieures". Le principe est donc que les contrôles doivent être assurés aux frontières extérieures de l'Union et pas aux frontières intérieures. Un règlement du 9 mars 2016 met en oeuvre ces dispositions et établit "un code de l'Union relatif au franchissement des frontières". 

Ce règlement prévoit cependant une importante dérogation dans ses articles 25 à 27, dérogation qui était déjà présente dans l'article 48 § 3 du traité de Rome qui énonçait que la libre circulation s'exerce "sous réserve des limitations justifiées par des raisons d'ordre public, de sécurité publique et de santé publique". Un Etat membre est donc autorisé à "exceptionnellement réintroduire le contrôle aux frontières", lorsqu'il est confronté à "une menace grave pour l'ordre public ou la sécurité intérieure". Là encore,  la durée de la mesure est déterminée par l'Etat lui-même. S'il est vrai que le règlement prévoit une durée de droit commun "d'une durée maximal de trente jours", il ajoute aussitôt que cette durée peut être étendue à la "durée prévisible de le menace, si elle est supérieure à trente jours".  

Les deux seules contraintes imposées à l'Etat sont bien modestes. La première réside dans le fait que les contrôles aux frontières intérieures ne doivent pas excéder "ce qui est strictement nécessaire pour répondre à la menace grave". La seconde fixe un terme de six mois à la durée du rétablissement des contrôles, mais rien n'interdit de prendre une nouvelle décision à l'issue de ce délai. De manière très claire, le contrôle aux frontières intérieures est défini comme une exception au principe de libre circulation, mais  cette exception est perçue comme l'expression de la souveraineté de l'Etat, qui, par hypothèse, ne saurait être limitée.


Rien à Déclarer. Dany Boon. 2010. Benoît Pelvoorde et Dany Boon


Le contrôle au fond

 

Certes, rien n'interdirait à la Cour de justice de l'Union européenne, si elle était saisie, de se prononcer sur l'interprétation qu'elle entend donner à ces dispositions. Mais précisément, le Conseil d'Etat refuse la demande des associations requérantes qui souhaitaient qu'une question préjudicielle soit posée à la CJUE. A ses yeux, elles sont parfaitement claires et il est donc en mesure d'exercer son contrôle de proportionnalité en connaissance de cause.

Sur le fond, la décision est sans surprise. Le Conseil d'Etat prend note "de l'actualité de la menace terroriste" illustrée à la fois par la réalisation d'attentats en Espagne, en Grande-Bretagne et en France, et par la crainte de voir revenir sur le territoire des personnes parties combattre en Syrie et en Irak. Cette effectivité de la menace permet d'abord au Conseil d'Etat d'écarter sèchement le détournement de pouvoir invoqué par les associations requérantes qui estimaient que le rétablissement des contrôles aux frontières intérieures n'avait pas d'autre finalité que d'empêcher de malheureux migrants de venir en France. 

Elle permet aussi d'exercer le contrôle de proportionnalité, et le Conseil d'Etat juge, logiquement, que la gravité de la menace terroriste justifie que soient contrôlées l'identité et la provenance des personnes désireuses d'entrer en France. Peu importe donc que le gouvernement français ait pris neuf décisions de réintroduction ou de prorogation de ces contrôles depuis les attentats du 13 novembre 2015, dès lors qu'ils demeurent justifiés par la persistance de la menace terroriste. 

Personne ne pouvait sérieusement s'attendre à ce que la plus haute juridiction administrative annule la décision de rétablir les contrôles aux frontières. La décision ne manque pas pour autant d'intérêt car elle révèle la volonté du Conseil d'Etat d'assurer la plénitude de son rôle, sans interférences superflues de la Cour de justice de l'Union européenne. En bref, les contrôles aux frontières relèvent de la souveraineté de l'Etat et leur contrôle des juridictions internes.



Sur l'entrée sur le territoire : Chapitre 5 section 2 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

 

lundi 1 janvier 2018

Histoire édifiante d'un médecin barbu

La Cour administrative d'appel (CAA) de Versailles a admis le 19 décembre 2017 qu'un hôpital public pouvait  mettre fin aux fonctions d'un médecin, au motif qu'il refusait de tailler une barbe "imposante", risquant "d'être perçue par les agents et les usagers du service public comme la manifestation ostentatoire d'une appartenance religieuse incompatible avec les principes de laïcité et de neutralité du service public".

Le principe de neutralité et les stagiaires


Observons d'emblée que le porteur de ladite barbe avait la qualité de stagiaire. Il était venu faire un stage de spécialisation d'un an dans le service de chirurgie viscérale de l'hôpital de Saint-Denis, grâce une convention de coopération entre cet établissement et l'Université égyptienne de Menoufia. La direction lui a demandé de tailler sa barbe, mais il a pris la demande à rebrousse-poil. Son refus a donc suscité la résiliation de la convention et, par ricochet, la fin de ses fonctions. 

Certes, les stagiaires de tous poils sont toujours en situation précaire, mais, en l'espèce, cette précarité ne change rien à l'affaire. L'obligation de neutralité s'impose à l'ensemble des agents publics, statutaires ou contractuels. L'une des décisions les plus anciennes dans ce domaine, l'arrêt Demoiselle Weiss rendu par le Conseil d'Etat en 1938, affirmait déjà qu'une institutrice stagiaire en formation à l'Ecole Normale était soumise à l'obligation de neutralité. Si elle pouvait organiser des conférences religieuses en dehors de l'Ecole, il lui était donc interdit d'en faire mention dans son activité professionnelle.  

Le principe de neutralité et le port de la barbe


C'est évidemment sur cette jurisprudence traditionnelle que s'appuie la direction de l'hôpital. Elle estime que le port de la barbe constitue une atteinte au principe de neutralité, ce qui signifie qu'elle le considère comme un signe religieux ostensible.  Cette position n'est pas sans courage. Elle révèle une volonté d'obtenir une décision de principe sur le respect de la neutralité. 

La barbe est-elle un signe religieux ? Pas nécessairement, répond la CAA qui observe que "le port d'une barbe, même longue, ne saurait à lui seul constituer un signe d'appartenance religieuse". Mais il peut le devenir s'il représente "dans les circonstances propres à l'espèce", la manifestation d'une revendication ou d'une appartenance religieuse. Il appartient donc au juge administratif, d'apprécier si le système pileux contesté manifeste, de façon ostentatoire, une appartenance religieuse. En l'espèce, la CAA répond positivement, tout simplement parce que le médecin égyptien ne le nie pas, ni devant l'administration hospitalière ni devant le juge. A chaque fois, il s'est borné à invoquer le droit au respect de sa vie privée, sans contester qu'il s'agissait pour lui de "manifester ostensiblement un engagement religieux".

Dans ce cas, la résiliation du contrat est considérée par le juge comme parfaitement licite. La CAA ajoute d'ailleurs que le principe de neutralité doit être respecté avec d'autant plus de rigueur que les agents de l'établissement hospitalier exercent leurs fonctions "dans un environnement multiculturel". On retrouve dans cette formulation un écho atténué de la décision de la Cour d'appel de Paris en novembre 2013 sur l'affaire Baby-Loup. A l'époque, le juge judiciaire s'était rallié à la notion d'"entreprise de conviction", héritée du droit européen, qui permet à l'entreprise d'exiger de ses salariés le respect d'une parfaite neutralité, lorsqu'elle exerce ses fonctions dans un milieu multiculturel. Cette notion d'"entreprise de conviction" a cependant été jugée trop imprécise par l'Assemblée plénière Cour de cassation qui l'a récusée dans un arrêt du 25 juin 2014, pour privilégier un contrôle de proportionnalité ordinaire. Même si l''hôpital public n'est pas l'entreprise, l'idée demeure que l'obligation de neutralité y pèse avec une exigence particulière lorsque l'environnement est multiculturel. 

 
Ouverture du Barbier de Séville
Paroles Pierre Dac et Francis Blanche. Musique : Rossini
Extrait du film "Boum sur Paris", Les Quatre Barbus. 1954

La motivation fondée sur l'hygiène et la sécurité


Cette volonté d'obtenir une définition claire du champ d'application du principe de neutralité est particulièrement nette si l'on considère que l'établissement hospitalier aurait pu obtenir le même résultat par un autre moyen. Il lui était en effet possible de demander au médecin égyptien de tailler sa barbe pour des motifs d'hygiène et de sécurité. Dans une décision du 19 février 2008, cette même CAA de Versailles avait déjà été saisie du cas du refus de titularisation d'un agent municipal de Villemonble qui, déjà, refusait de couper une barbe "longue et fournie". A l'époque, le maire s'appuyait certes sur "l’expression extérieure d’une conviction religieuse incompatible avec l’accueil du public", mais il invoquait aussi le danger d'un système pileux qui empêchait l'intéressé de porter le masque indispensable à des fonctions de manipulation de produits toxiques. Il est évident qu'un médecin faisant un stage en chirurgie doit aussi porter un masque, obligation peu compatible avec le port d'une "barbe imposante". En 2008, la CAA de Versailles n'avait pas remis en cause cette double motivation, annulant néanmoins la décision pour défaut de procédure contradictoire. 

Cette motivation a repris du poil de la bête avec l'arrêt Eweida et autres c. Royaume-Uni, rendu par la Cour européenne des droits de l'homme le 15 janvier 2013. Elle affirme en effet que le chef d'un service de gériatrie peut légitimement interdire le port d'une croix aux infirmières, un patient pouvant s'accrocher à ce bijou et provoquer des blessures. Dans le cas d'un motif d'hygiène ou de sécurité, il n'est pas besoin, aux yeux de la CEDH, de règlement intérieure, la seule décision du chef de service suffisant à imposer cette contrainte.

La nécessité d'une décision de principe


Pour l'hôpital de Saint-Denis, cette voie était donc largement ouverte. Mais elle demeurait un pis-aller, un moyen d'obtenir le respect de l'obligation de neutralité sans l'exiger formellement. C'est précisément ce que refuse la direction de l'établissement qui obtient, avec la décision de la CAA du 19 décembre 2017, une décision de principe. Elle sera sans doute de nature à justifier la modification du règlement intérieur de l'établissement, dans le sens du respect du principe de neutralité.

Il existe un risque cependant... celui d'un recours devant le Conseil d'Etat. On sait que la Haute Juridiction a une pratique particulière en matière de laïcité, qui consiste à surtout ne pas rendre de décisions de principe, à poser des règles obscures susceptibles d'interprétations diverses et variées, voire à développer des raisonnements tirés par les cheveux. Il ne reste donc qu'à espérer que, s'il est saisi de l'affaire du médecin barbu, le Conseil d'Etat ne coupera pas les poils en quatre et réaffirmera simplement l'importance de l'obligation de neutralité qui pèse sur les agents publics.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques sur internet version e-book, version papier

vendredi 29 décembre 2017

Protocole n° 16 : Le Conseil constitutionnel qualifié de "Juridiction" par lui-même


Le 20 décembre 2017, le Conseil constitutionnel a publié un discret communiqué, après que le Président Macron ait annoncé, lors d'une visite à la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) le 31 octobre 2017, la ratification par la France du Protocole n° 16 à la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Ce texte organise une procédure facultative de consultation de la CEDH par les "plus hautes juridictions" des Etats parties. Un projet de loi de ratification a été déposé sur le bureau de l'Assemblée nationale le 20 décembre, exactement le même jour que le communiqué du Conseil constitutionnel.

Aussi discret soit-il, ce communiqué est intéressant, car il traduit deux revendications du  Conseil constitutionnel. L'une est apparente et clairement mise en avant, l'autre avance masquée mais ses enjeux dépassent largement la simple mise en oeuvre du Protocole n° 16.

La procédure consultative


Le Conseil constitutionnel souhaite d'abord, et c'est la revendication clairement mise en avant, pouvoir user de la procédure consultative mise en place par le Protocole n° 16. Elle autorise les "hautes juridictions nationales" à demander à la CEDH un avis consultatif sur "des questions de principes relatives à l'interprétation ou à l'application des droits et libertés définis par la Convention pour ses protocoles". Encore faut-il que la juridiction demanderesse intervienne "dans le cadre d'une affaire pendante devant elle". Elle doit en outre motiver sa demande et produire les éléments pertinents du contexte juridique et factuel de l'affaire pendante.

L'utilisation de cette procédure ne pose aucun problème juridique dans le contentieux électoral dans lequel le Conseil n'est pas juge de la conformité de la loi à la Constitution et peut donc se fonder sur la convention européenne des droits de l'homme. Dans son communiqué, le Conseil admet ainsi qu'il "ne juge du respect de certaines stipulations de la Convention européenne que pour une part de son rôle juridictionnel, à savoir le contentieux des élections législatives et sénatoriales".

Le Conseil ne limite cependant pas sa revendication au seul contentieux électoral. Il reconnaît certes que "dans le contrôle de la constitutionnalité des lois qu'il effectue sur le fondement des articles 61 et 61-1 de la Constitution, il ne procède pas au contrôle de la « conventionnalité » de la loi", mais c'est pour ajouter immédiatement que "cette situation n'est pas remise en cause par la possibilité qu'il aura de saisir pour avis la Cour de Strasbourg (...)".  Par cette formulation, le Conseil constitutionnel reconnaît que les engagements internationaux ne constituent, en aucun cas, des normes de référence dans l'exercice de son contrôle de constitutionnalité. Selon une formulation aujourd'hui bien connue, il affirme ainsi régulièrement : "S'il revient au Conseil constitutionnel (...) de s'assurer que la loi respecte le champ de l'article 55 de la Constitution, il ne lui appartient pas en revanche d'examiner la conformité de celles-ci aux stipulations d'un traité ou d'un accord international". En d'autres termes, le Conseil n'a pas à examiner la loi qui lui est déférée au regard de la Convention européenne des droits de l'homme. 

Il ne s'agit pas d'un détail car un traité n'est obligatoire en droit français que sur l'unique fondement de l'article 55 de la Constitution. Celui-ci précise qu'un traité régulièrement ratifié, et c'est évidemment le cas de la Convention européenne des droits de l'homme, a "une autorité supérieure à celle des lois". Un traité est donc supérieur à la loi, mais inférieur à la Constitution dès lors qu'il trouve en elle le fondement de sa validité. Il appartient donc aux juges du fond et aux juridictions suprêmes, tant de l'ordre judiciaire qu'administratif, d'apprécier les actes qu'ils ont à juger au regard de la Convention européenne des droits de l'homme et de la jurisprudence de la CEDH. Le Conseil constitutionnel, quant à lui, ne peut apprécier la conformité de la loi par rapport à une convention.

La demande d'un avis purement consultatif n'implique pas que le Conseil constitutionnel décide désormais d'exercer un contrôle de conventionnalité. Sans doute, mais on peut alors se demander pourquoi il demande un avis, s'il ne lui sert à rien.
 
Dans sa célèbre décision QPC du 4 avril 2013,  le Conseil a saisi pour question préjudicielle non pas la CEDH mais la Cour de justice de l'Union européenne (CJUE). Il lui a demandé comment il convenait d'interpréter les termes d'une décision-cadre de l'UE de 2002, à l'origine de dispositions législatives organisant le mandat d'arrêt européen. Cette décision peut cependant difficilement être considérée comme un précédent, une sorte d'anticipation de la procédure mise en oeuvre par le Protocole n° 16. Le Conseil se prononce en effet sur le fondement de l'article 88-2 de la Constitution qui énonce que "la loi fixe les règles relatives au mandat d'arrêt européen en application des actes pris par les institutions de l'Union européenne". En l'espèce, l'article 88-2 précise que le législateur met en oeuvre la décision de l'UE, selon des principes fixés par l'Union elle-même. Si le Conseil s'interdisait de demander à la CJUE des précisions sur le contenu et l'interprétation de ces principes, son contrôle de la loi se trouverait paralysé. Tel n'est pas le cas dans l'hypothèse du contrôle de constitutionnalité de droit commun qui n'a pas réellement besoin d'interpréter la Convention européenne pour s'exercer. 

On pourrait néanmoins considérer la procédure consultative revendiquée par le Conseil trouve sa justification dans le dialogue des juges. Le juge constitutionnel demanderait ainsi son avis à la CEDH par curiosité intellectuelle, pour bénéficier d'éléments contextuels. L'idée est séduisante, mais sa mise en oeuvre délicate car la question posée est celle de la réception de l'avis. Supposons un instant que le Conseil demande un avis à la CEDH à l'occasion d'une QPC en cours. Il n'a alors que deux solutions. Soit il applique l'avis, et il risque d'être suspecté de se soumettre purement et simplement à la CEDH, au mépris de la hiérarchie des normes. Soit il ne l'applique pas et, dans ce cas, le dialogue des juges risque de conduire à un constat de divergence, voire à un conflit.

On en vient donc à se demander si le Conseil constitutionnel ne revendique pas l'usage de cette procédure non pas pour s'en servir, mais pour d'autres motifs.

Dialogue des juges
Les catcheurs. Les Frères Jacques. 1966. Archives de l'INA

 

Une "haute juridiction nationale"


Derrière cette revendication s'en cache une autre, qui est sans doute l'enjeu de la démarche. Si le Conseil se voit accorder le droit de faire usage de cette procédure, il sera qualifié de "haute juridiction nationale". Or il faut observer que le Conseil constitutionnel n'a jamais été officiellement qualifié de juridiction. La Constitution ne précise pas sa nature juridique et le  considère comme une institution sui generis. Elle lui consacre un titre spécifique, le titre VII, distinct du titre VIII qui, quant à lui, traite "De l'autorité judiciaire". Les membres du Conseil, quant à eux, n'ont pas le statut de magistrats.

Bien entendu, il n'est pas contestable que le Conseil est qualifié de juridiction dans le langage courant, par référence à la notion de "juris-dictio".  N'a t il pas pour mission de dire le droit ? On parle ainsi volontiers des "juges" constitutionnels alors que le droit positif les qualifie seulement de "membres du Conseil constitutionnel". Il n'empêche que la qualification de "juridiction" demeure un enjeu non négligeable, en particulier dans le contexte des relations du Conseil avec la CEDH.
L'examen de la jurisprudence de la CEDH incite en effet à penser que le Conseil constitutionnel ne saurait être considéré comme une juridiction au regard de la convention européenne des droits de l'homme. Or, il n'est pas impossible que celle-ci soit un jour saisie de cette question. La CEDH ne s'interdit pas, en effet, d'apprécier la procédure mise en oeuvre devant les tribunaux constitutionnels des Etats. Dans un arrêt Süssmann c. Allemagne de 1996, elle contrôle ainsi que le tribunal de Karlsruhe respecte les règles du procès équitable garanties par l'article 6 § 1 de la Convention européenne. Depuis l'intégration de la QPC dans le droit positif, on doit envisager l'hypothèse du requérant débouté après une QPC, qui choisira d'aller jusqu'au bout du parcours contentieux, et saisira la CEDH en invoquant notamment le défaut d'impartialité du Conseil constitutionnel.

Pourquoi pas, dès lors que le principe d'impartialité trouve précisément son fondement dans l'article 6 § 1 de la Convention ? Dans sa décision Adamkiewicz c. Pologne du 2 mars 2010, la CEDH rappelle que le respect du principe d'impartialité ne se limite pas à interdire aux membres du tribunal de prendre parti publiquement sur un dossier en cours, prohibition que la Cour qualifie d'impartialité subjective. Elle s'étend à l'impartialité "objective" qui affirme qu'une institution est impartiale quand elle a les apparences de l'impartialité, quand elle inspire la confiance aux requérants. Ce n'est donc pas l'attitude des juges qui est en cause mais l'organisation elle-même. Que penserait la CEDH d'une institution dont le Président assume en même temps des fonctions auprès d'une organisation internationale ? dont les membres interrompent parfois leurs activités pour aller faire une campagne référendaire ? Pire encore, accepterait-elle une institution appelée à juger du compte de campagne d'un ancien Président de la République au moment où celui-ci en devient membre de droit ? D'une manière générale, ces membres de droit constituent une sorte de bombe à retardement juridictionnelle devant la CEDH, car on n'imagine guère qu'elle les considère comme des "magistrats" au sens de la Convention européenne.

Si l'on revient au communiqué du Conseil constitutionnel, on s'aperçoit alors qu'il ne manque pas de sel. En effet, le Conseil instrumentalise la procédure d'avis à la Cour européenne pour être qualifié de juridiction, alors que la jurisprudence de cette même Cour va à l'encontre d'une telle qualification. Cela prouve au moins que le Conseil constitutionnel ne s'estime pas lié par la jurisprudence de la CEDH, du moins pas encore.

Il reste évidemment à envisager les suites de cette demande. Au regard du Protocole n° 16, ce sont les "Hautes Parties Contractantes", c'est-à-dire les Etats membres qui dressent eux-mêmes la liste des "plus hautes juridictions" concernées par la procédure nouvelle. Le communiqué du Conseil constitutionnel montre seulement qu'il s'attribue lui-même cette qualité. Mais le point de savoir s'il est une juridiction, ou s'il doit faire l'objet de certaines réformes pour être qualifié comme telle ne saurait résulter de sa seule volonté. C'est évidemment au parlement d'apprécier cette question et on espère qu'il l'examinera lors du débat qui va s'ouvrir sur le projet de loi de ratification du Protocole n° 16.

Sur l'indépendance et l'impartialité du Conseil constitutionnel : Chapitre 3 section 2 § 1 A du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier