Pour autant, le rapport n'est pas dépourvu d'intérêt. En mettant en lumière les difficultés de l'entreprise, il fait apparaître, en creux, les résistances auxquelles elle se heurte. Les vingt recommandations formulées sont en effet autant de précautions visant à encadrer cette transparence et à assurer le contrôle des juridictions sur les décisions.
Etat des lieux
Tout serait parfait si ces bases de données étaient complètes. Le rapport donne sur ce point d'intéressantes précisions. Pour l'année 2016, Legifrance a ainsi publié 10313 arrêts de la Cour de cassation et une sélection de 3047 décisions de Cour d'appel. Or une mise à disposition totale de la jurisprudence conduirait à permettre l'accès à environ 3 800 000 décisions pour l'ordre judiciaire, tous niveaux d'instance confondus. Durant la même année 2016, ont été publiés 2649 décisions du Conseil d'Etat et 17 112 arrêts des cours administratives d'appel, alors qu'une transparence totale conduirait à un corpus d'environ 177 000 décisions, tous niveaux confondus, y compris les tribunaux administratifs.
On est donc bien loin d'un Open Data, et les progrès incontestables de l'accessibilité des décisions sur internet cachent une pratique que l'on pourrait qualifier de "tri sélectif". Cela n'a rien de nouveau, et le Conseil d'Etat, par exemple, a toujours eu tendance à publier au Lebon les décisions dont il était fier, et à maintenir dans la confidentialité celles dont il n'avait pas de raison de se vanter.
A partir de cet état des lieux, le rapport Cadiet s'efforce de répondre à une question simple : comment mettre en oeuvre l'Open Data en garantissant le contrôle des juridictions suprêmes sur l'ensemble du processus de diffusion ? On observe à ce propos que la commission Cadiet était largement composée de membres de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat. Les usagers, quant à eux, n'étaient représentés que symboliquement, un seul universitaire même s'il s'agissait du Président de la commission, et un seul avocat.
Enjeux juridiques
Il n'est pas contestable que l'Open Data des décisions de justice pose un certain nombre de problèmes juridiques liés aux libertés publiques. Le rapport Cadiet ne s'intéresse guère à la justice prédictive, alors même que certaines expériences ont déjà été mises en oeuvre dans des juridictions. Sa recommandation n° 20 se borne, modestement, à appeler à une régulation de ces outils nouveaux, par la transparence des algorithmes et le contrôle de la puissance publique. Le rapport Cadiet consacre l'essentiel de son analyse aux conséquences juridiques de la diffusion des décisions de justice.
Certaines concernent les requérants et les justiciables car les décisions de justice peuvent porter sur la vie privée des personnes, leurs convictions, voire leur santé ou leur profil génétique. En matière pénale, la diffusion d'un jugement peut quelquefois conduire à une sorte de pilori juridique, surtout dans le cas des jugements de première instance frappés d'appel. Il est vrai que cette situation n'a rien de nouveau, et que la présomption d'innocence était déjà malmenée avant la diffusion des décisions sur internet. Quoi qu'il en soit, nul ne conteste que les décisions de justice comportent des données confidentielles, accessibles directement ou par croisement et recoupement d'informations.
D'autres problèmes juridiques concernent les intervenants dans le procès pénal. La diffusion exhaustive des décisions de justice sur internet rend désormais possible la création de "profils" de magistrats. Est-on plus sévère à Lyon qu'à Bordeaux ? Le Président Kouign-Amann de Rennes accorde-t-il des dommages et intérêts plus élevés pour un dommage comparable que son confrère Duchemoël à Lille ? Des profils comparables pourraient être réalisés à propos des avocats et l'on connaîtrait bientôt celui qui obtient des pensions alimentaires plus élevées dans un divorce ou cet autre qui perd systématiquement toutes ses causes.
Portrait du Président Kouign-Amann. Ecole française du XIXè siècle |
La pseudonymisation
A toutes ces questions, le rapport Cadiet répond par un seul mot : la "pseudonymisation", principe déduit de la loi Lemaire qui prévoit que l'Open Data des décisions de justice doit être effectué "dans le respect de la vie privée des personnes". Cette pseudonymisation ne pose pas de problème dans le cas d'une partie à un procès, d'un requérant ou d'un justiciable. On peut néanmoins s'interroger sur son efficacité, car les moteurs de recherche permettent généralement de retrouver très facilement les protagonistes d'une affaire médiatisée.
La pseudonymisation des magistrats se heurte à des écueils juridiques plus importants. La publicité des décisions de justice est un élément du procès équitable. En matière administrative comme judiciaire, la loi précise ainsi clairement que les jugements "mentionnent le nom des juges qui les ont rendus". Rappelons que la justice est rendue "au nom du peuple français" et que celui-ci doit pouvoir, conformément à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen "demander des comptes à tout agent public de son administration". Une justice démocratique suppose donc un contrôle démocratique.
A toutes ces questions, le rapport Cadiet apporte une réponse unique : il faut prendre le temps de réfléchir avant de "définir le socle des règles essentielles de pseudonymisation". Elles seront précisées par un décret en Conseil d'Etat, complété par des recommandations de la CNIL. Nul doute que le Conseil d'Etat, en formation consultative, sera vivement intéressé par les questions d'accès aux décisions rendues par ses formations contentieuses.
Le contrôle des juridictions suprêmes
L'apport essentiel du rapport Cadiet réside dans sa recommandation n° 1 : "Confier aux juridictions suprêmes le pilotage des dispositifs de collecte automatisée des décisions de leur ordre de juridiction respectif (...) et la gestion des bases de données ainsi constituées". Il s'agit de maintenir le monopole des juridictions suprêmes sur la diffusion de leurs décisions.
Le rapport s'interroge donc sur l'articulation entre l'accès des tiers aux décisions de justice qui permet à chacun de s'adresser au greffe pour obtenir copie d'un jugement, et la mise en oeuvre de l'Open Data. En effet, il existe un risque de contournement de la pseudonymisation, dès lors que des tiers pourraient être tentés de demander au greffe une décision dans le but précisément d'identifier les parties.
La solution proposée par le rapport Cadiet est sans nuance. Elle s'inspire de l'article L 311-2 du code des relations entre le public et l'administration selon lequel cette dernière "n'est pas tenue de donner suite aux demandes abusives", notamment lorsqu'elles ont un caractère répétitif ou systématique. Le greffe pourrait donc tout simplement refuser la communication d'une décision de justice. Même si un recours en envisagé au président de la juridiction concernée, la procédure semble tout de même étrange. En quoi le greffe est-il compétent pour refuser l'accès à une décision, alors que la publicité des décisions de justice a un fondement législatif ? Lorsque l'on connaît le manque de personnel de ces services, on imagine volontiers que la tentation du refus sera grande, ne serait-ce que pour ne pas perdre un temps précieux à gérer de telles demandes.
Ce contrôle de l'Open Data pas les juridictions suprêmes constitue le fil rouge du rapport Cadiet. Le service public est donc privilégié, garantie d'égalité devant la loi.
L'économie de l'Open Data
Il n'en demeure pas moins vrai que le rapport écarte la question de l'économie de l'Open Data. Aucun professionnel du secteur de la Legal Tech n'était d'ailleurs associé aux travaux de la Commission Cadiet. Or, la frontière entre le service public et le secteur marchand est loin d'être imperméable.
Du côté du service public, on sait que la Cour de cassation vend l'accès à JuriCA, base de données qu'elle gère et qui comporte notamment les décisions des cours d'appel. Ses clients sont les éditeurs juridiques qui permettent ensuite un accès à travers leur plateforme, moyennant un abonnement fort onéreux. De leur côté, les entreprises du secteur bénéficient du droit de réutilisation des données. Depuis le décret du 20 juin 2014, les licences Legifrance sont en effet gratuites. En témoigne un arrêté du 24 juin 2014 relatif "à la gratuité de la réutilisation des bases de données juridiques (...) de la DILA". Il est donc impossible de leur interdire cette réutilisation, surtout si elles parviennent à anonymiser.
Si l'on résume la situation, le service public doit mettre en oeuvre l'Open Data, mais il n'a pas beaucoup de compétences techniques et pas beaucoup d'argent. En revanche, le secteur de la Legal Tech ne dispose que d'un droit de réutilisation, mais il a des compétences techniques et de l'argent. Ne serait-il pas judicieux se parler, voire d'envisager des associations, dans le respect des principes de l'Open Data ?