« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


samedi 16 septembre 2017

Le droit d'accès aux archives publiques

L'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 affirme que "la Société a le droit de demander compte à tout Agent public de son administration". Il présente la particularité de n'être pratiquement jamais invoqué devant le Conseil constitutionnel. La décision rendue par le Conseil constitutionnel le 15 septembre 2017 mérite donc une attention particulière.

L'accès dérogatoire


Le requérant, François G., demande une autorisation d'accès à des documents conservés dans la archives de la Présidence de la République concernant l'intervention de la France au Rwanda, entre 1990 et 1995. Observons d'emblée que ces pièces ne sont pas librement communicables. L'article 213-2 du code du patrimoine repousse à l'issue d'une période de 25 ans l'accès "des documents dont la communication porte atteinte au secret des délibérations du Gouvernement et des autorités responsables relevant du pouvoir exécutif". Le Conseil d'Etat applique rigoureusement ces dispositions. Dans un arrêt du 10 mai 1996, il estime ainsi couvert par ce secret un rapport préparatoire commandé par le ministre de la santé sur la vente des seringues en pharmacie. 

Il existe cependant une procédure dérogatoire d'accès aux archives qui peut être exercée durant cette période de 25 années. Dans ce cas, le demandeur s'adresse à la direction des archives de France, qui statue , après l'avis de l'autorité dont émane la pièce demandée et avis de la CADA, « dans la mesure où l’intérêt qui s’attache à la consultation de ces documents ne conduit pas à porter une atteinte excessive aux intérêts que la loi a entendu protéger ». In fine, c'est une décision du ministre de la culture qui accorde ou refuse l'autorisation dérogatoire. Dans la pratique, on observe que les accès dérogatoires sont souvent accordés, en particulier lorsque l'objet est une recherche académique développée sous l'autorité d'un centre de recherches universitaire.

En l'espèce, M. G. s'est heurté à un refus. Il ne pouvait d'ailleurs en être autrement car le ministre de la culture avait compétence liée. Il était tenu de refuser l'accès sur le fondement de l'article 213-4 du code du patrimoine qui prévoit un régime particulier d'accès aux archives émanant du Président de la République, du Premier ministre et des autres membres du gouvernement. Dans ce cas précis, le versement aux archives peut s'accompagner de la signature d'un protocole de remise entre l'autorité qui opère ce versement et l'administration des archives. Ce texte précise les conditions de traitement, de conservation, de valorisation et surtout de communication de ces documents. Il va s'appliquer durant une période de 25 ans, période durant laquelle l'autorité déposante, Président de la République ou membre du gouvernement conserve donc la possibilité de s'opposer à toute communication, dès lors qu'un tel refus est rendu possibilité par une stipulation du protocole. Pour les pièces versées avant l'entrée en vigueur de la loi de 2008, il était même possible de prévoir un mandataire chargé de gérer les demandes de communication après le décès de l'autorité. 

En l'espèce, le mandataire du Président Mitterrand s'est opposé à la communication. La CADA a donc constaté qu'elle "ne pouvait qu'émettre  un avis défavorable à la communication" et le ministre de la culture a a également été contraint d'opposer une décision de refus à François G. C'est précisément cet article L 213-4 qui est l'objet de la QPC.  

Gaston Lagaffe. Franquin


Consécration du droit d'accès


Pour la première fois, le Conseil constitutionnel fait une application positive de l'article 15 de la Déclaration de 1789. Il affirme en effet qu'"est garanti par cette disposition le droit d'accès aux documents d'archives publiques". Ce droit était certes garanti par la loi mais il a désormais un fondement constitutionnel. Par cette formulation inédite, le Conseil ouvre la voie à des décisions ultérieures. On peut ainsi espérer que la liberté d'accès aux documents administratifs, garantie par la seule loi du 17 juillet 1978, fera bientôt l'objet de la même consécration. Cela serait fort utile dans la mesure où un certain nombre d'avis de la CADA favorables à la communication demeurent sans effet, l'administration refusant purement et simplement de s'y plier. 

En appuyant ce droit d'accès sur l'article 15 de la Déclaration, le Conseil écarte définitivement l'argument essentiel opposé par les autorités publiques selon lequel "le droit de demander des comptes à l'administration" ne saurait s'appliquer aux archives, dès lors que, par hypothèse, celui qui dépose ses archives ne participe plus de  "l'administration". Un tel argument relevait du sophisme et on ne voit pas pourquoi l'exigence de rendre des comptes s'éteindrait lorsque l'intéressé quitte ses fonctions. 

Des limitation prévues par la loi


Après ce considérant de principe, le Conseil constitutionnel affirme cependant que ce droit d'accès aux archives n'a rien d'absolu. Il peut au contraire faire l'objet de "limitations" définies par la loi. Le régime particulier des archives du Président de la République, du Premier ministre et des membres du gouvernement constitue l'une de ces limitations. En l'espèce, le Conseil observe qu'elle est définie par la partie législative du code du patrimoine. Il estime qu'elle répond à un but d'intérêt général, car il est nécessaire d'accorder une protection particulière à des pièces qui sont, pour la plupart, couvertes par le secret des délibérations du gouvernement. Enfin, elle est limitée dans le temps, même si cette durée de 25 années peut sembler très longue au requérant. De tous ces éléments, le Conseil déduit que l'article L 213-2 du code du patrimoine est conforme à l'article 15 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Derrière cette décision apparaît une conception du temps long, celui des historiens. En effet, si les membres du pouvoir exécutif ne pourront plus rendre compte de leur administration devant leurs électeurs, ils rendront compte devant l'histoire car leur archives demeureront préservées durant 25 ans. Elles pourront ensuite être dépouillées et étudiées. Cette solution n'est sans doute pas parfaite. Elle présente néanmoins l'avantage immense de garantir la remise et la conservation de ces archives particulièrement sensibles. Les dispositions contestées n'ont pas d'autre objet que d'empêcher la destruction d'archives, trop fréquente au moment où les politiques quittaient leur poste. Ces documents précieux ne partent plus en fumée et seront, un quart de siècle plus tard, à la disposition des historiens.

mardi 12 septembre 2017

La surveillance des courriels du salarié

Un licenciement fondé sur le contrôle des courriels d'un salarié emporte, sous certaines conditions, une atteinte excessive au droit à sa vie privée. Ainsi en a décidé la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) dans son arrêt de Grande Chambre Barbulescu c. Roumanie du 5 septembre 2017. La Cour n'entend pourtant pas interdire tout licenciement sanctionnant l'utilisation, par le salarié, de sa messagerie professionnelle à des fins personnelles. Elle veut seulement, mais c'est déjà beaucoup, imposer au droit de l'Etat le respect de certaines garanties dans ce domaine.

M. Barbulescu avait créé, à la demande de son entreprise, une adresse courriel professionnelle sur Yahoo Messenger. Il l'utilisait certes pour entrer en contact avec des clients, mais aussi pour échanger des propos purement personnels avec sa fiancée et son frère. Lors de la procédure préalable à son licenciement, son employeur a ainsi produit un document de 45 pages, transcription de ses communications personnelles durant la seule semaine du 5 au 12 juillet 2007. L'intéressé a ensuite été licencié le 1er août suivant.

Peu importe cependant le caractère massif des communications personnelles de M. Barbulescu. La CEDH n'est pas saisie pour porter une nouvelle appréciation sur les faits de l'espèce mais pour examiner l'affaire au regard des obligations positives de l'Etat. Par le droit applicable et par le jugement de l'affaire, les autorités roumaines ont-elle mis convenablement en balance le droit à la vie privée du requérant et l'intérêt de son employeur ? La réponse à cette question est négative.

Applicabilité de l'article 8 


Le premier moyen articulé par le gouvernement roumain, selon lequel l'article 8 de la Convention ne serait pas susceptible d'être invoqué en l'espèce est rapidement écarté. Déjà dans l'arrêt Copland c. Royaume-Uni de 2007, la CEDH avait précisé que la vie privée ne se déroule pas uniquement dans ce sanctuaire que constitue le domicile. Elle peut aussi être protégée sur le lieu de travail. Dans l'affaire Copland, elle avait ainsi sanctionné la surveillance des communications téléphoniques de l'employée d'une Université galloise, soupçonnée par son supérieur hiérarchique d'entretenir une liaison avec le directeur de l'un des collèges de l'établissement. L'article 8 de la Convention européenne peut donc être invoqué pour contester des mesures attentatoires à la vie privée prises sur le lieu de travail.

Une liste de garanties


En l'absence de consensus des Etats membres du Conseil de l'Europe, la CEDH admet qu'ils disposent d'une large autonomie pour définir le droit applicable à l'éventuelle surveillance des communication au sein des entreprises. Encore faut-il qu'il respectent un certain nombre de principes, que l'arrêt Barbulescu se propose de définir. Ils reposent sur l'idée, déjà formulée dans la décision du 12 septembre 2011Palomo Sanchez c. Espagne, que les relations de travail doivent reposer sur une confiance réciproque. 


Vous avez un mess@ge. Nora Ephron. 1998


La Cour dresse donc une véritable liste de garanties que doit prévoir par le système juridique.  Les juges internes doivent ainsi apprécier la légitimité des motifs invoqués par l'employeur à l'appui des mesures de surveillance et la pertinence des moyens utilisés : aurait-il été possible d'utiliser des techniques moins intrusives ? Cette question conduit à une distinction entre les flux de communication et leur contenu. En l'espèce, l'employeur ne s'est pas borné à constater que M. Barbulescu échangeait de nombreux courriels avec ses proches, ce qui aurait été largement suffisant pour constater la violation du règlement intérieur interdisant d'utiliser les équipements à des fins personnelles. L'entreprise conservait en effet le contenu des messages, ainsi que le démontre la production des 45 pages d'échanges entre le requérant, son frère et sa fiancée. Or les juges roumains ne se sont pas posés cette question et se sont limités à sanctionner le non-respect du règlement intérieur.

Une autre série de garanties réside dans l'importance et la pertinence des informations données au salarié. Il est vrai que M.  Barbulescu avait lui-même signé le règlement intérieur et montré ainsi qu'il était informé de l'interdiction d'utiliser les équipements de l'entreprise à des fins personnelles. Mais il n'était pas informé en revanche de l'existence de la surveillance permanente et du téléchargement de ses communications électroniques. C'est précisément ce que sanctionne le Cour, allant ainsi à l'encontre de l'arrêt du 12 janvier 2016 qui avait estimé que l'existence d'un règlement intérieur interdisant l'utilisation des ressources de l'entreprise suffisait à justifier la sanction. La CEDH précise ainsi que le salarié doit non seulement connaître l'interdiction formulée par le règlement mais aussi être informé de la surveillance exercée sur l'utilisation de sa messagerie.

Le droit français


Le droit roumain est donc sanctionné, non pas parce qu'il permet au chef d'entreprise de surveiller les salariés, mais qu'il n'offre pas à ces derniers des garanties suffisantes. La CEDH définit en même temps les principes qui doivent guider les Etats dans l'élaboration des règles relatives à la vie privée dans l'entreprise. Elle n'impose pas cependant une uniformisation européenne dans ce domaine. En schématisant quelque peu, on peut distinguer sur ce point deux politiques juridiques bien distinctes. Certains Etats comme l'Autriche, les pays de l'ex-Yougoslavie, la Grèce, la Pologne ou la Slovaquie autorisent une surveillance du contenu des communications des employés, à la condition qu'ils en soient clairement informés. D'autres comme le Danemark ou l'Italie ne permettent une surveillance, à l'exception du contenu des courriels clairement identifiés comme personnels par l'employé. 

C'est clairement la position de la France. Certes, il n'existe pas de législation sur cette question, mais la Cour de cassation estime dans une jurisprudence constante, par exemple dans un arrêt de la Chambre commerciale du 10 février 2015, que les données traitées par messagerie dans une entreprise sont présumées avoir un caractère professionnel, sauf si l'employé les désigne formellement comme personnelles. Un tel dispositif serait-il considéré comme une atteinte à la vie privée ? Certains semblent le croire, à commencer par les autorités françaises elles-mêmes qui ont cru bon de faire une tierce intervention dans l'affaire Barbulescu. Rien n'est moins certain cependant, dès lors que la CEDH reconnaît laisser aux Etats une grande latitude dans ce domaine. Quoi qu'il en soit, la refonte du code du travail permettra peut-être de définir dans la loi les principes gouvernant le respect de la vie privée dans l'entreprise.

Sur la protection des données : Chapitre 8 section 5 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

samedi 9 septembre 2017

Les lois pour la confiance dans la vie politique devant le Conseil constitutionnel

Le 8 septembre 2017, le Conseil constitutionnel a rendu deux décisions sur le dispositif législatif pour la confiance dans la vie politique, l'une portant sur la loi organique, l'autre sur la loi ordinaire. On pourrait se borner à mentionner que les dispositions essentielles sont validées et que l'équilibre voulu par le gouvernement est préservé. Une lecture un peu plus approfondie montre cependant que certains éléments sont déclarés inconstitutionnels et que le Conseil a entendu exercer son contrôle dans toute son intensité.

Il n'est pas surprenant que le Conseil ait censuré des dispositions qui constituaient autant de cavaliers législatifs. Selon une jurisprudence traditionnelle, un amendement, qu'il soit gouvernemental ou parlementaire, doit avoir un lien direct avec le texte en discussion. Dans la loi organique, tel n'est pas le cas des dispositions sur la déclaration de situation patrimoniale des membres du Conseil supérieur de la magistrature ou sur le référendum local. Dans la loi ordinaire, est censuré sur le même fondement l'article 7 prévoyant la remise au Parlement d'un rapport sur le remboursement de la "pantoufle", c'est-à-dire des salaires et indemnités perçus par certains fonctionnaires durant leurs études.

Les emplois familiaux


En dehors de ces éléments ponctuels,  les mesures les plus importantes de cet ensemble visant à moraliser la vie politique sont validées. C'est ainsi que le Conseil n'est pas sensible à la lettre de saisine qui estime que l'interdiction des emplois familiaux pour les députés et sénateurs "ne peut échapper à la censure". Cette lettre de saisine mérite d'être lue, car elle reprend, presque mot à mot, les arguments développés par les avocats de François Fillon, au commencement du PenelopeGate. On y trouve même la référence aux articles de Jean-Eric Schoettl, ardent défenseur de l'ancien Premier ministre, au prix parfois de certaines libertés avec les principes fondamentaux du droit constitutionnel, qu'il était pourtant censé défendre lorsqu'il était secrétaire général du Conseil constitutionnel.

Quoi qu'il en soit, les arguments sont toujours les mêmes. L'interdiction des emplois familiaux porterait atteinte à la séparation des pouvoirs et à l'autonomie des assemblées parlementaires, deux principes liés dans la jurisprudence du Conseil constitutionnel et fondés sur l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789. L'idée générale est que chaque assemblée est seule compétente pour organiser son travail, et s'il lui plait d'autoriser les petits arrangements familiaux, c'est son affaire. Le Conseil constitutionnel estime cependant que cette autonomie trouve sa limite dans l'ordre public.

Il affirme ainsi,  dans une décision du 9 octobre 2013, que "le principe de séparation des pouvoirs ne fait pas obstacle" à ce qu'une autorité administrative soit chargée de contrôler la situation patrimoniale des parlementaires. Dans une décision du 10 décembre 2016, il autorise, sur le même fondement, la création d'un registre des lobbies actifs auprès du Parlement. La décision sur la loi ordinaire du 8 septembre 2017 reprend cette jurisprudence. D'une part, le Conseil note que l'interdiction ne concerne qu'un nombre limité de personnes, en l'espèce la famille de l'élu. Son autonomie dans le choix de ses collaborateurs n'est donc pas réellement atteinte. D'autre part, il note que la loi confère au bureau ou au déontologue de l'assemblée la compétence pour se prononcer sur d'éventuels manquements. L'interdiction des emplois familiaux est donc une règle d'ordre public sanctionnée pénalement. Elle s'impose d'autant plus facilement aux élus qu'ils l'ont eux-mêmes votée.

Les autres moyens articulés à l'encontre de cette interdiction ne méritent guère l'attention, si ce n'est peut être pour en sourire. C'est ainsi que la lettre de saisine invoquait, le plus sérieusement du monde, une atteinte au droit au mariage. Le Conseil se borne à dire qu'une telle disposition "ne méconnait pas la liberté du mariage (...) ni aucune autre exigence constitutionnelle". Rien n'interdit aux parlementaires d'épouser leur collaborateur ou leur collaboratrice, dès lors que celui-ci ou celle-ci démissionne de ses fonctions avant de convoler.

Les affaires sont les affaires. Octave Mirbeau. 1903
Théatre des Célestins. Lyon. 2012

La réserve parlementaire


La séparation des pouvoirs est également invoquée pour contester la suppression de la réserve parlementaire, formulée clairement dans l'article 14 de la loi organique, " Il est mis fin à la pratique dite de la "réserve parlementaire". La loi organique s'imposait car il s'agit de mettre en oeuvre la loi de finances. En effet, la pratique de la réserve parlementaire n'est prévue par aucun texte. Elle repose sur un simple engagement du gouvernement envers les parlementaires d'exécuter le budget conformément à certaines demandes qu'ils ont formulées, portant sur des opérations déterminées. Concrètement, ces engagements se traduisent par des amendements gouvernementaux au projet de loi de finances. D'une certaine manière, le gouvernement accepte ainsi de lier sa compétence en matière d'exécution budgétaire. En supprimant la réserve parlementaire, la loi organique ne porte pas atteinte à la séparation des pouvoirs. Au contraire, elle en garantit le respect, puisque la compétence gouvernementale  d'exécution budgétaire n'est plus entravée.

La réserve ministérielle


L'analyse n'est guère contestable. En revanche, elle ne s'applique à la réserve ministérielle et la suppression de cette dernière est donc déclarée non conforme au principe de séparation des pouvoirs. Des esprits taquins pourraient penser que le Conseil constitutionnel s'est fait un plaisir de censurer une disposition ajoutée par le parlement, désireux de se venger de la suppression de réserve parlementaire et supprimant une prérogative gouvernementale.

Rappelons que la réserve ministérielle consiste à attribuer des subventions aux collectivités territoriales et à leurs groupements, là encore pour mener à bien des projets spécifiques. Le seul point commun avec la réserve parlementaire réside dans le fait que cette enveloppe est souvent utilisée pour aider des amis politiques. Pour le reste, la situation est bien différente. La suppression de la réserve parlementaire renforce la séparation des pouvoirs en supprimant une pratique qui portait atteinte au pouvoir gouvernemental d'exécution budgétaire. La suppression de la réserve ministérielle s'analyse au contraire comme une ingérence dans une pratique qui ne concerne que le seul Exécutif, puisqu'il s'agit d'empêcher le gouvernement de subventionner les collectivités territoriales. Le pouvoir législatif s'ingère ainsi dans l'exécutif et porte atteinte à la séparation des pouvoirs. 

Pour les mêmes motifs, le Conseil censure l'article 23 de la loi ordinaire qui imposait au Premier ministre de prendre un décret sur la prise en charge des frais de réception et représentation des membres du gouvernement. Là encore il s'agit d'une ingérence du parlement dans la fonction gouvernementale.

La seule satisfaction, bien modeste, obtenue par les auteurs de la saisine en matière de séparation des pouvoirs est l'inconstitutionnalité du § 4 de l'article 11, habilitant la Haute autorité pour la transparence de la vie publique à adresser une injonction tendant à ce qu'il soit mis fin à une situation de conflit d'intérêts liée à l'emploi de collaborateurs familiaux. Dans ce cas, le destinataire de l'injonction devrait, soit licencier son collaborateur, soit démissionner de ses fonctions.  Or une autorité administrative, même indépendante, ne peut ainsi intervenir dans le fonctionnement du parlement sans porter atteinte à la séparation des pouvoirs. Sur ce point, le Conseil s'appuie sur la réserve qu'il avait formulée dans sa décision du 9 octobre 2013 qui affaire que la loi ne saurait "sans méconnaître la séparation des pouvoirs, permettre à la Haute autorité d'adresser à un député ou un sénateur une injonction dont la méconnaissance est pénalement réprimée (...)". L'inconstitutionnalité était ici évidente, et on ne peut que déplorer que les rédacteurs du projet n'aient pas pris la précaution de regarder un peu soigneusement la jurisprudence du Conseil.

L'inéligibilité automatique


Il en est de même pour la dernière inconstitutionnalité constatée par le Conseil. Il sanctionne en effet l'inéligibilité automatique qui aurait dû être prononcée comme peine complémentaire en matière d'infractions contre la probité. Dans sa décision rendue sur QPC du 27 janvier 2012, il avait déjà déclaré inconstitutionnelle une disposition énonçant que toute peine de destitution d'un notaire devait automatiquement  s'accompagner d'une interdiction définitive d'inscription sur les listes électorales. A ses yeux, les sanctions disciplinaires touchant les officiers ministériels ont pour objet "de garantir l'intégralité ou la moralité indispensables" à l'exercice de leurs fonctions. Tel n'est pas le cas de l'interdiction d'exercer ses droits civiques, mesure à la fois automatique et définitive. L'analyse est ici transposée au cas des parlementaires. Ce n'est donc l'inéligibilité qui est sanctionnée mais son automaticité. Elle porte en effet atteinte au principe d'individualisation de la peine, principe librement inspiré de l'article 8 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789, selon lequel "la loi ne doit établir que des peines strictement et évidemment nécessaires".

Si le dispositif de moralisation est important, la décision du Conseil ne bouleverse pas, quant à elle, la jurisprudence constitutionnelle. Le juge saisit cependant l'occasion de rappeler les principes fondamentaux de la séparation des pouvoirs. Celle-ci ne peut tolérer l'ingérence du gouvernement dans la fabrication de la loi, pas plus que celle du parlement dans la politique gouvernementale. En revanche, la séparation des pouvoirs ne saurait être invoquée par le parlement pour soustraire ses membres à leur responsabilité pénale. Une affirmation utile alors que certains députés s'appuient sur la séparation des pouvoirs pour contester les enquêtes qui les visent. On a même vu récemment un président du Sénat refuser, sur ce même fondement, l'entrée des officiers de police judiciaire chargés d'effectuer une perquisition dans le Palais du Luxembourg... Un petit rappel du droit ne fait donc de mal à personne.


mercredi 6 septembre 2017

Silhouettes féminines à Dannemarie : le retour au droit

Par une ordonnance du 1er septembre 2017, le juge des référés du Conseil d'Etat annule l'injonction du juge administratif de Strasbourg ordonnant à la commune de Dannemarie (Haut-Rhin) de retirer de ses rues les silhouettes féminines censées illustrer "l'année de la femme".  

En apparence, l'affaire ressemble à une version un peu modernisée de Clochemerle. Le maire de Dannemarie (2000 hab.) décide de faire de choisir pour thème de l'année 2017 "l'année de la femme". Une rue reçoit le nom de Monique Wittig, l'une des fondatrice du MLF, une exposition est organisée sur le rôle des femmes durant la première guerre mondiale. En même temps, la première adjointe bricole elle-même, avec des stocks de contreplaqué et de peinture, une bonne centaine de silhouettes féminines. Sitôt installées dans l'espace public, elles suscitent la colère des associations féministes. L'une d'entre elles, Les Effronté-e-s, demande au juge des référés de Strasbourg d'en ordonner le retrait. A leurs yeux, "ces panneaux qui confinent la femme à ses attributs sexuels ou à son rôle reproductif, promeuvent l'infériorité du statut de la femme, qui est réduit à des stéréotypes inspirés du modèle archaïque dominant". Le juge de Strasbourg leur donne raison et ordonne le retrait des installations qui constituent  "une représentation dévalorisante" des femmes, cette dévalorisation entrainant une atteinte au principe d'égalité entre les hommes et les femmes.  

Contrairement au juge des référés du tribunal de Strabourg, le Conseil d'Etat ne s'appuie pas sur exclusivement sur l'appréciation, nécessairement subjective, des panneaux contestés. Sont-ils ou non une représentation de stéréotypes sexuels ? Ce n'est pas le problème du Conseil d'Etat qui laisse chacun se faire une opinion sur la question. Certes, il admet qu'ils "peuvent être perçus par certains comme véhiculant (...) des stéréotypes dévalorisants pour les femmes", que certains d'entre eux peuvent même être considérés comme "témoignant d’un goût douteux" ou "présentant un caractère suggestif inutilement provocateur". Mais le problème juridique est ailleurs. 

Le juge des référés commence par rappeler les conditions, relativement strictes, du référé-liberté, telles qu'elle figurent dans l'article L521-2 du code de la justice administrative (cja). Il y est précisé que "le juge peut ordonner toute mesure nécessaire à la sauvegarde d'une liberté fondamentale à laquelle une personne morale de droit public (...) aurait porté une atteinte grave et manifestement illégale". En admettant même que ces silhouettes reposent sur des stéréotypes sexuels, leur installation emporte-t-elle, en soi, une discrimination ou une atteinte à la dignité ? Sur ce point, la réponse est négative.

L'égalité entre les hommes et les femmes


La décision du juge des référés de Strasbourg reposait exclusivement sur le caractère discriminatoire de l'installation. Il s'appuyait d'abord sur l'alinéa 3 du Préambule de la Constitution de 1946 qui affirme que "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Il invoquait ensuite l'article 1er de la loi du 4 août 2014 sur l'égalité réelle entre les hommes et les femmes qui énonce que "L'Etat et les collectivités territoriales (...) mettent en oeuvre une politique pour l'égalité entre les hommes et les femmes selon une approche intégrée. Elle comporte notamment (...) des actions de prévention et de protection permettant de lutter contre les stéréotypes sexistes". 

En l'espèce, le Conseil d'Etat ne conteste pas que les silhouettes témoignent d'une "méconnaissance du principe d'égalité". Mais elle n'entraîne pas pour autant une atteinte à une liberté fondamentale au sens de l'article L 521-2 cja. Il faudrait pour cela démontrer que les élus de Dannemarie ont volontairement souhaité discriminer la moitié de la population. Or l'instruction a montré au contraire qu'aucune discrimination concrète ne pouvait leur être imputée. Les femmes de Dannemarie ont les mêmes droits que celles de la commune voisine.



Gisement de stéréotypes sexistes. 
Ah les p'tites femmes de Paris
Viva Maria. Louis Malle. 1965. Brigitte Bardot et Jeanne Moreau


Le principe de dignité


Les Effronté-e-s reprennent devant le Conseil d'Etat le moyen tiré de l'atteinte au principe de dignité, déjà invoqué en première instance mais écarté par le juge des référés du tribunal de Strasbourg. De toute évidence, l'association se réfère à la première décision Dieudonné du 9 janvier 2014. A l'époque, le juge des référés du Conseil d'Etat avait admis l'interdiction d'un spectacle en s'appuyant sur l'atteinte à la dignité humaine constituée par des propos antisémites qui risquaient d'être proférés alors même que la représentation n'avait pas encore eu lieu. Pour le juge de l'époque, l'atteinte à la dignité était celle des spectateurs de Dieudonné, potentiellement choqués par ses propos. Pour l'association Les Effronté-e-s, l'atteinte à la dignité est celle des femmes, de la commune ou d'ailleurs, qui ont le malheur de voir les panneaux et ne peuvent supporter une telle humiliation.

Cette première décision Dieudonné était bien éloignée de la jurisprudence censée en constituer le fondement. Dans l'arrêt Morsang-sur-Orge du 27 octobre 1995, on sait que c'est une attraction de lancer de nain qui a pu être interdite au nom du principe de dignité. Mais en l'espèce, il s'agissait de la dignité de la personne directement concernée par le spectacle. Le traitement cruel qui lui était infligé constituait un traitement inhumain ou dégradant au sens de l'article 3 de la Convention européenne des droits de l'homme. De fait, l'atteinte à la dignité n'avait rien de symbolique mais était extrêmement concrète. 

Cet élargissement considérable de la jurisprudence Morsang-sur-Orge par la première décision Dieudonné a été très critiqué. A peine un an plus tard, le juge des référés du Conseil d'Etat est revenu à l'interprétation traditionnelle, à petit bruit, par une seconde décision moins médiatisée, rendue le 6 février 2015. Depuis lors, l'atteinte au principe de dignité est de nouveau appréciée au regard du traitement inhumain ou dégradant. Dans le cas des silhouettes de Dannemarie, le juge des référés du Conseil d'Etat reprend cette jurisprudence. Quel que soit leur mauvais goût, les panneaux n'infligent, heureusement, aucun traitement inhumain et dégradant aux femmes qui les regardent. 

La bêtise n'est pas constitutive d'illégalité


Le juge des référés du Conseil d'Etat choisit ainsi de privilégier l'analyse juridique. Il tire les leçons de l'erreur de la première décision Dieudonné et entend éviter les décisions de pur fait, destinées à donner satisfaction à tel ou tel lobby. Il repose aussi sur le libre arbitre des citoyens, hommes et femmes car les premiers ont aussi le droit de trouver ces panneaux particulièrement stupides. Ceux de Dannemarie qui sont choqués pourront sans doute s'en souvenir à l'occasion des élections municipales futures. Surtout, le juge des référés du Conseil d'Etat énonce une vérité simple : si la bêtise est largement répandue, du microcosme parisien jusque dans les petites communes françaises, elle n'est pas en soi constitutive d'illégalité. Un bon moyen, somme toute, de lutter contre l'engorgement de la juridiction administrative.


Sur le principe de dignité : Chapitre 7, introduction, du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.




dimanche 3 septembre 2017

Code du travail : les ordonnances et les libertés publiques

Edouard Philippe a présenté, le 31 août 2017, les cinq projets d'ordonnance réformant le code du travail. Ces textes ne passeront en conseil des ministres que le 22 septembre, à l'issue d'une procédure consultative qui fait intervenir toute une série d'instances, dont le Conseil d'Etat, le Conseil national de la négociation collective et le Conseil national d'évaluation des normes. Les spécialistes du droit du travail vont certainement se pencher sur cette réforme. Leurs commentaires permettront d'éclairer son contenu, de comprendre sa cohérence et d'évaluer les changements qu'elle introduit. Au regard des libertés publiques, la question posée consiste à examiner dans quelle mesure ces projets d'ordonnances modifient non pas le droit du travail mais le droit au travail.

Le droit au travail


Le droit au travail est une notion au contenu incertain. Il est certes mentionné dans l'article 23 de la Déclaration universelle des droits de l'homme, qui garantit à chacun le "droit au travail, au libre choix de son travail, à des conditions équitables et satisfaisantes de travail (...)" mais on sait que cette Déclaration n'est pas invocable devant les juges français. Il figure aussi dans l'article 6 du Pacte international de 1966 sur les droits économiques, sociaux et culturels qui énonce que "les Etats parties (...) reconnaissent le droit au travail". Le juge administratif considère que ces dispositions ne sont pas suffisamment précises pour produire des effets dans l'ordre interne. Le juge judiciaire, quant à lui, ne s'y réfère que de manière très exceptionnelle, par exemple en matière de repos dominical.


La Convention européenne des droits de l'homme n'apporte guère de précision. Son texte ignore le droit au travail, et la Cour européenne des droits de l'homme (CEDH) ne l'a intégré, qu'en le rattachant à l'article 8 qui garantit le droit à la vie privée et familiale. Cette consécration est d'ailleurs relativement récente. L'arrêt Sidabras et Dziautas c. Lituanie du 27 juillet 2004 sanctionne ainsi la politique de "lustration" lituanienne qui interdisait l'accès à certains professions aux anciens agents du KGB. Pour la CEDH, une telle mesure portait atteinte au droit de nouer des relations avec l'extérieur et à celui de gagner sa vie.

Cette décision éclaire la distinction que fait le droit positif entre la liberté du travail et le droit à l'emploi. La première permet à chacun de travailler sans entraves excessives.  Le second fait peser sur l'Etat l'obligation de mettre en oeuvre une politique publique destinée à aider ceux qui n'ont pas de travail, par une assistance financière et par une aide à la recherche d'emploi. Ces deux éléments sont clairement mentionnés dans le Préambule de la Constitution de 1946, aux termes duquel "chacun a le devoir de travail et le droit d'obtenir un emploi". Sur ce fondement, le Conseil constitutionnel considère, depuis une décision du 26 juin 1986, que le droit au travail fait partie des "règles et principes constitutionnels".

Les projets d'ordonnances ne concernent la liberté de travail qu'à la marge. Encore ne s'agit-il, pour la plupart des mesures envisagées, que d'étendre la liberté de l'entrepreneur. La liberté du travail se rapproche alors considérablement de la liberté d'entreprendre. Qu'il s'agisse de faciliter le recours au contrat de chantier,  ou d'autoriser la "rupture conventionnelle collective", toutes ces procédures ont pour objet d'assouplir les conditions d'adaptation au marché, en espérant que la simplification du licenciement incitera l'entreprise à embaucher. De même, les projets visent à limiter autant que possible le contentieux du licenciement, d'une part avec la mise en place de formulaires-types permettant à l'employeur de ne pas faire d'erreur de procédure susceptible d'être sanctionnée par le juge, d'autre part en réduisant le délai de prescription. Il est désormais unifié à un an pour tout type de licenciement, alors qu'il était auparavant d'un an en cas de licenciement économique et de deux ans dans tous les autres cas.



Ouvriers et travailleurs sur les quais de Sèvres. Maximilien Luce. 1858-1941

 

Les droits dans le travail : la négociation collective

 

L'essentiel du dispositif présenté par le gouvernement concerne non pas le droit au travail, mais les droits dans le travail, au premier rang desquels figure le droit à la négociation collective.  Il est mentionné dans le Préambule de la Constitution de 1946 qui affirme le droit de "tout travailleur de participer, par l'intermédiaire de ses délégués, à la détermination collective de ses conditions de travail ainsi qu'à la gestion de l'entreprise". Ce n'est que récemment que le Conseil constitutionnel a attribué à ces dispositions une réelle portée juridique. Dans une décision QPC du 9 décembre 2011, il abroge ainsi une disposition  refusant aux agents contractuels de droit public de Nouvelle Calédonie l'exercice du droit à la négociation collective.

Sans entrer dans ses détails, qui relèvent du droit du travail, on observe que les projets d'ordonnances reposent sur trois principes.

La simplification des structures de dialogue est d'abord recherchée. Dans toutes les entreprises de plus de 50 salariés, un unique Comité Social et Economique (CSE) exercera les fonctions auparavant dévolues à trois instances, délégués du personnel, comité d'entreprise et comité d'hygiène et de sécurité et des conditions de travail (CHSCT).  L'objet d'une telle réforme est d'accroître l'efficacité du dialogue social en offrant à l'entreprise une simplification et aux salariés un poids accru dans la négociation.

L'entreprise, et c'est le second principe, doit redevenir le centre du dialogue social.  Si les accords de branche ne sont pas abandonnés, l'idée demeure d'accroître la décentralisation en privilégiant le niveau de l'entreprise. Chaque structure pourra ainsi définir son agenda de négociation au sein de l'espace unique que constitue le CSE.

Enfin, le dernier élément essentiel réside dans la remise en cause du poids des structures syndicales dans la négociation collective. C'est ainsi que les TPE, entreprises de moins de 20 salariés, pourront négocier un accord d'entreprise, sans intervention syndicale. La pratique du référendum d'entreprise est désormais institutionnalisée, moyen de court-circuiter le monopole syndical. Il ne fait guère de doute que ces dispositions vont susciter l'irritation des syndicats, mais elles n'ont rien d'inconstitutionnel. Rappelons en effet que le Préambule de 1946 se borne à affirmer un droit de "tout travailleur" à participer à la "détermination collective de ses conditions de travail". Et si le texte mentionne qu'il exerce ce droit "par l'intermédiaire de ses délégués", rien ne précise que ces délégués sont des délégués syndicaux. Surtout, cette évolution apparaît comme la conséquence de la chute de la représentation syndicale. En 2016, le taux de syndicalisation était de 8,7 % dans le secteur privé, chiffre qui met en question la notion même de représentation syndicale.

L'office du juge


Les projets d'ordonnance s'inscrivent donc dans une logique libérale. L'idée est d'assouplir, de simplifier, pour permettre une meilleure adaptation de l'entreprise au marché.

Il reste cependant à se poser la question du contrôle de ces nouvelles procédures. Aucune réforme des conseils des prud'hommes n'est envisagée, alors même que le poids des syndicats dans ces juridictions est souvent mis en cause et que la jurisprudence est bien souvent déterminée par une appréciation des faits largement subjective. Les projets d'ordonnances s'efforcent néanmoins de réduire l'autonomie de ces juridictions en prévoyant, en cas de licenciement, des barèmes d'indemnisation prévus par la loi.

Une telle disposition témoigne d'une grande méfiance à l'égard de l'office du juge et on peut s'interroger sur sa constitutionnalité. En effet, le principe d'individualisation des décisions de justice doit laisser au juge la possibilité de moduler la réparation octroyée, au regard de l'examen particulier de chaque dossier. Or, les ordonnances n'offrent au juge la possibilité de sortir du barème que lorsque le salarié a fait l'objet d'un licenciement pour des motifs discriminatoires ou de harcèlement. Dans tous les autres cas, le juge est lié par le barème qui lui est imposé. On peut évidemment comprendre la méfiance du gouvernement à l'égard de la juridiction du travail. Mais il aurait sans doute été plus judicieux d'engager enfin une réforme d'ampleur des prud'hommes plutôt que de porter atteinte à l'office du juge et au principe d'individualisation des décisions de justice.

Sur le droit au travail : Chapitre 13 section 2 § 1 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.

mercredi 30 août 2017

Menus de substitution à la cantine : en route vers le Conseil d'Etat ?

En juillet 2015, le maire de Chalon-sur-Saône décide de supprimer le menu de substitution dans les cantines, les jours où du porc est servi aux élèves. Cette décision est suivie d'une délibération du conseil municipal allant dans le même sens et datée du 29 septembre 2015. Dès la première décision, la Ligue de défense des musulmans, association créée par Karim Achaoui, a déposé un recours devant le tribunal administratif de Dijon, requête étendue ensuite à la délibération du conseil municipal. 

Dans un jugement du 28 août 2017, le tribunal administratif (TA) de Dijon annule cette décision. La question est épineuse et le communiqué du TA fait preuve d'une grande prudence. Il prend soin en effet de préciser qu'il se prononce, "sans prendre aucune position de principe à caractère général, au regard du seul cas particulier des cantines scolaires de Chalon-sur-Saône".  Autant dire que le tribunal s'attend à ce que la ville saisisse le Conseil d'Etat pour obtenir une décision susceptible de faire jurisprudence. 

La circulaire de 2011


Le droit écrit est d'un assez faible secours dans ce domaine. Le seul texte auquel on puisse se référer est la circulaire du 16 août 2011 signée du ministre de l'intérieur. Elle affirme qu'"en l'absence de réglementation nationale précise, il appartient à chaque organe délibérant compétent (...) de poser les règles en la matière". On comprend que le maire de Chalon se soit hâté de faire voter une délibération du Conseil municipal, sa seule décision risquant d'être annulée pour incompétence. Sur la question des repas de substitution, la circulaire affirme que l'adaptation des menus "en raison de pratiques confessionnelles ne constitue ni un droit pour les usages ni une obligation pour les collectivités". Reste que ces dispositions ne s'appliquent "qu'en l'absence de réglementation nationale précise", appel discret au législateur qui n'a jamais eu le courage de légiférer sur ces questions.

L'intérêt supérieur de l'enfant


Le tribunal administratif de Dijon préfère donc s'appuyer sur un socle plus solide, c'est-à-dire en l'espèce la convention sur les droits de l'enfant de 1989. Son article 3  énonce que l'intérêt supérieur de l'enfant doit guider toute décision le concernant, qu'elle soit prise par un juge ou par les autorités publiques.  Dans le cas présent, le tribunal sanctionne la délibération du Conseil municipal car sa motivation n'évoque pas l'intérêt supérieur de l'enfant, notion qui a, en quelque sorte, été écartée de son analyse. Or la question mérite d'être posée, car un enfant qui refuse un plat pour des motifs religieux est d'abord un enfant mal nourri.

Doit-on en déduire que le refus de repas de substitution emporte toujours une violation de la convention sur les droits de l'enfant ? le tribunal se garde bien de poser une telle pétition de principe. Il affirme au contraire que son appréciation repose sur les circonstances locales, circonstances qui peuvent varier d'une collectivité à une autre. En l'espèce, on observe ainsi que les repas de substitution existaient à Chalon depuis 1984, sans que cette pratique ait suscité la moindre contestation. 

Carlos. La cantine. 1973

Une décision d'espèce


Surtout, le tribunal ajoute que la ville n'invoque "aucune contrainte technique ou financière" susceptible de motiver sa décision. La formule peut surprendre car le tribunal envisage un moyen que la ville n'a pas développé et sur lequel il n'a donc pas, en principe, à se prononcer. De cette formulation, on doit en déduire "en creux" que le juge donne aux collectivités locales le motif utile de nature à justifier une telle mesure. En d'autres termes, une commune modeste ou contrainte de faire des économies pourrait sans doute supprimer les menus de substitution sans encourir d'illégalité. Le jugement est donc un peu surprenant. Le tribunal sanctionne le refus de repas de substitution en invoquant l'intérêt supérieur de l'enfant, mais ce dernier serait peut être moins supérieur si la commune invoquait des considérations financières. Avouons que l'analyse laisse un peu à désirer sur le plan de la rigueur juridique. 

Cette impression ne peut qu'être renforcée par la lecture de la décision. Avant toute analyse de fond, le tribunal commence par invoquer les avis du Défenseur des droits et de la Commission nationale consultative des droits de l'homme (CNCDH) qu'il a sollicités. L'avis du premier invoquait le caractère discriminatoire de la délibération, et il n'est pas été repris dans le corps du jugement. En revanche, l'avis de la seconde reposait à la fois sur l'intérêt supérieur de l'enfant et sur l' "interprétation erronée du principe de laïcité". Le TA ne retient que l'intérêt supérieur de l'enfant. Mais il se fonde sur l'avis de la CNCDH. Certes, il n'est pas interdit au tribunal de faire appel à des avis extérieurs, en particulier émanant d'autorités indépendantes comme le Défenseur des droits ou des commissions consultatives spécialisées dans les droits de l'homme comme la CNCDH. Il n'en demeure pas moins que l'interprétation qu'il convient de donner à la loi de 1905 relève de la compétence du juge et de lui seul. Au lieu de s'abriter derrière des opinions, même autorisées, il lui appartient donc de prendre ses responsabilités. Il ne fait aucun doute que cette décision devra donner lieu à une jurisprudence supérieure, de la Cour administrative d'appel et sans doute du Conseil d'Etat.


Sur le principe de laïcité : Chapitre 10 du manuel de libertés publiques : version e-book, version papier.