« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.
Dans une ordonnance du 5 septembre 2016, passée largement inaperçue, le juge des référés du Conseil d'Etat a, pour la première fois, refusé au ministre de l'intérieur l'autorisation d'exploitation de données saisies lors d'une perquisition administrative organisée sur le fondement de l'état d'urgence.
Perquisition et saisie de données
Rappelons que cette procédure est toute récente, mise en oeuvre par la loi du 21 juillet 2016
de prorogation de l'état d'urgence. Depuis cette date, le juge administratif est compétent pour autoriser le préfet ou le
ministre de l'intérieur à exploiter les données saisies lors des
perquisitions effectuées sous le régime juridique de l'état d'urgence. En l'espèce, il s'agit des données contenues dans trois téléphones mobiles saisis chez Mme B. et M. A. lors d'une perquisition à leur domicile de Lutterbach le 26 août 2016. Le ministre justifie la perquisition par l'appartenance de ces personnes à "la mouvance radicale ainsi que sur la nécessité de vérifier qu'ils ne possédaient pas de documents, de matériel de propagande ou des objets prouvant leur intention de se livre à des activités en liens avec (...) des projets terroristes". Pour cette raison, l'administration a "des raisons sérieuses de penser" que les personnesprésentes dans le lieu perquisitionné ont un " comportement qui menace l'ordre ou la
sécurité publics".
Certes, mais ces arguments justifient la perquisition, pas l'exploitation des données, et c'est précisément ce qu'affirme le juge des référés du Conseil d'Etat. Les motifs de la saisie des téléphones ne sont pas nécessairement identiques aux motifs de la perquisition, et l'administration se voit donc refuser le droit de motiver la première par simple référence à la seconde.
En l'espèce, l'administration est embarrassée. S'il est vrai que les deux personnes appartiennent bien à la mouvance islamique, force est de constater que les policiers se sont retrouvés bredouilles lors de la perquisition. De fait, les motifs de la demande d'exploitation des trois téléphones mobiles sont quasi-inexistants. Les motifs invoqués devant le juge se bornent donc à évoquer, de manière très vague, "des fichiers d'images, de sons et d'écrit", sans davantage de précision, aoutant que ces fichiers n'ont pu être exploités immédiatement sur les lieux de la perquisition parce qu'ils "comportaient des éléments en langue arabe". L'imprécision de ces motifs avait logiquement conduit le juge des référés du tribunal administratif de Strasbourg à refuser la demande d'autorisation, le 29 août 2016. Celui du Conseil d'Etat confirme cette analyse.
Arman. Accumulation de téléphones portables. Circa 2000
Contrôle des motifs
Il confirme aussi sa volonté d'exercer un contrôle aussi approfondi que possible. Dans une ordonnance rendue par le juge des référés du Conseil d'Etat le 5 août 2016, la première mettant en oeuvre ces nouvelles dispositions, le juge des référés avait autorisé l'exploitation d'un téléphone portable saisi lors d'une perquisition sous état d'urgence. Il avait alors pris soin d'énumérer les motifs
invoqués. En l'espèce, ils étaient fort nombreux, car la perquisition s'était révélée plus fructueuse. Elle avait révélé que l'appareil saisi
contenait des vidéos salafistes et des contacts avec des individus ayant
rejoint Daesh dans les zones de combat en Syrie et en Irak. Rien de tout cela dans la présente affaire, dès lors que les enquêteur n'ont rien trouvé.
D'une certaine manière, le juge des référés sanctionne aussi une certaine négligence de l'administration. Dans la première affaire, celle du 5 août 2016, le juge des référés avait donné aux services la possibilité d'enrichir le dossier en appel. Il avait alors tenu compte, non seulement des procès-verbaux de la perquisition, mais encore des notes blanches produites en appel par le ministre, faisant état des liens du propriétaire du téléphone avec un ressortissant allemand parti en Syrie. En l'espèce, l'administration n'a procuré au juge aucune information supplémentaire susceptible de justifier la saisie des données informatiques. Or, le Conseil d'Etat n'aime pas du tout être traité avec désinvolture.
En exerçant un véritable contrôle des motifs, le juge des référés du Conseil d'Etat répond aussi aux exigences posées par le Conseil constitutionnel, dans sa décision QPC du 19 février 2016 portant précisément sur les perquisitions et les saisies administratives dans le cadre de l'état d'urgence. Le Conseil constitutionnel avait alors sanctionné l'absence de garanties en matière de saisie de données. La loi n'interdisait pas en effet que cette saisie soit effectuée dans une habitation où résidaient plusieurs personnes
sans aucun lien avec celle représentant une menace, qu'elle s'étende à des données personnelles également sans lien avec cette
menace, et que le sort qui leur était réservé, destruction ou stockage,
demeurait dans l'opacité. Le Conseil constitutionnel est donc directement à l'origine des dispositions portant sur la saisie de données dans la loi du 21 juillet 2016.
La maîtrise de l'évolution du droit
On pouvait s'attendre à ce que le Conseil d'Etat exerce un contrôle étendu, dès lors qu'il y était invité par le Conseil constitutionnel. Ceci dit, il serait bien difficile de dire quel juge a influencé l'autre. Dans son avis donné lors de l'élaboration de la loi du 20 novembre
2015, le Conseil d'Etat, intervenant comme conseil du gouvernement, il avait affirmé que
"dans les hypothèses où la perquisition conserve son caractère d'opération de police administrative", il conviendrait de prévoir la possibilité de saisies "en assortissant cette possibilité de garanties appropriées". Le schéma est donc le suivant : le Conseil d'Etat émet une volonté en formation de conseil, elle est ensuite entérinée par le Conseil constitutionnel, avant que le Conseil d'Etat la mette en application, en formation contentieuse cette fois.
Sur ce point, l'ordonnance du 5 septembre 2016 illustre parfaitement la manière dont le Conseil d'Etat maîtrise l'évolution du droit. Sur le fond, il est bien probable qu'elle ne changera pas grand'chose et contraindra simplement l'administration à motiver un peu plus sérieusement ses demandes d'autorisation, ce qui est certainement positif. A moins que les enquêteurs chargés de la perquisition ne prennent désormais la précaution de se faire accompagner d'un interprète capable de traduire les formules arabes contenues dans un téléphone.
Vida Azimi, Historienne du droit, Directrice de recherche au CNRS-Centre d'études et de recherches de Science administrative et politique, Université Panthéon-Assas (Paris 2).
Cet article a été publié par le Huffington Post le 2 septembre 2016. Il est reproduit sur Liberté Libertés Chéries avec l'autorisation de son auteur.
L’été fut chaud. A la
touffeur de la température correspondit l’épaisseur insoutenable d’un costume
de bain féminin, pour le moins encombrant ! La France, comme oisive,
s’adonna à plein cœur à des polémiques virulentes, la marque même d’une société
intranquille, peu sûre de ce qui fait sa substance : une République laïque,
démocratique et sociale. Des maires prirent des arrêtés mal fagotés, trois
juges - tous hommes dont l’impartialité de l’un est pour le moins questionnable - apportèrent une décision controversée, le tout baignant
dans une mauvaise soupe où surnagent les inquiétudes légitimes des uns et les
velléités souterraines des autres.
En toile de fond, les premiers
pas d’un processus si indispensable, celui de doter l’Islam de France, d’un
statut acceptable et accepté par tous, à travers une Fondation profane à but « culturel » dont le président pressenti est
Jean-Pierre Chevènement, ancien ministre de l’Intérieur, républicain sans
faille, laïc incontestable, et une association « cultuelle » de la loi de 1905 dirigée par des responsables
musulmans.
Un "islam français"
Soulignons que le choix des mots ne doit laisser place à aucune
confusion, l’islam reste et restera toujours d’Arabie par ses origines ;
ce que nous devons inventer est un islam « français », répondant aux besoins des
Français musulmans en particulier et à la tranquillité de tous les Français en
général. Pourquoi répéter ce que tout le monde sait, me diriez-vous ? Parce
que ce « tout le monde » incarné par des internautes, amateurs de « railleries »
bourdonnantes, relayées même par des médias sérieux s’est moqué de la compétence du président pressenti. Il aurait
«connu» les pays arabo-musulmans (dont l’Iran), « il y a 40 ans ».
Après le «mauvais procès» du burkini, nous voici devant une mauvaise foi qui n’augure rien de bon pour la réussite de
l’entreprise. Qu’a dit Jean-Pierre Chevènement au journaliste Patrick Cohen,
sur l’antenne de RTL, le 29 août 2016, sinon que dans le monde musulman qu’il a
connu autrefois, il y a longtemps, les femmes pour la plupart n’étaient pas
voilées – je peux l’attester pour l’Iran - et il a ajouté une date que ni le
journaliste, ni les auditeurs inattentifs n’ont relevé : 1979. Et ce n’est pas tombé dans
l’oreille d’une sourde.
Egypte. Discours de Nasser. 1953
1979, et après
Iranienne par ma naissance
et mes ancêtres, déjà Française par la langue, ma « patrie personnelle », exilée
puis « adoptée » par la France, selon la phraséologie de 1789, je sais
d’expérience – une expérience dont je me serais volontiers passée - le poids
tragique de cette année funeste sur la suite des événements dans le monde et
sur la situation des femmes dans les pays musulmans. Et je ne suis certainement
pas la seule à le ressentir !
Nous Iraniens croyions en 1979 dans notre aveuglement
que les mollahs et les ayatollahs étaient des ignorants incapables de gouverner
et que très tôt le pouvoir passerait à des civils plus ou moins démocrates. Qui
aurait cru dans un Iran où des femmes occupaient de hautes fonctions
- ministres, parlementaires, ambassadeurs, magistrats (l’islam l’interdit aux
femmes), avocats, journalistes, professeurs des universités - que l’on
assisterait au grand enfermement et envoilement des femmes, on lapiderait, on
décapiterait, on répudierait, bref on asservirait les femmes.
Et ce ne vint pas
d’un coup ! Quand Khomeyni débarqua à Téhéran, il n’était pas encore
question d’obligation de voile et de soumission. Le poison fut instillé par
petites doses, avec un art consommé de duplicité. Et voilà pourquoi, au bout de
deux trois ans, la femme iranienne devint muette et couverte ! Dupes que
nous fûmes ! Ils nous ont bien eues et cela fait près de quarante ans,
comme l’a dit justement Jean-Pierre Chevènement. Nous avions fait «fausse route»
pour reprendre l’expression d’Elisabeth Badinter, méconnaissant le message politique
véhiculé par ces bouts de chiffon « dérisoires ».
La servitude consentie
Certaines allèrent
jusqu’à rappeler que les femmes avaient été dévoilées par la volonté despotique
du père du dernier Shah : après tout, pourquoi se formaliser puisqu’elles avaient
étélibérées d’une monarchie honnie qui
interdisait les libertés politiques? Mais elle reconnaissait les libertés
individuelles, celles du quotidien, régissant le mode de vie et les relations
sociales. Au «despotisme de la liberté», d’aucunes préférèrent la «servitude» consentie.
Pourtant nul
n’ignorait le Coran et la Charia enseignés pendant les six premières années
scolaires. Tous avaient en tête la première Révolution iranienne dite « la
Révolution constitutionnelle »(Mashrouteh) qui triompha d’un clergé favorable à un régime selon la
Charia (Mashroueh). 1979 fut la « contre-Révolution»
de 1906, la revanche des clercs et parmi eux les plus rétrogrades. A partir de
là, pays après pays, ceux qui affichaient une teinture de progrès et de
laïcité, tombèrent dans l’islam rampant puis conquérant. Devançons l’objection
facile d’occidentalisation - tare suprême, il s’agit pourtant de vos fameuses
« valeurs » ! - forcée. Savez-vous pourquoi des parents, aussi les miens,
optèrent pour une double éducation orientale et occidentale? Point par mépris
des traditions mais pour que nous puissions, armés d’une culture
plurimillénaire et enrichis des atouts de la civilisation européenne, vous tutoyer, oui, vous tutoyer, être vos égaux.
Une identité soucieuse
Revenons à la France où par un travail de sape
assidu et continuel, les communautés dominent la société où se partagent deux
populations, l’une minoritaire qui se veut « créancière »
pour des raisons coloniales, de plus en plus revendicative, l’autre majoritaire
proclamée « débitrice », définitivement fautive et repentante*. La première porte
ses racines bien en évidence, tels des banyans, la seconde cache les siennes.
Aucun
signe n’est « dérisoire ». Le grand poète de Shiraz, Hâfez, désigne le chapelet comme
« le signe avant-coureur de l’armée de l’hypocrisie », qu’il échange volontiers
contre « une coupe de vin ». In vino veritas ? La société française n’a plus
l’audace du poète persan. Son identité ne peut être « heureuse » en ce moment ni
dans un futur proche. Elle n’est pas toute « malheureuse », elle n’est pas encore
devenue « mineure » ni tout à fait docile. C’est plutôt une « identité soucieuse »
et l’islamophobie reprochée n’est, comme l’étymologie l’indique, que « la peur
de l’islam » et non une haine à son endroit. Foi de Persane, il y a franchement
de quoi ! On peut y perdre un « cher et vieux » pays…
* La
distinction entre population «débitrice» et population «créancière» a été faite
par Justice Antonin Scalia, juge à la Cour Suprême des Etats-Unis, décédé en
février 2016, dans les affaires de discrimination.
Le magazine Visao, que la société requérante a acquis en 2008, avait publié en octobre 2004, un article intitulé "L'éveil du Président". L'article s'en prenait vigoureusement au Premier ministre de l'époque, Pedro Miguel de Santana Lopes, accusé de vouloir faire adopter une nouvelle législation sur le droit de média, imposant notamment l'application du principe du contradictoire à tout commentaire politique. L'article se terminait par ces quelques mots bien sentis : "« S’agirait-il d’un délire provoqué par la
consommation de drogues dures ? D’une nouvelle originalité portugaise ?
Ou tout simplement d’une bavure innommable ? »
Deux ans après avoir achevé son mandat en 2005, l'ancien Premier ministre a engagé une action en responsabilité dirigée à la fois contre le journal et contre l'auteur de l'article. Il considérait que ces propos lui imputant la consommation de drogues dures portaient atteinte à sa réputation, d'autant qu'une rumeur circulait à l'époque lui attribuant une telle addiction. Il a obtenu satisfaction des tribunaux portugais et Medipress-Sociedade Jornalistica LDA a dû verser 30 000 € de réparation à l'ancien Premier ministre. Elle porte donc son recours devant la Cour européenne, estimant que cette condamnation porte atteinte à la liberté d'expression, garantie par l'article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme.
La Cour européenne estime que cette condamnation emporte effectivement une atteinte disproportionnée à la liberté d'expression. Elle ne se fonde pas directement sur le "débat d'intérêt général" mais préfère se placer sur le terrain de la distinction entre jugement de valeur et déclarations de fait.
Réputation et vie privée
Rappelons qu'aux termes de l'article 10, une ingérence dans la liberté d'expression peut être licite
si elle est prévue par la loi, si elle poursuit un but légitime et si
elle se révèle nécessaire dans une société démocratique. En l'espèce, nul ne conteste, pas même les juges portugais, que l'article contesté contient une ingérence dans la vie privée de l'ancien Premier ministre. Il n'est pas davantage contesté que cette ingérence est prévue par la loi, le
code civil portugais autorisant l'action en responsabilité en cas
d'atteinte à l'honneur et à la considération d'une personne. Dans une
jurisprudence constante, et récemment dans son arrêt Almeida Leitao Bento Fernandes c. Portugal du 12 mars 2015,
la Cour affirme en effet que la protection de la réputation constitue un élément
de la vie privée et qu'elle constitue donc un but légitime autorisant
une restriction à la liberté d'expression.
La seule question réellement posée à la Cour européenne dans l'arrêt Medipress-Sociedade Jornalistica LDA est donc celle de la proportionnalité entre le droit à la réputation de l'ancien Premier ministre portugais et la liberté de presse. Il n'est pas surprenant que la Cour ait privilégié la liberté d'expression.
Le débat d'intérêt général
Sa motivation aurait pu se limiter au rappel de la notion de "débat d'intérêt général" qui permet de justifier les intrusions de la presse dans la vie privée des personnes. Dans deux arrêts du 14 janvier 2014, Ojala et Etukeno Oy c. Finlande et Ruusunen c. Finlande, la Cour considère que les juges finlandais n'avaient pas à prononcer la saisie d'un livre écrit par une femme qui racontait sa liaison avec le Premier ministre. Ils pouvaient se borner à interdire les passages portant sur la vie sexuelle ou intime du couple. Pour la Cour, l'histoire de cette liaison contribuait donc à un débat d'intérêt général. Dans l'arrêt Medipress-Sociedade Jornalistica LDA, la Cour aurait pu simplement affirmer que le journaliste participait à un débat d'intérêt général en contestant, même en termes un peu vifs, le projet développé par le Premier ministre de modifier le droit de la presse. Le fait de l'accuser "d’un délire provoqué par la
consommation de drogues dures" serait alors considéré comme une figure de style donnant à l'article un ton pamphlétaire qui n'est pas illicite.
Antoine. Un éléphant me regarde. 1966
Exagération et provocation
La Cour européenne affirme précisément que les critiques de la presse peuvent s'exercer avec une certaine vivacité. Dans une formule désormais classique, elle énonce que "la liberté journalistique comprend le recours possible à certaine dose d'exagération, voire de provocation" (CEDH, 26 avril 1995, Prager et Oberschlick c. Autriche).
Par ailleurs, la Cour considère que la critique de la presse peut être plus intense à l'égard d'un homme ou d'une femme politique qu'à l'égard d'un simple citoyen. L'engagement politique a pour effet d'exposer son auteur, de placer sa vie, y compris sa vie privée, sous un contrôle permanent de la presse. Il ne peut l'ignorer et doit, au moins dans une certaine mesure, l'accepter.
La décision Brasilier c. France du 11 avril 2006offre un exemple réjouissant de ce raisonnement. Le requérant est un candidat malheureux aux élections législatives de 1997, très malheureux même car, dans la circonscription du 5è arrondissement de Paris où il était opposé à Jean Tiberi, il s'est aperçu qu'aucun des 60 000 bulletins à son nom n'avait été déposé dans les bureaux de vote. Il organise donc une manifestation où il brandit une banderole portant l'inscription : "Tiberi, tu nous casses les urnes". L'intéressé porte plainte pour diffamation, mais M. Brasilier est relaxé sur la plan pénal et condamné à verser 1 euro symbolique à Jean Tiberi sur le plan civil. La Cour européenne estime pourtant que cet euro est de trop, car un adversaire politique doit avoir la possibilité de discuter la régularité d'une élection et que, dans ce cas, "la vivacité des propos est plus tolérable qu'en d'autres circonstances".
Le problème est que la Cour reconnaît que le magazine Viseo "jouit d'une certaine crédibilité auprès du public". Il n'a pas un ton habituellement pamphlétaire et se veut plutôt sérieux et mesuré.
Information factuelle ou jugement de valeur
C'est peut-être pour cette raison que la Cour va décaler un peu son analyse et rappeler que la presse a des droits, mais aussi des "devoirs et des responsabilités". L'information sur des questions d'intérêt général est donc subordonnée à une condition de bonne foi, ce qui signifie que l'article doit reposer sur des informations exactes (CEDH, 21 janvier 1999 Fressoz et Roire c. France). La question est alors posée de savoir si l'accusation de "délire provoqué par la
consommation de drogues dures" formulée à l'encontre du Premier ministre relève d'une information factuelle ou d'un jugement de valeur, distinction initiée dès l'affaireDe Haes et Gijsels c. Belgique du 24 février 1997. Pour le requérant, il s'agit d'une affirmation factuelle mettant en cause sa probité et reprenant d'ailleurs des rumeurs malveillantes. C'est sensiblement la position adoptée par les juges portugais. Pour le journal, il s'agit d'un jugement de valeur qui s'inscrit dans un article dont la tonalité générale est extrêmement critique. La Cour européenne adopte cette seconde thèse. Dans l'affaire Brasilier, elle avait estimé que le "Tiberi, tu nous casses les urnes" relevait à l'évidence du jugement de valeur, faisant toutefois observer qu'il avait une origine factuelle, le Conseil constitutionnel ayant annulé l'élection de l'intéressé pour fraude électorale. En l'espèce, la situation est plus délicate car la consommation de drogues dures imputée au ministre ne repose sur aucune base factuelle. La Cour préfère donc insister sur le caractère ironique de ce propos que les juges portugais ont refusé de voir, les prenant au pied de la lettre. Elle en avait fait de même dans un arrêt du 6 novembre 2007 Lepovic c. Serbie, à propos d'un élu local, accusé d'avoir dépensé l'argent de manière "presque insensée", formule qui, aux yeux de la Cour, ne mettait pas en cause sa santé mentale, mais traitait, ironiquement, de son honnêteté.
A l'issue du raisonnement de la Cour, on retrouve donc ce fameux débat d'intérêt général qui permet de faire prévaloir la liberté de presse, débat d'intérêt général qui peut être développé sur le ton satirique. La solution d'espèce est évidemment satisfaisante mais elle n'interdit pas de se poser des questions sur l'avenir de cette jurisprudence. Elle repose sur des faits, et sur l'appréciation que fait la Cour du caractère ironique ou non de l'article. Le sens de l'humour est-il identique à Lisbonne, à Belgrade et à Strasbourg ? On attend avec impatience les suites de cette jurisprudence pour le savoir et pour rire un peu.
Deux cadres supérieurs d'une banque ont été condamnés par la Commission des sanctions de l'AMF pour ne pas avoir respecté certaines règles à l'occasion d'une opération d'augmentation de capital de la société Euro-Disney. Leur banque à été condamnée à 300 000 € d'amende. Eux-mêmes ont été condamnés à un avertissement et des amendes s'élevant à 25 000 et 20 000 €. Leur recours devant le Conseil d'Etat a été rejeté le 18 février 2011 et ils ont donc saisi la Cour européenne des droits de l'homme, en invoquant un double manquement aux principes de prévisibilité de la loi et d'impartialité.
Dans un arrêt X. et Y. du 1er septembre 2016,
la Cour européenne des droits de l'homme déclare que la procédure de
sanction mise en oeuvre par l'Autorité des marchés financiers (AMF) ne
porte atteinte à aucun de ces principes.
La prévisibilité de la loi
Ecartons rapidement le moyen invoquant
un manquement à l'article 7 de la Convention européenne des droits de
l'homme qui garantit le principe de légalité des délits et des peines.
En l'espèce, les requérants ne contestent pas l'existence,
l'accessibilité et prévisibilité des obligations professionnelles qui
s'imposent à eux, mais ils soutiennent que le non-respect de ces
obligations n'étaient pas constitutives d'un manquement sanctionné par
l'AMF. A leurs yeux, il devait seulement donner lieu à des opérations
techniques et non pas à des sanctions. Disons-le clairement : les malheureux banquiers ne connaissaient pas les règles gouvernant une augmentation de capital.
L'argument
est balayé par la Cour européenne. Elle rappelle que la loi
qui unifie le régime des sanctions administratives et disciplinaires
devant l'AMF est datée du 1er août 2003, soit un peu moins de deux ans
avant les faits qui ont suscité les sanctions contestées. Les
requérants, tous deux banquiers, ne pouvaient donc ignorer le caractère
illicite et les conséquences de leur comportement professionnel. La loi
était donc prévisible.
L'impartialité
Le moyen le plus articulé repose sur un défaut d'impartialité de la Commission des sanctions de l'AMF, et donc une atteinte à l'article 6 § 1 de la Convention européenne des droits de l'homme.
Il faut reconnaître que les requérants ont, sur ce point, quelques arguments à faire valoir. Ils rappellent que le rapporteur a, à la demande de la Commission des sanctions, sollicité du Président de l'AMF des observation sur le fond du droit. A leurs yeux, cette procédure porte atteinte à la séparation des fonctions de poursuite, d'instruction et de jugement. Ils précisent, à ce propos, que le Président de l'AMF préside la commission spécialisée du Collège qui a initié les poursuites engagées à leur encontre et que le Collège est aussi l'auteur d'une partie des dispositions que les requérants sont accusés d'avoir violé. Ils ajoutent enfin que les services de l'AMF sont intervenus à tous les stades de l'affaire, de l'instruction à la sanction.
Dans son arrêt Morice c. France du 23 avril 2015, la Cour a rappelé les deux critères du principe d'impartialité, successivement examinés dans l'arrêt X et Y.
BNP. Votre argent m'intéresse. Publicité. 1973
Impartialité subjective
Le premier critère peut être qualifié de "subjectif" parce qu'il
consiste à pénétrer dans la psychologie du juge, à rechercher s'il
désirait favoriser un plaideur ou nuire à un justiciable. Dans ce cas,
l'impartialité est présumée, jusqu'à preuve du contraire (CEDH, 1er octobre 1982, Piersack c. Belgique).
La Cour européenne se montre très rigoureuse à cet égard et ne constate
la violation du principe d'impartialité que lorsque la preuve est
flagrante. Tel est le cas, dans l'arrêt Remli c. France du 23 avril 1996,
pour un jury de Cour d'assises jugeant un Français d'origine
algérienne, dont l'un des jurés a tenu, hors de la salle d'audience mais
devant la presse, des propos racistes. En l'espèce cependant, la Cour affirme que rien dans la dossier ne permet d'envisager un quelconque préjugé sur la culpabilité des deux requérants, tant de la part du rapporteur que de celle des membres qui ont composé la Commission des sanctions.
Impartialité objective
Le seconde critère est présenté comme "objectif", parce qu'il s'agit de contrôler
l'organisation même de l'institution qui prononce la sanction. D'une manière générale, elle doit apparaître impartiale et inspirer la confiance. Dans son arrêt Kleyn et autres c. Pays-Bas du 6 mai 2003, la Cour affirme que l'élément essentiel pris en compte est l'indépendance de ses membres, c'est-à-dire leur mode de désignation, la durée de leur mandat, les garanties existant pour les mettre à l'abri des pressions extérieures. En d'autres termes, et ce sont les mots de la Cour européenne elle-même, l'institution doit avoir "l'apparence" de l'indépendance.
C'est évidemment ce second critère qui est invoqué par les requérants. Sans succès, car la Cour note que la loi française opère une réelle séparation, au sein de l'AMF, entre les organes de contrôle, d'enquête, et de poursuite d'une part, et l'organe de jugement d'autre part. En effet, la procédure de sanction est initiée par le Collège qui peut être saisi à la suite d'une enquête établie sous l'autorité du secrétaire général de l'AMF. Ensuite, le dossier est transmis à la Commission des sanctions qui est seule compétente pour désigner en son sein un rapporteur et prononcer, à l'issue de la procédure, une sanction. La Cour observe par ailleurs que figurent parmi les membres de la Commission des sanctions deux magistrats de la Cour de cassation et deux conseillers d'Etat, lesquels bénéficient de larges garanties destinées à la prémunir contre les pressions extérieures.
L'analyse est juridiquement juste, mais aussi empreinte d'un formalisme que l'on pourrait trouver excessif. Le juge européen refuse d'entrer dans la réalité du dossier. Il ne regarde pas la manière dont concrètement les choses se sont passées dans l'affaire en cause et le poids éventuelle de l'administration de l'AMF. Il ne se réfère qu'aux textes qui offrent toutes les garanties requises. Et si on trouve des membres de la Cour de cassation et du Conseil d'Etat dans la Commission des sanctions, il est clair que l'indépendance de l'institution est assurée. Un point c'est tout.
Cette appréciation formelle de l'impartialité ne surprend guère. La Cour avait déjà conclu à l'impartialité de la Commission des sanctions de l'AMF dans son arrêt Messier c. France du 23 juin 2011. Cette jurisprudence témoigne d'une grande tolérance de la Cour à l'égard des autorités administratives indépendance, tolérance égale à celle dont elle fait preuve à l'égard du Conseil d'Etat. Rappelons en effet qu'avec deux arrêts, l'un du 15 juillet 2009 Yvonne Etienne c. France, l'autre du 4 juin 2014 Marc Antoine c. France, la Cour a admis la conformité de la procédure contentieuse mise en oeuvre devant le Conseil d'Etat à la Convention. Cette jurisprudence semble bien généreuse, si l'on considère que l'institution du rapporteur public mise en oeuvre avec le décret du 7 janvier 2009 ne modifie pas de manière substantielle une procédure qui avait été sanctionnée par la jurisprudence Kress c. France de 2001.
Le pouvoir de sanction des autorités administratives indépendantes est évidemment conforté par l'arrêt X. et Y. c. France. Mais le principe d'impartialité, quant à lui, en sort un peu malmené. On aurait nettement préféré que la Cour apprécie l'ensemble du dossier et pas seulement le contenu des textes en vigueur. Nul n'ignore que les relations entre les fonctions de régulation et de sanction ne sont pas toujours aussi cloisonnées que les textes l'affirment. Or l'impartialité n'est pas seulement une question d'apparence formelle. C'est aussi une question bien réelle qui exige que les requérants ou les personnes sanctionnées puissent avoir confiance dans les juges.
Le débat actuel sur le burkini permet de mettre en pleine lumière les termes nouveaux du débat plus large sur les droits des femmes, débat qui a pour double caractéristique de transcender le clivage partisan traditionnel et de se dérouler à fronts renversés.
D'un côté, une partie de la gauche et certains mouvements féministes considèrent que la norme juridique ne doit pas intervenir. On feint alors de croire que le port de ce vêtement est parfaitement anodin, qu'il n'a aucun lien avec un signe religieux ostentatoire, et qu'il relève de la liberté de se vêtir comme on l'entend. On affiche donc un libéralisme absolu reposant sur l'abstention de l'Etat. Ce point de vue peut surprendre, de la part d'une gauche a toujours réclamé davantage de règles juridiques sur les droits sociaux, y compris ceux des femmes (temps de travail, congés maternité etc). Quant aux associations féministes, elles militent en faveur de l'adoption de règles destinées à assurer la parité, en particulier dans les instances de gouvernance tant du secteur privé que du secteur public. Lorsqu'il s'agit de revendiquer des postes, la norme juridique est donc très sollicitée.
De l'autre côté, une partie de la droite, mais aussi une partie de la gauche et mêmes quelques féministes, demandent l'intervention du droit dans le débat sur le burkini. Certains, dont Nicolas Sarkozy, toujours en pointe dans la surenchère, demandent même une révision constitutionnelle. Les autres, plus raisonnables, estiment que le pouvoir de police générale des maires peut être suffisant pour réglementer les règles du savoir-vivre à la plage. Ceux-là demandent du droit alors qu'ils sont habituellement attachés au libéralisme. A dire vrai, leur position est moins surprenante, car le libéralisme impliquant l'abstention de l'Etat auquel ils sont traditionnellement attachés concerne plutôt les relations économiques et les règles qu'ils demandent ont déjà un fondement juridique.
Pour éclairer ce débat, il convient de revenir brièvement sur les droits des femmes et leur fondement juridique en droit français.
L'égalité des sexes
Le principe d'égalité des sexes est apparu dans notre système juridique avec la Constitution de 1946. L'alinéa 3 de son Préambule fait figurer parmi les "principes particulièrement nécessaires à notre temps" celui selon lequel "la loi garantit à la femme, dans tous les domaines, des droits égaux à ceux de l'homme". Dans une décision du 30 décembre 1981, le Conseil constitutionnel confirme que cette disposition peut fonder un recours dirigé contre une loi de finances accusée de favoriser le mari au détriment de la femme.
A l'époque, il s'agit en réalité d'affirmer que le principe d'égalité devant la loi, lui-même consacré depuis l'article 1er de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen : "Les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droit". Le Préambule affirme donc que les femmes sont des hommes comme les autres. Elles peuvent donc revendiquer l'égalité devant la loi, et le sexe ne saurait constituer un facteur de discrimination.
Le Conseil constitutionnel est intervenu, à plusieurs reprises, pour affirmer cette égalité devant la loi en déclarant inconstitutionnelles les dispositions législatives visant à favoriser un sexe plutôt que l'autre. Dans sa décision du 18 novembre 1982,
le Conseil constitutionnel censure ainsi une loi qui se proposait
d'imposer des "quotas" de femmes dans les listes de candidats aux
élections municipales. A ses yeux, une règle qui "comporte une distinction entre candidats
en
raison de leur sexe, est contraire aux principes
constitutionnels" et plus particulièrement à l'égalité devant la loi. Cette jurisprudence a été reprise dans une décision du 19 juin 2001, à propos d'élections au Conseil supérieur de la magistrature.
Un homme et une femme. Nicole Croisille et Pierre Barouh. 1966
Du rôle passif au rôle actif du législateur
L'article 1er de la Constitution a été modifié avec la révision constitutionnelle de 2008. Il affirme désormais que "la loi favorise l'égal accès des femmes et des hommes aux mandats
électoraux et fonctions électives, ainsi qu'aux responsabilités
professionnelles et sociales". Désormais le respect du principe d'égalité ne repose pas uniquement sur les éventuels recours de femmes victimes de discrimination. Le législateur se voit confier une double mission. D'une part, la loi doit faire en sorte que le droit positif ne soit pas porteur de discrimination. D'autre part, elle ne peut cantonner qui que ce soit dans un rôle social sexué. D'un rôle passif qui se limitait à faire en sorte que la loi ne soit pas discriminatoire, le législateur est passé à un rôle actif puisqu'il doit favoriser une égalité réelle entre l'homme et la femme.
Le Conseil constitutionnel a consacré cette nouvelle mission, avec la décision du 16 mai 2013 qui affirme qu'il est "loisible" au législateur d'adopter des dispositions "incitatives ou contraignantes" pour assurer la mis en oeuvre du principe d'égal accès des femmes et des hommes aux mandats électoraux et fonctions électives. Cette action est néanmoins étroitement encadrée par le Conseil qui affirme qu'il appartient au législateur "d'assurer la
conciliation entre ces dispositions constitutionnelles et les autres
règles et principes de valeur constitutionnelle auxquels le pouvoir
constituant n'a pas entendu déroger". Autrement dit, l'action en faveur des femmes ne doit pas conduire à une discrimination au détriment des hommes qui constituerait une rupture de l'égalité devant la loi. La décision rendue sur Question prioritaire de constitutionnalité (QPC) par le Conseil constitutionnel le 24 avril 2015 portant cette fois sur les modes d'élection aux conseils ne fait que confirmer cette interprétation étroite de la nouvelle rédaction de l'article 1er de la Constitution.
Les droits sociaux
Cette analyse de l'évolution du principe d'égalité serait simple si le système juridique n'admettait également une certaine forme de discrimination positive à l'égard des femmes, notamment en matière de droits sociaux. La première convention relative au travail des femmes a été adoptée par l'OIT en 1934 et est entrée en vigueur en 1936. Après la seconde guerre mondiale, d'autres traités sont intervenus, en 1951 sur l'égalité de rémunération et en 1953 sur la protection de la maternité.
Au plan interne, le Préambule de 1946, celui-là même qui consacre l'égalité des sexes comme un élément du principe d'égalité devant la loi, accorde aussi une place particulière à "la mère" qui, comme l'enfant et les vieux travailleurs, a droit à la protection de la santé, à la sécurité matérielle, au repos et au loisir. De nombreux textes ont ainsi été adoptés organisant notamment le congé-maternité et la compensation des retards de carrière dus aux charges familiales.
Affirmative Action et non discrimination
Cette forme d'action positive a eu certainement des effets positifs sur le plan social. Elle a, en revanche, été critiquée, dans la mesure où elle enfermait les femmes dans un rôle sexué ou genré pour reprendre le vocabulaire des Gender Studies. La convention de l'OIT interdisant le travail de nuit des femmes a ainsi été contestée parce qu'en leur interdisait de mener une vie professionnelle identique à celle des hommes, par exemple de travailler dans la police ou dans les transports. Plus récemment, les arrêts Griesmar de 2001 et Leone de 2014 rendus par la Cour de justice de l'union européenne ont affirmé que le principe de l'égalité de rémunération s'oppose à ce qu'une bonification de la pension de retraite soit réservée aux femmes ayant assuré l'éducation de leurs enfants. Une telle mesure constitue une discrimination à l'égard des salariés de sexe masculin qui, eux aussi, ont charge de famille.
Le législateur se trouve désormais dans une situation complexe. Sans remettre en cause ce qu'il faut bien appeler les acquis sociaux obtenus par les femmes, il doit faire en sorte qu'ils n'aient aucun contenu discriminatoire. Une telle contrainte le conduit finalement à accorder aux hommes des droits identiques, voire à les leur imposer. C'est ainsi que la loi du 4 août 2014 allonge le congé parental à la condition qu'une période de congé soit prise par le second parent. Sur le plan théorique, les droits sociaux sont désormais ceux du couple, sans considération de sexe.
Reste évidemment que l'on peut s'interroger sur ces interventions législatives qui reposent sur l'idée que les deux membres d'un couple ont pour seul objectif d'obtenir un congé parental aussi long que possible. Ce n'est sans doute plus une analyse genrée, mais elle repose néanmoins sur l'idée que l'on ne peut s'épanouir ailleurs qu'au sein de la famille. Celui ou celle qui avouerait vouloir reprendre son travail aussi rapidement que possible après la naissance de bébé risque de passer pour un dangereux hérétique.
La recherche de l'équilibre
Au terme de l'analyse, on constate que les droits des femmes sont fermement encadrés par le droit positif mais que législateur a bien des difficultés à trouver un équilibre entre la double exigence de respect de l'égalité devant la loi et celle d'action positive en faveur des femmes. Le débat sur le burkini illustre parfaitement ces difficultés. Le tribunal administratif de Nice considérait que les droits des femmes constituaient un élément de l'ordre public et qu'ils méritaient d'être protégés en tant que tels par une action volontariste. Le Conseil d'Etat, quant à lui, a préféré s'abstenir de toute intervention, limitant la notion d'ordre public au seul maintien de la sécurité et feignant de croire que les droits des femmes n'étaient pas en cause. Il ne les évoque donc même pas, comme s'ils étaient parfaitement négligeables. Le plus consternant est sans doute de voir une partie des mouvements féministes, les plus virulents actuellement, adhérer résolument à cette position. Il est vrai que le port du burkini ne les concerne pas.. Il concerne d'autres femmes, des femmes qu'elles ont oublié de défendre au nom d'un bien commode droit d'être différent. Car il est bien connu que les femmes excisées, les femmes voilées, les femmes interdites de vie professionnelle, toutes ces femmes sont parfaitement consentantes, épanouies, radieuses..
Saisi en appel d’un référé liberté, le Conseil d’Etat désavoue le maire de Villeneuve-Loubet qui avait pris un arrêté contre
le Burkini et le tribunal administratif de Nice qui ne l’avait pas suspendu. Il
le fait dans des termes simples et clairs, allant directement au but avec l’économie
de moyens dont il est coutumier. Son ordonnance est incontestable lorsqu’il
mentionne la Constitution en premier dans les visas là où le TA de Nice
mentionnait d’abord la Convention européenne des droits de l’homme. Le débat
est-il tranché pour autant, comme le clament les partisans du Burkini, les
tenants d’une conception absolutiste des droits de l’homme et les médias ?
Nullement, car l’ordonnance n’est qu’une décision d’espèce et se présente comme
telle. Elle laisse en outre planer un doute sur les bases de la politique
juridique du Conseil.
Economie de moyens
Au cours du débat public qui a occupé les esprits
depuis le début du mois d’août à partir de la trentaine d’arrêtés similaires
pris par diverses communes, nombre d’arguments ont été échangés. Contre ces
arrêtés, la liberté de manifester ses convictions religieuses dans l’espace
public, la liberté d’aller et venir, la liberté de conscience, la liberté
individuelle. Pour leur légalité, le principe de laïcité auquel portent
atteintes des manifestations ostentatoires de croyance religieuse, la
discrimination que traduit le port de vêtements couvrant intégralement le corps
des femmes, l’expression spectaculaire d’une soumission féminine que consacre
le Coran et qui ne devrait pas trouver
place dans l’espace public. Au centre, l’ordre public que ces exhibitions
menacent de troubler, dans le contexte de tension qui fait suite aux attentats,
notamment celui du 14 juillet à Nice, proche de Villeneuve-Loubet. Son maire,
se fondant sur son pouvoir de police municipale, à entendu prévenir les
troubles que pouvaient provoquer ces ostentations de foi religieuse peu
appropriées dans le contexte vacancier et ludique de la baignade.
De ce débat, de l’argumentation du maire et de celle
du TA, le Conseil d’Etat ne retient rien. Balayée la laïcité, oubliée la
discrimination, foin des droits des femmes. Il trace rapidement son chemin vers
la suspension, par une série d’affirmations relevant de l’imperatoria brevitas qui lui est chère. L’ordonnance n’est certes qu’une
mesure provisoire, sans autorité de chose jugée, mais en réalité il s’agit bien
d’un jugement sur lequel le Conseil ne reviendra sans doute pas en raison de la
force des termes qu’il utilise. Une justice rapide, mais un jugement accéléré,
mais un jugement expéditif. Il repose en effet sur son interprétation de l’ordre
public. Le Conseil déclare qu’il n’est pas troublé par le Burkini. Or cette appréciation
est à la fois subjective et à géométrie variable dans sa jurisprudence.
Décision d'espèce
Le Conseil se réfère à une conception étroite de
l’ordre public, celle de l’absence de violences ou de manifestations hostiles
sur les plages. C’est très bien, mais le Conseil d’Etat n’a pas toujours eu
cette conception restrictive. L’ordre public est avec lui une sorte de Fregoli
du droit administratif. Dans d’autres affaires, il a incorporé à l’ordre public
un principe de dignité, qui lui a permis par exemple de condamner le« lancer de nains » ou d’interdire un spectacle de Dieudonné alors
qu’aucune manifestation hostile ne le visait. Dans l’affirmation du jour, le
Conseil se comporte en juge du fait et substitue son appréciation à celle du
maire, comme un supérieur hiérarchique. Ce faisant, il ne rend qu’une décision
d’espèce, ce qui est au demeurant la nature du référé, puisque dans d’autres circonstances
l’ordre public pourrait justifier l’interdiction du Burkini. Il est donc
inexact de dire que cette ordonnance du 26 août « fait
jurisprudence » ou tranche la question.
Ajoutons que le raisonnement du juge sur la
condition d’urgence, nécessaire à l’admission du référé, est tout à fait
curieux. Pour lui, ce n’est pas une condition de l’admission du référé, mais
une simple conséquence de l’illégalité qu’il affirme. Donc, dès qu’il y a
illégalité, il y a urgence. Toute illégalité, même virtuelle et sans application
immédiate, justifie une suspension par référé liberté. Ce n’est pas ce que
prévoit l’article L 521-2 du Code de justice administrative qui fait de
l’urgence une condition préalable. On peut penser qu’il y a d’autant moins
urgence en l’occurrence que la méconnaissance de l’arrêté est sanctionnée par
une simple amende, qui peut être contestée devant le juge judiciaire. A
supposer que l’arrêté soit illégal, celui-ci l’écartera, et donc l’amende. Entre
condition et conséquence, le Conseil d’Etat inverse les termes de l’article L
521-2 et pratique une politique de gribouille. Mais ce qui lui importe est de
suspendre.
Les Mille et Une Nuits. La danse des sept
voiles. Rita Tabbakh
Une politique juridique en question
L’ordonnance ne peut trancher les questions de fond,
et il reviendra éventuellement au Parlement de le faire. On ne saurait reprocher
au Conseil d’Etat de rester sur le plan du droit positif et de ne pas se
comporter en législateur. On peut en revanche lui demander neutralité et impartialité
et de ne pas faire intervenir des positions militantes dans la décision. Or
dans cette ordonnance, les déclarations antérieures de l’un des trois juges posent
un sérieux problème d’impartialité. Dans un rapport sur la politique d’intégration de la France, en 2013, il a rejeté le concept d’intégration,
remplacé par une « société inclusive »
et dénoncé « la célébration du passé
révolu d’une France chevrotante et confite dans des traditions
imaginaires ». La laïcité est-elle au nombre de ces traditions imaginaires
? Au Coran et à son affirmation de l’infériorité des femmes, on peut préférer
la Constitution de 1946 et l’égalité des sexes – un passé révolu ?
On lit notamment dans ce rapport les propos suivants
(p. 10), à propos de l’intégration : « Encore plus périphérique, et stratosphérique même, l’invocation
rituelle, chamanique, des Grands Concepts et Valeurs suprêmes ! Empilons
sans crainte – ni du ridicule ni de l’anachronisme – les majuscules les plus
sonores, clinquantes et rutilantes : Droits et Devoirs !
Citoyenneté ! Histoire ! Œuvre ! Civilisation française !
Patrie ! Identité ! France ! – on se retient, pour ne paraître
point nihiliste… »Heureusement
qu’il se retient ! Et à propos de la Burqa (p. 64) : « Qu’on sache, aucun mouvement de fond n’est venu
exiger que les femmes de confession musulmane puissent déambuler en Burqa.
C’est le gouvernement qui a décidé de cibler les quelques femmes ainsi vêtues
pour les dévêtir de la toute puissance de la loi, inventant ce slogan, qui
laisse encore perplexe, selon lequel la République se lit à visage découvert… ».
Mieux vaut « une autre vision de
l’espace public… » que celle dans laquelle « les pelouses de la laïcité sont défendues par
de sourcilleux gardiens ».
C’est au demeurant la presque unique mention des
femmes dans le rapport. Sur la base de ces propos et de cette idéologie,
comment attendre un jugement serein sur le Burkini, dépassionné, en fonction du
dossier et des circonstances locales ? D’autant moins que le même rapport
observe à propos de l’ordre public (p. 63) que « la notion est vague, et pour tout dire, politique dans ses extrêmes et
ses frontières ». Tiens, tiens… Il est triste d’observer qu’une
décision rendue le jour anniversaire de la Déclaration des droits de l’homme et
du citoyen ignore à ce point la dignité des femmes.