« La liberté, ce bien qui fait jouir des autres biens », écrivait Montesquieu. Et Tocqueville : « Qui cherche dans la liberté autre chose qu’elle même est fait pour servir ». Qui s’intéresse aujourd’hui à la liberté ? A celle qui ne se confond pas avec le libéralisme économique, dont on mesure combien il peut être source de prospérité mais aussi d’inégalités et de contraintes sociales ? A celle qui fonde le respect de la vie privée et la participation authentique à la vie publique ? La liberté devrait être au cœur de la démocratie et de l’Etat de droit. En même temps, elle ne peut être maintenue et garantie que par la vigilance et l’action des individus. Ils ne sauraient en être simples bénéficiaires ou rentiers, ils doivent non seulement l’exercer mais encore surveiller attentivement ses conditions d’exercice. Tâche d’autant plus nécessaire dans une période où les atteintes qui lui sont portées sont aussi insidieuses que multiples.


lundi 13 juin 2016

La "vidéoprotection" en prison ou l'arrêté Abdeslam

Un arrêté du 9 juin 2016 portant création de traitements de données à caractère personnel relatifs à la vidéoprotection de cellules de détention, signé du ministre de la justice Jean-Jacques Urvoas, est publié au Journal Officiel du 12 juin. Déjà baptisé "arrêté Abdeslam", il a pour objet de permettre la surveillance permanente par vidéo du principal suspect des attentats de Paris. 

La recherche d'un fondement juridique


Cette surveillance a été décidée pour des motifs difficilement contestables, compte tenu de la situation. Il s'agissait d'empêcher toute tentative de suicide de la seule personne en mesure d'éclairer les enquêteurs sur le groupe terroriste à l'origine des attentats et, bien entendu, de prévenir toute tentative d'évasion ou d'action violente au sein de l'établissement pénitentiaire. Il n'empêche que le fondement juridique de la décision était bien incertain.

Le seul texte existant en ce domaine était un arrêté du 23 décembre 2014 signé par Christiane Taubira. Il prévoit la surveillance vidéo des cellules de protection d'urgence, c'est-à-dire celles accueillant des personnes présentant "des risque de passage à l'acte suicidaire imminent ou lors d'une crise aiguë".  Certes, cet arrêté concerne toutes les personnes "placées sous main de justice", qu'elles soient prévenues ou détenues. Mais il a un champ d'application fort étroit, puisqu'il ne s'applique qu'au risque suicidaire, et plus précisément au risque suicidaire "imminent". La surveillance vidéo est donc prévue pour une période très courte, vingt-quatre heures éventuellement renouvelable, en attendant qu'un traitement médical permette d'écarter le risque suicidaire.

Ce texte n'est pas sérieusement applicable à Abdeslam. Le risque qu'il représente pour lui-même est certainement pris en considération mais l'administration pénitentiaire se préoccupe surtout du risque qu'il représente pour les autres, et en particulier pour les fonctionnaires chargés de le surveiller. En outre, il ne s'agit pas d'une surveillance de courte durée destinée à surmonter une crise mais bien d'une mesure de longue durée, décidée en raison de la dangerosité de l'individu.

La délibération de la CNIL


L'arrêté du 9 juin 2016 a donc pour objet de conférer un fondement juridique à une surveillance qui est déjà en vigueur. Il n'en demeure pas moins que ce texte, désormais dans notre ordre juridique, dépasse le seul cas d'Abdeslam. C'est bien comme cela que l'a compris la CNIL qui a été amenée à se prononcer sur l'arrêté par une délibération du 19 mai 2016.

Cette intervention de la CNIL est imposée par la loi du 6 janvier 1978 qui, dans son article 26-I-2°, soumet les traitements de données personnelles mis en oeuvre pour le compte de l'Etat à une autorisation du ministre compétent, lorsqu'ils intéressent en particulier "l'exécution des condamnations pénales". Cette autorisation est prise après un avis motivé de la CNIL qui est ensuite publié au Journal officiel en même temps que l'arrêté d'autorisation. Observons néanmoins qu'il ne s'agit pas d'un avis conforme, et que le ministre peut donc décider de ne pas le suivre. C'est d'ailleurs ce qu'il fait, du moins en partie.

L'absence de loi


Sur le fond, la CNIL ne s'oppose pas au recours à la vidéo pour la surveillance des détenus, mais elle met en évidence le caractère quelque peu précipité de l'arrêté. La Commission rappelle que les personnes incarcérées bénéficient, en principe, du droit au respect de la vie privée, tel qu'il est garanti par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme, même si ce droit peut faire l'objet de restrictions plus importantes pour des motifs d'ordre public.

La Cour européenne des droits de l'homme n'a été saisie qu'une seule fois d'une requête émanant d'un détenu se plaignant d'être placé sous vidéo-surveillance de manière permanente. Elle n'a pas eu à se prononcer sur le fond, le requérant n'ayant pas, sur ce point, épuisé les voies de recours internes (CEDH 3 avril 2014, Salvatore Riina c. Italie). Elle a, en revanche, admis, dès son arrêt Ilascu et autres c. Moldavie et Russie du 8 juillet 2004, qu'un traitement particulier, reposant sur l'isolement cellulaire, peut être infligé aux détenus considérés comme particulièrement dangereux. Encore faut-il qu'il réponde à certaines conditions étroitement contrôlées par la Cour européenne.

Le traitement particulier doit d'abord être prévu par la loi. Force est de constater que ce n'est pas vraiment le cas en droit français. Etrangement prises au dépourvu par l'arrivée d'Abdeslam dans une prison française, les autorités ont pris en hâte un arrêté permettant de fonder sa surveillance. N'est-il pas surprenant que le législateur ne se soit jamais penché sur la question, alors même que l'on a vu se multiplier les lois antiterroristes ? 
 
La CNIL fait observer l'insuffisance des dispositions de l'article D. 265 du code de procédure pénale. Elles se bornent à conférer au directeur de l'établissement pénitentiaire une mission générale "d'application des instructions relatives au maintien de l'ordre et de la sécurité". La CNIL ne s'en satisfait pas comme fondement de l'arrêté de 2016. Elle relève que, pour le moment, aucune disposition législative n'autorise le placement d'un détenu sous surveillance vidéo.

Cette absence de fondement législatif explique largement l'absence de droit au recours contre ce placement sous surveillance. Or, la Cour européenne, dans une décision du 17 novembre 2015 Bamouhammad c. Belgique, a estimé que les transferts très fréquents d'un détenu psychologiquement fragile l'avaient privé de son droit à un recours effectif. L'arrêté du 9 juin 2016 ne prévoit pas de recours, mais affirme cependant que la décision de surveillance vidéo est prise à l'issue d'une procédure contradictoire durant laquelle le détenu peut être assisté par son avocat.
 
En dépit de ces éléments, le droit français ne repose sur aucun fondement législatif et ne prévoit pas de réel droit au recours. L'évaluation du caractère proportionné de la mesure de surveillance concernant Abdeslam ne se heurte pas aux mêmes difficultés.

Le caractère proportionné de la mesure

 

La seconde condition posée par la Cour européenne des droits de l'homme réside dans le caractère proportionné de la mesure prise par rapport à ses finalités. Sur ce point, la Cour européenne exerce un contrôle approfondi. Il ne fait guère de doute que la surveillance vidéo d'Abdeslam serait considérée comme proportionnée. Dans son arrêt du 4 juillet 2006 Ramirez Sanchez c. France, la Cour a ainsi considéré que le placement en isolement du terroriste Carlos était une mesure proportionnée à la menace qu'il représente pour l'ordre public et au risque d'une éventuelle évasion. Reprenant à son compte les préconisations du Comité européen pour la prévention de la torture, la Cour a cependant considéré qu'une telle mesure doit faire l'objet d'un réexamen périodique, afin de s'assurer qu'elle est toujours justifiée et ne porte pas une atteinte trop lourde à la santé physique et mentale de l'intéressé.

L'arrêt du 9 juin 2016 prévoit un réexamen tous les trois mois, dès lors que l'autorisation de surveillance vidéo ne saurait dépasser cette durée. Une nouvelle décision doit alors intervenir et s'accompagner d'une motivation explicite, c'est-à-dire analysant les raisons de fait et de droit qui la justifient.

En dépit de ces précautions dont la Commission prend acte, sa délibération ressemble fort à une mise en garde des autorités françaises. Il est évident qu'aux yeux de la CNIL, l'arrêté du 9 juin 2016 ferait pâle figure s'il était contesté devant la Cour européenne des droits de l'homme.

Le retour de la vidéosurveillance


C'est d'autant plus vrai que la CNIL fait observer, non sans perfidie, que la notion sur laquelle s'appuie l'arrêté est particulièrement incertaine. Il évoque en effet la "vidéoprotection" des cellules de détention, formule étrange si l'on considère qu'il s'agit surtout de surveiller les détenus. Cette formulation est le pur produit de la loi du 14 mars 2011 d'orientation et de programmation pour la performance de la sécurité intérieure ( Loppsi 2). Largement inspiré des idées d'Alain Bauer, ce texte transforme la terminologie employée : la "vidéosurveillance" est devenue "vidéoprotection". Dans les deux cas, il s'agit de vendre et d'installer le plus grand nombre de caméras possibles sur la voie publique et dans les lieux et établissements ouverts au public. Mais la vidéoprotection fait moins peur que la vidéosurveillance. A la caméra qui espionne la vie privée du citoyen succède la caméra qui protège les honnêtes gens. S'estimant, à tort, lié par la formulation employée par la loi, l'arrêté du 9 juin 2016 en vient à répandre la "vidéoprotection" dans les cellules des détenus.

La CNIL fait observer que le droit positif, en particulier  l'article L. 251-1 du code de la sécurité intérieure (CSI), n'utilise le terme de vidéoprotection que pour désigner les systèmes de caméras installés sur la voie publique et dans les lieux ouverts au public. Or, la cellule d'un détenu n'est pas ouverte au public et la CNIL demande logiquement que le texte de l'arrêté fasse référence à la "vidéosurveillance". Elle n'a pas été entendue sur ce point.

Ce seul exemple suffit à montrer les limites d'un texte élaboré en quelques jours pour répondre à une situation d'urgence. Seule importait l'arrivée d'Abdeslam dans les prisons françaises et il convenait de prendre des mesures d'exception pour garder ce prisonnier hors-normes. Il n'en demeure pas moins que l'arrêté du 9 juin 2016 est un texte à portée générale. Pour éviter le ridicule d'une éventuelle saisine de la Cour européenne des droits de l'homme, il est urgent de demander au parlement de voter une loi sur le régime de vidéosurveillance concernant les détenus particulièrement dangereux. Qui oserait voter contre ?

vendredi 10 juin 2016

La banalisation de la déchéance de nationalité

Dans cinq décisions du 8 juin 2016, le Conseil d'Etat rejette les recours contre des décrets de déchéance de nationalité pris à l'encontre de personnes condamnées pour des infractions liées au terrorisme. A dire vrai, ce quintuple rejet était attendu, dans la mesure où le juge des référés de ce même juridiction, avait écarté, le 20 novembre 2015, les demandes de suspension portant sur les mêmes décisions, estimant qu'aucun des moyens développés ne faisait naître un "doute sérieux" sur leur légalité.

Le fondement juridique


Certains pensent peut-être que la déchéance de nationalité n'a pas pénétré dans notre ordre juridique, puisque la révision constitutionnelle qui la mentionnait n'a pas prospéré.

Ils se trompent, car la déchéance de nationalité existe dans notre système juridique depuis la première guerre mondiale. La loi du 7 avril 1915, modifiée par celle du 18 juin1917 permettait alors de révoquer la naturalisation des personnes originaires de pays en guerre contre la France, législation qui fut d'ailleurs peu utilisée. La loi du 10 août 1927 a maintenu cette possibilité, cette fois en temps de paix. Depuis cette date, la déchéance de nationalité est demeurée dans notre système juridique, avec quelques évolutions finalement modestes.

Aujourd'hui, elle peut être prononcée pour différents motifs mentionnés dans l'article 25 du code civil. En dehors de toute condamnation pénale, la déchéance peut être décidée lorsque sont constatés des "actes incompatibles avec la qualité de Français et préjudiciables aux intérêts de la France". Cette formule vise les personnes qui se seraient livrées à des activités d'espionnage, quand bien même elles n'auraient jamais été jugées pour de tels faits. L'essentiel des cas de déchéance concernent cependant des personnes qui ont fait l'objet d'une condamnation pénale, soit pour un crime ou un délit constituant une atteinte aux intérêts fondamentaux de la Nation (trahison, violation du secret de la défense nationale..), ou une atteinte à l'administration lorsqu'elle est commise par une personne exerçant une fonction publique, soit enfin - et c'est le cas dans les cinq affaires jugées par le Conseil d'Etat - pour une infraction liée au terrorisme. Rappelons que la constitutionnalité de ce dernier fondement a été confirmée par le Conseil constitutionnel, dans une décision Ahmed S. rendue sur QPC le 24 janvier 2015.


En l'espèce, les cinq requérants ont tous été condamnés pour association de malfaiteurs en vue de la préparation d'un acte de terrorisme (article 421-2-1 du code pénal). Des peines de six à huit ans de prison leur ont infligées pour le soutien qu'ils ont apporté au « groupe islamiste combattant marocain » (GICM), proche de l’organisation « Salafiya Jihadia » , responsable des attentats de Casablanca au Maroc, en mai 2003. 


Adam et Eve chassés du Paradis. Domenico Zampieri dit Le Dominiquin. 1626



Le contrôle de proportionnalité


Les faits remontent donc à treize ans, et les avocats des plaignants n'ont pas manqué d'invoquer le fait que leurs clients avaient changé depuis leur folle jeunesse. Ils estiment donc que la mesure prise porte une atteinte disproportionnée à la fois par rapport à la menace que les intéressés représentent aujourd'hui et par rapport à leur droit au respect de leur vie privée.

Le Conseil d'Etat ne traite pas l'argument avec légèreté. Il exerce un contrôle de proportionnalité non seulement au regard des faits qui ont motivé la condamnation des intéressés mais aussi au regard de leur comportement ultérieur, pendant et après leur peine. Il note certes la gravité des infractions commises, les intéressés ayant travaillé dans des sociétés commerciales soutenant l'activité du GICM, hébergé clandestinement certains de ses membres, et obtenu pour eux des passeports de manière frauduleuses. Mais il observe aussi, sans élaborer davantage et dans une formule cinq fois identique, que "le comportement ultérieur de l’intéressé ne permet pas de remettre en cause" cette appréciation. 

On doit déduire que le juge administratif n'exclut pas, dans certaines hypothèses, de considérer comme disproportionnée une déchéance prononcée à l'écart d'une personne qui, à l'issue de sa peine, aurait fait preuve d'une réinsertion complète dans la société française. Il laisse donc la porte ouverte à l'examen global de la situation personnelles de l'intéressé, englobant l'ensemble de ses activités et l'évolution de son comportement dans la citoyenneté française. 

Ces cinq décisions offrent ainsi au Conseil d'Etat l'opportunité d'affirmer l'intensité de son contrôle sur la déchéance de nationalité. En même temps, elles témoignent d'une certaine banalisation de cette procédure, dont le fondement juridique est désormais incontestable. A contrario, ces arrêts mettent en lumière l'incroyable stérilité du débat sur la déchéance de nationalité qui a dominé la procédure de révision sur l'état d'urgence. Il s'est en effet entièrement concentré sur une procédure qui existait déjà, et qui, après l'abandon du projet de révision, existe toujours. Ce n'est guère surprenant si l'on considère que les règles gouvernant la nationalité relèvent des compétences régaliennes de l'Etat, qu'il s'agisse de l'attribution de la nationalité ou de sa perte. La nationalité peut en effet être définie comme un lien d'allégeance à l'Etat, auquel on ne peut renoncer et que seul l'Etat peut décider de couper.




lundi 6 juin 2016

Contrôle parlementaire de l'Etat d'urgence : compte-rendu des auditions

La Commission des lois de l'Assemblée nationale a mis en ligne, le 1er juin 2016, le compte-rendu des auditions effectuées dans le cadre du contrôle parlementaire de l'état d'urgence. Certains pourront s'étonner qu'une telle publication intervienne dès maintenant, alors que l'état d'urgence a été prorogé jusqu'au 25 juillet. Cette situation est liée à une contrainte de calendrier, imposée par le caractère très particulier du contrôle parlementaire organisé en matière d'état d'urgence.

Une procédure inédite


L'article 4-1 de la loi du 3 avril 1955 modifiée par celle du 20 novembre 2015 énonce que " l'Assemblée nationale et le Sénat sont informés sans délai des mesures prises par le Gouvernement pendant l'état d'urgence. Ils peuvent requérir toute information complémentaire dans le cadre du contrôle et de l'évaluation de ces mesures". Le parlement apparaît ainsi comme une autorité de contrôle durant toute la durée de l'état d'urgence, un contrôle "en temps réel" beaucoup plus ambitieux que les procédures parlementaires habituelles.

Pour assurer sa mise en oeuvre, l'Assemblée s'est appuyée sur une disposition demeurée largement inappliquée jusqu'à aujourd'hui. L'article 5 ter de l'ordonnance du 17 novembre 1958 relative au fonctionnement des assemblées parlementaires permet de doter leur commission des lois des prérogatives qui sont celles des commissions d'enquête parlementaires. Cette possibilité n'est cependant offerte que "pour une durée n'excédant pas six mois". Ces prérogatives prennent donc fin le 4 juin, et c'est la raison pour laquelle ce document est publié aujourd'hui.

Au demeurant, ce rapport ne saurait s'analyser comme un  bilan définitif de l'état d'urgence. Concrètement, il prend la forme d'une succession d'auditions qui s'échelonnent de janvier à mars 2016, c'est-à-dire juste après la seconde prorogation, et avant la troisième intervenue avec la loi du 20 mai 2016. Il doit donc être considéré comme une sorte d'état des lieux, qui n'interdit évidemment pas des évolutions postérieures. Ces auditions constituent une source de première main pour connaître la mise en oeuvre de l'état d'urgence d'autant que, dans une volonté de transparence, l'Assemblée publie l'ensemble des transcriptions, telles qu'elles se sont déroulées pendant toute la période d'activité de la Commission, y compris celles qui ont eu lieu à huis-clos.

La lecture de ces pièces permet tout d'abord d'apprécier l'importance quantitative des mesures prises sur le fondement de l'état d'urgence.

Les perquisitions

 

Le domaine le plus important est celui des perquisitions administratives,  3449 de novembre 2015 à mars 2016, soit une moyenne de 862 par mois. Christine Lazerges, Présidente de la Commission nationale consultative des droits de l'homme note cependant, lors de son audition, un certain essoufflement de cette procédure, puisque on en dénombre seulement une centaine dans le dernier mois, de février à mars 2016. Le chiffre n'est donc pas aussi énorme que certains l'avaient affirmé.

Les chiffres indiquent aussi que, contrairement à ce qui a parfois été dit, ces perquisitions n'ont pas été inutiles. Elles ont donné lieu à 530 procédures judiciaires, l'essentiel pour détentions d'armes (199) et infractions liées aux stupéfiants (183), les autres pour séjour irrégulier, outrage etc. En tout, une vingtaine de procédures judiciaires ont été engagées pour des infractions directement liées au terrorisme. On peut ainsi considérer qu'une perquisition sur sept a conduit à la constatation d'une infraction.

Le faible nombre des recours contres ces perquisitions, seulement deux enregistrés pendant la période étudiée, peut en revanche surprendre. Gwenaëlle Calvès l'attribue à "la mauvaise connaissance des voies d'accès à la juridiction administrative". L'analyse n'est guère convaincante si l'on considère que les mesures d'assignation à résidence ont été bien davantage contestées, ce qui montre que les requérants savent trouver le juge administratif lorsqu'ils en ont besoin.

Observons d'abord que les délais d'éventuels recours indemnitaires pour les dommages éventuellement causés par ces perquisitions sont toujours ouverts. Observons ensuite qu'une perquisition administrative qui donne lieu à des saisies et/ou à la constatation d'une infraction a pour effet immédiat de transformer la procédure. Elle devient alors judiciaire et se déroule dans les conditions du droit commun. Autrement dit : les personnes perquisitionnées n'ont pas fait de recours lorsque les autorités n'ont rien trouvé à leur reprocher. En revanche, celles qui ont été poursuivies ont ensuite usé normalement des droits de la défense devant le juge judiciaire.

Les assignations à résidence


De novembre 2015 à mars 2016, on recense 470 assignations à résidence, soit 117 par mois. La encore, le mouvement est en décroissance, car elles étaient à peine une centaine dans le dernier mois étudié.

Bernard Stirn, Président de la section du contentieux du Conseil d'Etat, livre, quant à lui, des chiffres mentionnant 53 recours pour 390 assignations à résidence, les statistiques s'arrêtant un peu plus tôt. C'est évidemment loin d'être négligeable, et l'on sait que le juge des référés a exercé un plein contrôle de proportionnalité sur ces mesures. On constate au passage que les assignations à résidence prononcées lors de la COP 21 se sont révélées fort peu nombreuses, contrairement à ce qui a été affirmé dans certains médias et sur les réseaux sociaux. On apprend en effet que si 24 assignations ont été décidées, seulement 8 ont pu être notifiées, tout simplement parce que les intéressés, habitant dans des squats, n'étaient pas localisables.

Sur un plan plus général, l'audition des membres des juridictions administratives se révèle fort instructive.

 Tout ça pour ça. Claude Lelouch. 1993


Un renforcement du contradictoire


Elle révèle d'abord un renforcement du contradictoire, qui pourrait servir d'exemple à d'autres contentieux. Dans plusieurs décisions du 11 décembre 2015, le Conseil d'Etat a ainsi rappelé qu'en matière d'assignation à résidence, il existe une présomption d'urgence, de sorte que le juge des référés doit impérativement tenir une audience permettant d'évaluer la pertinence des moyens développés au fond. Dès lors, cette audience s'est généralisée, conduisant parfois le juge administratif à mettre en évidence l'insuffisance ou la légèreté des informations détenues par les forces de police.

De la même manière, l'utilisation des "notes blanches" par les services de renseignement a suscité un développement du principe du contradictoire. Pour apprécier une assignation à résidence, le juge des référés apprécie si la mesure porte une "atteinte grave et manifestement illégale" à une "liberté fondamentale". L'audience lui permet de discuter des motifs de l'assignation invoqués par l'administration et de juger si "il existe des raisons de penser" que le comportement de l'intéressé "constitue une menace pour la sécurité et l'ordre publics". En langage clair, le juge regarde si l'assignation est une mesure manifestement excessive par rapport à la menace que représente la requérante pour l'ordre public.

Certains commentateurs, sans doute peu informés du droit administratif, se sont inquiétés d'un système juridique qui repose sur une présomption. En effet, les "notes blanches" sont présumées comporter des éléments justifiant l'assignation, sauf si l'instruction et l'audience montrent le contraire. Certes, mais on doit observer que l'ensemble du contentieux administratif repose sur une présomption de légalité des actes de la puissance publique, dès lors qu'il appartient au requérant de saisir le juge et de trouver des éléments à l'appui de l'illégalité de la décision. ll était juste temps de s'apercevoir que le droit administratif a aussi, et peut-être surtout, pour objet de protéger l'administration.

La puissance du Conseil d'Etat


Dans le cas de l'état d'urgence, le compte rendu des auditions témoigne aussi de la puissance du Conseil d'Etat. Elle apparaît dans la forme, avec la leçon de droit que le vice-président du Conseil d'Etat inflige aux parlementaires de la Commission des lois. Restant dans la sphère des grands principes, il laisse finalement à Bernard Stirn le soin d'entrer dans les détails. Elle apparaît aussi dans les relations entre le Conseil d'Etat et les tribunaux administratifs. Les membres des TA ont ainsi trouvé sur Juradinfo, outil d'information commun à l'ensemble des juridictions administratives, toutes les décisions déjà rendues sur l'état d'urgence, en 2005 et 2006, accompagnées d'une "petite note de commentaire". Le Conseil d'Etat choisit ensuite de mettre sur Juradinfo les décisions "qui présentent un intérêt", c'est-à-dire celles qui doivent guider la jurisprudence des tribunaux administratifs. L'outil permet évidemment au Conseil d'Etat de contrôler la jurisprudence en amont, réduisant ainsi le risque que tel ou tel tribunal adopte une jurisprudence de combat qui serait différente de celle voulue par la Haute Juridiction.

Tout ça pour ça...


Tout ça pour ça... La lecture de ces auditions laisse l'impression d'un énorme fossé entre les critiques qui se sont élevées contre l'état d'urgence et la réalité de sa mise en oeuvre. Un petit nombre de décisions attentatoires aux libertés, un juge administratif qui remplit effectivement sa mission de contrôle, un reflux naturel du nombre d'assignations à résidence et de perquisitions après quelques mois de pratique. Tous ces éléments cadrent mal avec la dictature qui nous a été décrite. Ils montrent aussi, et heureusement, que l'état d'urgence s'essouffle, dès lors que le fameux coup de pied dans la fourmilière terroriste a été donné. Il appartiendra au parlement de tirer les conséquences législatives de cette situation.
 

jeudi 2 juin 2016

Insémination post mortem : le débat est ouvert

Dans une ordonnance du 31 mai 2016, le juge des référés du Conseil d'Etat fait injonction à l'Assistance publique - Hôpitaux de Paris (APHP) et à l'Agence de la biomédecine d'exporter vers une clinique espagnole les gamètes du mari décédé d'une jeune femme désirant bénéficier d'une insémination. Le Conseil d'Etat énonce-t-il pour autant un principe générale d'autorisation de l'insémination post mortem ? Certainement pas, et le juge prend soin, au contraire, d'affirmer le caractère exceptionnel de cette affaire, caractère exceptionnel qui justifie une décision tout aussi exceptionnelle. 

Affaire très particulière dans les faits qui l'on suscitée tout d'abord. Les journaux se sont largement fait l'écho du cas de cette jeune femme espagnole,  Mariana G.T., vivant à Paris, où son mari italien, Nicola, est décédé d'un cancer en juillet 2016, à l'âge de trente ans. Les médecins conseillent généralement aux patients risquant de devenir stériles en raison du traitement par chimiothérapie de prendre la précaution de congeler leur sperme. Une fois guéris, ils peuvent ensuite mener à bien un projet parental, grâce à une simple insémination artificielle. C'est précisément ce qui avait été fait, et le sperme avait été congelé à l'hôpital Tenon, à Paris. Mais Nicola a malheureusement succombé à la maladie. Mariana, de retour dans son pays natal, demande donc l'exportation des gamètes de son époux. 

Sa demande est adressée à l'Agence de biomédecine, seule autorité compétentes, aux termes de l'article L 2141-11-1 du code de la santé publique (csp) pour autoriser l'importation ou l'exportation de gamètes du corps humain. Se voyant opposer un refus, elle s'adresse au Conseil d'Etat  qui lui donne satisfaction "eu égard à l’ensemble des circonstances de la présente affaire".  

L'analyse du Conseil d'Etat estime que, dans les circonstances de l'affaire, la décision n'est pas conforme à l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme qui garantit le droit au respect de la vie privée et familiale. Il s'agit très concrètement d'écarter la loi française qui fait obstacle à l'insémination post mortem.  L'article L 2141-2 du code de la santé publique réserve en effet les techniques d'assistance médicale à la procréation, et l'insémination artificielle en est une, à la "demande parentale d'un couple". Force est de constater que Mariana ne forme plus un "couple", et l'alinéa 3 du même article ajoute d'ailleurs que "l'homme et la femme formant le couple doivent être vivants". 

Pour écarter ce texte dans le seul cas particulier de Mariana G.T.,  le Conseil d'Etat procède en deux temps, exerçant un contrôle abstrait avant de se livrer à une appréciation concrète de la situation de la requérante. 

Le droit français conforté par le juge


Il commence par affirmer que le droit français, en tant que tel, est parfaitement conforme à l'article 8 de la Convention européenne. Le Conseil d'Etat s'appuie sur la jurisprudence de la Cour européenne des droits de l'homme qui, en matière d'éthique, laisse aux Etats une large marge d'appréciation. La seule exception à ce principe se trouve dans l'existence d'un consensus constaté au sein des Etats membres, mais ce consensus est rare. C'est ainsi que, dans son arrêt Oliari et autres c. Italie du 21 juillet 2015, la Cour a constaté son absence dans le cas du mariage des couples de même sexe, licite dans certains Etats, illicite dans d'autres. Elle en a déduit que le droit interne des Etats demeurait libre, du moins pour le moment, de consacrer ou non ce type d'union. Dans l'affaire Parillo c. Italie du 27 août 2015, elle en a fait de même à propos du don d'embryons à des fins de recherche, pratique reconnue par certains Etats seulement.

Dans le cas de l'insémination post-mortem, les systèmes juridiques sont aussi partagés. La France la refuse clairement comme l'Italie, pays d'origine de Nicola. En revanche, l'Espagne, pays d'origine de Mariana et pays où elle est retournée vivre auprès de sa famille, l'autorise dans un délai de douze mois après le décès du mari. En l'espèce l'insémination doit donc intervenir, au regard du droit espagnol, avant le 6 juillet 2016. Cette situation conduit d'ailleurs le juge à reconnaître la condition d'urgence exigée en matière de référé (art. L 521-2 du code de la justice administrative).

Quoi qu'il en soit, aucun consensus européen ne peut être constaté en ce domaine, et le juge français en déduit que notre interne est parfaitement fondé à interdire l'insémination post-mortem. Le Conseil d'Etat est ainsi conduit à conforter le droit français, pourtant très rigoureux.

La Périchole. Offenbach. Il grandira..

Résoudre un cas particulier


Reste le cas particulier de Mariana qui justifie, aux yeux du Conseil d'Etat, une appréciation concrète de la situation. En l'espèce, le juge considère que l'application stricte de la loi française porte une atteinte excessive au droit au respect de la vie privée et familiale de la requérante. Pour parvenir à cette fin, il se livre à un examen détaillé de l'affaire. Il constate ainsi l'existence d'un véritable projet parental entre Mariana et Nicola.  

Sans que l'on puisse invoquer, dans ce domaines, de dispositions réellement testamentaires, la volonté  de Nicola que son épouse puisse bénéficier d'une insémination post mortem est clairement établie. Il y avait formellement consenti, précisant que l'insémination pourrait être effectuée en Espagne si les tentatives réalisées en France de son vivant se révélaient infructueuses. Seul l'état de santé de Nicola l'a empêché, comme il en avait l'intention, de procéder à un second dépôt de gamètes en Espagne. La volonté de Mariana n'est pas moins avérée, et le Conseil d'Etat note sa bonne foi. Il note ainsi que son retour en Espagne n'avait pas pour objet de trouver un système juridique plus favorable à son projet, mais tout simplement de rejoindre sa famille.

De cette situation de fait, le Conseil d'Etat déduit que ce projet parental mûrement réfléchi doit effectivement être protégé par l'article 8 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l'homme. Il ordonne en conséquence à l'agence de biomédecine d'exporter les gamètes de Nicola dans un établissement de santé espagnol pour que Marianna puisse bénéficier de cette insémination.

Ouvrir le débat public


Le Conseil d'Etat affirme lui-même clare et intente que sa décision est une décision d'espèce et qu'il n'entend pas remettre en cause le droit français. Certes, mais il offre tout de même une échappatoire, un instrument juridique permettant d'écarter la loi française, lorsqu'elle a des conséquences trop rigoureuses. On peut y voir la volonté de faire prévaloir la justice sur le droit, et peut-être déceler une toute nouvelle influence de John Rawls sur la jurisprudence du Conseil d'Etat. 

La porte est désormais ouverte à l'appréciation d'autres cas particuliers. Un jour ou l'autre, une Française va solliciter une insémination post mortem. En cas de refus, elle dénoncera la discrimination dont elle est victime par rapport à une ressortissante espagnole à laquelle on a accordé l'exportation des gamètes de son mari décédé. 

De manière plus générale, le Conseil d'Etat aurait pu s'appuyer sur le droit international privé, et considérer que la démarche de la requérante visait uniquement à mettre en oeuvre le droit espagnol. En refusant cette solution de facilité et en faisant clairement prévaloir la Convention européenne sur la loi française, il ouvre le débat public sur l'insémination post mortem.


mardi 31 mai 2016

Droits des personnes détenues : une victoire à la Pyrrhus

Le Conseil constitutionnel a sanctionné, dans une décision du 24 mai 2016, l'absence de recours ouvert aux personnes placées en détention provisoire en matière de droit de visite et d'accès au téléphone.

La section française de l'Observatoire international des prisons (OIP) est une association dont l'objet est de "promouvoir le respect de la dignité et des droits fondamentaux des personnes incarcérées". Elle a contesté, par question prioritaire de constitutionnalité (QPC) la conformité à la Constitution des articles 35 et 39 de la loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 qui organisent les droits de visite et de téléphoner des personnes détenues. Est également contesté l'alinéa 4 de l'article 145-4 du code de procédure pénale qui concerne plus précisément les personnes placées en détention provisoire.

De l'articulation entre ces textes, il apparaît que le droit positif ne prévoit aucune voie de recours à l'encontre d'une décision refusant un permis de visite à une personne placée en détention provisoire, lorsque la demande est formulée par une personne qui n'est pas membre de sa famille. Il en est de même dans l'hypothèse où le permis de visite est sollicité après la clôture de l'instruction, ou en l'absence d'instruction. Cette absence de recours existe également lorsqu'une personne placée en détention provisoire se voit refuser l'accès au téléphone.

Le champ de la QPC


Le Conseil constitutionnel commence par réduire le champ de la QPC. Les demandeurs invoquaient en effet l'inconstitutionnalité de l'ensemble des articles concernant les visites et l'accès au téléphone des personnes détenues, alors que les moyens développés ne visaient que la situation des personnes en détention provisoire. A partir de ce champ plus étroit, le Conseil s'appuie sur l'absence de droit au recours pour déclarer inconstitutionnelles les dispositions litigieuses. L'association requérante obtient donc satisfaction, même s'il s'agit essentiellement d'une satisfaction morale.

Le Conseil se fonde sur l'absence de droit au recours qui suffit à fonder l'inconstitutionnalité des dispositions contestées.

Le droit au recours


Depuis sa décision du 9 avril 1996, le Conseil constitutionnel déduit l'existence d'un droit au recours juridictionnel effectif des dispositions de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789 : 'Toute société dans laquelle la garantie des droits n'est pas assurée, ni la séparation des pouvoirs déterminée, n'a point de Constitution". Il est désormais acquis, en particulier depuis la décision Albin R. du 25 novembre 2011, que cet article 16 fait partie des "droits et libertés que la Constitution garantit" et peut donc être invoqué à l'appui d'une QPC.

En l'espèce, le Conseil constitutionnel sanctionne l'absence totale de voie de recours, lorsque le permis de visite concerne un proche non membre de la famille ou est demandé après la clôture de l'instruction, ou encore lorsque l'autorisation de téléphoner est refusée pour des motifs liés aux nécessités de l'information. Sur ce point, la position du Conseil doit être rapprochée de celle développée dans sa décision QPC du 16 octobre 2015 relative à la destruction d'objets saisis. Le procureur de la République pouvait en effet décider la destruction de biens saisis sans que leur propriétaire puisse contester la décision et, le cas échéant, demander leur restitution. Aux yeux du Conseil, l'absence totale de recours emporte une violation de l'article 16 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.

Derrière cette décision, on peut  déceler une référence implicite aux principes d'égalité et de présomption d'innocence, dès lors que les membres de la famille peuvent contester un refus de visite devant le président de la chambre de l'instruction et que les détenus qui purgent leur peine peuvent également contester le refus d'accès au téléphone. Il serait donc pour le moins choquant que les uns disposent d'un droit de recours et pas les autres, alors même que les personnes en détention provisoire sont innocentes tant qu'elles n'ont pas été déclarées coupables.

Hergé. L'oreille cassée.

Le droit au respect de la vie privée


L'OIP estimait, d'une manière générale, que le droit de mener une vie familiale normale et le droit au respect de la vie privée des personnes placées en détention provisoire étaient méconnus, dès lors qu'elles ne pouvaient librement recevoir des visites de proches non membre de leur famille et que les motifs justifiant un refus de visite après la fin de l'instruction n'étaient pas clairement précisés par la loi. L'association requérante invoquait donc une incompétence négative dans la mesure où le législateur avait omis cette précision.

Il est vrai que cette analyse peut trouver un fondement juridique dans la loi du 24 novembre 2009 qui  consacre une section 4 à "la vie privée des personnes détenues et leurs relations avec l'extérieur" et qui garantit "le droit des personnes détenues au maintien des relations avec les membres de leur famille". Ces dispositions n'ont cependant qu'une valeur législative, et le Conseil n'a manifestement pas souhaité les ériger au niveau constitutionnel. Sur ce point, la QPC posée par l'OIP ne parvient pas à ses fins. 
Le Conseil n'écarte pas pour autant le droit au respect de la vie privée et familiale des personnes placées en détention provisoire. Il en fait la conséquence, l'effet pervers, de l'atteinte au droit au recours. C'est parce qu'il ne peut bénéficier d'un recours que la personne détenue subit une atteinte à sa vie privée. Cette dernière n'est donc que la conséquence d'une situation conjoncturelle, d'une lacune de la loi que le Parlement est invité à combler.

 

Une victoire à la Pyrrhus


C'est la raison pour laquelle le Conseil prononce une abrogation à effet différé. La déclaration d'inconstitutionnalité n'entrera en vigueur que le 31 décembre 2016, "afin de permettre au législateur de remédier à l'inconstitutionnalité constatée". Autrement dit, il appartient désormais au gouvernement de déposer un projet de loi, ou un amendement à un texte en débat, pour combler cette lacune juridique et offrir un recours aux personnes en détention provisoire. 

La victoire de l'OIP s'analyse ainsi comme une victoire à la Pyrrhus. Si l'on y regarde de près, la décision refuse de consacrer un droit à la vie privée des personnes détenues qui leur permettrait de recevoir tous les visiteurs de leur choix et de passer librement des communications téléphoniques. En imposant le droit au recours, le Conseil donne satisfaction à l'administration pénitentiaire et assure la stabilité du principe de contrôle des visites et des communications téléphoniques. Aux uns la victoire symbolique, aux autres la garantie d'un contrôle effectif.

Sur le droit au juge : Chapitre 4 section 1, A, du manuel de libertés publiques sur internet


jeudi 26 mai 2016

Encadrement de la QPC

Le 19 mai, l'Assemblée nationale a adopté le projet de loi organique sur la justice du XXIème siècle, texte qui, faisant l'objet d'une procédure accélérée, a déjà été adopté par le Sénat. Son article 34 sexies est issu d'un amendement déposé par Cécile Untermaier, rapporteure du texte. Il interdit le dépôt d'une question prioritaire de constitutionnalité(QPC)  dans deux hypothèses, d'une part lorsque le tribunal correctionnel ou le tribunal de police est saisi à la suite d'une information judiciaire et que la QPC aurait pu être déposée durant l'instruction, d'autre part lorsque la QPC a été déposée en appel alors qu'elle aurait pu être déposée en première instance devant le tribunal correctionnel ou le tribunal de police.

Des justifications sommaires


Les motifs donnés pour justifier une telle réforme sont sommaires. Il s'agit de "mettre fin, en matière correctionnelle et contraventionnelle, au dépôt d'une QPC dans un but dilatoire". Certains voient dans cet amendement la trace de l'agacement à l'égard de la QPC déposée par Jérôme Cahuzac, poursuivi devant le tribunal correctionnel pour fraude fiscale. Son procès, ouvert en février 2016, a été interrompu par cette QPC que le Conseil constitutionnel devrait examiner courant juin. On observe cependant que les juges du fond ont accepté de renvoyer au Conseil cette QPC portant sur le principe non bis in idem.  La volonté d'encadrer le droit de déposer une QPC ne trouve sans doute pas son origine dans une cause particulière mais dans la volonté de réduire effectivement le champ d'application de cette procédure en matière pénale.

La rapporteure affirme que cette réforme est réclamée à la fois par le Conseil constitutionnel et la Cour de cassation.  A dire vrai, cette affirmation vient du Garde des Sceaux. En mars 2013, alors qu'il présidait la Commission des lois de l'Assemblée nationale, il avait présenté un rapport "Trois ans et déjà grande" faisant un premier bilan de la QPC. Il avait alors évoqué une telle réforme pour lutter contre les procédures dilatoires, mais il employait alors le conditionnel et ne semblait pas faire preuve d'un enthousiasme débordant. Aujourd'hui, cette demande est, semble-t-il relayée, par une démarche commune du premier président de la Cour de cassation, du vice-président du Conseil d'Etat et du président du Conseil constitutionnel qui auraient envoyé à la Chancellerie une note en ce sens, en mars 2015. Observons cependant que le Président du Conseil constitutionnel a changé depuis cette date et que l'on ignore si Laurent Fabius a repris à son compte cette suggestion.

Le champ d'application de la réforme


Il semble pourtant que cette réforme n'ait pas donné lieu à une analyse juridique substantielle. Son champ d'application semble, a priori, reposer sur le simple bon sens : il s'agit de soumettre à un régime unique l'ensemble du domaine pénal, dès lors qu'il est déjà impossible de poser une QPC devant la Cour d'assises. Mais une analyse une peu plus fine permet de mettre en lumière la spécificité de la Cour d'assises. L'impossibilité de déposer une QPC devant elle s'explique en effet aisément par sa composition particulièrement, un jury populaire n'étant pas en mesure d'apprécier le caractère sérieux des moyens développés.

Le stade de l'instruction


Pour ce qui est de l'interdiction de la QPC au stade de l'instruction, la mention des tribunaux de police semble superflue, dès lors que les faits constitutifs d'une contravention ne donnent en principe pas lieu à une instruction. Il est donc matériellement impossible de poser une QPC dès ce stade. Les QPC portant sur la mise en oeuvre de contraventions sont d'ailleurs rares et il serait étrange d'affirmer que les QPC dilatoires y sont nombreuses et qu'elles nuisent à la bonne organisation de la justice.

Quant à l'interdiction du dépôt au cours de l'audience du tribunal correctionnel, il est incontestable qu'elle a pour effet de bousculer quelque peu le calendrier judiciaire. Reste qu'il faut se demander si l'inconvénient n'est pas pratiquement aussi grand lorsque la QPC est présentée à la fin de l'instruction, juste avant l'audience. Il conviendrait surtout de se demander si ce n'est pas le calendrier qui doit s'adapter à la QPC, et non pas la QPC qui doit disparaître pour faciliter la gestion du calendrier.  Si l'on considère, et c'est comme cela qu'elle est présentée depuis l'origine, que la QPC est un droit du justiciable, la réponse à la question ne fait guère de doute.

L'appel
Carmen. Bizet. Je vais danser en votre honneur. 
Angela Gheorghiu et Roberto Alagna

Le stade de l'appel


L'interdiction de la QPC au stade de l'appel pose encore davantage de questions. En effet, elle refuse d'envisager la survenance de faits nouveaux. Rappelons, en particulier, que l'une des conditions de recevabilité d'une QPC réside dans le fait que le Conseil ne doit pas avoir déjà examiné la conformité à la Constitution de la disposition contestée, sauf changement de circonstances de droit ou de fait. Or ce changement de circonstances peut intervenir entre la procès de première instance et l'appel. De la même manière, il n'est pas inconcevable qu'un problème de conformité de la loi à la Constitution se pose durant l'instance, de manière quelque peu imprévue. Pourquoi priver alors l'intéressé de son droit de déposer une QPC ?

De manière plus générale, on sait qu'un procès d'appel doit reprendre l'affaire dans son intégralité, sous toutes ses facettes, comme si le premier jugement n'avait pas existé. Il peut donc sembler étrange de priver le justiciable, au stade de l'appel, d'un droit dont il disposait en première instance. 

Quel sera l'avenir de cette réforme ? Elle sera évidemment déférée au Conseil constitutionnel puisqu'elle est adoptée par une loi organique. Certes, il n'est guère contestable qu'une loi organique peut modifier le champ d'application de la QPC, puisque c'est la loi organique du 10 décembre 2009 qui a décidé l'interdiction de cette procédure devant la Cour d'assises. En revanche, la restriction à l'ensemble du domaine pénal ainsi qu'à l'appel devra être examinée par le Conseil. Rappelons que l'article 61-1 de la Constitution établit un véritable droit de saisir le Conseil "à l'occasion d'une instance en cours devant une juridiction". Il est clair que, dans l'esprit du constituant de 2008, il s'agissait d'offrir à tout justiciable, à toute personne partie dans un procès, un droit d'accéder au contrôle de constitutionnalité, devant n'importe quel juge et à n'importe quel stade de la procédure. En limitant ce droit, le projet actuel envoie un message particulièrement négatif de restriction d'une liberté et de méfiance à l'égard de l'intervention des citoyens dans le contrôle de constitutionnalité. On assiste ainsi au retour d'un discours selon lequel le droit, et plus particulièrement le droit constitutionnel, devrait rester l'affaire des spécialistes. Un discours incongru pour un gouvernement de gauche.


Sur la QPC : chapitre 3, section 2 § 1 du manuel de libertés publiques sur internet.